Pour les jeunes filles !
I
Non ! décidément ! C’est trop fort !
Nous nous taisons, nous avons tort !
On en prend vraiment trop à l’aise
Avec nous, depuis trop longtemps…
Allons ! Debout ! Tambours battants !
Faisons notre quatre-vingt-treize !
Dût-on m’accuser de chercher
À troubler le sein des familles,
Ma foi, tant pis ! — Je viens prêcher
La croisade des jeunes filles !
II
Une croisade ?… Oh ! oh !… Pourquoi ?
Comment ? Contre qui ?… Contre quoi ?
Contre les leçons de musique ?
Contre ceux « qui ne dansent pas » ?
Contre les mamans, les papas,
Ou bien contre la République ?
Non ! telles choses à nos yeux
Ne sont que de pures vétilles…
Les griefs sont plus sérieux
Que formulent les jeunes filles !
III
Oui ! certes ! Nous visons plus haut
Apprenez-le : ce qu’il nous faut
— Je vous l’avouerai sans emphase —
C’est l’entière suppression
De cette affreuse expression.
De cette abominable phrase
Qu’on nous décoche à tous instants
Piquante comme un cent d’aiguilles,
Avec de grands airs importants :
« Ce n’est pas pour les Jeunes filles ! »
IV
Oh ! Cette phrase !… Oh ? ces sept mots,
Source constante de nos maux,
De nos irritations folles !
Oh ! cet axiome éternel
Qui tombe brusquement du ciel
Et coupe nos moindres paroles !
Ah ! combien de fois il nous fit
Le terrible effet des torpilles
Ce terme à tout jamais maudit :
« Ce n’est pas pour les jeunes filles ! »
V
Paraît-il un livre amusant
Ayant le succès d’à présent
Qui n’est inconnu de personne ?
Voit-on au Théâtre-Français
Une belle pièce à succès
Dont tout Paris se passionne ?
« Je lirais bien ce livre-là…
Cette pièce est des plus gentilles.
— Tout beau, mademoiselle… Holà !
Ce n’est pas pour les jeunes filles ! »
VI
Oh ! les gants à seize boutons !
S’enroulant comme des festons
Autour d’un beau bras qu’on admire !
Les manteaux de loutre, l’hiver !
Et les diamants au feu clair
Mettant à l’oreille un sourire !
Oh ! lire les nouveaux romans !
Pouvoir refuser les quadrilles !
Quels plaisirs !… Quels rêves charmants !…
« Ce n’est pas pour les jeunes filles ! »
VII
Oh ! pouvoir aller où l’on veut !
Sortir seule, même s’il pleut,
Sans gouvernante tyrannique !
Se tenir au courant de tout,
Aller au spectacle… surtout
Ailleurs qu’à l’Opéra-Comique !
Connaître le Palais-Royal !…
Voir des premières par flotilles…
Quel paradis !… quel idéal !
« Ce n’est pas pour les jeunes filles ! »
VIII
Oui ! c’est trop fort en vérité !
J’ai le naturel entêté
Étant du Midi de naissance ;
Aussi, par crainte de lenteurs,
Aux députés, aux sénateurs
J’irai dire avec assurance :
Écoutez-nous, messieurs !… Au lieu
De voter un tas de broutilles,
Par grâce, occupez-vous un peu
De la question : Jeunes filles !
IX
À tous les auteurs je dirai :
Il faut, messieurs, bon gré, mal gré,
Vous réformer sans plus attendre ;
Éviter ces sujets corsés
Qui sont trop… ou bien pas assez…
Enfin, vous devez me comprendre !
Par des moyens simples et doux
Du théâtre ouvrez-nous les grilles…
Messieurs, messieurs, pensez à nous !…
Travaillez pour les jeunes filles !
X
Oui ! Voilà quel est mon projet !
Voilà l’intéressant sujet
Sur lequel je veux qu’on m’écoute…
Mais hélas ! je le dis bien bas…
J’ai peur qu’on ne m’écoute pas
Et crains de faire fausse route.
Tant pis !… J’ai dit des vérités…
J’ai troublé le sein des familles…
Et flétri ces mots détestés :
« Ce n’est pas pour les jeunes filles ! »