Pour le soldat
traduit par l’abbé Auger, 1783



[1] Dans quelle vue, Athéniens, mes adversaires ont-ils négligé l’objet du procès pour décrier ma vie ? peuvent-ils ignorer qu’on doit s’occuper du fond de la cause ? où s’ils le savent, se conduiraient-ils comme ils font dans l’espoir que vous ne prendrez pas garde qu’ils s’étendent sur mille objets étrangers ? [2] Je sais que s’ils en usent de la sorte, c’est moins par mépris pour ma personne, que par le peu d’importance que leur paraît avoir l’affaire en elle-même. Je ne m’étonnerais pas, d’ailleurs, qu’ils eussent assez peu de sens pour espérer que leurs calomnies vous porteront à prononcer contre moi. [3] Je croyais que j’avais à détruite les griefs de l’accusation, et non à défendre ma conduite passée:mais, puisque mes adversaires ont cherché à me noircir, il faut nécessairement que je me purge de tous leurs reproches[1]. Je vais d’abord vous apprendre comment j’ai été inscrit débiteur du trésor.

J’étais revenu à Athènes l’avant dernière année et il n’y avait pas deux mois que j’étais de retour, lorsque je sus enrôlé pour servir. M’apercevant aussitôt de la manœuvre, et voyant que mon enrôlement était des plus irréguliers, j’allai trouver le général, et je lui représentai que j’avais fini mon service. Il ne fit aucun droit à ma requête. Quoique je visse avec peine que j’étais joué, et qu’on méprisait mes représentations, je me tenais tranquille, [5] et, dans l’embarras du parti que j’avais à prendre, je consultai un de nos citoyens. On vint me dire que mes ennemis menaçaient de me traîner en prison, qu’ils disaient que Polyénus[2] ne devait pas faire un plus long séjour à Athènes que Callicrate. Mécontent des magistrats, j’en parlai mal, je l’avoue, auprès de la banque de Philias. [6] L’archonte[3] Ctésiclès et ses assesseurs, instruits des propos que j’avais tenus, résolurent de me condamner à une amende, malgré la disposition de la loi qui ne défend de parler mal d’un magistrat que dans le tribunal. Ils me condamnèrent à une somme dont ils n’osèrent poursuivre le paiement ; mais quelque temps avant de sortir de charge, ils m’inscrivirent comme débiteur du trésor sur une tablette qu’ils remirent aux questeurs[4]. [7] Telles furent les manœuvres de mes ennemis. Les questeurs, qui étaient dans des sentiments bien différents, interrogèrent ceux qui leur avaient remis la tablette, pour savoir le motifs de la condamnation. Quand ils surent ce qui s’était passé, et qu’ils virent les injustices qu’on m’avait faites, ils voulurent d’abord engager mes adversaires à révoquer la sentence, leur représentant combien peu il était convenable d’inscrire des citoyens comme débiteurs du trésor par un motifs de haine. Mais, comme ils ne pouvaient rien obtenir, ils révoquèrent eux-mêmes l’amende[5], aux risques d’être attaqués devant les juges, [8] Vous savez, Athéniens, que la sentence prononcée contre moi a été annulée par les questeurs. Dénoncé aujourd’hui en justice, et obligé de me justifier juridiquement, je vais citer des lois, et fournir des preuves juridiques. Greffier, prenez la loi, et faites paraître les témoins.

On lit la loi, et on fait paraître les témoins.

[9] Vous venez d’entendre la loi qui dit expressément que ceux qui parleront mal des magistrats dans le tribunal, seront condamnés à une amende ; et les témoins vous ont attesté que je n’ai pas mis le pied dans le tribunal de l’archonte. Puis donc que j’ai été condamné injustement, je ne suis pas débiteur, et ne dois pas payer. [10] En effet, s’il est prouvé que je n’ai pas mis le pied dans le tribunal, et si d’ailleurs la loi ne permet de condamner à une amende que ceux qui se permettent des paroles injurieuses contre les magistrats dans le tribunal même, n’est-il il pas évident que je ne suis nullement coupable, et que j’ai été condamné par un simple motifs de haine ?

[11] Mes ennemis n’ont pu s’empêcher de reconnaître eux-mêmes leurs prévarications, puisqu’ils n’ont pas rendu compte de leur charge, puisqu’ils ne se sont pas présentés aux juges pour faire confirmer leur sentence[6]. S’ils m’eussent condamné justement, et s’ils eussent fait confirmer leurs décisions à votre tribunal, ils pourraient se regarder, malgré la sentence des questeurs, comme purgés de tout reproche. [12] Les questeurs, il est vrai, pouvaient révoquer l’amende ou me la faire payer ; mais, si j’eusse été condamné légitimement, j’aurais dû toujours rester débiteur. Si donc les questeurs, en même temps qu’ils ont droit de révoquer une amende, sont tenus de rendre compte de l’usage qu’ils ont fait de ce droit, il sera facile de les faire punir selon la gravité de la saute qu’ils ont pu commettre.

[13] Vous venez de voir, Athéniens, comment j’ai été condamné à une amende, et comment mon nom a été remis aux questeurs ; il faut vous instruire non seulement des griefs de l’accusation, mais encore du motifs de la haine.

Avant que d’avoir éprouvé l’inimitié de mes adversaires, j’étais ami de Sostrate, à qui ses services avoient acquis dans Athènes une grande considération. [14] Son crédit m’ayant fait connaître moi-même, je n’usai de cet avantage ni pour me venger d’un ennemi, ni pour obliger un ami[7]. En effet, tant qu’il vécut, l’ascendant de son autorité et la faiblesse de mon âge m’éloignèrent de toute intrigue:et lorsqu’ il eut fini ses jours, je n’attaquai aucun de mes accusateurs ; ni par des actions, ni par des paroles ; je pourrais même citer des traits pour lesquels j’aurais dû mériter de leur part de bons offices plutôt que de mauvais traitements. [15] La puissance de Sostrate les avait animés contre moi, sans qu’ils eussent d’autres raisons de m’en vouloir. Après s’être montrés infidèles au serment par lequel ils s’étaient engagés à n’enrôler que ceux qui n’avaient pas servi, ils ont proposé au peuple de me juger comme coupable de crime capital, [16] et m’ont condamné à une amende sous prétexte que j’avais mal parlé d’un magistrat. Sans nul égard pour la justice, ils ont employé la cabale et la violence pour me perdre et pour satisfaire leur haine. Furieux de n’avoir pu réussir, ils se portent maintenant aux démarches les plus irrégulières, s[17] ans être arrêtés ni par le pouvoir du peuple, ni par la crainte des dieux. Tel est leur mépris pour toutes les lois et pour toutes les règles, qu’ils n’ont pas même cherché à justifier leurs procédés. Dernièrement encore, on les a vus, pour mettre le comble aux excès de leur vengeance, [18] et pour assouvir un ressentiment injuste et violent qu’ils ne songent pas même à cacher, on les a vus travailler de concert à me faire bannir de ma patrie. Ils m’ont cité de nouveau en justice pour les mêmes objets, et, ne pouvant établir contre moi aucun crime, ils m’accablent d’injures, ils me chargent de reproches calomnieux qui me sont absolument étrangers, de reproches dont ils trouvent le modèle dans leur caractère et dans leur conduite.

[19] Mes ennemis cherchent par toutes sortes de moyens à me faire succomber dans ce procès, vous qui êtes mes juges, craignez de vous laisser prévenir par leurs calomnies ; craignez de me condamner et d’annuler une sentence plus honnête et plus juste que celle qu’ils ont rendue. C’est selon l’équité et d’après les lois, que les questeurs ont prononcé ; ils n’ont prévariqué en rien, ils ont respecté en tout la justice. [20] Les persécutions de mes accusateurs ne me touchaient que médiocrement ; je sentais qu’il est naturel de servir ses amis et de chercher à nuire à ses ennemis ; mais, si vous ne faisiez pas droit à mes défenses, c’est la ce qui serait le plus mortifiant pour moi. Condamné par vous, je paraîtrais moins avoir été victime de la haine, qu’avoir été banni pour des crimes.[21] Je plaide donc en apparence pour n’être pas regardé comme débiteur du trésor, et en effet pour n’être pas forcé d’abandonner ma patrie. Si vous me rendez la justice que je dois attendre de votre équité, je resterai à Athènes ; mais, si je suis condamné injustement sur les poursuites de mes adversaires, je quitterai cette ville pour aller m’établir ailleurs. Car, dans quel espoir ou dans quelle vue resterais-je parmi mes concitoyens, au milieu d’ennemis dont l’animosité m’est connue, et contre lesquels je ne pourrais obtenir justice ? [22] Pleins d’équité comme vous l’êtes, et portés quelquefois à pardonner aux plus grands coupables, n’allez pas aujourd’hui, vous rendant complices de la haine, plonger dans les derniers malheurs des hommes absolument innocents.

  1. Nous ne voyons point par la suite que l’accusé répond aux reproches étrangers à la cause qui lui ont été faits.
  2. Il y a apparence que Polyénus était celui même qui plaide, et Callicrate, le commandant de la compagnie dans laquelle il servait.
  3. Les principaux magistrats d’Athènes étaient les archontes, qui avaient succédé aux rois. Ils étaient annuels et au nombre de neuf. Le premier s’appelait proprement l’archonte. Les autres avaient d’autres noms.
  4. Magistrat romain chargé, dans les armées ou dans les provinces, de l’administration des finances. (définition du wiktionnaire)
  5. On voit aussi dans Pollux, L. VIII, chap. IX, que les questeurs avoient droit de révoquer les amendes imposées par les magistrats.
  6. On voit ici et ailleurs que les magistrats étaient distingués des juges, que les magistrats ne jugeaient pas pour l’ordinaire, et que, s’ils prononçaient dans quelques cas, leurs sentences n’étaient pas sans appel, et pouvaient être annulées ou confirmées par les tribunaux.
  7. Manière de parler, pour dire, je n’en usai point du tout.