Pour la fête du 1er mai

Pour la fête du 1er mai
Ernest Sellières

Revue des Deux Mondes tome 147, 1898


POUR LA FÊTE DU 1er MAI

La bibliothèque du parti socialiste allemand renferme une collection de petits volumes, d’une exécution typographique fort coquette, et dont le titre est : Poésie ouvrière allemande, choix de chants et de poésies par des prolétaires allemands. La plupart des auteurs qui figurent dans cette série sont, à dire vrai, d’anciens ouvriers, plutôt que des travailleurs manuels au sens propre du mot. Leurs dons intellectuels les ont amenés le plus souvent à des occupations différentes de leur premier gagne-pain. Ils se sont fait une place, soit dans le journalisme, soit même dans les affaires. Quelques-uns, comme le cigarier Lepp, travaillent encore de leurs mains, et l’autobiographie que ce dernier a placée en tête de ses œuvres offre un curieux mélange d’humilité clairvoyante, et de vanité littéraire. Plusieurs d’entre eux, comme Jacob Audorf, l’auteur de la Marseillaise des Travailleurs, le gracieux chansonnier populaire, ont joué un rôle actif dans l’histoire du parti socialiste.

Il faut l’avouer, leurs productions ne s’élèvent guère au-dessus d’une valeur moyenne. Pour trouver les véritables poètes du socialisme, il faudrait chercher parmi ces fils de la bourgeoisie, que l’ardeur de la jeunesse a exposés à la « rougeole littéraire », comme dit notre dramaturge, et qui, depuis lors, sont rentrés plus ou moins rapidement dans les cadres des partis bourgeois. Tel cet Arno Holz, inconstant ami, dont les socialistes allemands persistent à espérer l’alliance définitive, et dont le Livre du temps est l’œuvre d’un grand poète lyrique[1].

Sur cette honnête médiocrité de la « poésie ouvrière allemande », tranche pourtant un ouvrage auquel son origine à demi étrangère prête une saveur originale et un attrait particulier. Il est écrit en prose, bien qu’il ait pris place dans ces recueils poétiques, et son auteur est un publiciste connu en Angleterre comme en Allemagne : André Scheu[2].

Il serait intéressant, ace propos, de mesurer l’influence exercée par la vie et la pensée anglaise sur les socialistes allemands qui sont venus demander l’hospitalité à cette terre libérale, la plupart dans la pénible situation de réfugiés politiques. Marx, qui a établi une partie de ses théories sur l’observation de la vie matérielle en Angleterre, est arrivé trop mûr dans ce pays pour que la tournure d’esprit de ses hôtes pût exercer une grande action sur ses habitudes de pensée. Enfermé dans sa chambre de travail, il s’est montré étonnamment réfractaire à l’empreinte anglaise, et il est demeuré allemand et hégélien jusqu’aux moelles. Engels, quoique d’origine allemande, a vécu au-delà de la Manche, non pas en exilé qui plante provisoirement sa tente sur le sol étranger, mais en citoyen britannique, personnellement mêlé au grand mouvement industriel de sa patrie d’adoption. Aussi, bien que son culte pour Marx ait nui à l’originalité de sa pensée, doit-il davantage à l’esprit pratique, sensé et clairvoyant des Anglais. Actuellement, l’écrivain qui a la plus réelle valeur dans le parti marxiste, M. Bernstein, subit manifestement, jusqu’à un certain point tout au moins, l’influence du « fabianisme », qui est la véritable incarnation du socialisme anglais. Sans perdre leurs qualités natives de réflexion sérieuse et de synthèse pénétrante, les Germains apaisent au contact des Anglo-Saxons leur fanatisme de logique, leur confiance exagérée dans la vertu de la raison pure et de la pensée spéculative.

Scheu, qui est demeuré marxiste en théorie, a subi à un haut degré l’influence de William Morris. Aussi, en étudiant l’une de ses œuvres, nous sentirons-nous emportés bien loin des invectives amères d’un Lepp, et de la critique plaisante d’un Audorff. Humeur riante, apaisée, optimiste, sens esthétique finement développé : c’est l’atmosphère des News from Nowhere que nous allons respirer. Nous respirerons plus librement qu’à la lecture des poésies ouvrières d’origine allemande. Nous croirons passer du cauchemar d’un ouvrier d’usine, surmené, oppressé et fiévreux, au rêve paisible et serein d’un bon artisan, dont la journée de travail s’est écoulée sous l’ombrage séculaire des grands tilleuls de la vallée de Langdale, dans les ateliers de Ruskin.

Les pièces de vers de Scheu, qui accompagnent son drame dans l’édition de ses œuvres, sont pour la plupart des poésies de circonstance, ou des adaptations de poèmes anglais. La fête du premier Mai tient déjà une grande place dans ces œuvres fugitives. Elle fait le sujet même de l’ouvrage dramatique de plus longue haleine que nous allons analyser, et qui porte le titre de : Messagers du printemps, drame pour la fête de Mai, en trois actes.

L’intérêt de ce drame tient en grande partie à ce que les ouvriers qu’il a portés sur la scène parlent le langage de la théorie marxiste la plus pure, celui qu’ils devraient tenir s’ils étaient entièrement dociles aux conseils de leurs chefs les plus cultivés : en un mot, nous trouvons dans ces pages la représentation exacte de l’idéal le plus élevé d’un mouvement ouvrier socialiste à notre époque. Il y a quelques années, un auteur parisien, rempli d’esprit et de talent, porta sur le théâtre des ouvriers socialistes en difficulté avec leur patron. La peinture de l’état d’esprit de ces grévistes avait de quoi surprendre ceux qui ont étudié, même superficiellement, le caractère des revendications ouvrières contemporaines[3]. Scheu a écrit un ouvrage, qui, avec beaucoup moins de qualités dramatiques, nous offre des types achevés d’ouvriers collectivistes. Il faut l’avouer cependant, ces personnages, très idéalisés, n’ont guère plus de réalité que ceux de nos écrivains du boulevard, car, dans la pratique, bien des considérations imprévues viendraient probablement mettre à l’épreuve leur sang-froid imperturbable, et leur orthodoxie doctrinale. On verra trop, par l’analyse des Messagers du printemps, que leur auteur n’a pas fait œuvre de réaliste. Son drame est du domaine des rêves, comme nous l’avons dit, mais de ces rêves qui orientent la réalité, et qui ont une influence sur l’état de veille.


Le début du premier acte nous fait pénétrer dans une famille d’ouvriers aisés, comme on en rencontre plus souvent en Angleterre qu’en Allemagne : elle offre le modèle de toutes les vertus. Le père, Joseph Streng, — en français, droit, rigide, — est chimiste dans la fabrique de tapis Freeman, à Dornenau, dans la région du Rhin. Le propriétaire de cette industrie était un Anglais, qui vient de mourir, laissant deux héritiers, sa femme, et un fils d’un premier mariage, le jeune Harold Freeman.

Nous trouvons d’abord en scène la fille du chimiste, Flora Streng, une jeune institutrice, qui est l’exemple et la providence de la petite ville industrielle. Née le premier mai, elle porte le surnom gracieux de Clochette de Mai (c’est le nom allemand du muguet), et symbolise la fête du prolétariat ainsi que les espérances des ouvriers socialistes, qui l’entourent. — Elle cause au lever du rideau avec son plus jeune frère, Otto, un collégien. L’enfant se plaint d’être contraint d’apprendre par cœur des chiffres de statistique. — « Depuis quand, dit sa sœur, vous tourmente-t-on de ces sottises ? — Depuis peu, répond l’écolier. Le professeur Schalk dit que c’est là le meilleur moyen de combattre la bêtise et l’impudence des masses. » Et il montre à sa sœur un problème qu’on lui a donné à résoudre. Il s’agit de calculer par tête et par famille de cinq personnes, le revenu moyen dans leur canton, qui a 147 000 habitans, et un revenu total de 80 millions de marks. Otto a bien vite trouvé que cela fait par tête environ 544 marks de revenu, et par famille, 2 751 marks. Mais il remarque aussi que c’est à peine si une famille sur cinq, possède ce revenu dans le pays. Et sa sœur de lui expliquer que ce chiffre ne représente pas ce que chaque famille possède, mais ce qu’elle pourrait posséder si les revenus étaient égaux. « Ne serait-il pas mieux, reprend Otto d’apprendre ce que chacun possède, au lieu de savoir ce qu’il ne possède pas ? — Certes, dit Flora, mais, cela, tu l’apprendras vite à l’école de la vie. »

Tous deux poursuivent des raisonnemens analogues à propos d’un second problème de statistique, celui de l’âge moyen qu’on atteint dans le canton. Et, après y avoir réfléchi ensemble, ils arrivent à cette conclusion, que le professeur Schalk, dont le nom veut dire « espiègle » en français, a peut-être des intentions tout opposées à celles de ses chefs, et doit nourrir secrètement quelque sympathie socialiste, puisqu’il met sous les yeux des enfans ces chiffres significatifs.

À ce moment, rentre le père, Joseph Streng, accompagné de son fils Rodolphe, dessinateur à l’usine. — Tous deux sont préoccupés d’une grave question. C’est le lendemain le 1er Mai. Les ouvriers de la fabrique Freeman ont décidé, comme ceux des industries du voisinage, de chômer ce jour-là. Mais, jusqu’à ce moment, ils réussissent moins que les autres à faire sanctionner cette décision par leurs chefs. En effet, plusieurs patrons de la région ont cédé à la crainte et ont autorisé le chômage. D’autres ont fait de même, mais non sans présenter quelques objections sur la forme que prenait la démonstration ouvrière. Scheu résume ici les reproches qui ont été adressés à la manifestation du 1er Mai, et il s’efforce d’y répondre. A l’avis de ces patrons concilians, les ouvriers eussent mieux fait de travailler le 1er Mai, et de verser les salaires de ce jour à leur caisse de secours ou de propagande. Ils citent l’exemple des ouvriers anglais, qui sont bien plus pratiques que les allemands. — Conseils assez bons peut-être, pensent les travailleurs ; leur seul tort est de venir des patrons. Pourquoi d’ailleurs les pauvres s’imposeraient-ils des sacrifices d’argent en faveur de leur cause ? Au point de vue pécuniaire, les capitalistes auront toujours le dessus. Ce qui peut assurer la victoire du prolétariat, c’est l’élan, c’est l’enthousiasme que des manifestations solennelles sont seules capables d’entretenir dans ses rangs.

Les ouvriers de l’usine Freeman rencontrent une opposition plus sérieuse que leurs voisins. Leur directeur, Schinder, est, en effet, comme son nom l’indique en allemand, le type de l’exploiteur et du tyran. Il a fait afficher un placard dans lequel il menace de renvoi immédiat tout travailleur qui ne se trouvera pas à son poste le lendemain. Les ouvriers ont pourtant une dernière ressource. Le nouveau propriétaire, le jeune Harold Freeman, est précisément arrivé d’Angleterre le jour même pour prendre possession de son héritage, et l’on peut encore espérer qu’il désavouera la mesure tyrannique de son représentant. Pour les besoins de la pièce, en effet, et par une conception qui doit sembler arriérée à certains socialistes, intransigeans et aigris, nous verrons que c’est ici l’intermédiaire, le directeur salarié par le propriétaire, qui joue le rôle antipathique, le capitaliste demeurant l’un des personnages sympathiques de la pièce. Il est vrai que c’est à la condition de renoncer bientôt à cette situation sociale privilégiée.

Joseph Streng, son fils Rodolphe, et quelques ouvriers de leurs amis délibèrent donc sur ces conjonctures. Ils se demandent avec anxiété s’il est bien raisonnable d’espérer que le jeune Harold Freeman puisse ignorer encore les menaces de son directeur, et soit disposé à les désavouer. On le sait en ce moment en conférence avec un ami écossais, nommé Wilson, qui l’a précédé de trois semaines à Dornenau pour lui préparer la voie et le renseigner à son arrivée en Allemagne. Wilson incarne l’homme d’affaires britannique, calme, calculateur et impartial. — On ignore les intentions de ces deux hommes. Cependant, on décide à l’unanimité de présenter le lendemain matin au nouveau patron une pétition réclamant la journée de huit heures, restriction du travail des enfans, augmentation du salaire des femmes, mesures sanitaires et appareils de sécurité dans l’usine : enfin, et c’est là le point qui semble aux ouvriers le moins facile à régler, le renvoi du directeur Schinder.

On apporte à ce moment une lettre pour le chimiste Streng. C’est l’Ecossais Wilson qui désire lui parler. Il se rend aussitôt à cet appel.

Une allusion malicieuse d’un des personnages de la scène précédente nous a déjà fait soupçonner qu’Harold Freeman avait, dès son arrivée, distingué la beauté de Flora Streng, la « Clochette de Mai ». Une conversation d’une voisine, venue pour admirer les broderies préparées par la jeune fille en vue de la fête du lendemain, nous éclaire davantage. Nous apprenons que le nouveau propriétaire de l’usine a exprimé sans détour son admiration pour les charmes de Flora. Toute la ville, qui adore la fille de Streng, parle déjà de cet événement. Flora, demeurée seule, achève de renseigner entièrement le spectateur par l’artifice d’un monologue. Harold Freeman l’a aperçue dans la journée, alors qu’elle traversait la place. Il s’est tourné vers son ami Wilson, et il a dit : See here the beauty of my dreams, « voici la beauté de mes rêves ». Comme Flora comprend l’anglais, elle n’a pu s’empêcher de rougir, et Freeman, s’apercevant de sa maladresse, est venu aussitôt s’excuser de son indiscrétion.

Ses excuses ont été agréées du fond du cœur, car la jeune fille est obligée de lutter contre ses sentimens secrets pour repousser la tentation d’aimer le bel étranger. Mais elle se représente à elle-même qu’il est un homme riche, responsable des souffrances de centaines d’ouvriers ses frères. Elle a, de plus, un grief contre la famille de Freeman. Le fils aîné de Streng, nommé Max, a jadis été tué dans l’usine à la suite d’un accident causé par l’absence des précautions de sûreté indispensables autour des machines. Et la famille du chimiste rend Freeman le père responsable de ce deuil.

Streng rentre à ce moment avec une bonne nouvelle. Wilson lui a annoncé que la fabrique serait fermée le lendemain sur l’ordre du nouveau propriétaire. Non seulement celui-ci veut que ses ouvriers soient libres de fêter individuellement le 1er mai, mais il ne permettrait pas que certaines abstentions, arrachées par la crainte d’un renvoi, vinssent troubler la concorde qui doit régner entre les travailleurs. Tout le monde est dans la joie. Il n’y a plus à craindre les défaillances de quelques camarades intimidés. Le chef des orphéonistes de l’usine, qui avait préparé un chant satirique contre les « Cœurs faibles », devra renoncer à le faire publiquement exécuter cette fois.

Demeurée seule avec son père, Flora se décide à lui confesser son aventure du matin, assurant d’ailleurs qu’il n’y avait rien de blessant dans l’attitude d’Harold Freeman. Streng se promet toutefois à part lui de s’en expliquer le lendemain avec le nouveau patron. L’acte se termine par un chœur d’ouvriers qui viennent célébrer le jour de naissance de Flora. On profite de cette occasion pour chanter en famille le lied contre les cœurs faibles, qui n’a plus, pour l’instant, qu’un intérêt purement musical.


Au début du second acte, le directeur Schinder doit subir l’insolence railleuse du domestique d’Harold Freeman auquel il vient rendre compte de sa gestion, et il en conclut avec philosophie qu’il n’est pas en faveur auprès du nouveau maître, puisque la valetaille se permet de le narguer.

Freeman est en conférence avec son ami Wilson. Ce dernier, sur le désir d’Harold, a fait une enquête au sujet de l’accident qui a coûté autrefois la vie au jeune Max Streng. Il s’est convaincu que le malheur avait été causé par l’insuffisance des mesures de sécurité prises dans l’usine. Les frais nécessaires pour réaliser une amélioration dans ce sens avaient semblé trop élevés au directeur Schinder. Wilson laisse même entendre que ce dernier n’est pas à l’abri du soupçon d’avoir exposé à dessein la vie du jeune ingénieur, par jalousie et par vengeance : car Flora Streng a jadis repoussé l’offre de sa main. Freeman se sent bouleversé par le sentiment de la responsabilité qui incombe à sa famille et à lui-même, si de tels crimes sont possibles dans son usine. Il réparera, à tout prix, les injustices du passé.

Schinder est introduit à ce moment. Il exprime sa stupéfaction pour avoir été désavoué par le propriétaire de la fabrique sur la question du premier mai, et il fait valoir les argumens dont il se sert d’ordinaire avec succès. La majorité des ouvriers est, dit-il, terrorisée par quelques meneurs, auxquels il serait dangereux de paraître céder. Il charge en particulier le chimiste Joseph Streng, que le défunt Freeman n’a jamais voulu sacrifier, à cause de son habileté technique, mais que la vengeance du directeur espère atteindre cette fois dans l’esprit du nouveau maître. C’est lui le fauteur de troubles. Ses exigences insatiables ne sont satisfaites par aucune concession. Il a même perverti l’esprit des femmes, jusque-là disciplinées et contentes de leur sort dans la fabrique.

Malgré ses argumens spécieux, Schinder est congédié par son patron avec une indignation mal déguisée, et, aussitôt, Streng est introduit à son tour.

La conversation qui se déroule alors entre l’industriel et l’ouvrier est la scène capitale du drame, dont l’intrigue amoureuse n’est que l’accessoire. Nous nous étendrons un peu sur ces pages intéressantes. — Harold offre sans ambages le poste de directeur à Streng, et celui-ci de se récuser. « Je n’ai, dit-il, ni l’expérience administrative, ni les qualités nécessaires pour exercer ces fonctions. »

— On dit pourtant, reprend Harold, que vous êtes le critique le plus acharné de la direction actuelle, et que vous possédez la confiance des ouvriers.

— Peut-être, répond Streng, mais précisément, comme directeur, je serais contraint de défendre vos intérêts, qui sont opposés à ceux des travailleurs, et par suite à mes convictions.

— Je ne puis comprendre votre attitude, dit Freeman, que si vous estimez qu’un directeur doit nécessairement agir contre les intérêts des travailleurs. Vous pensez donc que ces intérêts sont inconciliables avec ceux du patron, même dans le cas où celui-ci voudrait agir humainement, raisonnablement. Je vous affirme que c’est là ma résolution, et cependant, vous refusez de m’aider.

— Il est vrai, reprend Streng, que je dois vous sembler illogique, puisque j’attaque votre directeur tout en refusant de le remplacer. Je ne le suis pourtant qu’en apparence. J’admets que vous désiriez exploiter l’usine plus humainement qu’on ne l’a fait jusqu’à ce jour. Mais, en serez-vous moins un capitaliste, c’est-à-dire un homme « dont le but est de tirer, par le moyen de sa richesse acquise, une plus-value des muscles et du cerveau, du corps et de l’âme de ses salariés ? Je ne puis m’employer à donner, par mon intervention, une couleur plus humanitaire à une telle situation. Ce serait en enlever l’aiguillon douloureux, et ainsi tromper les exploités sur leur situation réelle.

On le voit, la profession de foi de Streng est nette et conséquente. Elle amène Harold à le pousser dans ses derniers retranchemens, en lui demandant ce qu’il ferait s’il était lui-même propriétaire de l’usine.

— Je donnerais, répond le chimiste, à ceux qui ont créé votre fortune au prix de leur sueur et de leurs soupirs, une part, une juste part de ces richesses accumulées par eux.

Streng n’a pas à vaincre des préjugés bien enracinés chez Freeman, car celui-ci répond de lui-même :

— Vous ne faites pas allusion, naturellement, à une simple participation aux bénéfices, mais bien au don fait à chacun des ouvriers d’une part dans la valeur totale des établissemens actuels : c’est-à-dire que vous renonceriez à votre fortune en faveur de vos collaborateurs, pour ne conserver que la jouissance d’une part égale à celle qu’ils posséderont eux-mêmes.

— Oui, dit Streng, c’est bien cela. Cependant, poursuit-il, avec un scrupule qui l’honore, je ne sais si je le ferais dans le cas où je serais réellement à votre place, c’est-à-dire identique à vous-même, car j’aurais probablement alors d’autres idées. Mieux encore, « je ne sais pas jusqu’à quel point un changement soudain de ma situation actuelle influerait sur mes convictions présentes. Avec l’accroissement de sa puissance, l’idéal de l’homme se rapetisse. Un homme qui n’a rien désire tout. Un homme qui a tout ne désire rien.

Harold, qui complète sans aucun effort les raisonnemens égalitaires de son interlocuteur, ajoute :

— Vous pensez naturellement qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, et qu’une coopérative de production ne résout pas la question sociale ?

— Sans aucun doute, répond Streng ; aussi ajouterais-je parmi les clauses de ma donation, que chacun de nous userait de l’accroissement de sa puissance économique, pour acquérir à ses frères et à ses sœurs une situation égale à celle dont il jouirait dorénavant lui-même.

Nous retrouvons ici, comme on le voit, la conception qui a prévalu lors de la création de la célèbre verrerie ouvrière d’Albi : application des bénéfices de l’entreprise à la cause socialiste en général.

La scène que nous venons de résumer se termine par une explication personnelle entre les deux hommes au sujet de la phrase singulière que Freeman a prononcée la veille, en présence de Flora Streng. — Il explique au père de celle qu’il aime déjà qu’il a, peu auparavant, acquis en Angleterre, d’un jeune peintre allemand, une étude représentant une tête de jeune fille, dont la beauté l’avait enthousiasmé. Depuis lors, il contemplait sans cesse cette image exquise. Or, à sa grande surprise, il en a retrouvé les traits dans la personne qu’il a croisée la veille sur la place de Dornenau. Streng, en apprenant le nom du peintre, donne à Harold le mot de l’énigme : cet artiste n’était autre qu’un de ses neveux, mort jeune, mais doué d’un grand talent, qui avait reproduit précisément le visage de sa cousine Flora dans une étude destinée à être exposée en Angleterre.

Freeman assure aussitôt Streng de la pureté de ses intentions. C’est à la main de Flora qu’il aspire. Mais le père l’arrête : sa fille est décidée à n’épouser qu’un homme qui vivra de son propre travail et non du travail d’autrui.

— Pour vous, continue-t-il, vous êtes lié à votre classe par mille liens. Vous pouvez bien essayer de travailler par fantaisie, par récréation et par jeu. Mais vous en reviendrez toujours à profiter du gain que vos salariés engendreront pour vous dans l’esclavage. En réalité, cet or que vous nommez votre propriété, est votre maître.

— Vous vous trompez, monsieur Streng, répond Harold, je ne suis pas un esclave de ma richesse… Je briserai la chaîne d’or que le sort capricieux m ? a imposée en héritage…

Il ne réclame d’autre droit que celui de conquérir le cœur de Flora.

La scène suivante nous montre la belle-mère d’Harold Freeman, la seconde femme de son père, qui s’effraye des projets humanitaires du jeune homme. Cette dame incarne, sous la plume de l’écrivain socialiste, ces favorisés de la fortune, qui, entièrement ignorans des lois économiques, comme le sont d’ordinaire les femmes, croient naïvement que des revenus sont indispensables à l’existence. Elle est convaincue qu’un changement de vie et de classe serait un malheur pour son beau-fils et pour elle par contre-coup, car elle possède une part dans l’usine. « Il faudrait, dit-elle, nous refuser le « luxe » le plus « indispensable » de la vie de chaque jour… et que penserait de lui la haute société dans laquelle il va bientôt paraître ? »

Harold rachète à sa belle-mère les intérêts qu’elle a conservés dans la fabrique, afin de reprendre sa liberté d’action. Et, ce qui est assez inattendu, l’Ecossais Wilson, jusque-là conseiller raisonnable, mais bienveillant pour Harold, demande alors la main de Mme Freeman qu’il obtient aussitôt. Il semble ainsi se ranger à l’opinion de sa future épouse sur les rapports qui doivent exister entre le capital et le travail.

Le troisième acte met en scène la fête du 1er Mai, sur les prairies de Dornenau. Flora s’avance d’abord, pour exprimer, au nom de ses compagnes, les sentimens des femmes du prolétariat.

Elle demeure fidèle à la consigne du parti marxiste, développée par Bebel dans la Femme, et récemment précisée par Mme Zetkin au congrès de Gotha. Elle proclame en effet la subordination de toutes les revendications propres à son sexe au triomphe préalable de la cause socialiste. Elle sacrifie pour le présent les intérêts de la femme à ceux de la classe ouvrière en général. « Contraintes par l’inhumanité de l’état de choses actuel à devenir vos concurrentes, dit-elle en s’adressant aux hommes, nous sommes pourtant résolues à combattre côte à côte avec vous l’organisation sociale impitoyable qui nous a faites ce que nous sommes… Nous voulons offrir à la jeunesse l’exemple de la simplicité, de la vertu et du courage, la remplir de haine contre le mensonge et l’arbitraire, d’amour pour la lumière et la liberté. »

Après elle, un orateur ouvrier vient exposer la signification de cette journée de fête. « Jusqu’ici, dit-il, nous n’avons chômé que par habitude, par superstition, par obéissance, par contrainte… Ce qui nous réunit aujourd’hui dans cette intime association d’idées, c’est uniquement et seulement notre volonté, une volonté aussi libre qu’elle est éclairée et inébranlable… Cette fête est une démonstration. Nous passons aujourd’hui la revue de nos forces, en tous pays, sans distinction de drapeau, de langage et de race, sans distinction d’âge et de sexe…

« Nous avons choisi pour cette manifestation l’époque où la terre se rajeunit, retrouve une vie et une parure nouvelle, où, gonflés par la toute-puissance de la nature, les cœurs humains battent plus forts et plus hardis, se sentent remplis du désir de l’amour et du besoin de l’action… Par la vertu de cette fête, même aux plus infortunées victimes de l’apathie et de l’ignorance, les écailles sont tombées des yeux. »

Une nouvelle inattendue vient porter l’enthousiasme à son comble sur la prairie de Dornenau. On apprend que Harold Freeman, non content d’accorder la journée de huit heures, la restriction du travail des femmes et des enfans, l’assainissement de la fabrique, l’établissement d’appareils de sécurité auprès des machines, a pris une décision plus radicale encore. Il fait don à la communauté de ses ouvriers de l’usine elle-même, se contentant de réclamer une place dans leurs rangs comme dessinateur, car il se sent capable d’exercer cette profession. Schinder est congédié, et Streng, comme le plus considéré de tous, sera le directeur de la nouvelle Association coopérative.

Ici se place un épisode tout à fait anglais, dans lequel il est facile de reconnaître l’influence directe de Ruskin et de Morris. Freeman vient en personne tenir un discours à ses collaborateurs sur la mission de l’art dans la solution de la question sociale. « Pour éviter, dit-il, les maux qui découlent de la soif du gain, il vous suffira de considérer ce gain comme une chose accessoire, et de vous attacher en première ligne à la perfection et à la beauté de votre travail. Vous vous efforcerez, par l’union de vos forces, d’accroître la valeur intrinsèque des produits que vous façonnerez. Vous ne fabriquez pas mal et à bon marché, pour triompher dans la lutte commerciale, mais vos œuvres seront véritablement bonnes, et vaudront leur prix. Votre situation plus favorable peut et doit vous servir à relever par des œuvres plus parfaites le sens du beau, le goût pour tout ce qui est sincère, et vraiment adapté à son objet. — Vous pouvez même aller plus loin dans votre effort, vous approcher plus encore, dans la pratique, de l’idéal de l’avenir. Vous pouvez organiser votre travail de telle sorte, qu’il ne demeure pas plus longtemps une pure nécessité de conservation, mais qu’il devienne en même temps une jouissance pour vous-mêmes. Quand la faim et la misère n’assiégeront plus votre porte, vous pourrez vous abandonner sans réserves à l’instinct qui vous porte à tirer, des matières premières fournies par la nature, l’image visible de la beauté. »

Un dernier problème se pose devant ces socialistes modèles, avant qu’ils se décident à accepter le don de l’usine. Ne risquent-ils pas de devenir, avec le cours du temps, de véritables entrepreneurs à leur tour, c’est-à-dire des capitalistes et des exploiteurs d’autrui, comme cela s’est vu dans le passé pour nombre d’associations fondées avec les mêmes intentions que la leur ?

— Nous saurons, répond l’un d’eux, persévérer dans la bonne voie. « Si la moindre amélioration de notre sort devait faire de nous des conservateurs, il faudrait nous abstenir de tout effort, nous désintéresser de tout progrès. Mais, au contraire, une satisfaction première ne fera que nous encourager à conquérir pour tous la liberté entière et sans nuages. » Streng appuie cette manière de voir. « Nous n’avons pas à craindre ce danger d’endurcissement, car la concurrence du marché du monde, à laquelle nous demeurerons soumis comme producteurs, nous rappellera sans cesse que des millions de nos frères gémissent encore sous le joug, et que nous leur devons la meilleure part de nos efforts. »

On devine qu’après sa conduite généreuse, Freeman n’aura pas de peine à obtenir la main de Flora. La fête du premier Mai se termine par un hymne d’allégresse et d’espoir.

Telle est cette œuvre, intéressante, parce qu’elle aborde tous les problèmes qui se posent aux socialistes de bonne foi. Son optimisme intrépide, qui exclut la lutte et même la discussion entre les graves intérêts qui sont mis en présence les uns des autres, devait nécessairement la priver de tout mouvement dramatique : il lui prête en revanche une teinte poétique qui n’est pas sans grâce, et que les productions du même genre offrent rarement à un égal degré. La pièce date un peu déjà, par la confiance qu’elle exprime naïvement dans les résultats de la fête du premier Mai. Elle reflète en effet l’enthousiasme qu’éveilla cette manifestation internationale, lors de sa création. Un curieux et savant arbre généalogique du Socialisme, publié à Stuttgart, va jusqu’à présenter le premier Mai comme le résultat et la fleur d’une végétation séculaire de pensées émancipatrices. Ce chêne puissant, qui a pour racines la philosophie platonicienne et le communisme chrétien de la primitive Eglise, se fortifie des hérésies du moyen âge, du grand effort de la Réforme, des tendances les plus avancées de la Révolution française, pour s’épanouir enfin, après l’afflux de sève apporté par l’œuvre de Marx et d’Engels, au nom glorieux de Lassalle, dont la manifestation du premier Mai vient, tout en haut du tronc séculaire, couronner l’activité féconde. — Il semble pourtant que cette fête du travail, source de tant d’espoirs exaltés, demeure languissante, et n’ait pas réalisé les progrès décisifs dans la propagande socialiste que ses créateurs espéraient de son succès[4]. En Allemagne, toutefois, grâce à la discipline du parti démocratique, elle a conservé une puissance d’attraction plus grande et un nombre de fidèles plus considérable que partout ailleurs. C’est pourquoi le drame des « Messagers du printemps », malgré sa teinte britannique, y rencontra la sympathie des lecteurs ouvriers.


ERNEST SEILLIERE.


  1. Buch der Zeit, Berlin, 1892.
  2. Né à Vienne en 1844, Scheu apprit d’abord le métier de doreur. Mais son goût pour l’étude l’ayant amené à développer ses aptitudes naturelles pour le dessin, il fut bientôt capable d’exercer la profession plus artistique de dessinateur et modeleur en cadres. Il visita l’Exposition universelle de Paris en 1867, et, peu après, se jeta dans le mouvement démocratique. L’activité qu’il y déploya le força de renoncer à son premier gagne-pain pour se donner tout entier au journalisme : il dirigea pendant trois ans un organe socialiste : la Volonté du peuple, non sans avoir eu maille à partir avec les autorités autrichiennes. Aussi, l’existence lui devenant difficile dans son pays, il se rendit en Angleterre en 1874, pour y chercher du travail, et c’est là qu’il a vécu depuis lors. « Il n’y a pas encore de parti socialiste en Angleterre, écrivait-il en 1892, mais sa naissance se prépare, et je m’estime heureux de pouvoir coopérer à sa formation. »
  3. Le Repas du Lion et les Mauvais Bergers n’avaient pas encore été représentés lorsque cette étude fut écrite.
  4. Au Congrès de Hambourg, en 1897, les compagnons de cette ville ont même fait preuve d’un grand découragement. Ils ont demandé, sans succès, il est vrai, que les instructions pour la célébration du 1er mai fussent modifiées. Les argumens présentés furent précisément ceux qu’avait réfutés Scheu. On proposait de ne pas chômer, et d’appliquer le gain de cette journée aux nécessités du parti. Il faut ajouter que cette motion souleva de vives protestations, qui démontrèrent que les compagnons de Hambourg étaient loin d’exprimer le sentiment avoué de la majorité.