Pour l’histoire de la science hellène/Appendices, I

Felix Alcan (Collection historique des grands philosophes) (p. 341-368).




APPENDICE I

THÉOPHRASTE, SUR LES SENSATIONS

(Traduit sur le texte des Doxographi græci, p. 499-527.)


1. Il y a sur la sensation de nombreuses opinions qui peuvent se réduire à deux générales : les uns la font produire par le semblable, les autres par le contraire. Parménide, Empédocle, Platon sont au nombre des premiers ; Anaxagore, Clidème soutiennent la seconde thèse.

Les raisons invoquées sont, d’une part, que d’ordinaire les choses se contemplent d’après leur similitude ; qu’il est en particulier inné à tous les êtres vivants de reconnaître ceux de leur espèce ; qu’enfin les corps sentis le sont grâce à leurs effluves et que le semblable se porte vers le semblable.

2. Dans l’autre camp, on admet que la sensation est accompagnée d’un changement ; on remarque que le semblable n’agit pas sur le semblable, mais bien sur le contraire ; ces motifs conduisent à une thèse que l’on croit pouvoir appuyer par ce qui se passe pour le toucher ; car ce qui est aussi chaud ou aussi froid que notre chair ne produit pas de sensation.

Voilà quelles sont les opinions qui ont été émises sur la sensation en général ; quant aux sensations particulières, elles n’ont guère été considérées à cet égard. Empédocle seul essaie de les ramener en détail à la similitude.

3. Parménide n’a, à vrai dire, rien déterminé, si ce n’est que, distinguant deux éléments, il fait varier la connaissance d’après celui qui l’emporte. Ainsi, suivant que le chaud ou le froid dominera, l’intelligence sera autre, le chaud la rendra meilleure et plus pure ; cependant il faut toujours une certaine proportion.

(Vers 146-149) « Comme se trouvent, pour chacun, tempérés les membres mobiles du corps, — tel se présente l’intellect des hommes ; car c’est cela même — qui pense, c’est la nature des membres humains — pour tous et pour chacun ; car c’est le plus qui fait la pensée. »

4. Ainsi il confond, dans son langage, la sensation et l’intelligence, et il dérive dès lors aussi la mémoire et l’oubli du tempérament entre les éléments ; mais si ceux-ci se balancent à égalité dans le mélange, y aura-t-il pensée ou non ? Quel sera le résultat ? Il ne détermine plus rien.

Que d’après lui le contraire en lui-même produise d’ailleurs une sensation, c’est ce qui ressort clairement de ce qu’il dit, que le cadavre, par suite du défaut de feu, ne perçoit ni la lumière, ni la chaleur, ni la voix, mais qu’il sent le froid, le silence et les contraires, et qu’en général tout ce qui est a une certaine connaissance. C’est ainsi qu’il semble avoir coupé court par une affirmation aux difficultés résultant de sa supposition.

5. Platon a un peu plus touché aux sensations particulières ; cependant il n’a pas parlé de toutes, mais seulement de l’ouïe et de la vue. Cette dernière serait produite par un feu sortant de l’œil jusqu’à une certaine distance, tandis que la couleur serait aussi comme une flamme partant du corps et ayant des particules proportionnées à celles de la vue ; il y aurait donc rencontre de deux effluves qui doivent s’harmoniser et s’incorporer réciproquement l’une à l’autre ; c’est ainsi que nous verrions. Il semble de la sorte avoir adopté une opinion intermédiaire entre celle qui fait partir le mouvement de l’œil et celle qui le fait au contraire aller à l’œil des objets visibles.

6. Quant à l’audition, il la définit au moyen du son ; le son est un choc de l’air par les oreilles sur l’encéphale et le sang, choc qui parvient jusqu’à l’âme ; l’audition est le mouvement que cette dernière éprouve depuis la tête jusqu’au foie. Pour l’odorat, le goût, le toucher, il n’en a point parlé, non plus qu’il n’a examiné s’il n’y avait pas quelque autre sensation ; c’est surtout sur les objets sensibles qu’il s’est étendu.

7. Empédocle dit une même chose de tous les sens, à savoir que la sensation se fait par adaptation aux pores de chaque sens particulier ; c’est pourquoi l’un ne peut juger des objets de l’autre, les pores étant soit trop larges, soit trop étroits pour l’objet à sentir, qui alors ou bien les traverse sans les toucher, ou bien ne peut aucunement s’y introduire.

Il essaie également d’expliquer ce qu’est l’œil ; l’intérieur, d’après lui, est formé de feu <et d’eau>, l’extérieur de terre et d’air que le feu subtil peut traverser comme fait la lumière d’une lanterne. Les pores sont disposés alternativement, feu et eau ; par les premiers, nous prenons connaissance du blanc, par les seconds, du noir ; car il y a adaptation pour l’un comme pour l’autre. Il y a d’ailleurs un mouvement d’effluves des couleurs à l’œil.

8. Cependant tous les yeux ne sont pas également constitués ; les éléments peuvent se fusionner régulièrement ou se contrarier ; le feu peut être au centre ou au-dessus. Aussi les animaux ont la vue plus perçante, les uns de jour, les autres de nuit ; pour ceux qui ont moins de feu, ce sera de jour, car la lumière extérieure complète pour eux l’intérieure ; dans le cas contraire, ce sera de nuit, l’équilibre s’établissant de la même façon. Et inversement, la vue sera moins distincte de jour pour ceux qui ont trop de feu, puisque cet élément, augmentant encore, occupera et obstruera les pores de l’eau ; elle sera de même moins distincte de nuit pour ceux qui ont trop d’eau, le feu étant alors obstrué par l’eau. Pour que la vision redevienne distincte, il faut que, pour les uns, l’eau soit dissipée par la lumière extérieure, pour les autres, le feu par l’air obscur ; dans chaque cas, c’est le contraire qui est le remède. Le meilleur tempérament consiste dans une composition à parties égales ; c’est ce qui donne des yeux excellents. Voilà à peu près ce qu’il dit de la vue.

9. L’audition, d’après lui, est produite par les bruits du dehors qui mettent l’ouïe en mouvement et provoquent une résonance interne ; car il y aurait comme un grelot battant en dedans et qu’il appelle os (?) charnu (v. 370) ; l’air en mouvement frappe dessus et le fait résonner. — L’odorat est au contraire commandé par la respiration ; aussi est-il surtout vif chez les animaux pour lesquels les mouvements respiratoires sont le plus précipités ; ce sont les corps légers et subtils qui ont le plus d’effluves odorantes. Quant au goût et au toucher, il ne détermine ni comment ni par quels moyens se produisent les sensations, sauf sa thèse commune de l’adaptation à des pores. D’ailleurs, ce qui, comme parties et comme tempérament, est semblable, procure du plaisir ; le contraire occasionne de la douleur.

10. Il s’exprime de même pour la pensée et l’ignorance ; la pensée aurait lieu par les semblables, l’ignorance, par les dissemblables ; ainsi la pensée est pour lui la même chose que la sensation ou en est très voisine. Après avoir énuméré comment chaque chose est connue par le semblable, il ajoute à la fin :

(Vers 381-382). « Car c’est là de quoi toutes choses sont harmonieusement constituées — et c’est par quoi l’on pense, l’on jouit ou l’on souffre. »

Il conclut que c’est surtout le sang qui détermine la pensée, car c’est surtout dans le sang que se tempèrent réciproquement les divers éléments.

11. Ceux donc pour lesquels le mélange se fait également et entre particules qui soient et de dimensions pareilles et convenablement espacées, n’étant d’ailleurs ni trop petites ni trop grandes, ceux-là sont les plus intelligents et leurs sens sont les plus parfaits ; après eux viennent en proportion ceux qui s’en rapprochent ; ceux qui s’éloignent au contraire le plus de cet état, sont les moins intelligents. Les éléments en particules grossières et espacées font les hommes hébétés et maladroits ; s’ils sont au contraire condensés et réduits en particules très menues, les mouvements du sang sont plus vifs, et l’homme sera lui-même plus prompt et mobile, mais il ne sera propre qu’à entreprendre beaucoup de choses sans en venir à bout. Ceux pour lesquels enfin le tempérament est convenable dans une partie spéciale du corps, auront une aptitude spéciale correspondante ; de là les bons orateurs et les artistes, le tempérament est meilleur dans les mains des uns, dans la langue des autres ; de même pour les autres facultés.

12. C’est ainsi qu’Empédocle admet que se produisent la sensation et la pensée. La première difficulté qu’on puisse proposer est de savoir en quoi les êtres animés diffèrent des autres pour la sensation ; car il y a bien aussi adaptation aux pores des êtres inanimés, puisque en général Empédocle explique le mélange par la proportion des pores. C’est ainsi que l’huile et l’eau ne se mélangent pas, au contraire des autres liquides dont il énumère les diverses combinaisons. Par conséquent, tout sentira, et mélange, sensation, accroissement ne seront qu’une même chose ; car c’est toujours pour lui l’effet d’une proportion des pores, sauf les quelques différences qu’il peut ajouter.

13. En second lien, dans les êtres animés eux-mêmes, pourquoi le feu intérieur sentira-t-il plus que l’extérieur, s’il y a entre eux adaptation réciproque ? La proportion et la similitude existent. Mais il faut bien qu’il y ait une différence, si l’un ne peut remplir les pores, ce que fait l’autre entrant du dehors. Si donc il y avait similitude complète et universelle, il ne pourrait y avoir sensation. Enfin les pores sont-ils pleins ou vides ? S’ils sont vides, il se contredit lui-même, car il nie en général l’existence du vide ; s’ils sont pleins, les êtres vivants sentiront toujours, car il est clair que le remplissage aurait lieu par adaptation du semblable, pour employer ses expressions.

14. L’objection subsisterait au reste, quand même il serait possible que des hétérogènes eussent des dimensions leur permettant l’adaptation, et quand il serait vrai, comme il le dit, que les yeux dont le tempérament est imparfait deviennent moins perçants parce que tantôt le feu, tantôt l’air obstrueraient les pores. Car s’il y a proportion de la sorte et que les pores soient remplis de corps d’une autre nature, comment et où, lors de la sensation, ces corps sortiront-ils ? Il faut bien expliquer quel peut être ce déplacement. Ainsi de tous côtés, il y a des difficultés : il faut ou bien admettre le vide, ou dire que les êtres vivants sentent toujours toutes choses, ou supposer une adaptation de corps de nature différente qui ne produisent pas de sensations et qui n’aient pas le déplacement spécial à ceux qui les produisent.

15. Enfin, s’il n’y a pas adaptation complète du semblable, mais seulement contact, il s’ensuit que la sensation sera produite dans tous les cas ; car, en fait, il rend compte de la connaissance à la fois par la similitude et par le contact, et c’est pourquoi il parle d’adaptation ; mais, de la sorte, s’il y a contact du moindre au plus grand, il y aura sensation. D’autre part, en thèse générale, d’après lui, la similitude ne joue aucun rôle et la seule proportion suffit ; c’est ainsi qu’il dit qu’il n’y a pas sensation réciproque, parce que les pores ne sont pas en proportion ; mais que l’effluve soit semblable ou dissemblable, il ne fait pas de distinction. On doit donc conclure, ou bien que la sensation n’est pas produite par le semblable, ou que le défaut de perception n’est pas dû à une certaine disproportion et qu’il n’est pas nécessaire que les sens et les objets sentis soient toujours de même nature.

16. Il ne rend pas non plus, d’une façon acceptable, compte du plaisir et de la douleur, quand il attribue le premier à l’action des semblables, la seconde à celle des contraires, des « ennemis », comme il dit,

(Vers 267-268) « qui sont au plus éloignés les uns des autres — par leur origine, leur tempérament, et la forme qui leur est imprimée. »

Le plaisir et la douleur, produits de la sorte, sont des sensations ou sont accompagnés de sensations ; celles-ci ne seraient donc pas toujours produites par les semblables. — D’un autre côté, si ce sont surtout les corps de même nature qui produisent le plaisir par leur contact, comme il le dit, ce devrait être ceux qui sont incorporés ensemble qui éprouveraient le plus de plaisir ou en général sentiraient le mieux, puisqu’il attribue à la même cause la sensation et le plaisir. Cependant, bien souvent, tout en sentant, nous souffrons de la sensation même ; d’après Anaxagore, cela même arriverait toujours, car il n’y aurait pas de sensation sans souffrance.

17. Autre objection particulière : si la connaissance est produite par le semblable, quand il compose l’œil de feu et du contraire, nous pouvons bien connaître le blanc et le noir ; mais comment pourrons-nous percevoir le brun et les autres couleurs mixtes ? Ce ne sera ni par les pores du feu ni par ceux de l’eau, ni par d’autres communs à ces deux éléments, et cependant nous ne voyons pas moins ces couleurs que les autres.

18. Ce qu’il dit pour les animaux qui voient mieux les uns le jour, les autres la nuit, n’est pas moins étrange ; car le feu moindre est dissipé par le plus grand, ce qui fait que nous ne pouvons regarder en face ni le soleil ni en général le feu pur. Par conséquent, les animaux à qui il manque du feu, devraient moins bien voir le jour ; ou, si toutefois le semblable augmente l’intensité, comme il dit, tandis que le contraire fait obstacle et dissipe, on devrait toujours, qu’on ait plus ou moins de lumière, voir mieux le blanc le jour, et le noir la nuit. En tout cas, on voit toujours mieux toutes choses de jour ; il n’y a exception que pour un petit nombre d’animaux, et il est probable que leur feu propre a assez de force pour cela ; c’est comme ceux dont la superficie est lumineuse pendant la nuit.

19. Enfin, pour les yeux qui sont également tempérés, les deux éléments doivent augmenter à tour de rôle, en sorte que si l'excès de l’un empêche de voir, il ne saurait y avoir grande différence entre les vues. Mais il est difficile d’examiner tous les accidents de la vue. Quant aux autres sensations, comment percevrions-nous par le semblable ? Le semblable est indéterminé. Nous ne percevons pas le bruit par le bruit, ni l’odeur par l’odeur, ni en général l’homogène par l’homogène, mais plutôt, à vrai dire, par le contraire. Il faut, en somme, que le sens ne soit pas déjà affecté ; si nous avons du bruit dans les oreilles, une saveur dans la bouche, une odeur dans le nez, tous ces sens deviennent plus obtus et ils le sont d’autant plus qu’ils sont plus remplis par les semblables ; il faudrait donc faire une distinction à cet égard.

20. Ce qui concerne les effluves, quoique insuffisamment indiqué, peut cependant être admis dans une certaine mesure pour quelques sens ; mais il y a difficulté pour le toucher et le goût. Comment le rude et le lisse peuvent-ils être perçus par effluve ou par adaptation à des pores ? Au reste, parmi les éléments, il n’y a que le feu qui paraisse donner des effluves. Si, d’autre part, c’est aux effluves qu’il faut attribuer la déperdition, qu’il indique comme en étant le signe le plus général, et si les odeurs proviennent d’effluves, il faudrait que les choses ayant le plus d’odeur se dissipassent le plus rapidement ; or, c’est à peu près le contraire qui arrive ; car ce qu’il y a de plus odorant dans les plantes ou ailleurs, est aussi ce qu’il y a de plus durable. On devrait conclure aussi que, sous le règne de l’Amour, il n’y aurait en général pas de sensations ou du moins qu’elles seraient plus faibles, puisque alors la tendance à la réunion empêche les effluves.

21. Quant à l’ouïe, quand il l’explique par des bruits internes, il est étrange qu’il croie le faire clairement, en imaginant ce bruit du dedans analogue à celui d’un grelot. Si c’est par ce grelot que nous entendons les bruits du dehors, comment entendons-nous son résonnement ? C’est ce qu’il a laissé à chercher. Ce qu’il dit de l'odorat n’est pas moins étrange ; tout d’abord, il ne donne pas une cause générale ; car il y a des animaux qui sentent et qui ne respirent point. En second lieu, il est plaisant de dire que ceux qui respirent le plus sentent le mieux ; si le sens n’est pas en bon état et bien ouvert, cela n’y peut rien faire. Il faudrait donc que dans la dyspnée, dans le travail, ou dans le sommeil, on sentît mieux les odeurs, car c’est alors qu’on respire le plus d’air ; or, c’est tout le contraire qui arrive.

22. La respiration ne semble pas être cause de l’olfaction par elle-même, mais seulement par accident ; c’est ce que prouve l’exemple des autres animaux et celui des états dont nous avons parlé. Il ne l’en reconnaît pas moins comme étant la véritable cause et en terminant, il répète son affirmation :

(Vers 369) « Ainsi tous sont doués de respiration et d’odorat. »

Il n’est pas vrai non plus qu’on sente surtout les choses subtiles ; il faut qu’en outre elles aient de l’odeur. Car l’air et le feu sont ce qu’il y a de plus subtil et ils n’affectent point l’odorat.

23. On peut aussi proposer des objections à propos de la pensée. Si en effet elle se produit comme d’après lui la sensation, elle appartiendra à toutes choses. Mais comment est-il possible que la pensée ait lieu à la fois avec un changement et par l’action du semblable ? Le semblable n’est pas altéré par le semblable. Attribuer la pensée au sang est d’ailleurs complètement absurde ; il y a beaucoup d’animaux qui n’ont pas de sang, et chez ceux qui en ont, ce sont les organes des sens qui en sont le moins pourvus. Enfin il faudrait que les os et les cheveux sentissent aussi, puisqu’ils sont aussi bien composés de tous les éléments. Mais il confond d’une part la pensée, la sensation, le plaisir, de l’autre la souffrance et l’ignorance, puisqu’il produit ces deux dernières par les dissemblables ; il faudrait donc que la souffrance accompagnât l’ignorance, et le plaisir la pensée.

24. Il n’est pas moins absurde d’attribuer les facultés au tempérament du sang dans les parties, comme si la langue était la cause de l’éloquence ou les mains celle de l’habileté de l’artiste, comme si ce n’étaient pas là de simples instruments. Il vaudrait mieux attribuer la cause à la forme plutôt qu’au tempérament du sang, qui est étranger à l’intelligence ; cette façon de faire serait justifiée par la comparaison des divers animaux.

Il semble donc qu’Empédocle ait commis de nombreuses erreurs.

25. De ceux qui n’attribuent pas la sensation au semblable Alcméon commence par définir la différence par rapport aux animaux. L’homme, dit-il, en diffère parce qu’il est seul intelligent : les autres animaux ont la sensation, non l’intelligence ; la pensée serait donc distincte de la sensation et non pas la même chose, comme pour Empédocle. Puis il parle de chaque sens en particulier : nous entendons, dit-il, grâce au vide qui existe dans les oreilles, et qui résonne ; de même on parle par un creux, et l’air fait une contre-résonance. Nous sentons par les narines en respirant et en faisant ainsi remonter le souffle au cerveau. La langue discerne les saveurs ; tiède et de peu de consistance, la chaleur la ramollit ; d’un tissu lâche et délicat, elle reçoit les sucs et les distribue.

26. Les yeux voient à travers l’eau qui en forme la périphérie ; mais qu’ils contiennent du feu, cela est clair ; un coup sur l’œil le fait jaillir. La vision tient à l’éclat et à la diaphanéité de ce feu, qui répercute la lumière, d’autant mieux qu’il est plus pur. Tous les sens sont en quelque sorte suspendus au cerveau dont les mouvements et déplacements peuvent les annuler, en obstruant les pores, par lesquels se produisent les sensations. Quant au toucher, il n’a point dit comment ni par quel intermédiaire il se produit.

Voilà les déterminations d’Alcméon.

27. D’après Anaxagore, la sensation a lieu par les contraires, car le semblable n’agit pas sur le semblable. Il tente de donner le détail particulier : on voit par l’image sur la pupille ; cette image ne se produit pas sur une couleur semblable, mais sur une différente. Pour la plupart des animaux, la différence a lieu pendant le jour, pour quelques-uns c’est pendant la nuit ; aussi sont-ils clairvoyants dans l’obscurité. En général, c’est plutôt la nuit qui présente la même couleur que les yeux, et l’image se produit de jour, parce que la lumière concourt à la former, et que la couleur prédominante tranche davantage sur l’autre.

28. C’est de la même manière que le toucher et le goût discernent leurs objets ; car ce qui est également chaud ou froid ne peut ni échauffer ni refroidir par son voisinage ; le doux ou l’acide ne se perçoivent pas par eux-mêmes, mais le froid par le chaud, le potable par le salé, le doux par l’acide, chacun suivant son défaut ; car tout cela préexiste en nous. De même pour l’olfaction, qui accompagne la respiration, pour l’audition dans laquelle le bruit va jusqu’à l’encéphale ; car l’os environnant est creux et le bruit y pénètre.

29. Toute sensation est accompagnée de souffrance ; ceci semble une conséquence de l’hypothèse, car le contact de tout dissemblable est pénible. Cette souffrance devient sensible par la durée ou par l’excès de la sensation, car les couleurs brillantes et les bruits excessifs sont pénibles et on ne peut pas les supporter longtemps. Les plus grands animaux ont plus de sensibilité, et en général la sensation est d’après la grandeur. Ceux qui ont des yeux grands, purs et brillants, voient les grands objets et de loin ; avec de petits yeux, c’est le contraire.

30. De même pour l’ouïe ; les grands animaux entendent les grands bruits et de loin ; les bruits moindres leur échappent ; les petits animaux entendent au contraire les petits bruits et ceux qui sont voisins. De même pour l’odorat ; l’air subtil a une odeur, car on en sent une dans l’air chauffé et raréfié. L’animal de grande taille qui respire entraîne en même temps le dilaté et le condensé, le petit animal ne respire que le dilaté ; aussi les grands animaux sentent-ils mieux. L’odeur est plus vive de près que de loin, parce qu’elle est plus dense et qu’en se dispersant elle s’affaiblit. On peut presque dire que les grands animaux ne sentent pas une odeur subtile, ni les petits une forte.

31. Attribuer la sensation aux contraires n’est pas sans raison, comme on l’a dit ; car l’altération semble provenir non pas des semblables, mais des contraires. Cependant il faudrait bien s’assurer si la sensation est une altération et si le contraire peut juger du contraire. Mais dire que la sensation est toujours accompagnée de souffrance, cela n’est d’accord ni avec l’expérience (car il y a des sensations accompagnées de plaisir, et la plupart ne le sont point de souffrance) ni avec la raison ; car la sensation est selon la nature, et rien de ce qui est selon la nature n’est forcé ni pénible ; ce serait bien plutôt agréable, et il semble bien qu’il en soit ainsi. Car nous prenons plaisir aux mêmes choses en plus grande quantité ou plus fréquentes, et nous recherchons la sensation elle-même en dehors des désirs particuliers.

32. D’autre part, puisque le plaisir et la peine sont procurés par la sensation, et que tout ce qui est naturel est, comme la science, tourné vers le meilleur, il y aurait plutôt accompagnement de plaisir que de peine. En général, si la pensée n’est pas accompagnée de souffrance, il en est de même pour la sensation ; car dans les deux cas, la raison est la même pour la même utilité. D’ailleurs il n’y a même pas de preuve que l’excès des sensations ou leur durée occasionnent de la souffrance ; il est plutôt indiqué que la sensation consisterait en une certaine proportion, un certain tempérament avec l’objet senti ; c’est peut-être pour cela que ce qui est trop faible n’est pas senti, que ce qui est trop fort est pénible et fait tort aux sens.

33. On peut juger ce qui est selon la nature d’après ce qui est contre la nature ; car l’excès est contre la nature. Or il est clair et bien reconnu que parfois certaines sensations sont pénibles, comme d’autres sont agréables ; dès lors la sensation en général n’est pas plutôt accompagnée de peine que de plaisir, mais en réalité elle est probablement indépendante de l’une et de l’autre ; sans quoi elle ne pourrait juger de son objet, pas plus que l’intelligence qui serait continuellement accompagnée de peine ou de plaisir. L’opinion d’Anaxagore, en tant qu’elle s’applique à la sensation on général, s’appuie donc sur un point de départ tout à fait insuffisant.

34. Lorsqu’il dit que les plus grands animaux sentent davantage et qu’en général la sensation suit la grandeur des organes des sens, il y a là une certaine difficulté et l’on doit se demander si les petits animaux n’ont pas au contraire plus de sensibilité que les grands ; car il semble que ne pas laisser échapper de petits objets soit le fait d’une sensation plus exacte, et en même temps il n’est pas absurde de penser que qui peut percevoir le moins puisse également percevoir le plus. D’un autre côté, il semble que, pour certaines sensations, les petits animaux soient vraiment supérieurs aux grands ; les sens de ces derniers seraient donc, par là, moins développés.

35. Si au contraire beaucoup d’objets paraissent échapper aux petits animaux, les sens des grands seraient supérieurs ; il est d’ailleurs raisonnable qu’ils l’emportent pour les sensations aussi bien que pour le tempérament de leur corps en général. Ainsi, comme on l’a dit, il peut y avoir difficulté sur le point de savoir si l’on doit s’exprimer ainsi qu’il l’a fait ; car dans un même genre la distinction n’a pas lieu suivant la grandeur, mais c’est plutôt surtout la disposition et le tempérament du corps qui importent. Quant à mettre les objets sentis en rapport avec les grandeurs, cela semble une opinion voisine de celle d’Empédocle, qui fait produire la sensation par l’adaptation aux pores. Toutefois pour l’olfaction, il y a, dans les opinions d’Anaxagore, une difficulté spéciale ; car il est dit que l’air subtil a plus d’odeur et, en même temps, il attribue l’odorat le plus fin aux animaux qui absorbent l’air dense plutôt que le dilaté.

36. Pour l’image visuelle, son opinion est une de celles qui sont généralement répandues ; le vulgaire s’explique ordinairement la vision par cette image qui se produit dans les yeux. Mais on ne réfléchit pas que les grandeurs vues ne sont pas en proportion avec les images, qu’il n’est pas possible qu’il y ait en même temps diverses images qui se contrarient, enfin que le mouvement, la distance, la grandeur sont des objets visibles, mais ne donnent pas d’image. D’ailleurs il y a des animaux chez lesquels il n’y a point d’image, comme ceux dont les yeux sont durs et ceux qui vivent dans l’eau. Bien plus, nombre d’objets inanimés devraient voir, si c’était là la raison ; car il se produit des reflets sur l’eau, le bronze et bien d’autres substances.

37. Il dit lui-même que les couleurs font image les unes sur les autres, et davantage la forte sur la faible ; il faudrait donc que l’une et l’autre fût douée de la vue, et surtout la couleur noire, ou en général, la plus faible. C’est pour cela qu’il fait l’œil de même couleur que la nuit et qu’il prend la lumière comme cause, de l’image. Cependant nous voyons la lumière directement et sans aucune image. En second lieu le noir n’a en rien moins de lumière que le blanc. Enfin, dans les autres cas, nous voyons toujours l’image se produire sur les objets les plus nets et les plus brillants et lui-même dit que les membranes des yeux sont délicates et brillantes. Le vulgaire fait même l’œil de feu, comme si les couleurs participaient surtout de cet élément. Anaxagore a donc, comme j’ai dit, suivi là-dessus une croyance commune et ancienne ; toutefois il a exposé une opinion particulière sur la perception du grand dans les organes des sens, surtout par celui de la vue ; quant aux sensations plus grossières, il ne les a point éclaircies.

38. Clidème est le seul qui ait parlé de la vue à part ; la seule raison pour que nous percevions par nos yeux est, d’après lui, qu’ils sont diaphanes ; par les oreilles, c’est que l’air qui y arrive les met en mouvement ; par les narines, c’est que nous aspirons l’air, auquel se mêlent les odeurs ; la langue sent les sucs, le chaud et le froid, parce qu’elle est spongieuse ; le reste du corps n’a aucune autre sensation que celle du chaud, de l’humide et des contraires ; les oreilles seules ne perçoivent rien par elles-même, elles transmettent simplement à l’esprit ; Anaxagore, au contraire, fait tout remonter à l’esprit.

39. Diogène a attaché à l’air les sensations aussi bien que la vie et l’intelligence ; on pourrait donc dire qu’il les attribue au semblable (car il n’y aurait, d’après lui, ni action ni état passif, si toutes choses ne provenaient pas d’un seul principe). L’olfaction serait ainsi attachée à l’air autour de l’encéphale ; car cet air est pressé et en proportion avec l’odeur ; l’encéphale, au contraire, est relâché et distendu par de petits vaisseaux, dont la disposition n’est pas en rapport avec les odeurs et n’admet pas leur mélange ; or, il est clair que s’il y a un air dont le tempérament soit proportionné, c’est bien là ce qui sent.

40. L’audition a lieu lorsque le mouvement de l’air dans les oreilles, provoqué par celui du dehors, pénètre jusqu’à l’encéphale. La vue se produit au moyen de l’image sur la pupille ; le mélange avec l’air interne amène la sensation ; comme preuve, s’il y a inflammation des veines, il n’y a pas mélange avec l’air intérieur, et l’on ne voit plus, quoiqu’il y ait toujours image. Le goût est du à ce que la langue est d’un tissu relâché et délicat. Quant au toucher, il n’a déterminé ni comment il se produit, ni à quoi il s’applique. Mais après cela il essaie de dire pourquoi et de qui les sens peuvent être plus fins.

41. L’odorat est plus subtil pour qui a le moins d’air dans la tête, car cet air se mélange plus rapidement. Ce sens est encore favorisé si l’aspiration de l’air se fait par un conduit plus long et plus étroit, car la perception se fait ainsi plus vite ; aussi certains animaux ont-ils l’odorat plus fin que ne l’a l’homme ; d’ailleurs celui-ci sent surtout lorsque l’odeur est proportionnée à l’air pour le mélange. L’ouïe est d’autant plus fine que les veines sont ténues, que le conduit auditif est court, étroit et direct, que par là-dessus l’oreille est droite et grande. En effet, c’est l’air des oreilles qui, étant mis en mouvement, meut l’air interne ; si donc le conduit est trop large, le mouvement de l’air, ne venant pas tomber sur un corps en repos, produit une résonance et un bruit inarticulé.

42. La vue est d’autant plus perçante que l’air et les veines ténues sont comme pour les autres sens, et qu’en outre l’œil est plus brillant. C’est surtout la couleur opposée qui fait image ; aussi les yeux noirs voient mieux de jour et perçoivent mieux les objets brillants ; les yeux de nuance opposée voient mieux de nuit. Une preuve que la sensation est due à l’air intérieur, qui est une petite parcelle du dieu, c’est que souvent l’attention de notre intelligence, portée sur d’autres objets, fait que nous ne voyons ni n’entendons pas.

43. Le plaisir et la peine se produisent comme suit : Quand l’air en grande quantité se mélange au sang et le rend léger, conformément à la nature et en pénétrant par tout le corps, il y a plaisir ; quand le mélange ne se fait pas selon la nature, le sang tombe, devient plus faible et plus épais, il y a peine. De même pour la confiance, la santé et leurs contraires. La langue est l’organe qui permet de mieux juger du bien-être ; mais elle est très délicate, d’un tissu relâché, toutes les veines y arrivent ; aussi fournit-elle de nombreux signes dans les maladies. Les couleurs des autres animaux y sont également marquées ; toutes ces couleurs, quelles qu’elles soient, y apparaissent. — Voilà donc comment et par quoi se produit la sensation.

44. L’intelligence, comme il a été dit, est attribuée à l’air pur et sec, car l’humidité empêche l’esprit ; aussi dans le sommeil, l’ivresse ou la réplétion, l’intelligence est plus ou moins affaiblie. Que l’humidité lui soit nuisible, il y en a une preuve dans l’infériorité intellectuelle des autres animaux, qui respirent l’air sortant de la terre et dont l’alimentation est plus humide que pour nous. Quant aux oiseaux, ils respirent un air pur, mais leur nature est semblable à celle des poissons ; leur chair est très dense et ne permet pas à l’air de circuler dans tout le corps, mais l’arrête dans la cavité interne ; aussi ils digèrent rapidement leur nourriture, mais ils sont dépourvus de raison. En dehors de la nourriture, la bouche et la langue ont une certaine influence ; car les animaux ne peuvent converser ensemble. Les plantes, n’ayant pas de cavité interne et ne laissant pas entrer l’air, sont absolument dépourvues de pensée.

45. La même cause prive les enfants de raison, car chez eux l’humide est très considérable, en sorte que l’air ne peut pénétrer dans tout le corps, mais se ramasse vers la poitrine, ce qui les rend hébétés et déraisonnables. S’ils sont colères et en général faciles à changer d’idée et à passer d’un extrême à l’autre, c’est que l’air ainsi dégagé dans leur petit corps est relativement considérable. C’est aussi là la cause de l’oubli ; l’air ne circulant pas dans tout le corps, le commerce entre les parties ne peut être entretenu ; une preuve, c’est que, quand on cherche à se rappeler, il y a embarras vers la poitrine ; dès qu’on retrouve, il y a dissipation et soulagement de la peine.

46. En voulant tout rattacher à l’air, Diogène tombe souvent dans l’invraisemblance. Ainsi il ne fait pas que la sensation et l’intelligence soient propres aux êtres animés. Car peut-être il est possible qu’un tel air avec ce tempérament et cette proportion se trouve partout et dans toutes choses ; si cela n’est pas, il aurait fallu le dire. En tout cas, il peut se trouver dans les différents sens eux-mêmes, en sorte qu’il serait possible que l’ouïe perçût les objets de la vision, ou bien que ce que nous percevons par l’odorat, quelque autre animal le perçût autrement, par suite de l’identité de tempérament de l’air ; ainsi la respiration pourrait faire sentir les odeurs dans la poitrine ; car il est admissible que parfois il y ait là proportion convenable pour elles.

47. Il est niais de dire pour la vue qu’elle se lait par l’air interne ; s’il réfute peut-être ceux qui admettent les images, il ne donne point de cause. Ensuite il attribue à la respiration et au mélange du sang avec l’air la sensation, le plaisir et l’intelligence. Mais il y a beaucoup d’animaux qui ou bien n’ont pas de sang ou bien ne respirent aucunement. Et s’il faut que la respiration pénètre par tout le corps et non pas seulement dans certaines parties (ce qui ne produit que de minces effets), rien n’empêche que par là même tous les animaux ne soient doués de mémoire et de raison... et quand même, il n’y aurait pas d’empêchement. Car l’intelligence ne réside pas dans toutes les parties du corps, par exemple dans les jambes ou les pieds, mais seulement dans certaines parties déterminées qui, pour les hommes à l’âge de raison, servent à la mémoire et à l’intellect.

48. Il est également niais de faire différer les hommes suivant qu’ils respirent plus ou moins pur, et non par leur nature, comme diffèrent les êtres animés des inanimés. Il faudrait donc que le simple changement de lieu modifiât l’intelligence, et que celle-ci fût au plus haut degré chez les habitants des lieux élevés et surtout chez les oiseaux ; car la nature de la chair est loin d’être aussi différente que la pureté de l’air. On ne peut pas approuver davantage ce qu’il dit, que les plantes ne pensent pas, parce qu’elles ne renferment pas de vide, comme si tout ce qui en renfermait devait penser. Ainsi que je l’ai dit, Diogène s’écarte donc souvent du vraisemblable en désirant tout ramener à son principe.

49. Démocrite ne détermine pas, au sujet de la sensation, si elle a lieu par les contraires ou par les semblables. S’il rend compte de la sensation par le changement, il semblerait l’expliquer par les contraires, car il n’y a pas changement du semblable par le semblable ; mais il paraît de l’opinion opposée, quand il ramène la sensation et en général le changement à l’état passif, quand il dit que cet état est impossible sans identité avec l’agent. Si donc il admet une différence des objets, l’effet n’aurait pas lieu en tant qu’il y a différence, mais en tant qu’il y a quelque chose d’identique. Ainsi on peut entendre ce qu’il dit dans les deux acceptions. Voici maintenant comment il essaie d’expliquer chaque sens.

50. La vision, d’après lui, se produit par l’image ; mais sur celle-ci il a une opinion particulière, car il ne la fait pas produire immédiatement sur la pupille, mais l’air, entre l’œil et l’objet, recevrait une conformation en se resserrant sous l’action de l’objet vu et du voyant ; car toute chose émet constamment une certaine effluve. Puis cet air, ayant ainsi pris une forme solide et une couleur différente, fait image dans les yeux humides ; car ce qui est dense ne le reçoit pas, ce qui est humide le laisse pénétrer. Aussi les yeux mous sont meilleurs pour voir que les durs ; il faut que la tunique extérieure soit aussi mince et aussi résistante que possible, que l’intérieur de l’œil soit très mou, sans chair serrée et dense, même sans liquides épais et gras, qu’enfin les veines dans les yeux soient droites et vides de façon à prendre une forme semblable à l’effigie ; car chaque chose est surtout connue par les pareilles.

51. Tout d’abord cette effigie dans l’air est une invention absurde ; car ce qui est ainsi formé par empreinte doit posséder une certaine densité et ne pas « s’émietter », comme il le dit lui-même, en comparant une telle effigie à celles que reçoit la cire. Puis il est encore plus possible que l’effigie se produise dans l’eau, d’autant que celle-ci est plus dense ; cependant, tout au contraire, on y voit moins. Et si, en général, il admet une effluve de la forme, comme quand il traite des εἵδη, pourquoi cette effigie ? Les idoles seules peuvent faire image.

52. Mais concédons-lui que l’air pressé et condensé reçoive une empreinte comme la cire, comment et de quelle façon l’image peut-elle se produire ? Il est clair que, comme partout ailleurs, l’empreinte sera de face avec l’objet. S’il en est ainsi, il est impossible qu’il y ait une image en sens contraire sans retournement de l’empreinte. Il faudrait montrer comment et par quoi cela se fait ; car autrement la vision est impossible. D’autre part, lorsqu’on voit plusieurs objets dans le même endroit, comment, dans le même air, peut-il y avoir diverses empreintes, et encore comment peut-on se voir réciproquement ? Les empreintes doivent se rencontrer l’une l’autre, chacune étant de face avec l’objet dont elle émane. Ceci mériterait une recherche.

53. En outre, pourquoi chacun ne se voit-il pas lui-même ? Ses empreintes devraient paraître sur ses propres yeux aussi bien que sur les voisins, surtout si elles sont immédiatement de face et s’il se passe la même chose que pour l’écho ; car il dit que la voix se réfléchit vers celui même qui parle. En général cette effigie dans l’air est absurde. Car il faudrait que tous les corps en produisissent avec des changements continuels, ce qui empêcherait la vision et n’est d’ailleurs pas vraisemblable. Si d’ailleurs l’effigie persiste quand les corps ne sont plus visibles ni voisins, on devrait continuer à les voir, sinon de nuit, au moins de jour. Et même il est au moins aussi vraisemblable que les empreintes persistent la nuit, où l’air est plus froid.

54. Mais peut-être le soleil fait-il image, comme s’il portait la lumière vers l’œil, à ce que Démocrite semble vouloir dire ; car il est absurde de penser que le soleil repoussant et chassant l’air le condense, comme il dit ; il est plus naturel qu’il le disperse. Il est également absurde de faire participer à la vision non seulement l’œil, mais encore le reste du corps ; car il dit qu’il faut que l’œil aie de la vacuité et de l’humidité, afin qu’il puisse mieux recevoir et transmettre au reste du corps. Il est irrationnel de dire que les choses pareilles se voient surtout et de faire produire l’image par les couleurs différentes comme si les semblables ne pouvaient le faire. Enfin il a essayé de dire comment on voit les grandeurs et les intervalles, mais il n’y est point parvenu ; ainsi, parlant de la vision en particulier et voulant expliquer certains points, il en a laissé davantage à chercher.

55. Quant à l’audition, il en parle de la même façon que les autres. L’air tombant dans le vide produirait un mouvement ; si d’ailleurs il peut pénétrer de même dans tout le corps, il entre surtout et en plus grande quantité dans les oreilles, là où il y a le plus de vide, et il traverse sans séjourner. Aussi la sensation a-t-elle lieu là et non dans le reste du corps. Une fois dedans, sa vitesse le fait se dissiper, car le son résulte d’un air condensé et entrant avec force. La sensation interne se fait comme, à l’extérieur, celle du toucher.

56. Pour que l’ouïe soit bien fine, il faut que la tunique extérieure soit serrée, les petites veines vides et autant que possible sans liquide et bien percées tant dans le reste du corps qu’à la tête et vers les oreilles, que les os soient épais, l’encéphale bien tempéré et ce qui l’environne aussi sec que possible ; car de la sorte le son pénètre en masse, comme trouvant un vide considérable, sans liquide et bien percé, et il se dissipe rapidement et également dans le corps sans être rejeté au dehors.

57. L’obscurité de la détermination lui est commune avec les autres. Mais il a en particulier d’absurde cette opinion que le bruit pénètre par tout le corps, que, quand il est entré par l’ouïe, il se répand partout, comme si la sensation appartenait à tout le corps, et non à l’ouïe seulement. Quand le corps d’ailleurs éprouverait quelque effet en même temps que l’ouïe, ce ne serait pas une raison pour qu’il sente ; car il éprouve toujours quelque chose en commun, non seulement avec les autres sensations, mais même avec l’âme. Voilà comment Démocrite explique la vision et l’audition ; pour les autres sens, il suit à peu près l’opinion la plus répandue.

58. Quant à la pensée, il en dit seulement qu’elle se produit lorsque l’âme se trouve dans un tempérament proportionné ; si quelqu’un devient plus chaud ou plus froid, il y a changement de pensée. Les anciens ont dès lors soupçonné justement ce que c’était que d’ἁλλοφρονεἵν (avoir des pensées différentes). Il est clair par là qu’il attribue la pensée au tempérament du corps et que, suivant son langage, c’est le corps qui fait l’âme. Voilà à peu près sur la sensation et la pensée toutes les opinions que l’on rencontre chez les auteurs qui nous ont précédés.

59. Quant aux objets sensibles, à leur nature et à leurs qualités spéciales, on a généralement négligé d’envisager la question. On parle bien de ce qui tombe sous le toucher, comme le lourd et le léger, le chaud et le froid ; on dit, par exemple, que ce qui est dilaté et subtil est chaud, ce qui est dense et grossier est froid ; c’est la distinction que fait Anaxagore entre l’air et l’éther. On détermine aussi le lourd et le léger à peu près par les mêmes attributs et par leurs tendances en haut ou en bas ; on ajoute que le son est un mouvement de l’air, l’odeur une certaine effluve. Empédocle a aussi parlé des couleurs, a dit que le blanc tenait du feu et le noir de l’eau ; les autres n’ont guère fait qu’avancer que le blanc et le noir sont les principes et que les autres couleurs résultent du mélange de celles-là ; ce sont même les seules dont Anaxagore ait parlé.

60. Démocrite et Platon sont ceux qui ont le plus approfondi la question ; ils ont donné des déterminations particulières ; le dernier toutefois ne prive pas les objets sensibles de leur nature, Démocrite au contraire ne reconnaît que des affections des sens. Lequel a raison, il ne s’agit pas de le discuter ; essayons seulement d’exposer jusqu’à quel point chacun d’eux s’est avancé et quelles déterminations il a données ; mais d’abord indiquons leur procédé on général. Démocrite ne parle pas de même pour tout, mais il attribue certains effets aux grandeurs, d’autres aux formes, quelques-uns à l’ordre et à la situation. Platon rapporte presque tout aux affections et à la sensibilité.

61. Ainsi chacun d’eux semble se mettre en contradiction avec sa propre hypothèse ; car l’un, qui attribue la réalité aux affections de la sensibilité, fait des distinctions de natures, l’autre qui attribue la réalité aux propriétés des substances, les rapporte aux affections de la sensibilité. — Démocrite distingue le lourd et le léger d’après la grandeur. Car, s’ils étaient absolument séparés, quelle que fût la différence des formes, la grandeur déterminerait l’effet par l’apport à la balance. Quant aux corps mélangés, le plus léger est ce qui renferme le plus de vide, le plus lourd ce qui en a le moins. Du moins, c’est ce qu’il a dit pour certains corps.

62. Pour d’autres, il dit simplement que le léger, c’est le subtil. Pour le dur et le mou, c’est à peu près la même chose : car le dur, c’est le serré, le mou c’est le relâché, il y a plus et moins et tout en proportion. Cependant il y a une certaine différence dans la position et la répartition des vides entre le dur et le mou, d’une part, le lourd et le léger, de l’autre. Aussi le fer est plus dur et le plomb plus lourd ; c’est que la texture du fer est inégale, qu’il renferme des vides fréquents et considérables, tandis que par places il est très serré ; mais en somme il a plus de vides que le plomb. La texture de celui-ci est au contraire égale et uniforme partout, ce qui fait qu’il est plus mou que le fer, tout en étant plus lourd.

63. Voilà donc les déterminations relatives au lourd et au léger, au dur et au mou. Quant aux autres qualités sensibles, elles ne correspondent nullement à la nature, ce ne sont que des affections de la sensation qui change, comme dès lors la représentation (φαντασία). Ainsi il n’y a pas de froid ou de chaud par nature, il n’y a que des effets de figures se transformant et de changement survenant en nous ; car tout ce qui est en masse agit sur chacun, ce qui est dispersé dans un large espace est insensible. La preuve que tout cela n’est pas par nature, c’est que tous les animaux le ressentent différemment ; ainsi ce qui pour nous est doux sera amer pour d’autres, acide pour ceux-ci, acre ou astringent pour ceux-là, etc.

64. D’autre part, le tempérament change avec les accidents et avec l’âge, et par là il est clair que c’est la disposition qui cause la représentation. Voilà ce qu’il faut admettre en général pour les objets sensibles. — Cependant il en attribue, avec d’autres choses, les effets aux figures, sauf qu’il ne donne pas les formes pour tout ; il ne s’attache guère qu’à les déterminer pour les saveurs et les couleurs, surtout en les rapportant à la représentation pour nous.

65. Ainsi l’acide est d’après lui d’une forme anguleuse, à coudes nombreux, petit et subtil ; grâce à sa mobilité, il se répand rapidement partout, tandis que l’âpreté due aux angles contracte et resserre, en sorte que des vides se produisent et que le corps s’échauffe ; car c’est ce qui a le plus de vide qui s’échauffe le mieux. — Le doux est au contraire composé de figures arrondies qui ne sont pas trop petites, en sorte qu’elles se répandent facilement dans tout le corps, sans violence, mais en circulant lentement ; il produit des troubles parce qu’il s’insinue dans des parties qu’il délaie et dérange de leur place ; tout ce liquide ainsi mis en mouvement va couler dans les intestins, là où il trouve le plus de vide et le passage le plus facile.

66. L’astringent est composé de grandes figures très anguleuses et aussi peu arrondies que possible ; quand celles-ci pénètrent dans le corps, elles obstruent les petites veines, les aveuglent, les empêchent de couler, ce qui arrête le cours de ventre. L’amer est constitué de petits globules lisses, dont toutefois le contour présente des inflexions, ce qui le rend visqueux et collant. Le salé est formé de grandes figures qui ne sont pas arrondies, dont quelques-unes même sont scalènes, et qui n’ont pas non plus beaucoup d’inflexions (par scalènes, il entend des figures qui s’accrochent et s’entrelacent réciproquement) ; elles sont grandes, puisque le liquide salé reste à la surface ; si elles étaient petites, sous le choc des particules ambiantes, elles pénétreraient dans tout le corps ; elles ne sont pas arrondies, parce que le sel a des aspérités, que l’arrondi est lisse ; elles ne sont pas toutes scalènes, sans quoi le sel pourrait se pétrir, tandis qu’il est friable.

67. Le brûlant est petit, arrondi, avec des angles et sans scalène ; les aspérités dues aux angles font qu’il échauffe et perce au travers du corps ; car c’est là le propre de l’anguleux. Le gras est petit, arrondi et sans angles. — Il ramène de même les autres propriétés particulières aux figures. Mais, dit-il, de toutes les figures, il n’y en a point qui se trouve pure, sans mélange avec d’autres ; chaque substance, au contraire, en contient de toutes sortes, et a en même temps du lisse, du raboteux, du rond, du piquant, etc. Ce qui domine produit l’effet décisif pour la sensation et la propriété. Il y a d’ailleurs de grandes différences suivant la disposition du corps où pénètrent les substances. Aussi la même peut produire parfois des effets contraires, et des substances contraires peuvent produire le même effet.

68. Voilà ses déterminations sur les saveurs. En premier lien, il ne parait pas raisonnable de ne point rendre raison de tout d’une même façon, mais d’expliquer le lourd, le léger, le mon et le dur par la grandeur, la petitesse, le degré de resserrement ou de relâchement, d’attribuer au contraire aux figures le chaud, le froid et le reste. D’autre part, il fait du lourd, du léger, du dur et du mou des natures en soi (car la grandeur, la petitesse, le degré de resserrement ou de relâchement ne sont point relatifs à autre chose) ; il prétend au contraire que le chaud, le froid et le reste se rapportent à la sensation, et il le répète souvent ; pourquoi donc assigner à telle saveur une figure sphérique ?

69. C’est la plus grande contradiction, qui se présente d’ailleurs dans tous les cas, que de faire des saveurs des affections des sens et en même temps d’en déterminer les figures, tout en disant que la même substance paraît aux uns amère, aux autres douce, aux autres différente. Il est impossible que la figure soit une affection et qu’elle ne soit pas toujours la même, mais soit sphérique pour les uns, différente pour les autres. Il est également impossible, si la même saveur est douce pour l’un, amère pour l’autre, que les formes changent suivant nos dispositions. En un mot, la figure est en soi, le doux et en général ce qui est senti se rapporte à un autre et appartient à un autre sujet, comme il le dit. Mais il est absurde de demander que l’apparence soit la même pour tous ceux qui sentent la même chose, puis d’en prouver la vérité, et après cela de venir dire que les apparences diffèrent pour ceux qui sont différemment disposés, et que ni les uns ni les autres ne sont plus près de la vérité.

70. Il serait raisonnable que le meilleur l’emportât à cet égard sur le pire et le sain sur le malade ; car c’est plus conforme à la nature. — D’autre part, s’il n’y a pas de nature pour les objets sensibles, parce qu’ils ne paraissent pas les mêmes à tous, il n’y en a pas davantage pour les animaux ni pour les autres corps ; l’opinion là-dessus n’est pas davantage universelle. Mais si le doux et l’amer ne sont pas perçus par tous de la même façon, la nature de l’amer et du doux n’en parait pas moins la même à tous, ce que Démocrite lui-même semble témoigner. Car comment ce qui est amer pour nous serait-il doux ou astringent pour d’autres, s’il n’y a pas pour toutes ces saveurs quelque nature déterminée ?

71. C’est ce qu’il reconnaît encore plus clairement quand il dit que chaque saveur devient et est en vérité, et en particulier que pour l’amer nous avons « le lot de l’intelligence ». Ainsi par là il semble contradictoire de ne pas admettre une certaine nature des objets sensibles, et là-dessus, comme on l’a dit plus haut, d’attribuer une figure à la chaleur ou au reste, tout en disant que ce n’est pas là une nature ; il n’y en a pas du tout ou il y en a pour ces objets, puisque les conditions sont les mêmes. — D’un autre côté, le chaud et le froid, qu’on prend comme principes, devraient avoir une certaine nature, et s’ils en ont une, le reste en a aussi. Cependant, quand il détermine le lourd et le léger suivant les grandeurs, il faut que tout en général ait la même tendance au mouvement, comme s’il n’y avait qu’une seule matière et une nature unique.

72. Mais là-dessus, il semble suivre ceux qui font produire la pensée par le changement, ce qui est une opinion très vieille. Car tous les anciens, poètes et sages, rendent compte de la pensée par la disposition. — Quant aux saveurs, il attribue à chacune une figure qu’il met en rapport avec sa puissance affective ; il aurait dû tenir compte non seulement de cela, mais aussi des organes des sens, en tout cas et puisque ce sont eux qui sont affectés. Car le sphérique ou toute autre figure ne peut avoir toujours la même puissance ; il fallait distinguer, pour le sujet, s’il est constitué de figures semblables ou dissemblables, et comment se produit le changement dans la sensation ; il fallait enfin, là-dessus, expliquer aussi bien tout ce qui concerne le toucher que ce qui regarde le goût. Il y a en effet pour les objets du tact une différence avec les saveurs, qu’il fallait faire ressortir, ou tout au moins il y a là une question omise qui pouvait être traitée.

73. Quant aux couleurs, il en reconnaît quatre simples : d’abord le blanc qui pour lui est le lisse. Car tout ce qui n’a pas des aspérités faisant ombre, et n’est pas d’ailleurs difficile à pénétrer, tout cela est brillant ; il faut au reste que les choses brillantes présentent des pores droits et soient transparentes. Les corps blancs qui sont durs se trouvent composés de pareilles figures, par exemple ce qui garnit intérieurement les coquillages ; de la sorte il n’y a pas d’ombre, les pores sont droits et le corps est bien cassant. Ceux au contraire qui sont friables et s’émiettent facilement sont constitués par des corps arrondis, mais disposés obliquement l’un sur l’autre par couples de deux, en sorte que l’ordonnance soit partout aussi semblable que possible. Dans ces conditions, il y a fragilité, parce que l’union des particules n’a lieu que sur une petite surface ; l’émiettement est facile, parce que la disposition est partout similaire ; il n’y a pas d’ombre, les figures étant lisses et plates. Un corps peut enfin être plus blanc qu’un autre parce que les figures indiquées seront plus exactes, moins mélangées d’autres, et que l’ordonnance et la disposition seront davantage celles qui ont été spécifiées.

74. Voilà pour les figures du blanc. Le noir est composé des contraires, raboteuses, scalènes, inégales ; car de la sorte il se produit des ombres et les pores ne sont pas droits et facilement pénétrantes. D’autre part les effluves seront lentes et troubles ; la manière d’être des effluves a en effet son importance pour la représentation, qui change par suite de l’immixtion de l’air.

75. Le rouge est constitué des mêmes figures que le chaud, seulement plus grandes, et, si avec les mêmes figures il y a de plus grands assemblages, le rouge est plus intense. Un signe que le rouge est ainsi composé, c’est que la chaleur nous fait rougir, comme aussi tous les corps en ignition, avant qu’ils n’arrivent à l’incandescence. Les grandes figures donnent un rouge plus vif comme pour la flamme et le charbon des bois verts comparés aux secs, pour le fer et les autres substances en ignition ; car le plus brillant est ce qui a le plus de feu et le feu le plus subtil ; le plus rouge est ce dont le feu est plus épais et en moindre quantité. Aussi le plus rouge est moins chaud ; car le subtil est chaud. — Quant au vert, il est constitué par du plein et du vide disposés et ordonnés à la surface en grandes figures semblables (?).

76. Telles seraient les figures des couleurs simples, chacune étant d’ailleurs d’autant plus pure qu’elle est formée de particules moins mélangées. Les autres couleurs résultent de la combinaison des simples ; ainsi celles de l’or, du bronze et autres semblables sont mélangées de blanc et de rouge ; car l’éclat provient du blanc et la nuance du rouge, qui pour le mélange tombe dans les vides du blanc. En y ajoutant du vert, on a la plus belle couleur, mais il faut que les assemblages de vert soient petits ; car de grands ne pourraient s’accorder avec une telle combinaison du blanc et du rouge ; les nuances varient d’ailleurs suivant les différentes proportions.

77. Le violet est formé de blanc, de noir et de rouge, mais le rouge domine, le noir est encore en grande quantité, le blanc en proportion médiocre, ce qui produit une sensation agréable. La présence du rouge et du noir est évidente à l’œil, celle du blanc est trahie par l’éclat et la transparence, qui en sont les effets. Le bleu de guède (ἵσατις) est mélangé de vert et de noir en proportion plus forte ; le vert poireau (πράσινον) de violet et de bleu de guède ou de vert et d’une nuance tirant sur le violet ; c’est le cas du vert-de-gris, qui participe au brillant. L’azur (κυανοῦν) est formé de bleu de guède et d’igné, en figures arrondies et en flèches, en sorte que l’étincelant coexiste avec le noir.

78. La couleur de noix verte (καρύινον) est mélangée de vert et d’azur. En y ajoutant du blanc (?) on a la couleur de feu, car la disparition des ombres entraîne celle de la teinte sombre. L’addition de rouge et de blanc rend de même le vert tendre et clair ; c’est pourquoi les plantes sont d’abord vertes avant de se faner à la chaleur. Voilà les couleurs qu’il énumère, en ajoutant que les nuances sont innombrables comme les saveurs, suivant les mélanges et selon qu’on enlève ceci, qu’on ajoute cela, qu’on met moins de l’un, plus de l’autre. Car il n’y aura jamais similitude d’une combinaison à l’autre.

79. En premier lieu, il y a là quelque difficulté dans le nombre des couleurs primordiales ; car d’ordinaire on ne reconnaît comme simples que le blanc et le noir. En second lieu, on combattra la distinction de deux sortes de blanc, l’un pour les corps durs, l’autre pour les friables. S’il y a quelque raison à assigner des causes différentes lorsque les corps diffèrent au toucher, la cause ne devrait pas être cherchée dans la figure, mais plutôt dans la disposition ; car il est possible que des corps arrondis et en général quelconques fassent ombre les uns sur les autres. La preuve est que lui-même le croit pour les corps lisses qui paraissent noirs, ce qu’il attribue à leur constitution, ordonnée comme celle du noir. Inversement, pour les corps blancs qui ont des aspérités, il les forme de grandes figures à liaisons non arrondies, mais en lignes brisées et découpées comme un escalier ou comme les ouvrages avancés devant les remparts ; car de cette façon il peut ne pas y avoir d’ombre et il n’y a pas d’empêchement pour le brillant.

80. D’autre part, comment dit-il que chez quelques animaux le blanc devient noir, quand ils sont disposés de façon qu’il y ait ombre portée ? — Mais en général il semble plutôt exposer la nature du diaphane et du brillant que du blanc. Car la transparence et l’existence de pores continus appartient au diaphane. D’autre part, dire que pour les corps blancs les pores sent directement continus, que pour les noirs ils ne se suivent pas, est à entendre comme s’il y avait une substance qui y pénètre ; il dit au contraire que l’on voit par suite d’une effluve et d’une image dans l’œil. S’il en est ainsi, qu’importe-t-il que les pores se suivent directement ou non ? Il n’est pas d’ailleurs facile d’admettre qu’il y ait en quelque sorte une effluve partant du vide ; c’est un point qu’il eût fallu expliquer, puisqu’il semble constituer le blanc par la lumière ou par quelque autre chose.

81. Il n’est pas plus facile de comprendre comment il explique le noir ; car l’ombre est quelque chose de noir et un obstacle au blanc. Le blanc serait donc d’une nature antérieure. En même temps il ne met pas simplement en jeu l’ombre portée, mais aussi la grossièreté de l’air et de l’effluve entrant dans l’œil, ainsi que le trouble de celui-ci ; mais cela arrive-t-il par suite du défaut de transparence ou par quelque autre chose et dans quelles circonstances, il ne l’explique pas.

82. Il est absurde de ne pas indiquer de forme pour le vert, mais de le constituer seulement de vide et de plein. Car cela est commun à toutes les couleurs et a lieu avec toutes les figures. Il fallait comme pour les autres indiquer quelque particularité, et si le vert est contraire au rouge, comme le noir l’est au blanc, donner la forme opposée ; mais s’il n’est pas contraire, on doit s’étonner qu’il admette des principes non contraires, ce qu’il semble faire en général. Il fallait surtout préciser quelles sont les couleurs simples et pourquoi les unes sont composées, les autres non ; car les plus grandes difficultés sont relatives aux principes. Mais c’est peut-être là une question bien complexe ; si l’on pouvait déterminer les saveurs simples, on pourrait en dire davantage là-dessus. Quant aux odeurs, il a omis de déterminer quelque chose, si ce n’est que, d’après lui, l’odeur est produite par le subtil émanant en effluve des corps lourds. Mais il n’a pas ajouté ce qui peut-être est le plus important, à savoir quelle est la nature de ce qui subit ainsi une action. En somme, Démocrite laisse ainsi de côté diverses questions.

83. Platon définit le chaud ce qui désagrège par l’acuité des angles ; le froid proviendrait des moindres particules qui poussent les plus grandes en cercle, alors que, dégagées par l’humidité, elles ne peuvent pénétrer ; cette lutte occasionnerait un tremblement et ce qu’on appelle le frisson du froid. Le dur est ce à quoi cède la chair, le mou, ce qui cède à la chair ; l’effet réciproque permet d’en juger ; ce qui cède est d’ailleurs ce qui a la moindre base. Le lourd et le léger ne doivent pas être déterminés par le haut ou le bas, car il n’y a pas de nature de ce genre ; mais le léger est ce qui est facilement tiré hors de son lieu naturel, le lourd ce qui ne l’est que difficilement. Pour l’âpre et le lisse, il les laisse de côté comme n’offrant aucune obscurité et il n’en parle point.

84. L’agréable ou le désagréable est un effet de masse conforme à la nature ou au contraire violent et contre nature ; l’intermédiaire est, en proportion, plus ou moins indifférent. Aussi la vue ne produit ni peine ni plaisir pour dilatation ou contraction qui ait lieu. Quant aux saveurs, en parlant de l’eau, il discerne quatre sortes de celle-ci comme liquides, vin, suc, huile, miel, et en parlant des affections, il ajoute la saveur des terres ; celles qui contractent et resserrent les pores, suivant qu’il y a plus ou moins d’aspérités, sont astringentes ou seulement âpres ; ce qui nettoie et débarrasse les pores, est salé ; ce qui produit cet effet avec force et en dissolvant, est amer ; ce qui échauffe, monte à la tête et dilate, est brûlant ; ce qui produit des mélanges par agitation, est acide ; enfin ce qui, uni à l’humidité de la langue, devient propre à ramener à l’état naturel, aussi bien par relâchement que par contraction, est doux.

85. Les odeurs n’ont point d’espèces ; on ne les distingue qu’en tant qu’agréables ou non. L’odeur est plus subtile que l’eau, mais plus grossière que l’air ; la preuve est que, si l’on respire avec les narines bouchées, on peut faire entrer l’air sans odeur ; c’est un corps invisible analogue à la fumée et au brouillard, qui sont : la fumée, passage d’eau en air ; le brouillard, passage d’air en eau. — Le son est un choc de l’air sur l’encéphale et le sang jusqu’à l’âme ; il est aigu ou grave, suivant que le mouvement est rapide ou lent ; les consonances ont lieu quand le commencement du mouvement lent est pareil à la fin du rapide.

86. La couleur est une flamme qui s’élève des corps, avec des particules en proportion avec les yeux ; le blanc est ce qui dilate, le noir ce qui contracte ; ce qui répond au chaud et au froid pour la chair, à l’astringent et au brûlant pour la langue. Le brillant est le blanc igné, les autres couleurs proviennent de celles-là ; mais d’après quels rapports, celui qui le saurait n’aurait pas à parler de ce dont nous ne pouvons rendre une raison probable ou nécessaire ; et si on ne réussit pas à reproduire les couleurs en tâtonnant, il n’y a là rien d’étrange, leur production n’en est pas moins possible au Dieu. Voilà à peu près ce qu’il a dit et les déterminations qu’il a données.

87. Mais il y a aussi là bien des étrangetés : d’abord ne pas tout expliquer de la même manière, pas même tout ce qui rentre dans le même genre. Ainsi, ayant déterminé la figure pour le chaud, il ne le fait pas pour le froid. En second lieu, si le mou est ce qui cède, il est clair que l’eau, l’air, le feu sont mous ; quand il dit que ce qui cède est ce qui a le moins de base, c’est dire que ce qui est le plus mou, c’est le feu. Mais il ne semble pas qu’il faille reconnaître comme mou aucun de ces corps, et, en thèse générale, le mou n’est pas ce qui déplace sous l’effort, mais ce qui cède en profondeur sans déplacement en un autre sens.

88. Quant à sa définition du lourd et du léger, elle n’est pas générale, mais s’applique aux corps de la nature de la terre ; car il semble bien qu’en effet, pour ces corps, le lourd et le léger se distinguent suivant qu’ils sont difficiles ou faciles à amener en un lieu différent ; mais la légèreté de l’air et du feu se rapporte au contraire à leur mouvement vers leurs lieux propres. Aussi, pour des corps composés de parties de même nature, ne peut-on dire que le lourd est ce qui en a le plus, le léger ce qui en a le moins ; car le feu est d’autant plus léger qu’il est en plus grande quantité. Mais en assignant le haut comme place au feu, on peut mettre d’accord ces deux distinctions, dont autrement aucune n’est valable. De même pour la terre ; car la plus grande quantité tombera plus vite d’en haut jusqu’ici. Ainsi, on ne doit pas dire que la terre et le feu soient absolument l’une lourde, l’autre léger, mais chacun de ces deux éléments est tel par rapport à son lieu ; le terrestre ne se comportera pas de même là-haut et ici-bas, mais inversement ; ici-bas, le plus léger est ce qui a le moins d’éléments homogènes ; là-haut, c’est ce qui en a le plus.

89. Tout cela provient de ce qu’il n’a pas défini le léger et le lourd en général, mais en tant que terrestre. — Quant aux liquides, dont il reconnaît quatre différentes sortes, il ne dit point la nature de chacune, il ne fait connaître que les effets des saveurs. Car, que l’astringent ou le styptique resserre les pores, que le salé les nettoie, cela est l’effet sur nous ; de même pour les autres. Mais nous cherchons plutôt l’essence, la raison de l’action qui produit ces effets que nous voyons.

90. On peut discuter si les odeurs peuvent être distinguées par espèces ; elles diffèrent, comme les saveurs, par la nature des sensations de plaisir ou de peine qu’elles procurent, et il semble qu’il en est de même pour toutes choses. Que d’ailleurs l’odeur soit une effluve qu’on respire avec l’air, c’est ce dont on est à peu près d’accord. Mais son assimilation à la fumée ou au brouillard n’est pas exacte. Platon lui-même parait le reconnaître quand il dit que la fumée est un passage de l’eau à l’air, le brouillard un passage de l’air à l’eau ; il semble d’ailleurs que pour le brouillard ce soit le contraire, puisque la pluie cesse quand arrive le brouillard.

91. L’explication du son est particulièrement défectueuse ; car elle ne s’applique pas à tous les animaux et d’autre part, quoiqu’il veuille donner la cause de la sensation, il ne le fait point. Il ne semble avoir défini ni le bruit ni le son, mais seulement notre sensation. — Quant aux couleurs, il en parle à peu près comme Empédocle ; des particules en proportion avec les yeux ou qui s’adaptent à leurs pores, c’est une même chose. Mais il est étrange de n’expliquer ainsi que cette seule sensation, aussi bien que d’appeler en général la couleur une flamme ; s’il y a quelque analogie pour le blanc, le noir parait plutôt tout le contraire. Quant aux autres couleurs, les reconnaître comme mélangées, mais en même temps ne pas permettre de les expliquer causalement, cela mériterait quelques développements convaincants.