Les Amours de Tristan/Pour les yeux de *

Les Amours de TristanP. Billaine, A. Courbé (p. 195-199).


POVR LES YEUX DE *



VOVS qui m’auez l’Ame rauie,
Et par qui ie n’ay plus de vie
Que pour reſſentir mes douleurs :
Beaux Chef-d’œuures de la Nature,
Beaux yeux, liſez mon aduanture
Que ie vous eſcry de mes pleurs.


Vous direz que i’ay trop d’audace
D’oſer vous conter ma diſgrace,
Et c’est trop oſer en effet  :
Mais, doux Auteurs de mon martire,
Qu’il me ſoit permis de vous dire
L’outrage que vous m’auez fait.

Depuis que voſtre viue flame
Charma ſi doucement mon Ame
À l’obiect de vos chers apas ;
Ie vy ſous vne loy ſi dure
Que les moindres maux que i’endure
Sont pires que mille trespas.

Depuis ma peine est immortelle ;
Voſtre beauté tient en querelle
Mes paßions & ma raiſon :
Tout m’irrite, rien ne me flate,
Et comme vn nouueau Mytridate
Ie ne vy plus que de poiſon.


Mais quel bien peut flater mes peines
Dans les cruautez inhumaines
Où vous me faites conſommer ;
Puiſque mille rigueurs extrémes
Deffendent à mes penſers meſmes,
La liberté de vous aimer ?

Dans le deſir qui me poſſede,
Que n’eſtes vous comme Andromede
Expoſez ſur quelque Rocher ;
L’ardeur dont i’ay l’ame occupée
À la faueur de mon espée
Vous yroit bien toſt deſtacher !

Ô que dans la melancholie
De mon agreable folie
Ie ſouſpire de fois le iour !
Et qu’en ces fureurs inſensées
I’entretiens ſouuent mes pensées
Des images de mon amour.


Mais beaux yeux, c’eſt touſiours en crainte,
Car dans cette estroite contrainte
Où tant de reſpects m’ont ſoubmis,
La pitié de voir mes alarmes
Pouroit meſme obtenir des larmes
De mes plus mortels ennemis.

Si par fois rompant le ſilence
Ie donne air à la violence
Du beau feu qui me fait mourir,
Ne m’en faites point de reproches,
Beaux yeux, ce n’eſt rien qu’à des roches
À qui i’en oze diſcourir.

Quelques dezerts inhabitables
Doux promenoirs des miſerables
Que l’horreur eſloigne de tous :
Quelque bois, ou quelque riuage
Peuuent ſeuls rendre teſmoignage
Des plaintes que ie fais de vous.


C’eſt là que triſte & ſolitaire
Quelquefois i’ay peine à me taire
Preßé de trop d’affliction :
Encore mes penſers redoutent
Que les Zephires qui m’eſcoutent
Ne divulguent ma paßion.

Ainſi l’ame dolente & triſte
Acaſte aux beaux yeux de Cariſte
De ces maux contoit la moitié.
Et lors, comme touchez de charmes,
Ses beaux yeux reſpandoient des larmes,
Soit d’amour, ou ſoit de pitié.