Pour l’histoire de la science hellène/6

Felix Alcan (Collection historique des grands philosophes) (p. 146-167).




CHAPITRE VI

ANAXIMÈNE

I. — Le Concept du continu.


1. Qu’Anaximène ait ou non connu personnellement Anaximandre, ce que l’état de la chronologie ne permet pas de décider, il s’est certainement inspiré de l’œuvre de son compatriote ; s’il en a singulièrement modifié le système, au moins il a conservé les traits les plus généraux : l’unité de la matière, l’éternité du mouvement révolutif, la succession indéfinie des mondes qui ne s’organisent que pour périr ensuite. Enfin, en déterminant la forme primordiale de la matière comme étant celle de l’air, il lui a conservé l’épithète d’ « indéfinie » (ἂπειρον), par laquelle Anaximandre l’avait désignée.

Nous avons donc à nous demander quel sens le troisième Milésien attachait à cette expression ; il ne semble pas en effet qu’il ait pu l’employer dans la même acception que son précurseur, si cette acception est bien celle que nous avons été amenés à reconnaître.

Il ne s’agit pas de savoir comment cet attribut était entendu par Aristote et Théophraste, comment il l’a été dès lors par les doxographes. À cet égard, il n’y a pas de doutes ; pour les maîtres du Lycée, l’infini d’Anaximandre, c’est l’absolument illimité dans l’espace. Mais nous avons tout autant de motifs de récuser ce témoignage pour Anaximène que pour son précurseur, puisque l’un admet, tout aussi bien que l’autre, la révolution générale diurne, inconciliable avec la notion de l’infinitude de la matière.

À la vérité, Éd. Zeller (I, p. 247, note 2) soutient contre Teichmüller que l’éternel mouvement de l’air dont parlent les textes et qui serait l’origine de la genèse et de la destruction des choses, ne peut être la révolution diurne, et il se le représente plutôt comme un mouvement de va-et-vient. Mais sa raison décisive est précisément qu’il considère, lui aussi, la matière d’Anaximène comme illimitée ; or c’est ce que nous mettons en question.

S’il n’y a pas de texte absolument probant pour la thèse de Teichmüller, il est hors de conteste qu’Anaximène croyait à la réalité de la révolution diurne, puisqu’il considérait le ciel comme une voûte solide à laquelle les étoiles étaient attachées (9). Que dès lors il crût cette révolution éternelle, c’est de toute probabilité ; car c’était déjà l’opinion d’Anaximandre, et s’il l’avait rejetée, il lui eût fallu expliquer l’origine de cette révolution. Enfin, quoi qu’en dise Zeller, le texte d’Aristote (De cœlo, II, 43, p. 295 a) n’est certes pas insignifiant.

Le Stagirite dit que tous ceux qui font naître le ciel font arriver la terre au centre par l’effet de la révolution. Il n’en résulte certainement pas que celle-ci préexistât, pour ces physiologues, à la formation de la terre. Mais le nœud de la question n’est pas là.

Si Anaximène admettait et la révolution comme actuelle et l’infinitude de la matière, que faisait-il de l’air au delà de la sphère céleste ? Une substance inerte ? C’est en contradiction formelle avec les textes ; s’il lui attribuait un mouvement, il ne pouvait le regarder comme ayant quelque influence sur notre monde ; il n’eût pu s’en servir que pour constituer une infinité d’autres mondes semblables, comme dans la doctrine des atomistes, dont on ne peut pourtant pas le regarder comme le précurseur à cet égard.

Que d’ailleurs, dans le passage cité d’Aristote, les deux physiologues milésiens soient particulièrement visés, et qu’ainsi la prépondérance attribuée par eux au phénomène de la révolution diurne soit bien constatée, cela ne peut être sérieusement mis en doute. Zeller soutient bien que le mot tous ne peut être tellement pris à la lettre qu’on l’applique individuellement à tous les philosophes qui ont admis une naissance du monde. Encore devrait-il spécifier de qui, à son avis, veut parler Aristote. Il est clair que celui-ci désigne seulement les physiciens qui ont cherché à expliquer mécaniquement l’origine du ciel et que par là les pythagoriens, Héraclite et Platon se trouvent naturellement exclus. Il est donc inutile de les citer pour essayer d’exclure aussi Anaximène.


2. Ainsi, pour ce dernier, la doctrine de l’infinitude de la matière eût présenté les mêmes difficultés que pour Anaximandre. Avons-nous cependant quelque motif spécial de la lui attribuer ? L’abandon de l’explication proposée par Anaximandre pour l’immobilité de la terre au centre du monde pourrait être invoqué. Mais celle qu’admet Anaximène dérive immédiatement de la façon dont il se représente les astres errants, plats, et entraînés comme des feuilles par le tourbillon général (10). S’il les fait ainsi flotter dans l’air, avec des disques obscurs de nature terreuse, il est tout naturel qu’il fasse aussi supporter la terre de la même façon, en la supposant, pour cela, plate comme une table (rectangulaire ?).

Je ne crois pas davantage, avec Zeller (I, p. 246), qu’Anaximène exprime son opinion sur l’infinitude de la matière, dans un passage de doxographe où le texte du physiologue paraît avoir été conservé assez fidèlement (7). La comparaison du monde et de l’air, d’un côté, avec notre corps et notre âme, de l’autre, prouverait plutôt que, si Anaximène limitait l’univers à une voûte solide, il ne sentait point la nécessité d’étendre au delà et sans limites l’air qui le pénètre tout entier et en enveloppe toutes les parties. Le texte n’a pas un autre sens. Le seul argument qui ait quelque gravité est celui que j’ai posé, au début de ce chapitre, sous forme de question. Anaximène ayant spécifié comme air la matière indéterminée de son précurseur, et le terme ἄπειρον étant devenu chez lui l’attribut d’une substance particulière, on est naturellement tenté de conclure à un changement dans l’acception de ce terme.

Mais si l’on se rend bien compte que les deux Milésiens croient en fait à l’unité de la matière sous toutes ses formes, que le second n’a fait que préciser pour l’imagination la doctrine du premier à cet égard, sans avoir nullement, au point de vue philosophique, rétrogradé d’un concept abstrait à un autre plus concret, la difficulté soulevée diminue et elle me semble enfin disparaître devant un texte (3) où l’opinion d’Anaximène me semble moins défigurée qu’ailleurs, et où il est spécifié que c’est en genre (τῷ γένει) que l’air est qualifié d’ἄπειρος.

Quoique ce passage dérive plus ou moins directement des écrits de Théophraste, quoique ce dernier ait certainement entendu l’« infini » d’Anaximène suivant la grandeur (μεγέθει), on ne peut avoir le droit d’apporter cette correction au texte : or, il nous conduit à identifier à peu près complètement le sens du mot « infini » chez les deux premiers Milésiens ; si, appliqué au temps, il pourrait signifier réellement l’infinitude, dans l’espace il ne représente que l’indétermination.

On ne peut qu’être confirmé dans cette manière de voir par l’examen du texte des Philosophumena (2, 2), c’est-à-dire celui où l’extrait des doctrines d’Anaximène fait par Théophraste a été conservé avec le plus de développements. Après avoir dit que, suivant le Milésien, l’air « infini » est le principe de tout ce qui est, le compilateur le décrit sous sa forme propre, lorsqu’il est au plus parfait degré d’égalité entre la dilatation et la condensation. Suit la description de la genèse des diverses autres formes de la matière, comme conséquence du mouvement.

La suite d’idées se dévoile entre les lignes : l’air « en lui-même », comme on eût dit plus tard, n’aurait pas pour nous plus de détermination que l’espace (ἄπειρος) ; mais il reçoit des déterminations qui le rendent sensible, en tant que froid, chaud, humide, en mouvement, et en allant plus loin, en tant que transformé en feu, vents, nuages, eau, terre, pierres. L’air est donc ἄπειρος en tant qu’il remplit l’espace continu, sans limitations intérieures. Mais il ne s’ensuit ni que l’espace ni que l’air soient illimités.

Ainsi il n’y aurait en réalité aucun progrès dans le concept de l’infini d’Anaximandre à Anaximène. On ne peut d’ailleurs tirer de là aucune conclusion formelle sur l’époque où vivait le second. Il a pu composer son œuvre même une cinquantaine d’années après le premier, tout en restant en dehors du cercle des idées nouvelles émises par Pythagore ou Xénophane sur l’infinitude. Trouverait-on, dans ses doctrines, quelques emprunts faits, sur d’autres points, à l’un ou l’autre de ces penseurs, il n’y aurait pour cela aucune difficulté sérieuse. Il est bien clair désormais que la question de la limitation ou de la non-limitation du monde n’était pas posée chez les Ioniens, et il a fallu sans doute un temps assez considérable pour que l’influence des doctrines italiques fût assez forte et que cette question arrivât à préoccuper sérieusement les esprits. Je ne crois même guère, comme je l’ai dit, qu’Héraclite s’y soit attaché ; mais, dans le cas contraire, ce serait encore pour la limitation qu’il se serait prononcé (Diog. L., IX, 8).

II. — Le Système cosmologique.

3. J’ai marqué les points principaux sur lesquels Anaximène avait conservé la doctrine de son précurseur ; pour tout le reste du système, on peut dire qu’il l’a refondu complètement, et son travail témoigne d’un sérieux progrès scientifique. D’un côté, aux explications trop hardies d’autres sont substituées, plus simples et plus admissibles ; de l’autre, le cercle des connaissances positives est agrandi. Toutefois, rien n’indique de la part d’Anaximène des études prolongées ni l’examen approfondi de questions étrangères au cercle parcouru par Anaximandre ; rien n’empêche de croire que l’œuvre nouvelle ait été due à un homme relativement jeune.

Cette œuvre se distinguait au reste (Diog. L., II, 3) par un caractère qu’il convient de relever, la clarté et la simplicité du style, qualités nouvelles à une époque où le mode d’écrire en prose était relativement récent, et où les expressions d’Anaximandre, de Pythagore ou même d’Héraclite sont encore si poétiques et si obscures. Ce peut être là un motif pour ne pas trop reculer les dates de la vie d’Anaximène ; on le comprend mieux, en tant que prosateur, comme contemporain d’Hécatée plutôt que de Cadmus de Milet.

J’ai déjà indiqué la conception générale du monde adoptée par notre physicien ; cette conception est à très peu près celle des Chaldéens : un firmament solide, dans lequel les étoiles sont fichées comme des clous, et qui tourne autour de la terre « comme un bonnet autour de la tête » ; à l’intérieur, flottant au milieu de l’air et emportés par un tourbillon général, le soleil, la lune et les autres astres errants ; au centre la terre, très plate (2) (9) (10) (12).

Chez les Hellènes, avant Anaximène, nous ne trouvons aucune conception analogue ; toutefois, la doctrine ne présente pas assez de singularité pour qu’on doive affirmer l’origine orientale, qui est simplement possible ; mais si on la rejette, il faut sans doute attribuer l’invention au Milésien.

En tout cas, le progrès au point de vue scientifique est double : d’une part les étoiles fixes, que Thalès devait placer à la même distance que les autres astres, qu’Anaximandre mettait entre la terre et la lune, sont rejetées aux confins du monde, et les phénomènes de leur mouvement reçoivent une explication, certainement bien grossière à nos yeux, mais dont nous ne pouvons nier la simplicité, la parfaite concordance avec l’observation (au moins pour les anciens), enfin la merveilleuse commodité pour l’établissement de la théorie ; d’un autre côté, les cinq planètes sont pour la première fois distinguées des étoiles fixes et assimilées nettement pour les conditions de leurs mouvements au soleil et à la lune.

À la vérité, la tradition, qui, sous ce rapport, paraît 88861 digne de foi, attribue à Pythagore les mêmes connaissances astronomiques ; si d’ailleurs Anaximène semble s’être prudemment gardé de spéculer, à l’exemple d’Anaximandre et comme devait le faire l’école pythagorienne, sur les distances des astres, il paraît, comme nous le verrons, avoir adopté le même ordre que cette école en plaçant à partir de la terre, d’abord la lune, puis le soleil, enfin les cinq planètes. Anaximène aurait-il donc reçu les enseignements de Pythagore ?

Cet indice, absolument isolé, est sans valeur. D’une part, les progrès pratiques de l’astronomie hellène semblent s’être effectués sur les côtes de l’Asie-Mineure, tout à fait en dehors de l’école de Pythagore. C’est précisément vers la seconde moitié du ve siècle que se placent les premiers qui, suivant la voie ouverte par Thalès, font profession d’observer les astres, distinguent régulièrement les constellations, s’occupent du calendrier et de la prédiction du temps. Ce sont principalement des Éoliens, Cléostrate de Ténédos, Matricétas de Méthymne ; mais Anaximène doit les connaître, car il combat (9) le préjugé que les changements de temps soient dus aux levers et couchers des fixes, et il attribue ces changements à la seule influence du soleil. D’un autre côté, depuis la conquête perse, les conceptions cosmologiques de la Chaldée pouvaient se propager plus facilement en Ionie, et il est précisément remarquable que l’ordre de situation des planètes d’Anaximène et des pythagoriens soit aussi celui qu’a adopté Héraclite.

Que cet ordre ait été celui des Chaldéens, il n’y a pas de doute ; mais qu’il ait été professé par Pythagore lui-même, on peut le mettre sérieusement en question. Quelles qu’aient été ses connaissances astronomiques, le mystique Samien qui appelait les planètes les « chiennes de Perséphone » (Aristote dans Porphyre, Vit. Pyth., 41), a bien pu ne pas se prononcer sur leur situation et, comme l’on peut parfaitement constater l’adoption après lui par son école de données scientifiques bien postérieures (par exemple, le cycle d’Œnopide dans Philolaos et la théorie des éclipses), il est parfaitement permis de mettre en doute que celle dont il s’agit remonte au Maître lui-même ou du moins lui appartienne en propre.

Pour les communications que l’École a pu avoir, soit après lui, soit de son vivant même, avec la Chaldée, que l’on songe, par exemple, à ce médecin Démocède, qui s’échappa de la cour de Darius, épousa la fille de Milon de Crotone et joua un rôle actif dans les guerres civiles où sombra l’institut pythagorique ( Hérodote, III, 129-137, Jamblique, De Pyth. vit., p. 506, 512). On se convaincra aisément que les connaissances astronomiques de Pythagore ont pu être complétées ultérieurement par des emprunts faits non seulement aux Grecs, mais encore aux Barbares.

4. S’il n’y a pour les rapports de doctrine entre Anaximène et Pythagore qu’un indice unique et tout à fait insuffisant, la comparaison avec les idées de Xénophane aboutit au même résultat négatif ; le seul rapprochement que l’on puisse faire est que le Colophonien et le Milésien ont également tenté des explications analogues de l’arc-en-ciel par l’action de la lumière solaire sur les nuées ; le fait est évidemment tout accidentel, quand même on admettrait que le phénomène en question avait été négligé par Anaximandre[1].

En revanche, nous pouvons faire ressortir une conception propre à Anaximène et qui suffit à prouver son originalité, quoique malheureusement le sens véritable de cette conception soit assez obscur.

Les textes des doxographes (2, 5) (9) nous apprennent qu’en dehors des astres ignés, le Milésien admettait des corps invisibles de nature terreuse, circulant en même temps dans l’espace céleste.

Teichmüller pense qu’il s’agit de la voûte solide du ciel, mais le pluriel des textes est peu explicable dans cette hypothèse ; Zeller voit dans cette indication celle d’un noyau terrestre pour les astres ; c’est bien le sens qui se présente le plus naturellement à l’esprit et c’est même assez probablement celui que prêtaient les doxographes à ce qu’ils copiaient. Mais il est dit d’autre part que le soleil et la lune sont ignés et minces comme des feuilles ; pourquoi Anaximène aurait-il donc doublé cette feuille d’une masse terrestre ?

Il ne s’agit bien certainement en tout cas que du soleil et de la lune ; car l’hypothèse ne peut avoir qu’un but, l’explication des éclipses et des phases. Si donc Anaximène a supposé, une face lumineuse et une face obscure dans chacun des deux astres, c’est qu’il admettait la possibilité de retournements cachant plus ou moins à nos yeux la face lumineuse. Ç’avait peut-être été là l’explication de Thalès, ce fut en tout cas celle d’Héraclite ; mais ce dernier ne supposait nullement une forme plate pour les astres, il les comparait à des bassins creux (σκαραί).

Théophraste (Diog. L., IX, 11) trouve qu’Héraclite a été trop bref sur ces bassins ; en tous cas l’hypothèse de formes arrondies était, au moins pour les phases de la lune, plus plausible que celle de formes plates. Qu’aurait donc dit Théophraste sur Anaximène ? Par une singularité frappante, tous les doxographes sont muets sur son explication des éclipses ; l’historien des Physiciens l’aurait-il négligée dans son abrégé, ou n’en aurait-il dit que quelques mots insignifiants ?

Son contemporain Eudème (dans Théon de Smyrne, Astron.) aurait avancé au contraire qu’Anaximène a le premier soutenu que la lune emprunte sa lumière du soleil et montré la raison de ses éclipses. Tout doit nous faire croire que le texte est erroné et qu’il faut lire Anaxagore. Ainsi nous sommes obligés de recourir à une conjecture.

Qu’on se souvienne qu’Anaxagore, après avoir trouvé la véritable cause des éclipses, trouvant cependant que sa théorie était insuffisante pour rendre compte de tous les phénomènes, concevait d’autres astres obscurs comme pouvant nous dérober la vue de la lune ; qu’on se rappelle que les Pythagoriens attribuèrent le même rôle à leur antichthone ; on n’hésitera pas sans doute, en retrouvant la mention d’astres obscurs dans la doxographie d’Anaximène, à lui attribuer l’origine de ces croyances postérieures et par suite à séparer complètement du soleil et de la lune les astres en question.

Cette conception apparaît dès lors comme un stade nécessaire dans l’invention de la vérité ; le progrès scientifique qu’elle marque consiste surtout en ce que les phénomènes sont reconnus comme périodiques et susceptibles de prédiction. Anaximandre avait à cet égard négligé la tradition de Thalès qui, pour la première fois, trouve ici sa conséquence légitime.

Mais l’hypothèse d’Anaximène devait aussi naturellement conduire à la véritable explication. Car, si l’on se demandait comment ces corps obscurs n’étaient point vus, la question de leur éclairement par le soleil se posait, et il était facile de reconnaître que dans les conditions les plus générales, les phénomènes qu’un tel corps obscur devait présenter, étaient tout à fait semblables aux phases de la lune. D’où, pour reconnaître que cet astre est obscur par lui-même, il n’y avait qu’un pas à faire. Son rôle dans les éclipses de soleil s’en déduisait facilement, tandis que la question d’éclairement par le soleil pendant la nuit faisait naturellement mettre en jeu l’ombre de la terre et conduisait par là à la découverte de la cause des éclipses de lune.

L’hypothèse d’Anaximène présentait donc un véritable caractère scientifique ; elle constitue pour lui un titre de gloire d’autant plus précieux qu’elle paraît absolument originale, tandis que les autres opinions du physicien n’ont, en général, pas le même cachet.

5. Au reste, de tout son système cosmologique, une seule conception, celle de la voûte céleste comme solide, était destinée à un triomphe durable. On put chercher plus tard à concevoir moins grossièrement la substance qu’on supposait établir une liaison entre les étoiles fixes, mais le caractère de cette liaison ne fut pas modifié, et la solidité de la sphère resta en réalité le postulatum fondamental de toute l’astronomie jusqu’à Copernic.

Cependant il est singulier que dans le siècle qui suivit Anaximène, tous les physiciens de l’Ionie rejettent cette conception, tandis qu’elle semble au contraire adoptée en général par les Italiques, Parménide, Empédocle, les atomistes. On pourrait même rechercher dans le système de l’Éléate, comme une première et grossière ébauche de celui qui, pour expliquer les mouvements des planètes, les supposa attachées à des sphères creuses, concentriques et emboîtées les unes dans les autres, système que devait brillamment développer Eudoxe, disciple du pythagorien Archytas.

Il n’y a cependant pas là, pas plus que dans des témoignages plus récents, de raisons suffisantes pour attribuer à l’école de Pythagore en général, comme est tenté de le faire Éd. Zeller, cette théorie des sphères solides. L’enseignement mathématique du Maître put, il est vrai, contribuer à l’adoption de cette doctrine ; mais nous verrons que la reconnaissance de la solidité de la sphère des fixes par Parménide est au moins douteuse, et qu’il s’est, comme je l’ai déjà indiqué, plutôt inspiré d’Anaximandre que du dernier Milésien. D’autre part, la membrane qui, chez les atomistes, enveloppe et délimite chaque monde, a été évidemment imaginée dans un ordre d’idées tout différent de celui d’Anaximène.

Mais au contraire Empédocle, qui avait d’ailleurs à expliquer la genèse du monde et cela en parlant de l’homogène, qui se trouvait donc dans les mêmes conditions initiales qu’Anaximène, semble bien avoir suivi, pour la sphère solide, les traces de ce dernier. L’analogie est marquée par la comparaison faite, de part et d’autre, de la substance de cette sphère avec la glace (κρυσταλλοειδῶς), et, quoique cette analogie puisse paraître accidentelle, le rapprochement des deux opinions permet de les éclairer l’une par l’autre.

La façon dont le Milésien expliquait la formation de la grêle (14) et de la neige, ne peut nous laisser aucun doute sur la manière dont il se représentait l’origine du « crystal » de son ciel solide. C’était pour lui de l’air condensé et arrivé à la congélation après avoir passé par l’état liquide, mais partiellement seulement, sans quoi le corps solidifié eût été opaque, comme la neige. Cependant, comment cette condensation a-t-elle pu se produire, alors qu’il semble que le tourbillon général doive entraîner la dilatation à mesure qu’on s’éloigne du centre ? Comment cette congélation, d’autre part, peut-elle subsister, lorsqu’en tant de points de la surface sont allumés les inextinguibles feux des étoiles ?

Anaximène n’avait certainement pu se dérober à cette double question, mais, pour savoir comment il y répondait, nous sommes réduits aux conjectures. Cependant, pour le premier point, il semble qu’une seule solution était possible et qu’elle se trouvait précisément dans la croyance à la limitation de l’espace. Si les corps de nature terreuse qui se forment par la condensation à l’intérieur du tourbillon, sont rejetés au centre ou vers le centre, l’air, arrêté dans son mouvement centrifuge par suite de la limitation de l’univers, se condensera nécessairement vers la partie extrême du tourbillon et formera ainsi une voûte solide.

Cette solidification, due dès lors non pas au froid, mais bien à la pression, ne donnera pas de la glace (κρύσταλλον), mais un corps analogue (κρυσταλλοειδές), dont on peut comprendre l’existence à côté des feux stellaires. Cependant il faut expliquer comment ceux-ci s’alimentent. Anaximène admettait, au moins pour le soleil, la lune et les planètes, que l’origine en était dans les vapeurs humides s’élevant de la terre et se dilatant de plus en plus. Il conçoit donc, comme l’avait fait Anaximandre avant lui, et probablement aussi Thalès, un échange continuel de matières du ciel à la terre (pluie, grêle, neige) et de la terre au ciel (vapeurs aériformes susceptibles d’arriver à l’incandescence). Le mouvement ascensionnel doit se continuer jusqu’à la limite du monde. Mais, quand la solidification s’y opère, tout l’air ne reste pas emprisonné dans le « crystal » ; une partie se dégage en se dilatant et c’est ainsi que peuvent s’alimenter et se perpétuer les feux des étoiles, partie aux dépens de la voûte solide, sans cesse renouvelée, partie avec le nouvel élément qui leur est incessamment apporté de la terre.

Si conjecturale que puisse être cette restitution de la théorie d’Anaximène, elle se prête en tout cas parfaitement aux données qui nous sont fournies sur celle d’Empédocle, si du moins l’on corrige l’absurde leçon des Placita, qui fait congeler l’air par le feu[2].

D’après les détails les plus complets que nous possédions, dans le mélange homogène du Sphéros, c’est d’abord l’éther (air supérieur) qui se dégage, puis le feu (c’est-à-dire pour Empédocle l’air lumineux) qui, ne trouvant plus de place, presse contre la voûte solide que forme l’éther. Ce n’est qu’ensuite et par l’effet du mouvement révolutif (qu’Empédocle suppose entretenu par cette pression et non pas éternel comme l’avait fait Anaximène), qu’au centre du tourbillon, la terre se sépare de l’eau, et que celle-ci abandonne à son tour l’air sombre qui va occuper tout l’hémisphère que laisse libre l’air lumineux.

En faisant abstraction des particularités propres au système d’Empédocle, nous retrouvons là les éléments conjecturaux de la théorie d’Anaximène sur le point que nous étudions : la limitation de l’univers, le mouvement centrifuge, la pression et la solidification qui en résultent à la partie extrême du monde.


6. Il me reste à rapprocher encore Anaximène de l’Ionien qui le suit de plus près dans l’ordre chronologique, je veux dire d’Héraclite ; ce rapprochement va nous permettre en effet d’élucider un dernier point qui reste indécis dans le système cosmologique d’Anaximène, point que j’ai déjà indiqué ; il s’agit de l’ordre de situation des planètes.

Je n’insisterai pas, en thèse générale, sur cette doctrine de l’échange réciproque et continu de matière entre ciel et terre, que j’admets chez les premiers Ioniens ; on sait que l’Éphésien fut le premier à mettre en pleine lumière ce double mouvement (ἄνω-κάτω) et à lui attribuer dans la production des phénomènes la prépondérance enlevée à la révolution diurne qu’il rejette. Mais, plus la physique d’Héraclite est grossière en fait, plus elle retarde sur les connaissances de son temps, plus la coïncidence de certains points spéciaux de doctrines astronomiques, chez lui et chez Anaximène, pourra faire croire que le théologue d’Éphèse connaissait les opinions du physiologue de Milet ou au moins qu’il puisait dans un courant d’idées devenues communes depuis ce dernier.

Remarquons donc cette opinion d’Héraclite (Diog. L., IX, 10) : « La flamme du soleil est la plus chaude ; car les autres astres sont plus éloignés de la terre et échauffent donc d’autant moins ; si la lune au contraire est plus voisine, elle circule dans un espace moins pur. Le soleil est, lui, dans un milieu parfaitement transparent et sa distance de nous est convenable. Aussi donne-t-il le plus de chaleur. »

L’ordre de succession est bien indiqué, en admettant toutefois qu’Héraclite ait connu les planètes, ce qui ne doit pas souffrir de difficultés, quoiqu’il n’en ait peut-être pas parlé expressément. Pour Anaximène, au contraire, il n’y a pas de donnée formelle relative à la lune, il n’y a d’indication que pour les cinq planètes (2, 6) et cette indication est identique à celle que l’on trouve chez Héraclite : les astres n’échauffent pas à cause de leur distance. Cette donnée doit suffire pour trancher la question de la position qu’Anaximène assignait au soleil par rapport aux étoiles fixes (et aussi aux planètes). Mais renversait-il absolument l’ordre adopté par Anaximandre ? Ne laissait-il pas la lune entre le soleil et la terre ?

Nous pouvons reconnaître une trace de son opinion dans un texte corrompu (3), d’après lequel Anaximène attribuait la chaleur du soleil à la rapidité de son mouvement[3]. Les autres étoiles, étant plus éloignées, devaient donc, pour lui, être en réalité plus chaudes encore, quoique l’effet ne s’en fit pas sentir. Mais, au contraire, pour un astre moins éloigné, le feu pouvait être beaucoup moins actif et ne pas être sensible, malgré le rapprochement. Ainsi, comme Héraclite, Anaximène aurait admis que la distance du soleil correspond à un maximum pour l’effet thermique de l’astre sur la surface de la terre.

Remarquons maintenant que le Milésien attribuait à la résistance du milieu où flottaient les astres errants la différence entre leurs mouvements et celui des étoiles fixes. Cette hypothèse, ingénieusement appliquée à l’explication des mouvements en déclinaison, ne se prêtait malheureusement pas, dans l’état des connaissances d’alors, à la déduction scientifique, et, par suite, son abandon ultérieur était forcé. Toutefois, elle entraînait, dans la supposition de la révolution générale, une conséquence immédiate ; le mouvement propre des planètes (d’occident en orient) doit être d’autant plus rapide que l’astre est plus rapproché de la terre. Anaximène devait donc conclure à l’ordre d’éloignement croissant : lune, soleil, cinq planètes fixes, s’il ne l’avait pas déjà emprunté aux doctrines chaldéennes.

L’adoption du même ordre par Héraclite, avec des remarques qui semblent empruntées à Anaximène, est d’autant plus remarquable que, malgré l’appui de l’école de Pythagore, cette disposition n’obtint que tardivement l’assentiment général. Celle d’Anaximandre trouva encore longtemps des partisans, et Empédocle, par une conception spéciale du soleil, devait aussi le rejeter aux confins du monde.



III. — L’Unité de la matière.


7. Si Anaximène avait profondément modifié la cosmologie de son précurseur, il suivit de plus près les explications que celui-ci avait données des phénomènes physiques. Se contentant de les compléter et de les développer, il ne dépassa pas au reste les limites du cadre tracé par Anaximandre.

Il nous reste à nous demander si, comme penseur, il mérite la place qu’il a gardée dans l’histoire. Oui, sans doute, à nos yeux du moins ; car il a, à son tour, soulevé un de ces problèmes qui sont à la limite incertaine de l’inconnaissable, qui semblent fuir devant la science à mesure qu’elle progresse, et qui, cependant, s’imposent presque nécessairement à elle. Il a, le premier, affirmé avec précision l’unité de la matière ou plutôt de la substance, car son « air indéterminé » est susceptible de sensation, d’intelligence et de volonté, de même que les corps qui en sont formés sont susceptibles d’être sentis, pensés et actionnés.

Le premier, car Thalès n’avait pas écrit sur ce sujet ; autre chose est d’émettre une idée plus ou moins vague, autre chose de la développer dans toute son étendue. Anaximandre en donne la preuve ; lui aussi devait croire à l’unité de la substance ; cette croyance est si naturelle, je dirais presque instinctive ! Sans elle, aurait-il essayé de décrire le monde comme constitué et organisé par un principe unique ? Mais, au cours de sa tâche, ses expressions trop métaphoriques laissèrent planer un voile sur le caractère de sa pensée ; on put les interpréter comme si le principe originaire avait été un mélange mécanique, d’où le mouvement sépare les choses déjà existantes sans avoir à les former en réalité. Anaximène, au contraire, attribue nettement au mouvement éternel, suivant les degrés de compression ou de dilatation qu’il produit, la constitution des différents corps, leur séparation et leurs transformations réciproques. Il a pleine conscience de la question, ce qui manquait encore à son précurseur.

Depuis le temps des Ioniens, la philosophie a singulièrement restreint le problème ; sous l’influence de préoccupations d’ordre moral ou de préjugés d’ordre religieux, on a cherché à établir l’existence de substances autres que la matière ; les partisans de l’opinion contraire ont reçu une qualification qui a pris un caractère dédaigneux ; quant à savoir si la matière est une en réalité, c’est un point qu’on a admis implicitement, tout en laissant à la science le soin de l’établir.

Pourtant, malgré les tendances auxquelles je viens de faire allusion, nous avons un besoin tellement inné de projeter sur la pluralité externe l’unité qui nous apparaît comme le caractère de notre être propre, que le dualisme n’a jamais pu triompher sérieusement en philosophie. Les penseurs unanimement reconnus comme les plus profonds ont tous au moins rêvé une unité supérieure, transcendante ou immanente, de l’esprit et de la matière ; si aucune formule n’a rallié l’assentiment général, chacun craindrait, en affirmant la vanité de pareilles recherches, de se rayer soi-même de la liste des philosophes.

8. Et cependant que faisait la science ? Remarquons d’abord que, dans son état actuel, elle a comme point de départ la conception atomiste et que cette dernière est essentiellement pluraliste.

Je ne m’arrête pas à la distinction des atomes et de l’espace vide. Ce dernier non-être est à la vérité un scandale métaphysique ; mais on peut écarter assez facilement la difficulté, sinon la dissiper entièrement. J’insiste sur ce point que les atomes de Leucippe, de Démocrite ou d’Épicure sont loin d’être tous identiques.

Certes ils ont des propriétés communes, mais l’unité, dans laquelle ils rentrent de la sorte, est purement factice, absolument relative aux conditions subjectives de notre intellect. Leurs différences les constituent en un nombre plus ou moins grand de matières complètement irréductibles entre elles, ou bien, pour donner la raison de ces différences, il faut oser rétablir les principes subjectifs d’Aristote, l’εἶδος et la στέρησις, après quoi on se trouvera tout juste aussi avancé qu’auparavant.

De même que les différentes sortes d’atomes, les divers corps simples auxquels la chimie moderne ramène les éléments de la composition des substances naturelles, sont irréductibles entre eux et, comme on le sait, le nombre en augmente tous les jours. Les faits de l’expérience à notre portée semblent donc démentir formellement l’unité présupposée.

Cependant le besoin de cette unité, aussi sensible pour le savant que pour le philosophe, a provoqué une vive réaction contre la croyance à la simplicité réelle des atomes chimiques. On s’est dit que l’impossibilité où nous nous trouvions de les décomposer ne suffisait nullement à établir cette simplicité ; plus les découvertes nouvelles les multipliaient, plus il était relativement facile, par la comparaison de leurs propriétés, de trouver de graves indices tendant à les faire considérer comme composés. Bref, c’est aujourd’hui l’opinion dominante que de regarder les atomes chimiques comme des systèmes constitués, à divers degrés de complexité, par des individus appartenant à un type unique, et que d’identifier ce type avec celui des particules ultimes d’un fluide hypothétique, l’éther, au sein duquel on suppose plongés tous les corps de la nature.

Cette hypothèse n’est relativement pas très ancienne, et, soit sous cette forme même, soit sous quelque autre analogue, elle semble appelée à parcourir encore une longue et brillante carrière, en conduisant à des découvertes qui seront pour elle de nouveaux soutiens. Je n’ai nullement dès lors l’intention de la combattre, mais je voudrais faire ressortir que non seulement, à l’heure actuelle, la vérité est loin d’en être démontrée, mais encore qu’elle sera toujours indémontrable, quelles que soient les vérifications que puisse lui apporter l’expérience.

Pour s’en rendre pleinement compte, il suffit de cette simple réflexion, que cet éther, auquel il s’agit d’identifier les dernières particules de la matière, est et sera toujours une pure hypothèse ; l’identité rêvée ne peut donc avoir un autre caractère.

Qu’actuellement l’existence de l’éther ne soit rien moins que démontrée, ce n’est même pas à discuter ; qu’elle ne puisse jamais l’être, c’est peut-être une thèse plus hardie, mais il me semble qu’elle peut se soutenir comme suit.

Nous admettons, pour l’existence de la matière, deux sortes de preuves, les unes empruntées au témoignage immédiat de nos sens, les autres conclues d’un raisonnement.

Les premières sont évidemment à écarter ; si l’éther existe, il ne peut influer sur nos sensations que par l’intermédiaire de la matière pondérable, puisque nos organes sont construits avec une pareille matière et que nous vivons nécessairement dans un milieu également pondérable. Nous ne percevons donc que des mouvements de la matière pondérable, et l’éther n’est imaginé que pour transmettre ces mouvements, nullement pour les produire.

Nous sommes ainsi ramenés aux preuves conclues d’un raisonnement ; or, ce raisonnement peut être soit inductif, soit déductif. Mais pour l’éther, l’induction est exclue, puisqu’elle ne peut procéder que suivant des analogies avec les substances tombant directement sous nos sens, et que, par la nature même de son hypothèse, l’éther doit être tout différent.

Quant à la déduction, pour constituer une démonstration, il faudrait qu’elle fût conduite de manière à établir que, si tels phénomènes se produisent, il faut nécessairement qu’il existe une substance ayant telles ou telles propriétés. Or, le problème se présente de façon à ne pouvoir être traité que mathématiquement, et la science est cependant loin d’être assez avancée pour qu’il puisse être sérieusement traité ainsi. On s’est donc contenté de tâtonner, d’imaginer a priori des propriétés et de vérifier si elles satisfaisaient aux conditions de l’expérience. Comme on n’est pas encore arrivé en fait à établir ainsi des hypothèses réellement concordantes, on est encore loin de pouvoir examiner si un autre système d’hypothèses ne serait pas possible tout aussi bien.

Mais supposons toutes les difficultés mathématiques résolues et le problème entièrement élucidé. Pour que les phénomènes lumineux et autres puissent être expliqués, il faut que notre éther ait telles propriétés bien définies ; aura-t-on démontré son existence ?

Le croire serait se faire illusion sur la puissance et le rôle réel des mathématiques. On aura mis l’hypothèse dans les équations ; elle en sera ressortie plus complète et plus précise. Mais les prétendues propriétés qui servent à la définir, que pourront-elles représenter en réalité ? Rien que des relations mathématiques entre les conditions du mouvement des parties de la matière pondérable. Ces mouvements sont le seul élément scientifiquement assuré qui ait été posé dans les prémisses. Il ne peut y en avoir un autre dans les conclusions, et avec des relations mathématiques on ne peut créer une substance.

9. En résumé, l’unité de la matière chimique est pour nous un postulatum, tout comme pour Anaximène. Que dirons-nous, s’il s’agit de l’unité entre la matière inerte et la matière vivante ?

Je n’irai pas jusqu’à poser la question entre la matière simplement vivante et la matière sentante et pensante ; c’est un terrain rebattu où l’on piétine sans avancer. Mais, pour la vie en général, où en est-on depuis les Ioniens ?

On a résolu, il n’y a pas relativement très longtemps, un grave problème accessoire. On a établi l’identité des matériaux chimiques du monde organique et du monde inorganique. Ni creuset ni éprouvette n’ont jamais donné la moindre trace d’une substance exclusivement propre au premier de ces deux mondes.

Il n’en est pas moins incontestable que la vie se présente comme un phénomène d’un ordre tout particulier, irréductible à ceux de l’ordre physique ou chimique. Il y a donc une différence et, si nous savons pertinemment désormais que ce n’est pas dans la matière qu’il faut la chercher, nous n’en sommes pas moins conduits par les faits à un dualisme dans la forme.

Il y a deux manières de tourner la difficulté, objectivement parlant, c’est-à-dire du seul point de vue où la science de la nature puisse se placer.

Ou bien on affirmera que la vie est le cas général et que, si nous ne pouvons la constater partout, c’est en raison de la faiblesse de nos moyens d’investigation qui ne peuvent atteindre les particules extrêmement ténues, où siège la vie du monde inorganique. Cette hypothèse est évidemment toute gratuite et n’a rien de scientifique ; elle nous ramène au reste précisément à l’hylozoïsme des premiers Ioniens, sauf à l’adapter aux progrès accomplis depuis eux.

Ou bien on dira que la vie, que nous ne pouvons pas produire dans nos laboratoires, a dû néanmoins apparaître à la surface de la terre, certains éléments se trouvant en présence, dans certaines conditions de température et de pression. C’est la thèse matérialiste proprement dite.

Cette thèse était très simple, sans graves objections possibles au point de vue scientifique, et ne se distinguait pas d’ailleurs parfaitement de la précédente, alors que l’on croyait à peu près universellement à la génération spontanée, ce qui ne remonte pas à une époque bien lointaine. Mais des travaux récents, et qui seront une gloire de notre siècle et de notre France, semblent avoir relégué définitivement au rang des mythes la vieille croyance des âges antérieurs.

La logique des faits influe si peu sur la constitution des hypothèses que, loin de se trouver ébranlé par ce changement de circonstances, le dogme matérialiste a au contraire reçu, de nos jours, comme une nouvelle vie par l’introduction des idées évolutionnistes. L’évolution se prête si facilement à expliquer tant de choses ; ne pourrait-on aussi lui faire expliquer la vie ?

Je ne remarque point cependant que les vagues indications données à ce sujet aient abouti à une tentative sérieuse. On a compris sans doute que l’évolution, au fond, suppose la vie et l’on s’est contenté de reproduire la vieille thèse, sans la rajeunir sensiblement. Son insuffisance est visible ; il faudrait du moins essayer de préciser quels éléments doivent être supposés en présence et sous quelles conditions extérieures ils peuvent produire la vie.

Mais je veux surtout remarquer que logiquement cette thèse est insoutenable devant celle de l’hylozoïsme. S’il y a en effet un caractère bien constant de la vie, c’est de naître de la vie. Supposons donc réalisé le desideratum du matérialisme, un cas de génération spontanée de l’être le plus élémentaire que l’on connaisse ou que l’on puisse imaginer. Supposons ce cas bien constaté scientifiquement ; s’il y a une logique, si l’induction n’est pas un vain mot, on conclura légitimement que cette substance vivante n’a pas été produite par des matériaux bruts, mais bien par des êtres organisés trop petits pour que nous ayons pu les soupçonner jusqu’alors, mais que nous nous mettrons à rechercher avec ardeur.

C’est ainsi que depuis Anaximène la science a amassé des faits qui, à première vue, semblent plutôt probants pour le pluralisme, qu’elle n’en recherche pas moins l’unité avec une invincible obstination, et qu’alors elle retombe fatalement sur l’antique hylozoïsme. Je l’ai qualifié plus haut d’hypothèse gratuite au point de vue scientifique ; ai-je besoin de dire que les hypothèses du dualisme méritent tout autant la même épithète ?



DOXOGRAPHIE D’ANAXIMÈNE


1. Théophr., fr. 2 (Simplic. in physic., 6 a). — Anaximène, fils d’Eurystrate, de Milet, qui fut ami d’Anaximandre, reconnaît, lui aussi, comme son maître, pour substratum une seule nature indéfinie ; mais, au lieu de la laisser indéterminée comme Anaximandre, il la détermine en disant que c’est l’air. Elle diffère, d’après lui, d’une substance à l’autre, par le degré de dilatation ou de condensation ; ainsi, devenant plus subtile, elle forme le feu ; en se condensant, au contraire, elle forme le vent, puis la nuée, à un degré plus loin, l’eau, puis la terre et les pierres ; les autres choses proviennent des précédentes. Il admet aussi le mouvement éternel, comme amenant la transformation.

2. Philosophum., 7. — (1) Anaximène, Milésien lui aussi et fils d’Eurystrate, reconnaît comme principe l’air indéfini ; c’est de là que proviennent, sont provenus ou proviendront et les dieux et les êtres divins et tout le reste par dérivation. — (2) Voici le caractère de cet air : lorsqu’il est au plus parfait degré d’égalité, il est invisible aux yeux, mais se manifeste comme froid, chaud, humide ou en mouvement. Le mouvement est éternel ; sans lui, les transformations qui se produisent n’auraient pas lieu. — (3) Maintenant, en se dilatant et en se condensant, l’air apparaît sous différentes formes ; car, quand il s’étend en se dilatant suffisamment, il forme du feu ; au contraire, les vents sont de l’air condensé. Quand il arrive à se feutrer, il en résulte un nuage ; à un degré plus loin, de l’eau ; encore davantage, de la terre ; enfin, à la condensation maxima, des pierres. Ainsi la genèse est dominée par les contraires, le froid et le chaud. — (4) La terre est plate et portée par l’air ; de même le soleil, la lune et tous les autres astres ignés que leur largeur fait flotter sur l’air. — (5) Les astres proviennent de la terre dont l’humidité s’est vaporisée et, par dilatation, a formé du feu ; celui-ci s’est élevé et a constitué les astres. Mais il y a aussi dans le lieu qu’ils occupent des corps de nature terreuse, entraînés comme eux par le mouvement de révolution. — (6) Il dit que les astres ne se meuvent pas au-dessous de la terre, comme d’autres l’ont supposé, mais autour de la terre, de même qu’un bonnet tourne autour de la tête. Si le soleil disparaît, ce n’est pas qu’il passe sous la terre, mais derrière les parties les plus élevées de la terre, eu égard d’ailleurs à son éloignement plus considérable. Les astres n’échauffent pas, en raison de leur distance. — (7) Les vents s’engendrent quand de l’air qui a été condensé se met en mouvement en se dilatant ; lorsqu’il se concentre et s’épaissit davantage, il se forme un nuage qui se transforme ensuite en eau. La grêle provient de l’eau qui se solidifie en tombant des nuages. — (8) L’éclair résulte de la division des nuées sous l’effort des vents ; car ce déchirement est accompagné d’une vive lueur d’incandescence. L’arc-en-ciel est produit par les rayons du soleil tombant sur de l’air compact. Les tremblements de terre sont occasionnés par les grandes variations de chaleur et de froid. — (9) Voilà les opinions d’Anaximène, qui florissait vers Ol. 58,1.

3. Ps.-Plut. (Stromat., 3). — Anaximène, dit-on, reconnaît l’air comme principe de l’univers. Cet air est indéfini en genre, mais déterminé par les qualités qu’il prend, tout ce qui existe s’engendrant par une certaine condensation de l’air ou, au contraire, par une dilatation. Le mouvement existe de toute éternité. La compression de l’air a d’abord engendré la terre qui est très plate, ce qui fait qu’elle est supportée par l’air. Quant au soleil, à la lune et aux autres astres, l’origine de leur naissance est dans la terre ; ainsi il considère le soleil comme une terre, à laquelle la rapidité du mouvement a donné une chaleur tout à fait convenable.

4. Épiphane, III, 3. — Anaximène, fils d’Eurystrate, Milésien lui aussi, dit que l’air est le principe de tout et que toutes choses en proviennent.

5. Hermias, 7. — Quand je commence à posséder un dogme fixe, Anaximène survient et me crie : « Mais je te dis que l’univers est air ; que l’air, en se condensant et devenant compact, forme l’eau et la terre, en se dilatant et se subtilisant, l’éther et le feu ; qu’enfin il peut revenir à sa nature d’air ; que c’est la dilatation et la condensation qui le transforment. » Je m’accorde avec lui, je deviens partisan d’Anaximène.

6. Cicéron. — (De deor. nat., I, 10.) Puis Anaximène prend l’air comme dieu, le fait naître, le déclare immense, indéterminé, toujours en mouvement, comme si l’air sans aucune forme pouvait être dieu, comme si un dieu ne devait pas avoir non seulement une forme, mais la plus belle de toutes, comme si enfin tout ce qui est né ne devait pas périr. — (Lucullus, 37.) Puis son succèsseur, Anaximène, admit l’air indéfini, tandis que ce qui en naît est défini : la terre, l’eau, le feu, puis de là tout le reste.

7. Aétius, I, 3. — Anaximène, fils d’Eurystrate, de Milet, affirma l’air comme principe des êtres ; toute chose en provient, toute chose s’y résout. De même que notre âme, dit-il, qui est de l’air, nous maintient, de même le souffle, l’air embrasse le monde entier ; souffle et air sont employés comme synonymes. [Il a tort de vouloir constituer les animaux avec l’air ou souffle, élément simple et uniforme ; il est impossible qu’il n’y ait, comme matière des êtres, qu’un seul principe et il faut aussi supposer la cause efficiente ; ainsi l’argent ne suffit pas pour faire un vase, il faut encore l’agent, c’est-à-dire l’orfèvre.]

8. Aétius, I. — 7. Anaximène dit que l’air est le dieu. Il faut sous-entendre, pour toutes ces assertions, les puissances inhérentes aux éléments ou aux corps.

9. Aétius, II. — 4 et 4. (Voir Doxographie d’Anaximandre, 9.) — 11. Anaximène et Parménide : Le ciel est le tourbillon le plus éloigné de la terre. — 13. Anaximène : Les astres sont d’une nature ignée ; quelques-uns comprennent aussi des corps de nature terreuse qui sont entraînés par le même mouvement. — 14. Les astres sont fixés comme des clous à la voûte de crystal. — 16. Ils ne passent pas au-dessous de la terre, mais tournent autour d’elle. — 19. Les changements de temps sont produits, non par les levers et couchers des astres, mais par le soleil seul.

10. Aétius, II. — 20. Anaximène a affirmé que le soleil est de feu ; — 22, qu’il est plat comme une feuille ; — 23, que les astres effectuent leurs retours (en latitude) sous la poussée de l’air condensé et résistant ; — 25, que la lune est de feu.

11. Aétius, III. — 3. Anaximène explique l’éclair comme Anaximandre et le compare en outre aux lueurs que les rames font jaillir, en fendant la mer. — 4. Anaximène : Les nuées se produisent par un épaississement notable de l’air ; quand celui-ci est encore plus condensé, la pluie tombe ; la neige est de l’eau solidifiée en tombant ; la grêle se forme quand il y a de l’air emprisonné dans l’eau. — 5. L’arc-en-ciel se produit par le reflet du soleil sur une nuée dense et épaisse, que ses rayons frappent, mais ne peuvent traverser. (Cf. Schol. in Arat. : Aussi la partie antérieure, sous la chaleur des rayons, apparaît rouge ; dans la partie plus sombre, l’humidité prédomine. Il dit aussi que la lune donne des arcs-en-ciel la nuit, mais très rarement, parce qu’elle n’est pas toujours pleine et que sa lumière est plus faible que celle du soleil.)

12. Aétius, III. — 10. La terre a la forme d’une table. — 15. La cause des tremblements de terre est dans la sécheresse due aux grandes chaleurs ou dans le détrempement produit par les fortes pluies.

13. Aétius, IV. — 3. Anaximène, Anaxagore, Archélaos, Diogène : L’âme est de nature aérienne.




  1. Le fragment 15 de Xénophane est au reste très vague ; Anaximène au contraire (11) cherche à expliquer les couleurs par la prédominance de la chaleur du soleil ou de l’humidité de la nuée ; le violet correspondrait d’après lui à des couches plus profondes, le rouge aux actions de surface. Quant à l’observation d’arc-en-ciel lunaire, on peut la mettre en doute ; peut-être Anaximène a-t-il voulu parler des halos.
  2. Aétius, II, 11 : ἀέρος συμπαγέντος ὑπὸ πυρὸς κρυσταλλοειδῶς. Il faut sans doute lire ὑπὲρ πυρός (au-dessus du feu), à quelque date qu’ait eu lieu la corruption sans doute très ancienne. — Voir la Doxographie d’Empédocle (3)(11)(13).
  3. Il n’y a pas à s’arrêter à l’idée du compilateur que le soleil est une terre ; le contexte prouve bien qu’il tire cette conclusion de ce que l’origine du soleil était pour Anaximène la terre (c’est-à-dire les vapeurs de celle-ci).