Pour ceux qui vont en Grèce/Texte entier

Les Amitiés Gréco-Suisses (p. 5-105).

Les pages qui suivent sont extraites des Tomes ii et iv de l’Histoire Universelle de Pierre de Coubertin. En les réunissant pour former une sorte de Guide intellectuel à l’usage de « Ceux qui vont en Grèce », nous avons pensé que trop souvent, même les voyageurs instruits négligent d’envisager la merveilleuse continuité des annales de ce pays animées à travers les siècles par le souffle impérissable de l’Hellénisme. Ce petit volume n’a d’autre but que de leur rendre présente la notion essentielle de l’unité grecque.

L’HELLÉNISME

On dit : les Égyptiens, les Phéniciens, les Arabes comme on dit : les Français, les Espagnols, les Anglais, comme on dit : Rome, Venise, Byzance pour désigner les annales de ces peuples ou des États dont ces villes furent les capitales. Mais quand il s’agit des Hellènes, une expression inusitée s’impose. On dit alors : l’Hellénisme. Et, en effet, l’histoire des Hellènes, c’est avant tout l’histoire de l’Hellénisme, c’est-à-dire d’une forme de civilisation ou mieux d’une conception de la vie différentes de celles des autres races et dont ils ont posé l’empreinte partout où ils ont passé, sauf en Égypte et en Palestine. Avant donc que de rien décrire, il faut ici définir. Les écrivains y manquent généralement et d’autant plus à tort qu’il s’agit de précisions aisées à donner. Le caractère essentiel de l’Hellénisme s’affirme avec une clarté parfaite. L’Hellénisme est, avant tout, le culte de l’humanité dans sa vie présente et son état d’équilibre. Et qu’on ne s’y trompe point, voilà une grande nouveauté dans la mentalité de tous les peuples et de tous les temps. Partout ailleurs, les cultes se sont basés sur l’aspiration à une vie meilleure, sur l’idée de la récompense et du bonheur outre-tombe et la crainte de la punition pour qui a offensé les Dieux. Mais ici, c’est l’existence présente qui est le bonheur. Outre-tombe, il n’y a que le regret d’en être privé ; c’est une survivance diminuée. Aussi faut-il une « consolatrice des morts » à ces prisonniers de l’au-delà, à ces « fils de la terre et du ciel étoilé », en exil loin des fleurs et de la belle lumière. Bien connu est ce vers de Lamartine : « L’homme est un Dieu tombé qui se souvient des cieux » et Nietzche, de son côté, parle de « la nature gémissant sur son morcellement en individus ». Voilà deux paroles fort opposées de style et de pensée, mais en lesquelles se reflètent les fondements de la plupart des religions individualistes ou panthéistes. Or, elle sont anti-grecques au plus haut degré. Voyez les dieux grecs ; des hommes magnifiques, mais des hommes — donc imparfaits ; pour la plupart, des sages ; des gens de raison, d’activité aussi. Ils s’assemblent, ils sont sociables, sportifs, très individuels, peu contemplatifs, encore moins livresques. « Chez l’Égyptien, le Juif, le Perse, le Musulman, écrit Alb. Thibaudet, la vie religieuse consiste à apprendre par cœur de l’écriture, mais la religion grecque est une religion sans livres ».

Si l’on se demande de quels éléments a été constitué l’Hellénisme, on en trouve trois de valeur inégale. Il y a d’abord la base aryenne initiale ; elle est évidente et logique. L’arya primitif aimait et recherchait l’équilibre ; il concevait la beauté de la vie et du travail. Nous savons comment l’Inde intempérante le transforma, tandis que la Perse pure et saine, le conservait. Question de climat. Et voici le second élément de formation de l’Hellénisme : le climat égéen. C’est lui qui a ciselé la mentalité hellène. La mer Égée forme un tout parfaitement homogène. Entre la côte de Grèce et celle d’Asie, nulle différence. C’est assez loin du rivage que le sol, se relevant de façon brusque, affirme son caractère asiatique. Ainsi l’entière région égéenne participe de la nature méditerranéenne. Partout même ciel harmonieux, même atmosphère légère et transparente, même lignes gracieuses, mêmes vents réglés, même courants dessinant sur les eaux les « sentiers humides » dont parle Homère. Les premiers Hellènes se trouvèrent là comme baignés d’harmonie. Autour d’eux, dit Crozals, « rien ne sortait violemment de l’ordre ». Ils s’en éprirent et s’en pénétrèrent. Cependant tout cela n’eût pas suffi, sinon très lentement, à édifier une civilisation si parfaite. Il y eut encore un élément précurseur qui apporta la matière première ; ce fut la Crète et point la Phénicie, comme on l’a cru longtemps. La Crète passa, vers l’an 3000 av. J.-C. de la période de la « pierre polie » à celle de la métallurgie. Cette classification, on le sait, se base sur la nature de la matière qui fournit à l’homme ses ustensiles, ses armes, ses parures primitives. Chez tous les peuples, mais à des dates différentes, l’âge des métaux succédant à celui de la pierre marqua l’étape la plus importante dans la voie du progrès. Le nord de la région égéenne en était encore à ce stade de début que déjà, s’élevaient en Crète les palais du roi Minos rappelant ceux des Pharaons, avec lesquels les chefs crétois furent en relations dès l’an 2500. Il y a encore beaucoup de mystères autour de ce peuple. Nous savons pourtant qu’il connaissait l’écriture et que son langage était compris dans tout l’archipel. Avant l’apparition des Hellènes, avant même les premières croisières des Phéniciens, la mer Égée fut sillonnée par les marins crétois et sur ses bords naquirent des cités vassales de la Crète et commerçant avec elle.


La formation de l’unité grecque

Or du xvie au xiie siècles, des peuplades nouvelles descendirent le long des rives de la mer Égée se superposant aux indigènes. C’étaient les Pélages et, plus tard, les Hellènes, auxquels Hérodote et Thucydide s’accordent à reconnaître une même origine ethnique. Les Pélages se fixèrent sur les côtes, gouvernés probablement par des chefs économiquement, sinon politiquement vassaux de la Crète. Alors Mycène et Troie durent être des foyers de commerce crétois. Les premiers Hellènes (qualifiés parfois d’Achéens, d’Achéo-Phrygiens, de Thraco-Phrygiens, etc…) semblent avoir, dès 1300, conquis la Thessalie actuelle et s’y être établis. C’était un peuple terrien ; ils redoutaient la mer avec laquelle la douce Égée devait plus tard les familiariser. Ils passèrent les Thermopyles, occupèrent l’Argolide. D’autres traversèrent le golfe de Corinthe vers l’ouest, contournèrent l’Arcadie ; ils se rejoignirent en Laconie. La Crète était proche ; riche encore, mais sans doute en décadence. Au milieu du xiiie siècle, les Hellènes furent en Crète ; il y eut conflit car les fouilles ont révélé une destruction suivie de tentatives de reconstruction des palais crétois.

C’est là que l’Hellénisme en formation, génie à base aryenne, se heurta avec le sud-asiatisme dont était imprégnée la civilisation crétoise. Celle-ci admettait, en effet, le matriarcat, le mariage consanguin, les sacrifices humains, la prostitution et l’éviration sacrées ; elle pratiquait les tatouages, le culte des totems animaux et végétaux mangés rituellement par les fidèles qui s’en croient issus ou protégés. À ces influences, les Hellènes résistèrent merveilleusement. Ils n’adoptèrent que des progrès matériels, tels que l’usage des bains chauds, la construction des escaliers, le tir à l’arc… ou bien des pratiques inoffensives comme le culte de la Terre-nourricière ou l’inhumation dans des sarcophages ; et ils maintinrent intégralement l’organisation aryenne de la famille d’après laquelle, sous la prépondérance de l’homme, celui-ci et son épouse composent avec les enfants un foyer harmonieux et puissant basé sur la conscience et le respect de la dignité humaine. Là aussi ils devinrent navigateurs. Dès 1200, on les vit coopérer avec les Lybiens dans une expédition contre l’Égypte. Un siècle plus tard, ils sont à Chypre. C’est vers cette époque qu’ont dû se passer les événements chantés dans l’Iliade ; ceux qui servent de trame à l’Odyssée seraient sensiblement plus récents. En ce temps, le nord-ouest de l’Asie Mineure devait être aux mains de Phrygiens apparentés à la civilisation aryenne. Le domaine de la culture chaldéenne était limité par le Taurus et le cours de l’Halys. Ces premiers Hellènes n’étaient pas tout à fait des commerçants au sens moderne de ce mot, mais plutôt des pirates, métier dont Thucydide déclare qu’il « ne comportait point de honte et même n’allait pas sans quelque gloire ». Il est probable que les chefs hellènes d’alors ressemblèrent aux Normands du temps de Charlemagne « pillant les côtes sur leurs galères et s’établissant à l’entrée des estuaires fructueux ».

Sur ces entrefaites se produisit l’intervention dite dorienne. Elle dut commencer vers 1100, mais ne se manifesta pas sous forme d’invasion. Ce fut, si l’on ose ainsi dire, une infiltration pesante. Elle vint d’Illyrie et revêtit un caractère barbare. Ces peuplades illyriennes étaient franchement anti-helléniques ; les Hellènes se retirèrent devant elles. De l’Épire à la Macédoine tout le pays fut barbarisé et l’Adriatique, du nord jusqu’à Durazzo, resta fermée à l’Hellénisme. Détachés de ces groupes et leur servant comme l’avant-garde étaient les Doriens qui parlaient une sorte de grec. Il y a là un certain mystère. On peut admettre pourtant qu’il s’agissait d’anciens Aryens isolés, devenus barbares et dont le langage s’était conservé mieux que le caractère. Leur résistance ethnique, en effet, apparaît alors très faible. Leur randonnée conquérante s’exécuta avec une extrême lenteur. Ils occupèrent successivement la Thessalie, la Béotie, l’Argolide. Ils mirent cent ans à soumettre le Péloponèse et ce n’est qu’au ixe siècle qu’ils atteignirent la Crète, Rhodes et sur la côte d’Asie-Mineure, la péninsule de Carie. Partout là firent-ils souche ?… guère. Delphes demeura, en pleine terre dorienne, un sanctuaire hellène et non dorien. À Olympie, le culte et les jeux s’hellénisèrent rapidement. Les admirateurs du soi-disant « génie dorien » sont forcés d’admettre que l’Attique lui demeura toujours hostile et qu’en Béotie, en Argolide, en Thessalie même, la culture hellénique l’emporta finalement sur le dorianisme. Résultat heureux, car voici ce que très justement Ad. Reinach écrit des Doriens : « Craignant l’esprit, soupçonneux de tout ce qui sort de la règle, confiants uniquement dans la force, les Doriens, tant qu’ils restaient fidèles à l’esprit de leur race, n’étaient pas faits pour contribuer au développement de l’Hellénisme dans tous les domaines de la pensée et de l’art ». En fait, ils eussent été complètement absorbés sans Sparte, ce sinistre réduit de la barbarie dorienne laquelle, sous l’effort de législateurs excessifs, s’y concentra et s’y consolida. Sparte fut une fondation tardive, car elle s’édifia sur les ruines d’Amyclées soumise seulement en l’an 740. Elle constitua le seul État terrien, le seul État sans rivages parmi ceux qui dominèrent le monde grec. Elle fut aussi le seul État anti-grec dans son essence. Elle vécut pour le péril incessant de l’Hellénisme que pendant des siècles elle menaça — et que, finalement, elle frappa par derrière.

La poussée des tribus illyriennes — s’exerçant de l’ouest vers l’est — avait eu pour effet de « jeter à la mer » les Hellènes. Ceux-ci s’étaient maintenant accoutumés à la navigation. En face d’eux, de l’autre côté de la mer Égée, existaient des richesses attirantes pour leur commerce naissant. Là, se trouvait ce royaume de Lydie dont Sardes était la capitale et dont l’histoire est dominée par le nom de son dernier roi, Crésus. Malgré bien des emprunts à la civilisation babylonienne, les Lydiens avaient de fortes tendances hellénistiques et leurs regards étaient tournés vers l’Archipel. Tout cela favorisa la création sur la côte d’Asie de nombreuses colonies hellènes. On a prétendu à cet égard, distinguer les colonies « éoliennes » des « ioniennes » : simple question de dialectes. La vérité est que de même que l’esprit dorien eut sa citadelle en Laconie, ce furent l’Attique et l’Eubée qui incarnèrent cette quintessence d’hellénisme qu’on a appelé l’esprit ionien. Au ixe siècle, les Ioniens colonisèrent les Cyclades et les îles côtières ; Chios et Samos furent leurs principaux établissements dans ces parages. Puis ils fondèrent Éphèse et Milet. Sur un espace de cinquante lieues, il n’y eut pas moins de douze cités florissantes, échelonnées le long de la rive asiatique de la mer Égée et engendrées par l’initiative ionienne. Bientôt, les besoins augmentant, il fallut aller chercher dans la mer Noire le thon, base de la nourriture prolétarienne, et sur les côtes, du blé, du bois, des peaux. Abydos, Lampsaque, Sinope furent fondés et enfin Trébizonde (790-780), qui devait être le débouché maritime de l’Arménie. Les Ioniens s’établirent en somme sur tout le pourtour de la mer Noire et dans la mer d’Azof. En Méditerranée occidentale, leur activité ne fut pas moindre. En 750, ils créèrent Cumes qui donna, par la suite, le jour à Naples. La Sicile et le sud de l’Italie se parsemèrent de colonies grecques ; ce furent Reggio et Messine (775), Syracuse (734), Catane (729), Métaponte (710), Sybaris, Crotone, Corfou (longtemps la mystérieuse Phéacie), devint grecque par les Ioniens et essaima à son tour. Les villes ainsi venues au monde en engendrèrent d’autres. Mégare, en 728, créa une seconde Mégare vouée à bientôt disparaître, mais non sans avoir, cent ans plus tard, créé Sélinonte. Syracuse fonda Himére et Géla, Agrigente (648 et 580). Le mouvement d’expansion, malgré les difficultés et les obstacles que lui opposait la concurrence phénicienne, s’étendit à la Gaule. Vers l’an 600, Marseille fut fondée et peu après Callipolis (Barcelone), puis, proches de Marseille, Arles, Agde, Antibes, Nice, Monaco.

La part des Doriens dans cette œuvre si vaste d’expansion fut mince : quelques factoreries en Cilicie, — l’envoi, en 707, de colons à Tarente, — en 625, sous l’impulsion de l’oracle de Delphes, la fondation de Cyrène à laquelle le fait d’être relié par terre à l’Égypte devait assurer plus tard une grande importance… ce fut à peu près tout. Ainsi, en l’an 600, le « monde grec » était formé et une prospérité incroyable s’y révélait déjà. On pense qu’au ve siècle, Crotone, Tarente, Agrigente, Syracuse comptèrent de 50.000 à 80.000 habitants, plus qu’Athènes ou Corinthe n’en comptaient elles-mêmes. D’autre part, la monnaie de Marseille faisait prime jusqu’en Étrurie et, par la vallée du Rhône, circulait jusqu’aux approches du Rhin. Quant à Milet, patrie des « aeinautes » (ou « marins perpétuels »), elle pouvait se parer du titre de reine des cités grecques ; de la mer d’Azof au Nil, elle n’avait pas engendré moins de vingt-quatre cités filiales ; deux lignes régulières de navigation partaient de son port, l’une vers la mer Noire et l’autre vers l’Égypte. Ces quelques faits soulignent ce qu’on peut appeler l’unité économique du monde grec. Son unité intellectuelle et morale n’était pas moindre. Là aussi, certains faits sont instructifs à noter : tel ce geste de Pisistrate, faisant faire six copies officielles de l’œuvre d’Homère et envoyant d’Athènes l’une de ces copies à Marseille et l’autre à Sinope sur la mer Noire : telle encore cette anecdote racontée par Aristote d’un citoyen de Milet qui, prévoyant une surabondante récolte d’olives accapara d’avance tous les pressoirs de la ville aux fins de les louer ensuite à des prix avantageux. Or, ce citoyen si avisé — un peu trop — n’était autre que l’illustre astronome Thalès. Miltiade, Aristide, Themistocle, ces grands serviteurs de l’intérêt public furent aussi des gens d’affaires. Tout Hellène était tourné vers le commerce ; le lettré était commerçant, mais le commerçant était aussi lettré ou s’efforçait à l’être. Dans toutes les cités du littoral d’Asie mineure, le génie grec « s’était éveillé de bonne heure avec un éclat surprenant », et dès la ixme Olympiade (742), on récitait à Syracuse les chants homériques au sein des assemblées populaires. Partout mêmes goûts, mêmes habitudes d’existence, même religion humaine, même culte bilatéral des choses du corps et de celles de l’esprit. Ne devait-on pas à Olympie, la capitale du sport antique, entendre Hérodote lire un livre de son histoire et voir Aetion et Œnopide exposer l’un ses tableaux, et l’autre, ses tables astronomiques : symbole puissant de ce trépied merveilleux qui porta la civilisation hellénique et que constituèrent le sport, le civisme et l’art, de cet équilibre qu’elle sut atteindre et maintenir entre l’individu et la cité, entre le solidarisme et l’intérêt personnel.

Que dire de l’unité politique ? C’est ici la principale source d’incompréhension lorsqu’on étudie l’histoire de l’Hellénisme et il y faut bien prendre garde. D’autant que cette grande crise à laquelle nous allons arriver, que détermina l’attaque des Perses et dans laquelle l’Hellénisme faillit sombrer, perd sa véritable signification si on ne l’examine que du point de vue extérieur et sans tenir compte des éléments intérieurs qui la préparèrent et la rendirent si périlleuse.


La crise de l’Hellénisme

Les États grecs avaient tous, plus ou moins, le caractère « municipal ». Ils se composaient, d’une ville, du territoire avoisinant avec quelques bourgades ou villages, d’un rivage avec un port… Un particularisme excessif, l’esprit d’indépendance et l’orgueil local, enfin des rivalités inévitables et susceptibles de provoquer parfois des querelles armées, telles étaient les conséquences de leur constitution. Quand il s’agissait de colonies lointaines, séparées les unes des autres par des espaces suffisants, ces conséquences tendaient à s’atténuer. En Grèce, au contraire, où les États étaient comme tassés les uns contre les autres, elles s’accentuaient. Les choses se compliquaient du fait que des traditions monarchiques existaient dans un certain nombre d’États où primitivement avaient régné des princes du type d’Agamemnon. Ces royautés nous sont familières, grâce à Homère, qui nous les a dépeintes dans son Iliade et son Odyssée. Au viiie siècle, elles avaient disparu laissant derrière elles des oligarchies résistantes. En effet, ce n’est pas du milieu populaire qu’elles étaient issues ; la plupart, électives ou non, avaient été l’apanage de fait de quelques familles aristocratiques qui, les trônes abattus, prétendirent continuer à gouverner. À Athènes, on les appelait les Eupatrides ou « bien nés ». Longtemps, leur coterie se maintint au pouvoir, imposant, comme dit Alfred Croiset, « un régime très fermé, très autoritaire et au total fort dur ». La bourgeoisie commerçante, dite des Paraliens ou « gens de la côte », vint en aide au peuple endetté et pressuré par les Eupatrides. Le démocratisme était la base des idées helléniques et il en tirait une grande force de propagande et d’action. Il était donc fort difficile de lui résister indéfiniment. Les Eupatrides durent composer avec lui. C’est alors que, d’un commun accord, on appela Solon qui, étant à la fois commerçant, intellectuel et de bonne naissance, se trouvait singulièrement apte au rôle d’arbitre. En l’an 594 av. J.-C., on lui remit les pleins pouvoirs. Solon rédigea une constitution dont l’entrée en vigueur s’accompagna de mesures d’amnistie : rappel des bannis, abolition des dettes, etc… et qui présenta un curieux amalgame de hardiesses radicales et de préoccupations économiques. En assurant, comme il le fit, des avantages marqués à la richesse acquise, Solon craignait sans doute que l’athénien pauvre, appelé par lui, d’autre part, à la vie politique, ne se donnât pas assez de peine pour enrichir l’État en s’enrichissant lui-même et qu’il ne cherchât plus à gagner au-delà des quelques oboles nécessaires à sa subsistance. Sous des cieux trop cléments, c’est là un péril lorsque le pain, un peu de poisson grillé, des figues et des oignons suffisent à l’homme que vient distraire en même temps le spectacle des affaires publiques traitées dans le plein air de l’« agora ». Mais, par ailleurs, Solon ne recula devant aucune nouveauté démocratique. On ne saurait prêter trop d’attention à cette constitution d’il y a vingt cinq siècles, qui opéra une véritable révolution et contint en germe tout l’avenir politique de l’Hellénisme. Elle établissait, côte à côte, un Sénat de quatre cents membres élus chaque année et chargés de préparer les lois, de surveiller l’administration et la trésorerie — une assemblée générale où tous les citoyens avaient droit de vote et qui choisissait les chefs civils et militaires, lesquels devaient, à l’expiration de leur mandat, venir lui en rendre compte — enfin un « aréopage », sorte de cour suprême où étaient admis à siéger les magistrats sortis de charge et dont l’assemblée avait approuvé la gestion. Ces rouages se complétaient de façon ingénieuse les uns les autres. Une législation libérale régla, en outre, les rapports des parents et des enfants, de l’individu et de la collectivité, du maître et de l’esclave. L’héritage se partageait également sans distinction de sexe, le foyer familial restant à l’aîné ; celui qui mourait sans enfants disposait librement de son bien. Le fils demeurait jusqu’à seize ans soumis à la seule autorité paternelle. De seize à dix-huit ans, l’État complétait son instruction. À dix-huit ans, il devenait « éphèbe », puis soldat. « Je ne déshonorerai point mes armes en abandonnant mes compagnons ; je combattrai jusqu’au dernier soupir pour défendre les autels et le territoire de la patrie ; je laisserai mon pays en meilleur état que je ne l’ai trouvé ; j’obéirai aux lois et aux magistrats ; je respecterai la religion des ancêtres » ; tel était le magnifique serment qu’on lui faisait prêter. Les lois protégeaient l’étranger venu se placer sous leur égide et laissaient le citoyen libre de s’expatrier si son goût ou son intérêt l’y portaient. Quant à l’esclave, il était traité avec une mansuétude jusqu’alors inconnue et qui atténuait l’odieux d’une institution que l’antiquité ne songea point à supprimer.

Cette présence des esclaves au sein de la République athénienne lui a fait refuser par certains auteurs modernes le nom de démocratie. Mais Alfred Croiset remarque avec raison que, d’une part, à Athènes, les esclaves « n’ont jamais été assez nombreux ni assez organisés pour menacer l’État d’une guerre civile comme à Rome » et que, d’autre part, toutes les querelles de la politique intérieure athénienne furent de « véritables luttes de classes ». Athènes a donc bien été une démocratie, mais de dimensions fort restreintes ; en dehors de ses métèques (étrangers) et des esclaves, il est à croire que l’État n’a jamais compté plus de 180.000 à 200.000 citoyens ; et pourtant on a pu dire de ce groupe si restreint qu’aucun autre n’avait « laissé à l’avenir un héritage plus riche en suggestions de toutes sortes. ».

Le retentissement de l’œuvre de Solon fut immense et prolongé. On répète volontiers que ses réformes témoignèrent de leur caractère utopique par leur peu de durée attendu que Pisistrate (560-528) s’étant emparé du pouvoir, suspendit le fonctionnement de la constitution. Les événements revêtirent un caractère différent. Il est exact que Pisistrate qui était le chef du parti démocrate usa de violence pour établir son autorité mais, au lieu d’abolir les lois politiques, il se borna précisément à en interrompre l’application ce qui était un hommage rendu à leur valeur ; et de plus, il se garda de toucher aux lois civiles et criminelles telles que Solon les avait établies. Aristote reconnaît qu’il gouverna « plutôt en citoyen qu’en tyran ». Il se maintint en somme dans l’esprit de Solon et on peut dire que sous lui la Grèce continua de se « soloniser ». Ce furent ses fils (528-510) qui, malgré certaines qualités aimables, furent nuisibles à leur patrie en dirigeant contre ses libertés une coupable tentative. Le peuple l’emporta et son chef, Clisthène put, « reprenant l’œuvre au point où Solon l’avait laissée, la porter d’un seul coup presque au terme ». Ainsi, en moins d’un siècle, le démocratisme athénien avait trouvé sa formule complète. Aristote, peu porté à louer la démocratie, convient que les réformes de Clisthène donnèrent des résultats remarquables et Hérodote dit qu’elles augmentèrent la puissance d’Athènes. Cette ville était désormais placée en pleine lumière et devenait τῆς Ἑλλάδος παίδευσιν, « l’éducatrice de la Grèce » : parole que Thucydide attribue à Périclès. Mais le jeu même des institutions nouvelles, avait pour conséquence la lutte des partis. À Athènes, comme dans les cités qui s’inspirèrent de son exemple, deux grands partis se formèrent ; celui du peuple et celui des aristocrates, chacun avec ces chefs et son organisation ; et une saine rivalité les opposa l’un à l’autre. Les descendants des anciens « Eupatrides » n’étaient plus très nombreux, mais il y avait une aristocratie d’argent qui avait hérité de leurs prétentions et qu’il était de l’intérêt de la république de ne point détruire ni décourager tout en l’empêchant de confisquer le pouvoir à son profit. Par malheur, les partis aristocratiques, là comme ailleurs, furent dangereusement tentés de s’appuyer sur la cité qui, au centre même de la Grèce, se dressait en plein contraste avec Athènes. Sparte jouissait alors d’un grand prestige militaire. Elle y avait atteint au moyen d’institutions basées sur l’oligarchisme le plus forcené dont l’histoire fasse mention. Tous les pouvoirs, tous les privilèges se trouvaient aux mains de ceux qu’on appelait les « Égaux », quelques centaines seulement, descendant des chefs doriens qui avaient occupé la Laconie au début et en avaient transformé les habitants en « Ilotes », c’est-à-dire en esclaves privés de tous droits. Les Laconiens, répartis dans les bourgs et villages environnants, étant beaucoup plus nombreux que les Doriens inspiraient à ceux-ci de perpétuelles craintes. La même discipline brutale et sectaire qui faisait disparaître les rejetons chétifs de la race dominante pour lui conserver sa vigueur, conduisait au massacre périodique des représentants les meilleurs de la race vaincue lorsque celle-ci devenait trop prolifique. Défendue par les hautes montagnes qui l’encerclaient et lui fournissaient le fer nécessaire à ses industries guerrières, Sparte sacrifia tout à son armée. Elle confisqua l’enfant dès l’âge de sept ans, en fit la chose de l’État, lui durcit prodigieusement les muscles et le caractère, ne le munit ni d’instruction ni d’idéal, ne craignit point de lui enseigner au besoin que l’hypocrisie et le mensonge sont aussi des armes. La politique intérieure fut toute de méfiance et de contrôle. Défense aux étrangers d’entrer, aux nationaux de sortir sans permission. Quant à la politique extérieure, elle consista à lutter partout contre le démocratisme, à entretenir les ambitions et à encourager les entreprises des aristocrates. Le bluff incessant dont Sparte s’entourait, si grossier fut-il parfois, exerça une emprise sur les autres cités. Sparte était parvenue à se faire passer pour grecque et elle se donnait comme invincible. Des événements prochains allaient faire justice de cette dernière prétention : quant à la première, la légende en a subsisté jusqu’à nos jours.

Tel était, à la veille de l’agression perse, l’état de choses en Grèce. Pour être complet, il faut ajouter pourtant quelques mots concernant trois institutions dont la forme un peu imprécise a longtemps dissimulé l’importance réelle. Et d’abord, l’oracle de Delphes. Apollon était censé s’y exprimer par la voix de la Pythie, femme sans culture, choisie par le collège des prêtres et dont les paroles étaient non seulement inspirées, mais recueillies et interprétées par eux. Or, en serrant de près l’histoire du sanctuaire delphique, on a reconnu qu’il y avait eu là une sorte de conservatoire de l’Hellénisme et d’Office directeur de ses énergies. J. de Crozals a pu dire en toute vérité que « pendant plusieurs siècles, il ne se fit rien de grand dans le monde grec que l’oracle de Delphes ne l’eût inspiré, prévu, favorisé… ». Cessons donc de ne voir là que superstitions et supercheries, car il convient de reconnaître que l’adoucissement des mœurs, le sentiment croissant de la dignité de l’homme libre, la stricte observation de la loi morale, le respect de la parole donnée, le développement des vertus sociales et de l’esprit d’entreprise furent les directives presque constantes des hommes remarquables qui siégeaient à Delphes. Ainsi s’expliquent l’extraordinaire renom dont bénéficiait l’oracle, le nombre et l’ampleur des ambassades qui venaient le consulter, les richesses enfin qui s’accumulaient autour de lui. C’est par là, du reste, que la corruption s’introduisit et que le déclin de son prestige s’affirma.

Tandis que le pur esprit hellénique rayonnait de la sorte des bords du golfe de Corinthe entretenant l’unité intellectuelle, le Conseil amphyctionique, avec moins de lustre mais guère moins d’efficacité, maintenait en contact les États grecs sur le terrain des intérêts matériels. Les amphyctionies, qui portaient le nom d’un personnage légendaire réputé leur fondateur, avaient été de bonne heure en usage. C’étaient des conventions entre deux ou plusieurs États, fixant certains points d’entente et visant en général à éviter des conflits ou à en limiter l’étendue. L’idée de trêve sacrée que le moyen-âge devait reprendre et utiliser était à la base de ces conventions. Par la suite, l’idée d’arbitrage y pénétra également. Avec le temps, les amphyctionies se ramenèrent à deux dont l’une s’assembla chaque printemps à Delphes et l’autre chaque automne aux Thermopyles. Puis, il n’y en eut plus qu’une seule qui revêtit dès lors le caractère d’une véritable confédération. Douze « peuples » en faisaient partie. Chaque groupe qui pouvait comprendre plusieurs États avait droit uniformément à deux voix. Rien de plus intéressant à suivre que le prudent travail du conseil ainsi formé. Ses membres semblent avoir eu pleine conscience de leur rôle à la fois étendu et restreint. L’esprit d’indépendance des cités était trop intense pour qu’il fût alors possible de leur superposer les rouages d’une direction fédérale complète. Mais on pouvait faciliter leurs relations, amortir leurs contacts, créer à leur usage une sorte de droit public. Le Conseil amphyctionique n’y manqua pas et lorsqu’on le voit, par exemple, prescrire aux belligérants des suspensions d’armes pour l’ensevelissement des morts ou bien interdire de couper les conduites d’eau ou de détruire les édifices ou encore spécifier qu’aucun monument commémoratif ne sera élevé par les vainqueurs d’une bataille livrée entre Hellènes, afin de ne pas attiser l’esprit de revanche, on comprend la part qui revient à l’influence amphyctionique dans le développement de la civilisation hellénique.

La troisième des institutions dont nous parlons est la plus connue, mais non point la mieux comprise. Il s’agit des grands Jeux périodiques : les Jeux Isthmiques, Néméens, Pythiques qui se tenaient dans les régions de Corinthe, de Némée, de Cressa et surtout les Jeux olympiques que l’on célébrait à Olympie tous les quatre ans. L’union intime du sport et de la religion qui caractérisait ces fêtes a déconcerté la postérité, troublée d’ailleurs par leur apparente origine dorienne. Les Doriens cultivaient la gymnastique en raison de son utilité corporelle, disciplinaire, militaire ; et cela explique que les termes techniques en fussent généralement empruntés à leur dialecte. Mais bien avant leur arrivée en Grèce, s’y était manifestée la présence de l’instinct sportif. Les Hellènes du temps de l’Iliade apercevaient déjà dans le sport une marque de noblesse pour qui s’y adonne et « une façon d’honorer les Dieux ». « La plus grande gloire pour un homme, dit un héros de l’Odyssée, est d’exercer ses pieds et ses mains. » Et ils comparaient le non-sportif à celui qui, sur un bateau « n’aurait souci que du gain et des provisions ». En somme, deux conceptions de l’exercice physique que, depuis, on a souvent cherché à concilier et vainement car elles sont opposées. Ce fut l’hellénique qui l’emporta sur la dorienne. Non seulement les Jeux olympiques se pénétrèrent — et très rapidement — d’esprit sportif, mais à cause de cela, Sparte finit par s’en désintéresser et s’abstenir plus ou moins d’y prendre part. Or c’étaient là comme les assises ethniques de l’hellénisme. La race s’y retrouvait par dessus les inimitiés de famille, les rivalités d’intérêt momentanément oubliées. Elle s’y retrempait dans la conscience de son unité et s’y fortifiait dans la foi en son destin.

En l’an 546 av. J.-C., ainsi que nous l’avons vu en étudiant l’histoire des Perses, Cyrus s’empara de la Lydie et l’annexa. Une entente, d’abord un peu boiteuse, mais devenue très intime, existait entre les cités grecques d’Asie Mineure et le royaume Lydien qui les enrichissait et les protégeait en retour d’une suzeraineté peu gênante et dont les rois de Lydie se trouvaient grandement flattés. À la place de Crésus, monarque hellénisé se dressa tout à coup un roi de Perse qui ne l’était aucunement et qu’au contraire ses victoires tendaient à griser. Les Hellènes considéraient les nouveau-venus comme des barbares. La révolte qui couvait finit par éclater. Milet appela au secours. Sparte refusa son aide, mais les Athéniens lui envoyèrent vingt navires dont les équipages joints à ses propres troupes poussèrent un raid audacieux jusqu’à Sardes qu’ils incendièrent (497). En représailles de quoi Darius qui occupait maintenant le trône de Perse détruisit Milet (494) et poursuivit les navires hellènes, mais la défaite qu’il leur infligea ne le débarrassa point d’eux. « On n’en avait jamais fini avec ces Grecs, comme dit Hatzfeld. Quand ils étaient vaincus, ils se faisaient pirates et restaient aussi gênants comme corsaires que comme soldats réguliers. » Darius, qui tenait à se venger d’Athènes, lui dépêcha son gendre Mardonius à la tête d’une flotte considérable montée par de nombreux soldats. Une tempête opportune dispersa les navires perses au large du mont Athos. Une nouvelle expédition s’organisa. La flotte ennemie cette fois passa par l’île de Naxos qu’elle soumit, s’empara d’Érétries dans l’île d’Eubée dont les habitants furent transportés en masse sur les bords du golfe Persique, comme l’avaient été ceux de Milet, et vint enfin jeter l’ancre dans la baie de Marathon conduite par un traître du nom d’Hippias. C’est dans la plaine du même nom que le 12 septembre 490, dix mille Athéniens conduits par Miltiade et auxquels s’étaient joints mille Platéens, remportèrent par leur courage et leur audace une victoire d’une faible importance technique, mais dont la portée morale fut immense, car elle déconcerta l’adversaire et changea la face du conflit. Le minime contingent envoyé par Sparte arriva le lendemain de la bataille. Les Perses se retirèrent mais il n’était pas douteux qu’ils ne revinssent bientôt, mieux préparés et plus clairvoyants. Athènes eût volontiers, dans la joie de son triomphe, négligé d’y songer. Thémistocle sut la tenir en haleine. Il ne croyait pas qu’il fut possible de forcer définitivement la victoire sur terre mais jugea que, sur mer, on pourrait vaincre. Le port du Pirée fut creusé et une flotte construite. L’exploitation des mines du Laurium fournit les capitaux ; la jeunesse surexcitée par Thémistocle s’entraîna aux exercices navals ; ce fut une fièvre.

Cependant, à Darius, souverain d’esprit élevé et qui commençait à goûter la culture hellénique, avait succédé Xercès. Jeune, beau, courtisé à la folie, enivré de sa puissance, il n’eut qu’un désir : venger Marathon en jetant sur la terre grecque une armée formidable. On évalua à un million les effectifs qu’il assembla. Les excellentes troupes iraniennes, la cavalerie surtout qui était renommée (et les Grecs n’en avaient point) se trouvèrent submergées au milieu de la cohue de mercenaires asiatiques, Éthiopiens, Lybiens qui n’avaient ni même langage, ni mêmes armes, ni même tactique de combat. Et comment parer aux difficultés d’approvisionnement de pareilles masses ? Le spectacle d’orgueil que s’offrit Xercès en assistant d’un trône de marbre érigé sur la falaise au départ de ses soldats, était — ou aurait dû être — pour lui doublé d’angoisse. Ses services d’espionnage et de corruption avaient, il est vrai, travaillé de façon à seconder la fortune. En Grèce, le péril d’Athènes n’était pas envisagé comme il eût fallu. Beaucoup n’apercevaient pas que l’Hellénisme fut menacé. Il y avait d’abord l’intérêt personnel qui empêchait de s’en rendre compte tous ceux qui vivaient du commerce égéen. Ceux là ne pensaient qu’aux répercussions d’une guerre sur la liberté des communications et le mouvement des échanges. Ensuite, les oligarchiques, dont chaque cité ou peu s’en faut comprenait des groupes plus ou moins nombreux et influents, ressentaient une certaine sympathie à l’égard des Perses lesquels, dans les îles grecques occupées par eux, s’étaient empressés de supprimer le régime populaire. Et cela en un temps où l’exemple des innovations démocratiques d’Athènes ne laissait pas que d’alarmer vivement les anciennes classes privilégiées. À Argos, par exemple, d’ingénieux politiciens du parti réactionnaire forgèrent des généalogies propres à démontrer que les fondateurs de la ville et les rois achéménides descendaient d’une même souche. En effet, ils étaient aryens, les uns et les autres mais, alors, on ne pouvait le savoir et, du reste, c’étaient quand même deux formules de civilisation inégales et opposées qui allaient se heurter. L’or perse abondamment répandu par les émissaires du « Grand roi », avec accompagnement de paroles habiles, acheva de désagréger une opinion déjà divisée. Il n’est pas jusqu’à l’oracle de Delphes qui ne se soit laissé influencer et dont la demi-défaillance n’ait encouragé les « défaitistes ». L’imminence même du danger ne parvint point à dessiller les yeux. Hérodote a laissé un tragique récit du conseil de guerre nocturne qui précéda la journée de Salamine. Les délégués de Corinthe voulaient qu’on se retirât dans l’isthme. Sparte n’avait envoyé que seize trirèmes en plus des trois cents soldats qui, chargés de garder le défilé des Thermopyles, venaient de s’y faire bravement massacrer avec leur chef Léonidas. Elle exerçait néanmoins la présidence des débats. Son représentant menaça Thémistocle de son bâton. Mais Thémistocle tint bon. Athènes avait consenti le plus beau des sacrifices. La ville avait été évacuée ; les femmes et les enfants transportés à Trézène, tous les hommes — vieux navigateurs ou marins novices — s’étaient retirés sur la flotte pour combattre. Thémistocle l’emporta et l’aube du 20 septembre 480 se leva. Xercès sur le rivage assista au carnage, à l’anéantissement de sa flotte. Sa rage fut telle qu’il repartit aussitôt laissant ses troupes de terre qui occupaient toute l’Attique absolument démoralisées par cette défaite et cette fuite. Elles furent battues à Platées. L’indépendance hellénique était sauve et, avec elle, tout l’avenir de la civilisation méditerranéenne.

En même temps que la victoire de Salamine — certains disent le même jour — celle d’Himère avait abattu les Carthaginois partenaires sinon alliés des Perses. Nous en avons déjà parlé. Les Hellènes de Sicile menaient depuis un siècle une existence fort agitée. Il y avait là, sur un territoire relativement restreint, trop de cités opulentes et populeuses. Au lieu d’une opposition violente, mais normale, entre aristocrates et démocrates, c’étaient véritablement le ploutocratisme et la démagogie qui s’y livraient bataille. À coup d’argent, des dictateurs improvisés parvenaient à s’emparer du pouvoir puis, jetés bas, provoquaient des guerres civiles pour le reconquérir, souvent avec l’appui des villes voisines et rivales. C’est ainsi que Métaponte, Sybaris, Crotone, Syracuse, etc… eurent sans cesse les armes à la main les unes contre les autres. Elles appelaient volontiers les villes de Grèce à leur secours. Cet état de choses favorisait les ambitions carthaginoises. L’agression des Perses fournit à celles-ci l’occasion de se manifester ; l’heure semblait très propice. Mais, malgré un effort énorme et bien dirigé, Carthage échoua. Les vainqueurs d’Himère imposèrent sagement une paix clémente par laquelle ils obtenaient des Carthaginois l’engagement de renoncer aux sacrifices humains ! Grande date dans l’histoire du monde que celle où un peuple victorieux réclame de tels engagements comme prix de sa victoire. Au même moment, les Athéniens rentraient couverts de gloire dans leur cité dévastée. Les maisons en étaient détruites. Thucydide dit que « seules restaient debout celles qu’avaient occupées les commandants et chefs perses ». De leur côté, les femmes et les enfants transportés à Trézène quittaient cette ville qui les avait bien reçus. Plutarque conte que, sur l’initiative d’un citoyen, un décret avait été rendu autorisant les enfants à cueillir librement des fruits dans la campagne pour adoucir en eux l’amertume de l’exil et de la séparation. À ce trait charmant comme aux conditions de la paix d’Himère, ne reconnaît-on pas la fleur magnifique de l’hellénisme qui s’épanouissait ?

Sparte sortait de la guerre frappée d’une double déchéance. Jusqu’alors sa valeur militaire avait été incontestée. On admettait sa force à l’égal d’un dogme. Or, non seulement ses troupes n’avaient participé à une lutte dont rétrospectivement le caractère panhellénique s’accusait de façon nette, qu’avec intermittence et mesquinerie, mais sur le terrain stratégique comme sur le terrain technique, elles avaient révélé une réelle infériorité. C’était l’armée d’Athènes composée d’« entraînés individuels » — de sportifs, pourrait-on dire — qui avait innové à Marathon en chargeant au pas de course à la stupeur de l’ennemi ; c’était elle qui, à Platées, avait fait preuve d’une discipline et d’une bravoure combinées qu’on n’attendait point sinon de troupes de métier. C’était sa flotte enfin, sa magnifique flotte hâtivement construite à qui revenait l’honneur d’avoir, à Salamine, brisé l’orgueil de l’agresseur. Et chez les chefs — non point des professionnels, mais des gens d’affaires, des commerçants, des hommes politiques devenus généraux d’occasion — quel instinct de la bonne manœuvre, quelle promptitude à se décider, à apercevoir et à saisir l’occasion favorable ! Sparte s’en trouvait diminuée d’autant ; mais ce n’était pas tout. Ces lauriers rutilants venaient orner le chef d’une démocratie du caractère le plus libéral et dont le libéralisme continuait de s’accentuer, bien loin que la guerre eût déterminé chez elle la moindre réaction. Diplomatiquement, commercialement, intellectuellement, Athènes faisait preuve d’une intelligence, d’un équilibre, d’une sagesse, d’une hauteur de vues qui contrastaient grandement avec la médiocrité dont, à tous égards, témoignaient au même moment les gouvernements oligarchiques et celui de Sparte, en premier lieu.

La période qui s’étendit pour Athènes de la déroute perse à l’agression spartiate ne fut pas longue : cinquante années seulement (480-431). Mais ce demi-siècle qui marqua le plus haut sommet atteint par l’Hellénisme est, du point de vue des enseignements qui en découlent, le plus instructif à méditer. On lui a injustement donné le nom de Périclès : hommage rendu à l’éloquence exceptionnelle d’un citoyen que distinguaient en même temps son désintéressement, son dévouement à la chose publique et sa grandeur d’âme. Mais on relègue ainsi dans une ombre injuste les hautes figures de Thémistocle, d’Aristide, de Cimon… et de beaucoup d’autres moins en vue qui travaillèrent avec eux à l’œuvre commune. C’est cette œuvre qu’il convient d’honorer ; à travers l’éclat collectif dont elle rayonne demeurent perceptibles les imperfections de chacun de ceux qui s’y sont employés en sorte qu’elle fournit à la fois une leçon et une espérance en montrant quels sont les possibilités et les périls de la liberté associée à la culture. Athènes reconstruite, agrandie, couverte de monuments avec son annexe nouvelle, le Pirée où derrière de solides remparts s’abritait une population nombreuse dont l’activité commerciale augmentait la richesse générale — un gouvernement issu de la volonté populaire et placé sous le contrôle absolu des citoyens — une armée et une marine vraiment nationales où tous étaient fiers de servir et dont la valeur technique égalait l’élan moral — une floraison artistique et littéraire enfin qui groupait autour d’un architecte comme Ictinos, d’un sculpteur comme Phidias, d’historiens comme Hérodote et Thucydide, de poètes dramatiques comme Eschyle et Sophocle, de philosophes comme Socrate, des élèves dignes de les comprendre et de les imiter, c’étaient là des éléments de prestige qu’aucun État n’avait encore su réunir. Le monde grec fut frappé d’admiration. Athènes en devint le centre ; et non point seulement le centre intellectuel, mais le centre matériel. La confédération à la tête de laquelle elle se trouva placée et qui avait pour objet d’assurer la défense commune contre l’éventualité d’un retour offensif des Perses, ne compta pas moins d’un millier de villes et, dit Curtius, la mer Égée devint à ce point athénienne que l’apparition de la moindre flotille spartiate y était considérée presque comme une violation de frontière. Cette situation aurait-elle pu durer ? Et pourquoi non ? Mais il y eut fallu beaucoup de prudence et une certaine modestie. Périclès, quoiqu’on en ait dit, manqua parfois de l’une et de l’autre. Maître de l’opinion, il eut pu la mieux diriger. La main-mise sur le trésor de la confédération et son transfert de Délos, où en était le siège social, à Athènes fut une des plus grandes fautes qu’on pût commettre. La prétention de faire juger par les tribunaux athéniens les différends entre alliés en fut une autre. Lorsque Périclès voulut provoquer la réunion d’un grand congrès panhellénique pour délibérer « sur les moyens propres à garantir à tous la sécurité de la navigation et à assurer la paix », il ne comprit pas qu’un tel congrès, pour réussir, devait se tenir en terrain neutre et non à Athènes.

Sparte, pendant ce temps, sentait grandir sa jalousie et son inquiétude, mais elle était plus inquiète que jalouse. Plaçant la force au-dessus de tout, elle éprouvait un certain respect pour celle dont Athènes s’était révélée capable. Par contre, les institutions athéniennes lui faisaient l’effet d’un redoutable fléau. En voyant s’étendre les privilèges octroyés à la foule et diminuer les attributions de l’ancien Aréopage au profit de l’assemblée populaire, en voyant les dernières classes sociales avoir place au théâtre, aux Jeux, aux cérémonies publiques et chaque citoyen recevoir une indemnité pour l’accomplissement de ses devoirs militaires, les aristocrates spartiates frémissaient. Ils n’étaient plus qu’une poignée. En plus des « Ilotes », il y avait autour d’eux, ceux qu’on appelait les « amoindris », bâtards, cadets déshérités, esclaves affranchis… toute une population qui disposerait bientôt d’assez de ressources pour réclamer ses droits. Sparte se décida donc à tenter d’abattre sa rivale avant que son propre prestige militaire ne fut totalement éclipsé et que les détestables principes de la démocratie athénienne n’eussent achevé de pénétrer partout. Et telle était encore la peur qu’elle inspirait à ses voisins immédiats qu’ils firent cause commune avec elle, tandis que çà et là, dans le reste de la Grèce des villes dominées par le parti oligarchique se déclaraient en sa faveur. Ainsi fut déchaînée la guerre sacrilège.

La première période (431-421) se déroula sans résultat et aboutit à une paix blanche. Mais alors Athènes fut en proie aux dissensions. Ses aristocrates, d’abord modérés et demeurés constitutionnels, se laissèrent entraîner à de coupables entreprises. Alcibiade, après Cléon, compromit l’équilibre. Une aventureuse intervention en Sicile se termina par un désastre (413). Aussitôt, Sparte reprit les armes, enhardie. Elle ne craignit point cette fois de s’allier aux Perses et leur dût le succès final. La haine l’inspira seule dans sa façon d’en user. Elle renversa partout les institutions populaires et y substitua des oligarchies de dix membres appuyés par un gouverneur et une garnison spartiates. Les « trente tyrans », auxquels Athènes fut livrée rasèrent ses murailles et brûlèrent ses trirèmes au son des flûtes. Partout il n’y eut que meurtres, spoliations, bannissements. « Ce fut, dit Croiset, un véritable régime de terreur où les passions les plus violentes et les plus basses se donnèrent libre cours. » Les événements de ce temps sont demeurés longtemps obscurs grâce à Xénophon. Il a fallu que la critique moderne se rendit compte du peu de créance mérité par ce célèbre écrivain. Dès lors la vérité est apparue. Sparte consomma sa trahison en signant, en 367, avec la Perse, un traité par lequel étaient supprimés tous les avantages que la Grèce tenait de la paix négociée jadis en son nom par Cimon.

C’est à la ville de Thèbes, en Béotie, qu’était réservé l’honneur inattendu de conduire victorieusement la révolte contre la tyrannie spartiate. Les aristocrates qui la gouvernaient avaient, au temps de Salamine, déserté la cause nationale par passion politique ; depuis lors, Thèbes avait passé aux mains de démocrates excessifs. En cette circonstance, elle fut « un instant comme élevée au-dessus de ses propres destins par le mérite et les vertus de deux hommes supérieurs » Épaminondas et Pélopidas. L’armée spartiate, vaincue à Togire, fut détruite à Leuctres en 371 par soixante mille Thébains et alliés que commandait Épaminondas. La gloire de Thèbes fut éphémère, mais elle brilla dans l’histoire de tout l’éclat que la justice d’une cause ajoute aux actions des humains.


Alexandre, roi des Hellènes

Le premier roi de Macédoine était, d’après Hérodote, un grec d’Argos, Perdicas, qui régna vers 700 av. J.-C. et fut par conséquent le contemporain des premiers habitants d’Athènes, de Sparte, de Carthage et de Rome. Ses successeurs Argis, Philippe, Esopos, Alcetas, Amyntas Ier arrondirent et consolidèrent le royaume. Alexandre Ier, qui avait été l’ami des fils de Pisistrate, participa aux Jeux olympiques ce qui implique la qualité reconnue d’Hellène. Il ne semble pas que la dynastie pût avoir peine à établir ses droits sur ce point. Quant à la population, elle devait se composer principalement d’anciens Pélages et de barbares illyriens hellénisés. À la faveur de dissensions survenues entre les quatre fils d’Alexandre ier, les Athéniens s’emparèrent du littoral macédonien et y fondèrent une colonie, Amphipolis. Aussi Perdicas ii fut-il, par rancune, l’allié de Sparte pendant la guerre contre Athènes. Archélaos (413-399) propagea activement les lettres et les arts en même temps qu’il construisit des forteresses, traça des routes, disciplina son armée. C’était déjà un adepte du panhellénisme. Amyntas ii (393-369) le fut plus encore. Il subit l’influence du chef thessalien Jason qui préconisait une union de tous les États grecs contre la Perse. À la même époque (380), Isocrate donnait à Olympie lecture de son fameux « Panégyrique » dans lequel il réclamait pour Athènes la direction du mouvement panhellénique anti-asiatique. Mais Athènes ne semblait plus se soucier de courir les aventures. Elle s’était, après la chute de Sparte, rapidement relevée. Elle avait rebâti ses fortifications et reconstruit sa flotte. Chios, Mitylène, Byzance et Rhodes étaient devenues ses alliées et, dès 377, elle jetait les bases d’une nouvelle confédération avec les villes de la mer Égée et les îles de Corfou et de Zante. Mais ce qu’elle semblait viser désormais, c’était exclusivement l’extension commerciale. On allait lui voir reprendre le rôle assumé au vie siècle par Milet, envoyer ses navires à travers la mer Noire, nouer des relations avec les chefs des hordes incultes de Crimée, se chercher d’avantageux débouchés sur les côtes du Pont. Quant à diriger une offensive contre la Perse ou même à s’y associer, elle marquait contre de tels projets une vive répugnance et toute l’éloquence de Démosthène s’employait, du reste, à l’en détourner.

Or, Philippe ii étant, en 360, monté sur le trône de Macédoine manifesta tout de suite l’envergure de ses desseins. Il s’appliqua à parfaire l’œuvre d’Archelaos et résolut, d’autre part, d’imposer aux États grecs l’entente dont il avait besoin pour pouvoir, en toute sécurité, tourner ses forces contre la Perse. De nombreux Hellènes tenaient les yeux fixés sur lui. Isocrate, découragé dans son espoir d’hégémonie athénienne, s’était rallié à lui. Seul Démosthène, éloquent mais de vues courtes, le dénonçait avec une âpreté et une violence croissantes comme l’ennemi de l’Hellénisme. Impatienté par cette hostilité qui rappelle celle du romain Caton à l’égard de Carthage, Philippe se décida à employer la force. La bataille de Chéronée (338) brisa toute résistance en Grèce et l’armée macédonienne passa en Asie où elle commença ses opérations. Mais elle fut rappelée en Macédoine par le meurtre du roi Philippe et l’avènement de son jeune successeur, Alexandre iv, que les siècles devaient saluer à jamais du nom d’Alexandre le Grand (336-323).

En l’honorant toutefois, la postérité l’a méconnu ; ou, du moins, n’a-t-elle pas généralement compris son caractère faute de se rappeler qu’il était monté sur le trône à vingt ans et qu’en lui, l’hérédité et l’éducation avaient déposé des germes d’une force singulière et contradictoire. Son père Philippe était un politique avisé, résolu, persévérant, d’une ambition froide et réfléchie qui ne laissait rien au hasard. Sa mère Olympias d’un tempérament excessif, douée d’une extrême mobilité de sentiments, prenait plaisir à diriger elle-même des chœurs de bacchantes et à hypnotiser des serpents. Enthousiaste et exalté comme sa mère, lucide et clairvoyant comme son père, Alexandre reçut dès l’âge de treize ans les leçons du plus illustre pédagogue que la Grèce put fournir, Aristote. Analysant l’enseignement donné au royal élève, Ad. Reinach en résume ainsi les fondements : « Confiance absolue dans la raison humaine et dans les règles de la logique, examen objectif de tous les problèmes, réduction et élimination du surnaturel, exaltation de la dignité de l’homme et de l’activité humaine, conscience élevée des devoirs sociaux, sentiment profond que l’homme libre est seul digne du nom et de la dignité d’homme et que l’Hellène seul est vraiment un homme libre. »

C’est en champion de l’hellénisme qu’Alexandre partit pour l’Asie. Mais il s’en fallait que tous lui reconnussent ce titre et cette qualité. La passion oratoire de Démosthène n’avait point désarmé. Une sorte de rébellion s’était organisée et Thèbes en avait pris la tête. Par la rapidité foudroyante de ses mouvements, le jeune souverain déconcerta ses adversaires. Il s’empara de Thèbes et la détruisit (335). Toute opposition cessa aussitôt et Alexandre franchissant la mer, alla débarquer à Troie avec trente mille fantassins et cinq mille cavaliers. C’est avec ces faibles forces qu’il entreprenait, du lieu consacré par le génie d’Homère, la lutte contre le puissant empire perse. Dès le premier engagement, la fortune lui sourit. Bien caractéristique est le geste qu’alors il accomplit en envoyant à Athènes — et non en Macédoine — les armes prises à l’ennemi avec cette simple dédicace : « Alexandre et les Hellènes (sauf les Spartiates) en butin des barbares de l’Asie ». Indiquait-il par là qu’il ne tenait point les Spartiates pour de vrais Hellènes ? On le croirait. Voulant avant tout rendre la liberté aux villes grecques d’Asie-mineure, il suivit la côte parallèlement avec sa flotte. Au-dessus de Sardes, il entreprit la construction d’un temple dédié à Jupiter Olympien. Près d’Issus, au sortir du défilé des Portes ciliciennes par où jadis avait passé Cyrus, il mit en déroute l’immense armée de Darius iii. Il fonda alors Alexandrette et se dirigea sur la Phénicie, l’antique rivale et ennemie de la Grèce. Il s’acharna, sept mois durant, au siège de Tyr (332) et le dépit d’une si belle résistance le rendit cruel au point qu’une tache en subsiste à sa mémoire. La Palestine et l’Égypte se soumirent. Alexandre, redevenu maître de lui, honora les Égyptiens et leur culte. Il créa Alexandrie et visita l’oasis d’Ammon sise dans le désert fort loin du rivage de la mer et de la vallée du Nil, vers l’ouest. Il tenait à cette difficile excursion parce que Cambyse n’avait pu la faire : on reconnaît là ses vingt-cinq ans. Mais tout aussitôt, un problème se posa qui réclamait l’expérience et l’intuition d’un grand politique. Darius offrait de céder toute l’Asie-mineure jusqu’à l’Halys. Les lieutenants d’Alexandre penchaient pour l’acceptation. Il ne se laissa pas convaincre et la victoire lui donna raison. Le 1er octobre 331, dans la plaine d’Arbèles, à l’est des ruines de Ninive, ses quarante mille hommes l’emportèrent sur l’armée près de vingt fois supérieure en nombre qu’avait levée le roi de Perse. Babylone, Suse et Persépolis se rendirent et leurs trésors furent remis à celui qui avait quitté son petit royaume emportant quelque soixante talents (environ 350.000 francs) et endetté par les préparatifs de son expédition d’une somme beaucoup plus forte. Ses conquêtes lui valaient aujourd’hui la possession de cent soixante dix talents, c’est-à-dire tout près d’un milliard. Darius iii s’était enfui vers le nord. Alexandre prenant la tête d’un raid de cavalerie d’une rare audace, parcourut quarante-cinq milles (soixante douze kilomètres) en une nuit, mais il n’atteignit qu’un cadavre ; le souverain déchu venait d’être assassiné par un de ses satrapes. Alexandre ayant fait rendre les honneurs royaux à sa dépouille, assuma le titre de « Grand roi » que portaient les rois de Perse et qui était une sorte de synonyme oriental du titre impérial des futurs souverains d’occident. Puis, il eut la grande sagesse de confirmer tous les gouverneurs perses dans leurs fonctions et la grande habileté de gagner par sa magnanimité et sa générosité la sympathie des vaincus. D’Hécatompyle où il séjourna au milieu de fêtes magnifiques, Alexandre signa un décret fameux (330) par lequel il supprimait tous les gouverneurs autoritaires qui se trouvaient dominer dans certains États de Grèce, rendant ainsi à toutes les cités de son pays la pleine liberté de leurs institutions municipales. Il y avait à agir ainsi bien de l’audace et quelque imprudence, car cette manière d’unification s’opérait en somme au nom d’un pouvoir que tous en Grèce ne reconnaissaient point. L’invitation à proclamer partout des amnisties ressemblait fort à une injonction. La lecture faite durant les Jeux Olympiques de semblables messages n’était point propre à faciliter la tâche du vice-roi de Macédoine, Antipater, auquel Alexandre en partant avait confié la régence. Entre eux, point de communications rapides. Les Hellènes pouvaient se croire abandonnés au profit de l’Asie ; des victoires si lointaines ne les touchaient plus.

Ayant repris sa marche, Alexandre se dirigea vers la Bactriane, fondant en route Hérat et Kandahar (330) ; puis il soumit la Sogdiane, fonda Samarcande et « Alexandrie l’extrême » (Chodjend). Pendant l’hiver de 328-27, il tint sa cour à Zariaspa, nouant des relations avec les barbares qui gardaient les routes du Thibet et faisant, en même temps, représenter par des artistes grecs qu’il avait mandés près de lui, des tragédies classiques. Il s’attarda fâcheusement dans ses parages pendant l’année 326 en guerres inutiles et dures. Ayant pris Lahore, il prétendit descendre le Gange. La révolte de ses troupes l’arrêta. Alors il descendit l’Hyphase, puis l’Indus. L’armée revint par terre tandis que la flotte, sous la conduite de Néarque, suivait le littoral pour l’explorer.

D’où venait cette flotte ? Quand et comment avait-elle était construite ? Nous ne le savons qu’imparfaitement, mais il est à peine besoin d’insister sur les difficultés prodigieuses qui furent surmontées au cours de toute cette campagne. Avec le minimum de batailles, le maximum de résultats, les effectifs toujours au point, le passé et l’avenir toujours ménagés, partout des villes nouvelles si bien situées que la plupart vivent encore, partout des administrations si ingénieuses que les populations y trouvaient de l’allègement au lieu de servitude. De son quartier général ambulant, Alexandre gouvernait l’empire, veillant à tout ; seule, la Grèce était trop loin, trop en dehors de son rayon présent pour qu’il pût agir directement sur elle. Mais la pensée grecque ne l’abandonnait aucunement. Il gardait le culte de la Raison supérieure et de l’équilibre humain. Son État-major était un vrai ministère ; des géographes et topographes, des explorateurs, des naturalistes l’accompagnaient et aussi des gens de lettres, poètes et orateurs, des artistes et des musiciens ; c’est toute la civilisation hellénique qui voyageait ainsi avec lui. Nulle confusion pourtant dans ces services si variés. L’ordre et l’eurythmie s’y maintenaient. Lorsque Sandracotta, comme nous l’avons dit, se trouva en contact avec le souverain, ses généraux et ses administrateurs, il eut la révélation d’un monde supérieur et quand il regagna Patna, sa mentalité en était transformée. On était pourtant au plus loin vers l’Est et c’était l’instant où les troupes lasses commençaient à murmurer d’un si long exil. Rentré à Suse (325), puis à Babylone (324), Alexandre se retrouva en plein Iran et se garda encore une fois de porter la main sur les rouages perses. L’organisation des satrapies avait, à son point de vue, certains inconvénients, mais elle concordait avec tout un système routier, postal, fiscal, monétaire qu’il jugeait opportun de maintenir. Il y joignit l’adoption des vêtements, parures, cérémonial et protocole perses, moitié par amusement et griserie de jeunesse, et moitié par calcul habile pour consolider son pouvoir. Mais, de cette religion iranienne faite pour séduire un grand esprit, il ne prit rien. Il la respecta comme toutes les autres, davantage sans doute. Elle ne le détourna point de son attachement à Apollon ; donc il restait hellène. Son ami Héphestion était pour lui une manière de grand vizir, mais il gardait pour principal confident et conseiller intime son dévoué et remarquable secrétaire, Euménès de Kardia. D’autre part, la noblesse iranienne dont il avait besoin pour son armée s’était éprise de lui. Il ne pouvait pas ne pas l’estimer à sa haute valeur. A-t-il rêvé de créer le surhomme-type par la fusion des races ? C’est possible. En épousant une princesse perse, il donna l’exemple et quatre-vingts de ses généraux en firent autant. Ses soldats les imitèrent. Fallut-il faire pression sur eux ? C’est peu probable. En tous cas à Suse, dès 325, on comptait dix mille enfants nés de ces mariages mixtes. On a dit qu’Alexandre songeait à transplanter par échange les populations d’Anatolie et de Thrace ; il est à remarquer que des deux parts, il s’agissait de populations hellénisées et non point de pur sang hellène. La distinction vaut d’être relevée, car elle éclaire la pensée du conquérant.

Mais pour hellène qu’il fut resté, Alexandre était devenu empereur ; il est le premier des empereurs grecs. Dès son temps, il y eut passablement d’Hellènes séduits par l’idée de la monarchie universelle, si peu hellénique fut-elle, mais c’était pourtant la minorité. La grande majorité y était hostile. On ne comprenait pas aisément en Grèce le spectacle auquel on assistait. D’ailleurs l’absence de nouvelles et plus encore les fausses nouvelles devaient induire l’opinion en de constantes erreurs. Pendant ce temps, à Babylone, au comble de la gloire, Alexandre recevait des ambassadeurs étrusques, romains, carthaginois, ibères, celtes, scythes, éthiopiens. Il nourrissait d’énormes projets. Il voulait percer l’isthme de Suez qui, peut-être l’avait été déjà par le roi d’Égypte Nechao, mais sans doute de façon insuffisante. Il voulait creuser des ports entre le golfe Persique et l’Inde… Que n’eût-il fait car, quoiqu’en aient écrit maints historiens, on n’aperçoit pas en lui, à la veille de sa mort, de symptômes de déchéance intellectuelle, mais il est vrai qu’il s’était diminué physiquement et moralement par les fêtes orgiaques dont il avait pris la triste habitude et qu’il gouvernait mal son sang exalté ; aux brusques colères alternées d’attendrissements auxquelles il était sujet, venaient s’ajouter des crises de méfiance et de secrètes terreurs. Il avait de Babylone une peur superstitieuse, mais il s’imposa de la surmonter et c’est là que, pris par la fièvre, il mourut le 13 juin 323, à trente deux ans, après un règne de moins de treize ans. « Maître de lui jusqu’à la fin, déjà sans voix, mais non sans pensée, il assista au défilé de ses soldats devant son lit », puis il donna son anneau à Perdicas et rendit le dernier soupir. La stupeur fut inouïe ; pendant plusieurs jours, on n’osa point toucher à ses restes qui gardaient, dit-on, l’apparence de la vie et, pendant deux années, on n’osa point ensevelir définitivement le cercueil de métal précieux qui les contenait. Ses généraux pour délibérer s’assemblaient autour. Enfin le corps fut porté à Memphis puis à Alexandrie où il demeura. Trois siècles plus tard, on conte que César fit ouvrir le tombeau pour y poser une couronne d’or et des fleurs. On l’honorait encore au temps de Septime Sévère ; fut-il profané et détruit ?… Nul ne sait encore. L’avenir archéologique le dira.

L’hellénisation du monde antique

Les guerres de la succession d’Alexandre durèrent quarante-sept ans (323-276). Au début, son héritage fut théoriquement dévolu à son frère qui régna en Macédoine et à son fils posthume proclamé roi en Asie. Antipater demeura régent pour l’occident et Perdicas le fut pour l’orient. Les autres se partagèrent l’administration des différentes satrapies, mais avec l’intention bien arrêtée de s’y rendre promptement indépendants. En effet, leurs ambitions déchaînées les jetèrent les uns contre les autres. Ils s’entretuèrent de leur mieux. Ils firent plus. Ils se déshonorèrent. Une de ces vagues de cynisme et d’immoralité comme il en passe parfois après que les passions brutales ont été surexcitées par des événements excessifs ravagea cette société issue d’un drame sans pareil. Les crimes se multiplièrent autour des nouveaux trônes. Un seul État y échappa : l’Égypte où la dynastie des Ptolémées s’implanta et se maintint sans effort. Nous avons vu d’autre part comment celle des Séleucides régna sur la Syrie et la Perse, et comment, de bonne heure, ce dernier pays fut soustrait à sa domination. Finalement (les faibles héritiers d’Alexandre avaient disparu dans la tourmente), il resta en Asie un grand royaume, celui des Séleucides avec sa prestigieuse capitale, Antioche — et plusieurs autres moins considérables, celui de Bactriane auquel nous ne reviendrons plus et, en Asie-mineure, ceux de Pont, de Pergame, de Bithynie, de Cappadoce.

Le Pont, sur la mer Noire, ancienne satrapie de Darius ier, était devenu peu à peu autonome. La lignée des Mithridate assuma la dignité royale en 301. Mithridate vii le dernier et le plus célèbre occupa un moment la Grèce et ses troupes tinrent garnison dans l’acropole. Mais les Romains contre lesquels il luttait finirent par l’abattre et, en l’an 63, annexer ses États. Le royaume de Pergame vécut de 282 à 132. Ses cinq monarques qui portèrent alternativement les noms d’Attale et d’Eumène furent amis des Lettres et des Arts et alliés des Romains auxquels Attale iii, le dernier roi, légua son patrimoine. La Bithynie comprenait les territoires de Brousse et de Nicée. Nicomédie, sa capitale, fut bâtie par Nicomède ier. L’indépendance date de 297. Le souverain le plus en vue fut Prusias (192-148), près de qui Annibal vaincu chercha un refuge et chez lequel il se donna la mort. La Bithynie fut aussi léguée aux Romains en l’an 75 par le roi Nicomède iii. Quant à la Cappadoce, elle eut des destins changeants, tantôt soumise à l’un ou l’autre des royaumes voisins, tantôt pleinement indépendante. Les Romains ne l’annexèrent que sous le règne de Tibère.

Pendant ce temps que devenaient les États grecs d’Europe, la Macédoine, la Grèce, les villes de Sicile ?… En Macédoine, après la mort du régent Antipater, son fils Cassandre batailla pour s’assurer sa succession. L’ayant obtenue, il se la vit disputer par un autre des généraux d’Alexandre, Antigone. Celui-ci et, après lui, son fils Démétrius conduisirent une guerre de vingt années (306-286) pour s’emparer de la Grèce et de la Macédoine. En 276, le fils de Démétrius entra en possession de ce dernier pays sur lequel il régna sous le nom d’Antigone ii. Son principal effort se tourna contre les Celtes. Depuis la mort d’Alexandre en effet les Celtes de Bohême, renforcés sans doute par des Celtes de Gaule menaçaient à tout moment les frontières du nord. Ils avaient même déferlé jusqu’à Delphes et en avaient pillé les temples. Ils constituèrent dans le centre de la Thrace une sorte d’État permanent d’où ils dirigeaient des incursions redoutables. Un autre groupe avait passé en Asie ; ils s’y firent concéder par Antiochus ier et Nicomède de Bithynie un territoire qu’on nomma la Galatie dans lequel ils devaient se trouver peu à peu enfermés et contraints de se fondre avec les populations avoisinantes. Antigone ii et son successeur Démétrius ii eurent une politique assez active d’intervention en Grèce. Philippe iii (221-178), allié d’Annibal et dont Polybe nous a laissé en quelques lignes un portrait séduisant fut pour Rome un adversaire redoutable. Sa défaite à Cynocéphale en 197, celle de son successeur, le remarquable Persée à Pydna en 168, décidèrent pratiquement du sort de la Grèce en même temps que de celui de la Macédoine. L’une et l’autre furent réduites en provinces romaines (149-146).

La Grèce renfermait au iiime siècle entre trois et quatre millions d’habitants. Elle était riche mais turbulente et instable. Presque toutes les cités grecques avaient été définitivement conquises par la démocratie. Sparte même s’y était essayée gauchement (225 av. J.-C.). D’hommes de valeur, il y avait peu, car les plus marquants et les plus actifs étaient attirés au dehors vers Alexandrie, Antioche, Pergame… devenues les vrais centres de l’Hellénisme. Malgré que le municipalisme exalté qui avait si souvent compromis la fortune de la Grèce continuât de sévir, des Ligues s’étaient formées mais qui se contrecarraient et qu’animait en somme un esprit de lutte sociale. L’une, la Ligue étolienne portait le nom de la région centrale, âpre et fruste, où elle avait pris naissance ; démagogique d’allures et d’instinct, puissante d’ailleurs et pouvant mettre sur pied des forces militaires sérieuses, elle englobait tout le nord de la Grèce avec des ramifications locales en Thrace et en Asie-Mineure. L’autre, la Ligue achéenne constituée vers 280 par quelques villes du Péloponnèse, s’inspirait plutôt d’idées conservatrices. Aratus qui la dirigea habilement lui donna de l’importance en y faisant entrer Corinthe et Sycione (252-243). Un texte découvert dans les fouilles d’Épidaure en 1917 montre que la ligue avait non seulement une armée, mais un parlement composé de députés de chacune des villes en faisant partie. Ces divers rouages qui eussent pû être des rouages de salut public si le caractère national n’en avait pas été défiguré par les passions politiques servirent au contraire à provoquer et à entretenir la guerre civile. Sparte à vrai dire ne cessa d’y travailler, fidèle jusqu’au bout à ses traditions d’intrigues et de déloyauté. Lorsqu’en l’an 200, les Romains débarquèrent en Grèce, la Ligue étolienne se déclara en leur faveur mais s’étant ensuite ravisée, elle invoqua le secours du roi de Syrie, Antiochus lequel intervint avec des forces très insuffisantes. Les Romains l’ayant vaincu et chassé, eurent aisément raison d’un ultime essai de résistance unifiée auquel est attaché le nom de Philopœmen. Avec ce noble citoyen disparut le dernier champion de l’indépendance hellénique.

La Sicile et les villes grecques d’Italie avaient depuis longtemps déjà perdu la leur. Ayant généralement marqué leur impuissance à s’organiser en démocraties raisonnables, elles s’étaient données — Syracuse surtout — à des « tyrans », c’est-à-dire à des dictateurs permanents issus du suffrage populaire, mais enclins à y substituer le droit héréditaire et y réussissant par périodes. C’est ainsi que Gélon et ses deux frères Hiéron et Trasybule avaient gouverné Syracuse pendant vingt-deux ans (488-466). Les excès de Trasybule, fort inférieur à ses prédécesseurs, amenèrent une révolution démocratique et, pendant un demi-siècle, l’esprit athénien domina. Après 415, les aristocrates reprirent le pouvoir mais ne purent le garder. Un nouveau « tyran » Denys (405-367) releva la puissance syracusaine et prit figure de conquérant. Il soumit toute la Sicile, fonda Ancone, intervint en Épire, fit alliance avec les Celtes, ravagea les côtes étrusques. Ce n’était pas d’ailleurs un véritable hellène. Très personnel, assoiffé de richesse et de puissance, il se souciait peu des intérêts de l’Hellénisme qui profita quand même de ses succès. Après lui, Denys le jeune suivit la même politique. Le sage philosophe Dion prit la tête d’un mouvement qui le renversa, mais bientôt le peuple trouvant insupportable la vertu des nouveaux dirigeants, rappela Denys. De 335 à 316, des guerres civiles se succédèrent sans résultats, puis Agathocle établit son autorité. La situation devenait de plus en plus difficile avec l’hostilité carthaginoise d’un côté et, de l’autre, la pression croissante de la puissance romaine. En 310, tandis que les Carthaginois assiégeaient Syracuse, Agathocle dirigea sur leur propre sol une attaque audacieuse, mais la révolte de ses mercenaires en annula l’effet. Vrai champion de l’hellénisme occidental, il rechercha l’appui des Ptolémées et aussi celui de Pyrrhus, roi d’Épire, pays mal hellénisé mais où il devenait de tradition de se porter au secours des intérêts helléniques menacés. Assiégée de nouveau en 279 par les Carthaginois, Syracuse fut prise en 212 par les Romains après le siège fameux à l’issue duquel Archimède tout à ses calculs et au soin de ses découvertes, reçut le coup fatal sans même songer à détourner le bras brutal qui l’assénait.

Telle fut donc la figure extérieure du monde grec pendant les deux siècles qui s’écoulèrent après la mort d’Alexandre. Quel esprit l’animait ? Quand il s’agit d’hellénisme, c’est toujours là le point essentiel. En politique, deux institutions s’opposaient désormais : le municipalisme et l’impérialisme. Alexandre avait pris aux asiatiques l’idée de la monarchie universelle et l’avait occidentalisée ; il avait été le premier européen à régner sur un vaste ensemble de peuples. Qu’il y eut des candidats à un tel poste, rien d’étonnant. Séleucus, Antiochos le Grand et d’autres y visèrent sans succès. Mais de son côté, une partie de l’opinion en maints pays commençait d’évoluer et d’aspirer, confusément encore, à cette unité gouvernementale que Rome devait bientôt réaliser. D’autre part, il n’apparaissait pas nécessairement que l’existence d’un tel pouvoir central fut incompatible avec la liberté des cités. Jamais le type hellène de la cité n’avait été plus répandu. Alexandre avait fondé soixante-dix villes nouvelles et les Séleucides, environ trente-quatre. Toutes avaient reçu les institutions fondamentales de la cité grecque et ce n’était pas la présence d’une sorte de gouverneur royal, exerçant le plus souvent un contrôle assez vague qui, au iiie et au iie siècles, en entravait le fonctionnement. Le péril pour l’hellénisme était autre. Il provenait de l’incompatibilité — absolue celle-là — qui existait entre le fonctionnarisme égyptien ou les castes spécialisées de Babylone et le principe administratif grec que « tout citoyen cultivé peut être apte à n’importe quelle fonction ». Ajoutez-y que, dans ces villes nouvelles, les unes trop populeuses et cosmopolites, les autres trop isolées, le rôle de l’agora allait s’abaissant. Le débat public y perdait de l’ampleur et de l’intérêt et cessait d’être une école de civisme. Malgré tout, la résistance de la cité et de ses rouages fut longue et tenace. Cent cinquante ans après J.-C., Séleucie avait encore ses collèges d’éphèbes et une assemblée municipale de trois cents membres et il existait à Babylone un gymnase dont on a retrouvé le palmarès.

En religion, comme en politique, une tendance unitaire se manifestait préparant les voies au christianisme ; elle les préparait aussi à l’empire romain, mais de façon moins consciente et claire puisque, dans ce domaine, nulle réalisation n’était encore intervenue — en occident du moins ; et l’Inde ou la Chine étaient trop loin pour qu’on sût ce qui s’y passait. La tolérance s’était largement répandue. L’idée antique que les dieux d’une nation étaient maîtres chez eux y aidait singulièrement. Il semblait tout naturel à l’étranger, de passage ou domicilié, de s’assurer leur protection en les honorant. De là à se rendre des politesses de culte à culte, il n’y avait qu’un pas. Les dieux — hormis Assur le sanguinaire et Jahvé l’exclusif — étaient censés se plaire à ces hommages et, à mesure que les relations entre peuples se faisaient plus fréquentes et plus intimes, le cosmopolitisme religieux gagnait des adeptes. Il en résultait un affaiblissement de la foi dans le même temps que les spéculations des philosophes les inclinaient peu à peu vers le scepticisme. Nombreux étaient pourtant ceux qui aspiraient à un au-delà consolant. C’est ce sentiment qui, bien auparavant, avait donné naissance aux « mystères » d’Éleusis, à toutes les manifestations d’exaltation mystique groupées sous le nom d’« orphisme » et dans lesquelles les initiés s’efforçaient surtout de recueillir quelque certitude concernant la vie future. Ces manifestations qui revêtaient souvent des formes excentriques assemblèrent peut-être moins de fidèles que nous ne le supposons, mais elles laissèrent après elles, selon Alf. Croiset « une idée plus nette du mérite et du démérite acquis par la conduite personnelle de chacun indépendamment des actes des ancêtres ». C’était là une des notions les moins familières aux civilisations primitives (le pur hellénisme excepté) et les plus propres à faciliter la diffusion de l’individualisme chrétien quand il serait proclamé. En attendant la foule semblait à la recherche de divinités nouvelles, donnant volontiers ses préférences à celles qui étaient d’origine exotique et dont les attributions avaient un caractère plutôt général.

Parce que les illustres écrivains et artistes de la grande période athénienne n’eurent point de successeurs dignes de leur être comparés, on en tire cette conclusion qu’un recul de la culture grecque survint et que, notamment, les derniers siècles de l’ère ancienne représentent une décadence de la pensée. Il y a là tout au moins une forte exagération. Certes, le génie créateur ne se révéla point par des chefs-d’œuvre littéraires mais — et c’était une condition essentielle de l’hellénisation — la diffusion des chefs-d’œuvre antérieurs s’opéra d’une façon à la fois universelle et prompte. Par la connaissance de la langue grecque d’abord. Cette langue si parfaite, dont on a pu dire qu’elle était « articulée » comme le corps d’un bel athlète, pénétra partout, même en Égypte ainsi que nous l’avons vu. Ses progrès en Asie-mineure furent surprenants ; de nombreuses inscriptions attestent que si les dialectes indigènes restaient en usage dans les milieux populaires, les gens cultivés n’employaient point d’autre langue que le grec. Dès le début du iie siècle, il en fut ainsi dans toutes les villes. Le grec se substitua comme langue littéraire et liturgique à l’araméen en Mésopotamie, en Cappadoce ; il s’introduisit en Arménie et chez les Celtes de Galatie qu’en 188 av. J.-C. les Romains traitaient de « gallo-grecs ». En Thrace, la ville de Philippopoli (fondée vers 340 par Philippe ii, père d’Alexandre) servit de foyer d’hellénisation… Or, en se répandant de la sorte, le grec ne se déforma pas comme on eût pu le craindre car des adorateurs vigilants veillèrent sur sa conservation. De ceux-là Alexandrie fut le centre d’action. Autour du Musée (temple des Muses) et de la bibliothèque bientôt riche de plus de quatre cent mille manuscrits, établissements créés par les Ptolémées naquirent des sciences : la grammaire, l’annotation, la critique analytique et comparée. L’exemple fut suivi. Antioche eut aussitôt son musée et sa bibliothèque élevés par l’initiative et aux frais d’un riche citoyen. Le zèle était si grand autour de ces centres de savoir qu’à Pergame, dit-on, on catalogua parfois des œuvres de faussaires qui signaient de quelque nom illustre leurs propres écrits. L’érudition, l’esprit de recherche et d’investigation dominèrent. Les sciences exactes y puisèrent de plus grandes facilités d’applications utilitaires. Le bien public réclamait qu’il en fut ainsi. Athènes pouvait demeurer « le sanctuaire des tranquilles méditations et des subtiles disputes d’idées » mais ces villes nouvelles ou renouvelées (non point seulement les métropoles comme Antioche dont la principale rue était longue de près de quatre kilomètres, mais Magnésie, Éphèse, Smyrne, Milet jadis détruites puis reconstruites, Cysique, Tarse… et les villes de l’intérieur comme Laodicée et Palmyre) avaient d’autres obligations vis-à-vis des vastes territoires avoisinants à travers lesquels elles devaient répandre la richesse et la vie. C’est pourquoi un Archimède (287-212) ne s’enfermait pas dans le temple des pures mathématiques mais employait son savoir à perfectionner la poulie et le levier, à imaginer la roue dentée et la vis sans fin, à résoudre des problèmes de balistique capables de faire progresser l’art militaire. C’est pourquoi les écoles d’éloquence de Rhodes s’appliquaient à former des avocats d’affaires en même temps que des orateurs politiques et pourquoi, du jour où le protectionnisme égyptien interdit l’exportation du papyrus végétal, les gens de Pergame inventèrent d’y suppléer en fabricant le parchemin.

Il n’est point jusqu’à l’art qui ne se laissât orienter vers l’utilitarisme obligatoire ; la « tour lumineuse » de Pharos (d’où vint le nom de phare), qui dressa ses étages de marbre blanc sur un rocher abrupt à l’entrée du port d’Alexandrie, remplaça dans l’admiration des contemporains les plus beaux portiques d’antan. Cela ne se fit point, bien entendu, sans danger de déclin. Chez les sculpteurs, le goût de la violence dans le mouvement prit le pas sur celui des attitudes harmonieuses ou bien, d’accord avec les architectes, ils aimèrent le colossal. À Tarente se dressa un Jupiter de soixante pieds de haut et Antioche eût une Minerve géante. Les bateaux passèrent entre les jambes du fameux « colosse de Rhodes ». Un original proposa de sculpter le mont Athos en figure humaine. L’eurythmie périclitait de la sorte.

Les études philosophiques gardaient pourtant tout leur attrait, mais les circonstances et l’ambiance générale agissaient aussi sur elles. Les premiers philosophes avaient été des astronomes et des physiciens ; Thalès de Milet (639-568), Anaximandre et leurs disciples cherchaient dans la nature le principe de la vie universelle. Les éléments, l’air, le feu, l’eau, les phénomènes de raréfaction et de condensation avaient fixé tour à tour leur attention sans satisfaire pleinement leur curiosité. Au cours de ces tâtonnements où l’intuition et l’expérience s’aidaient l’une l’autre, les précurseurs s’étaient élevés peu à peu à l’idée de l’unité de substance, de l’espace infini, de la combinaison possible d’atomes indivisibles et indestructibles. Puis tandis qu’Euclide posait les fondements de la géométrie, qu’Aristarque de Samos entrevoyait par un éclair de génie la rotation de la terre autour du soleil, que l’illustre Hipparque inventait la trigonométrie, un rameau parallèle avait fleuri, détaché du tronc unique. Sans délaisser les mathématiques et l’observation de la nature, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote, pour ne citer que les plus fameux, s’essayèrent à chercher ailleurs le « chemin de la vie ». Par l’étude de la loi morale, par la connaissance du moi, ils arrivèrent à concevoir l’immortalité de l’âme jusqu’à la vouloir démontrer. Comment toutes ces doctrines ingénieuses ou audacieuses et toutes les discussions auxquelles elles donnèrent lieu n’eussent-elles pas conduit soit au scepticisme, soit à l’éclectisme, seuls capables d’apporter quelque répit aux agitations de la pensée incertaine ? Mais en même temps, il fallait se diriger, en des temps difficiles, parmi des horizons soudainement agrandis. Jamais encore l’homme n’avait eu à portée tant de jouissances variées et jamais, par là, sa force morale et même physique n’avait couru autant de dangers. La déchéance des mœurs et des caractères se précipitait ; la passion du gain déchaînait tous les appétits ; on contractait l’habitude du luxe amollissant, des spectacles surexcitants, d’une existence toute extérieure et frivole. Deux courants : ceux qui voulaient réagir ; les autres, plus nombreux, qui se laissaient aller. À cette alternative, répondaient les Écoles philosophiques fondées précédemment par Épicure (340-270) à Athènes et par Zénon de Chypre (360-257). Épicure, à vrai dire, était un sage qui ne conseilla nullement de s’abandonner à ses instincts. Il croyait en la Science émancipatrice. « La connaissance disait-il, sauve l’homme de la crainte des Dieux ». Il estimait que bien équilibrer toutes choses est le secret du bonheur. Mais après lui sa doctrine dévia vers la recherche de la volupté continue. Ainsi présentée, elle répondait aux secrètes aspirations de tous les méditerranéens qui, de Rome à Athènes, de Marseille à Cyrène, d’Alexandrie à Pergame tombaient peu à peu dans l’esclavage passionnel. Zénon, lui, avait indiqué l’effort comme le levier moral qui, au service de la volonté, permet d’organiser la résistance. De là était sorti le stoïcisme, sorte de raidissement successif ou simultané de l’âme et du corps contre les impulsions spontanées des sens. Le tempérament énergique des vieux Romains s’y complut, en réaction contre les idées épicuriennes qu’ils confondaient avec l’Hellénisme ; mais leur stoïcisme aussi était hellène.

En vérité dans ce monde méditerranéen d’où la Grèce allait s’éclipser pour plusieurs siècles, tout était hellène, car le génie grec avait touché à tout et inventé ou façonné toutes choses. Dans tous les domaines, le sidéral et l’agricole, le gouvernemental et le pédagogique, le médical et l’artistique, le littéraire et le juridique c’étaient des Hellènes qui avaient perfectionné, innové, dirigé… Pythagore estimait que la figure de la sphère est la plus parfaite. On peut dire que l’Hellénisme avait progressé sphériquement, comme en ondes concentriques, à la fois vers la totalité des horizons — et toujours avec les mêmes rythmes combinés d’élan et de mesure, de savoir et d’intuition.



BYZANCE

Fondée naguère par les Grecs, Byzance appartint successivement à Darius, à Xercès, puis aux Spartiates, puis aux Athéniens. Devenue indépendante, elle se déclara en faveur des Romains qui la prirent sous leur protectorat. Révoltée en 193 av. J.-C. contre leur domination, elle soutint sous Septime Sévère un siège de trois années. Pillée et rasée, elle fut rebâtie par Caracalla. Nous avons dit comment Constantin la transforma, lui donna un nom nouveau et en fit sa capitale. L’histoire byzantine proprement dite commence à cette date et s’étend sur une période de onze cent vingt-trois ans (330-1453). Les deux premiers siècles de cette histoire (330-518) sont dominés par le péril barbare et l’agitation religieuse. Il faut suivre sur la carte la marche des envahisseurs successifs venant de l’est pour se bien rendre compte comment la vallée du Danube a dirigé leurs mouvements, constituant à la fois pour eux l’arrêt obligatoire, la première étape — et ensuite le couloir d’attirance qui les drainait vers l’Italie. Ainsi sur ce théâtre danubien ont tour à tour paru, séjourné et puis passé tant d’acteurs du grand drame, Wisigoths, Huns, Ostrogoths etc… Tous ont menacé, ébranlé et parfois ébréché l’empire byzantin. Mais les uns après les autres, ils ont pour ainsi dire glissé le long de ses frontières le laissant finalement indemne. La tâche des successeurs de Constantin fut de leur résister le plus souvent, de leur céder parfois, de ne s’abandonner jamais. Tâche difficile, car cet empire — le leur — était géographiquement et ethniquement aussi mal constitué que possible pour se maintenir uni. Il comprenait toute la péninsule des Balkans, l’Asie-mineure jusque vers l’Arménie, la Syrie jusqu’à l’Euphrate, l’Égypte et la Cyrénaïque. Des métropoles remuantes et ambitieuses, Alexandrie, Antioche, Éphèse y pouvaient rivaliser avec Byzance située, semble-t-il, trop en avant-garde sur la frontière du nord. Le grec et le latin dominaient, mais on parlait bien d’autres langues encore. Et quant aux traditions, aux formules politiques et administratives, comment concilier ce qui venait de Rome et d’Athènes avec les influences égyptiennes et surtout orientales, partout sensibles ? De l’amalgame qui devait forcément en résulter, la tolérance du moins ne naîtrait-elle pas en matière religieuse ? Se battre pour les articles d’un credo, ce n’était en somme ni grec ni latin. Une seule lutte semblait à craindre, celle que provoquerait le paganisme avant de disparaître. Or, le paganisme agonisait vraiment. Les intellectuels de tous les pays ont toujours considéré avec attention la réaction tentée par l’empereur Julien dit l’Apostat. Figure intéressante et attachante, esprit curieux, cultivé, ce prince, eut-il vécu, n’eût exercé aucune action durable. Le paganisme ne représentait plus que les doutes raffinés de la haute classe tandis que les espérances chrétiennes avaient posé leur empreinte sur les masses qui, par elles, s’éveillaient à une vie nouvelle. Constantin l’avait bien compris et c’est pourquoi, par esprit politique bien plus que par conviction personnelle, il avait donné le formidable coup de barre qui porta le christianisme au sommet. Il se flattait d’ailleurs que le pouvoir civil y trouverait son compte. En tout cela on n’aperçoit rien qui fut propre à incliner plus les gouvernants que les gouvernés vers les subtilités des disputes théologiques. Sans doute très vite, la simplicité évangélique primitive ayant fait place à un épiscopalisme hiérarchisé qui s’entourait volontiers de pompe et d’éclat, des rivalités d’autorité étaient nées. Les patriarches de Byzance et d’Alexandrie jaloux l’un de l’autre l’étaient non moins de l’évêque de Rome lequel se méfiait d’eux. Cela donnait lieu à des convocations fréquentes de conciles tantôt régionaux, tantôt « œcuméniques » (universels) qui se lançaient l’anathème les uns aux autres. Mais l’opinion publique, comment pouvait-elle se passionner violemment pour le problème des « deux natures » ? Arius avait voulu démontrer que Jésus-Christ n’était point Dieu et son raisonnement était à la portée de tous. Mais lorsque Nestorius enseignait que Jésus-Christ bien qu’incarné n’avait jamais été homme, mais seulement Dieu, c’étaient là des conceptions qui dépassaient l’entendement moyen. Nous comprenons mal qu’elles aient suscité tant de véhémence, provoqué tant de conflits aigus, occasionné tant de crises politiques. On a voulu en trouver une explication dans le fait que les populations helléniques ou hellénisées privées de la saine agitation de l’agora satisfaisaient sur le terrain religieux le besoin de discourir et de discuter que la pratique de la liberté leur avait jadis insufflé. Mais il n’est pas exact que l’agora fut réduite au silence. Là où elle l’était, c’est que les citoyens l’avaient volontairement désertée, non que l’autorité en eût ainsi ordonné. Les cités grecques entrées dans l’empire romain n’avaient pas eu, pour la plupart, à abandonner leurs institutions. Presque toutes en Grèce, un très grand nombre en Asie avaient été déclarées libres. Au-dessus d’elles, le proconsulat romain ne constituait guère qu’un contrôle et une trésorerie. Et sans doute leur activité politique se trouvait restreinte. Le régime municipal n’en était pas moins à même d’y fonctionner. Mais il est certain que l’esprit civique s’était affaibli. Dans beaucoup de cités, les finances en mauvais état, les écoles négligées, les monuments publics endommagés constituaient un ensemble peu fait pour encourager les magistratures volontaires. D’autre part, la religion avec ses sacerdoces, ses fêtes, son luxe, en était arrivée à dominer le commerce et l’industrie créant autour d’elle une quantité d’intérêts matériels nouveaux. Seulement, du fait que la foule s’enthousiasmât pour les cérémonies religieuses, il ne s’ensuit pas qu’elle dût s’éprendre d’une casuistique compliquée. Une autre explication a été suggérée : le besoin d’unité. L’unité romaine avait pénétré d’admiration le monde méditerranéen tout entier. Sa disparition était comme la synthèse des malheurs présents et des périls à venir. Or, le christianisme paraissait désormais seul capable de maintenir ce qui restait du monde romain en état d’union. De là, l’importance attribuée au dogme et le désir d’en fixer jusqu’aux moindres détails. Tout cela est exact, mais un tel sentiment n’eut-il pas dû, en fin de compte, arrêter plutôt qu’accroître le flot des hérésies. Or, elles pullulèrent, dit Tertullien dans son indignation, « ainsi que les scorpions des bords du Nil au soleil de l’été ». Quoiqu’il en soit dans l’empire byzantin, le trône et l’autel allèrent s’« asiatisant » chaque jour d’avantage. En même temps, les éléments grecs tendaient à supplanter les éléments latins et une centralisation inévitable fortifiait aux mains de l’empereur un pouvoir sans contrepoids. Ces caractéristiques ne se dessinèrent point d’emblée. La succession de Constantin avait donné lieu à des troubles sans intérêt et la brève tentative de réaction païenne de Julien avait passé sans presque laisser de traces. Puis Théodose ier, auquel on décerna le titre de grand pour son orthodoxie, semble-t-il, plutôt que pour les mérites de son gouvernement, avait régné sur l’empire une dernière fois unifié. À sa mort (395) le partage s’était opéré définitivement entre l’orient et l’occident. Pour la Rome impériale, c’était l’agonie et la mort prochaines. Pour Byzance rajeunie, c’étaient dix siècles qui s’ouvraient d’une existence indépendante, tumultueuse mais grandiose.

En 408, Théodose ii qui accédait au trône et devait l’occuper pendant quarante-deux ans était mineur. Sa sœur Pulchérie, que l’Église a canonisée pour sa dévotion et son zèle à doter les couvents, dirigea l’empire en son nom. Elle était instruite et, bien que de vues étroites, avait le sens du gouvernement. Mais elle aimait si fort le pouvoir qu’elle ne consentit jamais à s’en dessaisir. Et à la mort de son frère (450), qu’elle avait dominé toute sa vie, elle continua de régner jusqu’à sa propre mort[1]. Théodose aimait l’art et l’étude, mais il était de caractère faible. « Consciencieux et médiocre » a-t-on dit de lui. On lui doit pourtant les Codes de lois qui portent son nom et surtout la fondation en 425 de l’université de Byzance, événement d’une haute portée dû très probablement à l’initiative de l’impératrice Eudocie. Née païenne, fille d’un modeste professeur athénien, elle avait été choisie par Pulchérie à cause de son humble extraction et par Théodose à cause de sa radieuse beauté. C’était une femme de la plus rare culture. Athènes qui, trois siècles plus tard ne serait plus qu’« une petite ville de province tranquille et dévote », restait encore en ce temps là « le dernier asile des Lettres païennes ». Eudocie y avait puisé l’amour non seulement de la littérature, mais des sciences et de la philosophie. Nous savons qu’en 438, visitant Antioche et reçue dans le palais du Sénat, elle y prononça une harangue enthousiaste en l’honneur de l’Hellénisme. À ce moment son influence sur Théodose d’abord très considérable déclinait au profit de son impérieuse belle-sœur, mais en 425 son crédit demeurait entier[2] et la prépondérance donnée aux études grecques dans le programme de la nouvelle université doit avoir été son œuvre.

Jusqu’alors il n’y avait point eu d’enseignement d’État au vrai sens de ce mot. Vespasien, le premier, croit-on, avait fondé une chaire officielle de rhétorique. Après lui, Adrien, Antonin, Marc Aurèle en avaient institué d’autres. Alexandre Sévère avait créé des écoles et stipulé que les villes auraient à entretenir un certain nombre de boursiers choisis parmi les enfants pauvres jugés aptes à recevoir une instruction complète. Mais en toutes ces institutions, le maître désigné demeurait libre d’enseigner selon ses vues. En 370, Julien avait bien rendu un décret par lequel il se réservait le droit d’agréer les professeurs et de fixer l’enseignement, mais le temps lui avait manqué pour en poursuivre l’application. En 425, ce furent à la fois le rôle pédagogique de l’État et son monopole qui se trouvèrent proclamés. En même temps, que la loi interdit aux professeurs de donner des leçons en dehors de l’université, elle défendit aux autres d’ouvrir aucune école publique. Ainsi se posèrent à bien des siècles de distance les problèmes devant lesquels devait si longtemps hésiter la pédagogie moderne.

À Théodose et à sa sœur succédèrent Léon ier, puis Zénon gendre de Léon, puis Anastase, époux de la veuve de Zénon : succession fantaisiste. Pendant cette période (457-517), il y eut des luttes à l’extérieur, des conflits à l’intérieur. Les Bulgares récemment établis sur le Danube étaient déjà des voisins gênants. Dans Byzance les fameuses factions des Verts et des Bleus, à l’existence desquelles les Jeux du cirque servaient de prétexte, commençaient de se déchirer entre elles.

Lorsqu’Anastase mourut, une intrigue obscure porta au pouvoir le commandant en chef des troupes de la garde, Justin. Cet honnête paysan macédonien devenu général et resté illettré avait soixante-dix ans. Il prit pour conseiller — et le conseiller devint bientôt une sorte de vice-empereur — son neveu Justinien auquel il avait fait donner une éducation très complète et qui lui succéda ayant à ses côtés sa femme, la célèbre Théodora, fille d’un gardien des ours de l’hippodrome, puis actrice en renom et enfin impératrice énergique et clairvoyante. Procope en ses commérages l’a si abondamment décriée que beaucoup d’écrivains se sont de nos jours acharnés sur elle, défigurant son rôle et son caractère. Justinien régna neuf ans sous le nom de son oncle (518-527) et trente-huit ans (527-565) comme empereur : règne illustre, l’un des plus intéressants de l’histoire universelle, mais dont en politique il n’est rien resté parce qu’il fut tout entier consacré à l’exécution d’un plan dont le point de départ était erroné. Justinien voulut refaire non pas l’empire romain car il ne songea jamais à abandonner Byzance pour Rome, mais l’empire méditerranéen dont Rome avait été le centre. Or, les temps n’étaient plus où un pareil édifice put être rétabli ; les fondations même en avaient disparu. En vain, les flottes et les armées de Justinien commandées par ses fameux généraux Bélisaire et Narcès réalisèrent-elles, par un gigantesque effort de plus de vingt années (583-554), les grandes lignes du plan ; en vain, la royauté des Vandales et celle des Ostrogoths abattues, l’Afrique du Nord et l’Italie rentrèrent-elles sous l’autorité impériale. En vain des mesures ingénieuses et intelligentes furent-elles prises pour organiser la défense et la mise en valeur des terres reconquises. En vain de sages réformes furent-elles introduites dans l’administration tandis que les travaux publics recevaient un grand essor et qu’une diplomatie habile et remuante multipliait les missions et les ambassades de propagande. Ni la sécurité, ni la prospérité ne naquirent, du moins à un degré suffisant, pour étayer une pareille entreprise. Avant de l’oser, Justinien avait dû s’assurer la paix du côté de l’orient en signant avec les Perses alors menaçants un traité qui laissait les choses en l’état (532). Il avait aussi mis fin à la discorde religieuse en négociant avec le pontife romain une entente indispensable. Dès 525, il l’avait convié à venir à Byzance. Le pape Jean y avait été reçu avec de grands honneurs. Enfin il lui avait fallu réduire au silence les factieux qui pouvaient ébranler le trône. De sourdes révoltes couvaient alors ; les règnes précédents avait engendré du mécontentement ; la population de la capitale s’agitait. Une insurrection éclata soudain dont nous pouvons apprécier l’ampleur, mais dont nous connaissons mal le détail. Elle fut si grave que Justinien perdit contenance et, un moment, parla d’abdiquer. Ce fut Théodora qui, par sa vaillance, sauva la couronne en tenant tête à l’orage mais au prix d’une cruelle répression. On dit que trente mille victimes jonchèrent le sol de l’hippodrome où la lutte s’était concentrée. Mais à partir de ce moment, l’empereur eut les mains libres.

Théodora mourut en 548 pleurée par Justinien dont elle avait été jusqu’au bout la confidente et l’associée. Elle s’était, à plusieurs reprises, efforcée de l’arrêter sur une pente dangereuse. Elle ne croyait pas que l’entente religieuse avec Rome pût être durable et la politique méditerranéenne ne lui semblait acceptable que pour autant qu’elle ne déplacerait pas le centre de gravité de l’empire vers l’occident. Elle voyait juste et les événements devaient lui donner promptement raison, mais après sa mort Justinien, bien qu’il vouât un véritable culte à sa mémoire, s’entêta dans ses propres idées. Ce travailleur infatigable devenu inquiet et tatillon continua de construire à grands frais des forteresses pour protéger ses possessions latines tandis qu’il laissait des périls plus urgents s’accumuler sur le bas Danube et en Syrie. Quand il mourut à quatre-vingt sept ans, la misère était générale ; l’empire était financièrement épuisé.

Sur cet échec d’une politique disproportionnée aux ressources qu’eût exigées sa réalisation, il faudrait bien se garder de juger et de condamner l’œuvre entière de Justinien. Il en subsista d’impérissables monuments : monuments juridiques d’abord, le Digeste, les Institutes… tous ces recueils où se condensa la jurisprudence romaine et à la rédaction, parfois hâtive et tronquée, desquels on peut faire de justes reproches, mais qui n’en furent pas moins, pendant des siècles, les introducteurs des sociétés barbares dans les voies de la justice civilisée — monuments architecturaux ensuite : et ici nulle restriction ne peut être émise. L’éclosion de la beauté byzantine sous le règne de Justinien ne se compare qu’à l’essor athénien au temps de Périclès et à la floraison des cathédrales gothiques en occident. Ce furent là, en architecture, les trois poussées divines qui honorent à jamais le cerveau humain et lui ont fait franchir les horizons de la vie. On a dit justement que Sainte Sophie avait non seulement consacré l’avènement d’un art nouveau, mais haussé du premier coup cet art à un niveau insurpassé. Construite de 532 à 537 par Isidore de Milet et Anthemius de Tralles sur l’ordre de Justinien qui en surveillait lui-même les travaux, la radieuse basilique pénétra de stupeur et d’admiration les contemporains. Avec sa coupole audacieuse, ses absides, ses colonnades superposées, ses marbres polychromes, ses mosaïques, ses émaux, ses lustres et ses six milles candélabres, elle dépassait en magnificence ce que les imaginations surexcitées par sa construction avaient attendu. Elle innovait surtout à tous les degrés : conception, exécution, décoration. Certes depuis Constantin l’art byzantin « se cherchait » si l’on peut ainsi dire. Mais la basilique primitive avec son portique extérieur, ses trois nefs, son plafond de bois ou ses charpentes apparentes ne conduisait que bien indirectement aux splendeurs prochaines. Et quant à prétendre trouver en Asie la source des inspirations qui provoquèrent l’élan byzantin, cela ressemble un peu à cette assertion que le fronton du Parthénon fut conçu en regardant les monts qui dominent Athènes. Qu’importent ces recherches ? Ici et là, le génie se révèle et le génie n’a pas besoin qu’on lui découvre des parentés. Par contre, il laisse toujours derrière lui une progéniture ; celle-ci fut innombrable. De St Marc de Venise au Kremlin de Moscou, la descendance artistique byzantine a engendré des merveilles qui rivalisent entre elles par la légèreté des structures, l’originalité des équilibres et la somptuosité des revêtements.

La tragédie byzantine présente, comme la tragédie chinoise, cette particularité de se diviser en actes successifs entre lesquels s’étendent de lents et confus entr’actes. Mais en Chine les actes se ressemblent ; il s’agit toujours du même objet : la réfection de l’unité nationale périodiquement brisée. À Byzance, au contraire, une extrême variété s’y révèle. Nous avons vu Justinien s’essayer à restaurer le passé politique romain ; nous allons voir les empereurs qu’on nomme « iconoclastes » donner la première formule du modernisme religieux. Entre les deux époques l’intervalle est considérable, près d’un siècle et demi (565-717). D’abord tout va mal : la liquidation de l’œuvre de Justinien est laborieuse. Justin ii son neveu s’y emploie, puis l’empereur Maurice, impopulaire parce qu’il a le courage d’être économe. La succession est irrégulière. Héraclius, fils du gouverneur de l’Afrique, règne de 610 à 641. C’est un glorieux combattant. Il écarte le péril perse mais le péril arabe maintenant formidable a raison de sa valeur. Des conquêtes de Justinien, il ne reste plus guère. Les deux tiers de l’Italie sont tombés dès 568 aux mains des Lombards. Voici les Arabes qui s’emparent de la Syrie, de l’Égypte, enfin de l’Afrique du nord. Byzance est assiégée cinq années durant (673-678) mais Constantin iv (668-685) repousse les assaillants. Suivent vingt années d’anarchie. L’empire mutilé, privé du blé d’Égypte, en proie à mille difficultés est exposé aux incursions arabes et bulgares, les unes montant du sud, les autres descendant du nord ; et l’on se demande par quel miracle il résiste d’autant qu’il traverse une crise d’affaissement moral ; les mœurs sont mauvaises ; un mélange de cruauté et de superstition se propage.

L’entente religieuse entre Rome et Byzance n’a guère duré ; du vivant même de Justinien, elle se lézardait. Constantin iv la rétablit en convoquant à Byzance un nouveau concile (680-681), mais les données du problème ont beaucoup changé. La conquête arabe a enlevé aux patriarches d’Alexandrie, de Jérusalem et d’Antioche tout moyen d’imposer leur souveraineté spirituelle. Il ne reste plus en face l’une de l’autre que Rome et Byzance. Or, elles s’opposent bien autrement que par des rivalités de préséance. C’est d’abord la forme même de la civilisation qui les sépare. La réhellénisation de l’empire d’Orient est un fait accompli. Le latin a été chassé des chancelleries. Tout est redevenu grec. Les actes officiels sont rédigés en grec. On ne parle plus que grec, on ne pense plus qu’en grec. C’est ensuite la confusion désormais consommée des dignités politique et religieuse en la personne impériale. L’empereur est pontife suprême. La cérémonie du sacre introduite au ve siècle fait de lui le chef de toute la hiérarchie ecclésiastique et même l’arbitre final des conflits dogmatiques. En occident, au contraire, les deux pouvoirs se trouvent complètement séparés ; dans l’avenir on les verra lutter pour se dominer l’un l’autre, mais ils ne seront quand même jamais confondus. En troisième lieu, si le prestige de l’Église romaine a grandi par la conversion des barbares germaniques, celui de l’Église byzantine a grandi plus encore par l’incomparable éclat de sa liturgie, l’éloquence de ses docteurs, un Basile, un Grégoire de Nazianze, un Jean Chrysostome, par l’activité enfin qu’elle a déployée au dehors, par ses missions qui ont circulé de la mer Noire à l’Abyssinie et par l’empreinte que déjà elle pose sur le monde slave dont la conversion se prépare. Mais ce qui, moins sensible peut-être aux contemporains, nous frappe le plus, ce sont certaines divergences profondes dans la façon de concevoir la prière, les sacrements, le rôle du prêtre… Quand aujourd’hui nous pénétrons dans une église grecque et que nous assistons aux cérémonies qui s’y déroulent, nous avons l’impression d’une sorte de luxueux protestantisme et, à travers la scrupuleuse observance des rites traditionnels nous sentons s’affirmer la liberté individuelle des fidèles. La grande crise du viiie siècle (726-780) s’évoque alors dans nos mémoires. En apparence, la séparation ne s’est produite que bien longtemps après. C’est en 858 que s’est élevée la querelle fameuse entre le patriarche Photius et le pape Nicolas ier et en 1054 seulement que le patriarche Michel Cérulaire a provoqué une rupture définitive et mis fin aux réconciliations périodiques qui s’étaient accomplies jusque là. Mais en réalité, c’est bien à Léon iii (717-740) et à son fils Constantin v (740-775) qu’incombe la responsabilité d’avoir donné à l’Église grecque sa figure et sa formule finales.

De grands princes, autoritaires et violents mais intelligents et énergiques qui s’imposent triplement au respect de l’histoire par la grandeur de leurs victoires, l’importance de leur législation, la hardiesse de leurs initiatives réformatrices : victoires opportunes remportées sur les Bulgares et les Arabes — législation multiforme comprenant un code militaire pour fixer les règles de la discipline, un code rural destiné à protéger la petite propriété, un code nautique propre à encourager la marine marchande, un nouveau code civil enfin qu’on nomme l’Écloga, à travers lequel passe par instants ce souffle d’égalitarisme qui s’est manifesté déjà dans la prose enflammée de St Jean Chrysostome. Quant aux réformes, elles visent à purifier la religion. Les images étouffent l’idée ; on les adore ; une sorte d’idolâtrie prosterne des foules devant elles. En Asie surtout ces tendances suscitent des rebellions. L’islam naissant a proscrit toute image. Byzance n’ira pas jusque là. Léon iii par une première ordonnance exige seulement que dans les églises les icônes soient appendues plus haut, comme hors de la portée des fidèles. Dans le haut clergé, dans l’armée, dans le peuple même son initiative rencontre de chaleureuses approbations. C’est qu’elle atteint les monastères de plus en plus nombreux, de plus en plus riches et vers lesquels telles ou telles images réputées attirent les pèlerins et les dons. Or, les progrès du monastisme mettent l’État en péril. L’agriculture, l’armée sont drainées au profit des couvents. Mais ceux-ci sont en mesure de se défendre et reçoivent un renfort considérable de Rome où les pontifes se déclarent en faveur du culte des images. L’Italie attachée à ce culte, emboîte le pas. Léon iii demeure modéré dans la bataille. Constantin v plus passionné accentue sa politique par des mesures qui semblent devoir aboutir à la suppression du culte de la Vierge et des Saints. Et parce que son radicalisme n’a pas aussitôt gain de cause, il s’emporte et déchaîne une véritable persécution (765-770). Toute persécution est pourvoyeuse fatale de réaction. Après le règne très bref de Léon iv (775-780) sa veuve Irène, régente pour son fils Constantin vi et qui aura la sinistre énergie de faire aveugler celui-ci devenu majeur pour régner à sa place, juge utile à ses intérêts de s’entendre à nouveau avec Rome. En 787, le concile de Nicée rétablit le culte des images mais l’œuvre des empereurs « iconoclastes » était trop sensée et trop politique pour que ses adversaires en eussent si vite raison. En 815, le concile assemblé à Ste-Sophie restaura les principes qui les avaient inspirés. En 843, ces principes succombent à nouveau ; pour la dernière fois, pourrait-on dire mais la défaite n’est qu’apparente ; en réalité, il reste des traces indélébiles de cette longue querelle, de quoi influencer puissamment l’évolution du christianisme à travers les âges, de quoi conduire à la Réforme et aux émancipations progressives de l’esprit humain.

Ce ne sont pas là les seules prémisses de la civilisation moderne que renferment les annales de Byzance. On y relève à chaque pas des nouveautés plus ou moins précisées, mais nettement perceptibles. En 687, un empereur convoque une de ces « assemblées de notables » qui seront d’usage en occident bien des siècles plus tard. Puis voici en germe toute une administration ministérielle divisée en départements distincts : guerre, marine, finances, justice, intérieur, transports : autant de portefeuilles dont les titulaires sont responsables devant l’empereur au lieu de l’être devant un Parlement. Voici le « Bureau des Barbares » où se centralisent les informations de tout ordre concernant les peuples qui encerclent l’empire et chez lesquels il faut entretenir l’admiration tout en tempérant la convoitise car c’est là toute la politique extérieure des Byzantins. Voici enfin de véritables services de « propagande » à la fois économique, religieuse, pédagogique. L’unité byzantine est une réalité vivante quoique nous en pensions à distance et le sens patriotique existe. On a d’ailleurs trop répété qu’il était né beaucoup plus tard en occident ; c’est là une complète erreur. L’Asie l’a connu ; l’antiquité méditerranéenne, également. Il n’en vaut pas moins de signaler un ouvrage byzantin du xe siècle intitulé : le Patriote — car si la chose existait, le mot, en son sens pratique, est d’un emploi nouveau. Au point de vue intellectuel aussi, l’innovation fleurit. La future « Chanson de geste » apparaît en des poèmes populaires pleins d’allures. Ceux qui ont pris part ou assisté à des événements mémorables écrivent leurs « mémoires ». Les encyclopédies se multiplient. On se documente en assemblant des données sur les sujets les plus variés : médecine, agriculture, art militaire… On commente ces données et aussi les auteurs anciens qu’on ne cesse de recopier et de relire. Les bibliothèques grandissent ; à Byzance l’une d’elles en arrivera à contenir trente mille ouvrages. Cette richesse qui s’emmagasine et à laquelle les arts viennent ajouter leurs conceptions d’une splendeur persistante, ce sont les bagages de la future « Renaissance » que déjà l’on prépare sans le savoir, car la Renaissance provoquera un immense transport d’idées classées et emballées par les Byzantins.

Le xe siècle que nous venons de citer compte parmi les plus glorieuses périodes de l’histoire de Byzance. C’est le temps où régna la dynastie dite « macédonienne » mais ainsi nommée contre toute raison puisque son fondateur Basile ier était arménien. De mauvaises années venaient de s’écouler. Depuis le crime infamant d’Irène, des complots et des assassinats avaient ensanglanté le trône. Un soulèvement populaire d’un caractère nettement socialiste s’était produit (822-824). Il avait fallu reconnaître le titre d’empereur d’Occident conféré par le pape à Charlemagne. Les Arabes s’emparant de la Crète (826) l’avaient transformée en un centre d’affreuse piraterie d’où leurs flottilles ravageaient tout l’archipel. En Italie, Byzance ne possédait plus que quelques territoires vers le sud. L’année 813 avait vu les Bulgares s’emparer d’Andrinople. Sans doute Léon v, puis Théophile avaient su raffermir quelque peu la situation mais elle était encore, à l’avènement de Basile, des plus précaires. Celui-ci — un paysan de carrure vigoureuse, tout à fait illettré, mais d’une intelligence et d’une énergie peu communes — était venu vers 840 chercher fortune à Byzance. Il avait alors dix-huit ans. Pour avoir abattu un célèbre lutteur bulgare et dompté un cheval dont personne ne venait à bout, il obtint les faveurs de Michel iii dont il flatta sans scrupules les instincts extravagants. D’abord écuyer en chef, puis grand chambellan, il finit par être associé au trône. Quand il s’aperçut que son crédit tendait à baisser, il ne recula pas devant l’assassinat de son bienfaiteur. Qu’un homme d’un pareil cynisme et d’une telle bassesse morale ait pu ensuite et pendant près de vingt années (867-886) fournir une carrière de grand souverain laborieux, persévérant, économe, voilà de quoi nous surprendre et nous dérouter. Après lui Léon vi qui probablement n’était pas son fils mais censé l’être régna vingt-six ans (886-912). Suivit alors une série singulière. Tandis que Constantin vii, Romain ii héritiers légitimes occupaient le trône, des généraux victorieux s’y assirent à leurs côtés : Romain Lécapène (919-944), Nicephore Phocas (963-969), Jean Tsimiscès (969-976) empereurs-associés, tous de réelle valeur et batailleurs infatigables ; puis enfin Basile ii (963-1025) qui, à partir de sa majorité et pendant tout un demi-siècle gouverna en autocrate intelligent et audacieux.

Les résultats de cette continuité dans l’énergie et l’activité furent considérables. La Crète, puis Antioche, Damas, Alep reprises aux Arabes (961-995), la Bulgarie si redoutable sous ses grands chefs Syméon (893-927) et Samuel (977-1014), finalement réannexée à l’empire, les conquêtes orientales poussées jusqu’à l’Euphrate et à Erzeroum, la Croatie, la Serbie, les terres vénitiennes placées sous le protectorat byzantin et de même tout le sud de l’Italie, (villes indépendantes comme Naples et Gaète aussi bien que principautés lombardes de Salerne et de Bénévent), la Russie récemment convertie et, par le poste avancé de Cherson (Sébastopol), les princes du Caucase tournés vers Byzance en une sorte de vassalité féconde, telle fut la récompense de tant d’efforts coordonnés et répétés. Lorsqu’en 1018, Basile ii accomplit à travers la Bulgarie son triomphal voyage, il put être fier de constater que l’ayant conquise par sa vaillance, il l’avait aussi, par sa sagesse et sa modération, pacifiée en quatre années. Et lorsqu’Athènes reçut la visite impériale, ce dut être dans tout le monde hellénique un émoi singulier que la vue de ce contact entre la gloire présente et la mémoire des grands ancêtres.

D’autant que cette gloire apparaissait solide et raisonnable parce qu’à la différence de ce qu’avait poursuivi Justinien, la force présente reposait sur l’homogénéité. Jamais le noyau de l’empire n’avait été aussi ramassé et compact, aussi « d’un seul morceau » au point de vue de la langue, de la religion, des idées. Le grec dominait partout ; tous, même dans les rangs des troupes mercenaires, s’appliquaient à le parler. L’organisation ecclésiastique était à l’apogée avec cinquante-sept métropoles, quarante-neuf archevêchés, et cinq cent quatorze évêchés. L’université, agrandie et prospère, attirait des étudiants de toutes les régions. Malgré l’exagération du régime protectionniste des monopoles et des prohibitions, le commerce s’était développé grandement ; l’agriculture de même. Les finances étaient administrées avec méthode et probité. Aussi à la fin du règne de Basile ii, les revenus de l’État dépassaient-ils trois milliards ; ce prince en mourant, laissa une réserve de plus d’un milliard.

Il laissa, ce qui était plus précieux encore, une armée et une flotte redoutables. L’armée, lui et ses prédécesseurs l’avaient endurcie par un siècle de campagnes et de combats. C’est elle qui avait accompli, entr’autres exploits, ce raid incroyable de l’hiver 994-95 grâce auquel Alep sur le point de succomber avait été sauvée. Une quarantaine de mille hommes détachés des opérations contre les Bulgares avaient été lancés à travers l’Asie-mineure franchissant le Taurus comme jadis Alexandre et Cyrus. Tous étaient montés sur des mules rapides. L’énorme distance fut parcourue en seize jours. L’orient en resta frappé d’admiration et de crainte. Quant à la flotte, elle avait pour arme principale le fameux « feu grégeois » dont le secret jalousement gardé ne put jamais être connu des ennemis. Il semble évident, en comparant les nombreux textes qui font mention de ses effets effrayants que le « feu grégeois » devait être une combinaison de mélanges détonants et d’huiles inflammables. De longs tubes flexibles placés à la proue de chaque navire servaient à diriger le jet brûlant qui portait la terreur parmi les équipages adverses[3]. Les arsenaux byzantins étaient à même d’armer des quantités de ces navires. Lors de l’expédition de Crète en 960, on en mit en ligne plus de deux mille.

En regard de tant d’éléments de force, l’empire possédait deux sources principales de faiblesse. Une féodalité s’y développait. La terre s’agglomérait en domaines d’une immense étendue dont il était infaillible que les possesseurs ne finissent par s’ériger en princes quasi indépendants. En vain, les empereurs multipliaient-ils les mesures pour la protection de la petite propriété, celle-ci tendait de plus en plus à disparaître. Par ailleurs, dans cette monarchie ultra-centralisée, la valeur du chef unique devenait question de vie ou de mort. Supérieur, il pouvait tout ; inférieur à sa tâche, il perdait tout. Or voici qu’à cent cinquante années illustrées par les noms de souverains mémorables allaient succéder cinquante-cinq années (1025-1081) de défaillances, de coups d’État, d’anarchie. Le péril extérieur avait changé de nom et de direction, voilà tout ; il venait maintenant de l’est et de l’ouest ; les Turcs envahisseurs de l’Asie-mineure étaient presque plus inquiétants que ne l’avaient été les Arabes ; les Normands exploiteurs de la Méditerranée ne l’étaient guère moins que ne l’avaient été les Bulgares. À l’intérieur, une sorte de réaction anti-militariste se manifesta. Il se créa un « parti civil ». Des « intellectuels » en furent les instigateurs. Certains réclamaient au nom de la « pensée libre ». Le plus grand d’entre eux, Psellos, fut le premier ministre de Michel vii (1071-1078). Historien, pamphlétaire, poète, orateur, voire même astronome et philosophe, celui qu’on a nommé parfois le « Voltaire byzantin » nous a laissé sur son temps les écrits les plus curieux et donné de son intérieur familial l’impression la plus captivante. Son style plein de verve et d’esprit, l’étendue de son savoir, l’originalité de ses vues font oublier son caractère insuffisant, ses intrigues, ses flatteries, son souci d’être vu et admiré. Le byzantinisme dont Psellos nous a tracé le tableau accusait la décadence. Pourtant, il recélait encore beaucoup de forces et c’est pourquoi il devait résister quatre siècles aux pires assauts du destin mais il n’avait plus ces contours robustes qui aux temps de Justinien, de Constantin v ou de Basile ier, avaient permis le prompt relèvement de l’empire chaque fois qu’une main puissante s’était trouvée à portée pour saisir le gouvernail.

Ces quatre siècles ne sont plus à proprement parler de l’histoire byzantine. Ils relèvent plutôt de l’histoire des Normands, des Turcs et des Croisés. Byzance y apparaît écrasée sous la triple pression de ces adversaires redoutables et la lenteur de son trépas est chose étonnante. Les Commène (1081-1204) en accédant au trône par un coup d’État — salutaire en ce qu’il mettait fin à une période de désordre et d’impuissance — aristocratisèrent définitivement le pouvoir impérial. Ils appartenaient à la haute féodalité militaire. Et sans doute, Alexis (1081-1118), Jean (1118-1142), Manuel (1143-1180) furent des souverains remarquables, bons soldats, bons diplomates, braves, brillants, zélés. Le second mérita d’être appelé Kalojean ce qui signifie Jean l’Excellent et le troisième fut la plus séduisante figure de son temps. Mais, en face d’une noblesse de plus en plus exigeante et remuante et dont ils étaient eux-même issus, ils ne purent pas s’appuyer efficacement sur le peuple comme l’avaient fait tant de leurs prédécesseurs sortis du peuple. Pour l’avoir tenté, Andronic Commène (1182-1185) fut promptement renversé. Autour d’eux la féodalité agissait comme un agent de dislocation. Lorsque l’énorme vague d’appétits matériels provoquée par les croisades déferla de l’occident sur l’orient, tout était mûr pour le morcellement. L’hostilité de la papauté, les convoitises des aventuriers, les rancunes latines contre l’hellénisme aidèrent grandement les Vénitiens à exécuter le plan machiavélique qu’ils avaient conçu. La ive croisade (1203), détournée par eux de son but et de sa route jeta contre Byzance toutes les forces assemblées pour délivrer la Terre-sainte. Le 12 avril 1204, la ville prise d’assaut fut honteusement pillée et saccagée. Et selon le traité de partage préalablement signé, les vainqueurs s’attribuèrent les dépouilles. Venise occupa tous les points dont son commerce pouvait bénéficier : Durazzo, la Crète, l’Eubée, Gallipoli, Rodosto, tandis que ses patriciens se créaient de belles seigneuries dans les îles de l’archipel. Un patriarche vénitien remplaça le patriarche grec en même temps qu’un croisé flamand, Baudouin devenait empereur entouré de vassaux tels que le roi de Salonique, le duc de Philippopoli, le duc d’Athènes, le prince de Morée, etc… toute une floraison d’États féodaux sans racines et sans raison d’être, mis aux mains de titulaires le plus souvent ignorants, avides et enorgueillis de leur facile victoire.

Les gouvernants et le haut clergé byzantin passèrent en Asie-mineure. Ils s’y trouvaient chez eux. L’Anatolie était demeurée très grecque de race et de langue. Elle le savait et s’en vantait. C’est de là que l’empire tirait ses meilleurs serviteurs civils et militaires. Les Commène en sortaient. Ils n’eurent point de peine à y grouper toutes les volontés pour préparer la revanche. Deux États naquirent. L’un dont Trébizonde fut la capitale s’étendit sur les côtes de la mer Noire jusqu’au Caucase. Il devait subsister pendant deux siècles et demi (1204-1461). L’autre, constitué autour de Nicée grandit rapidement. Théodose Lascaris (1206-1222) et son gendre Jean Vatatsès (1222-1254) le rendirent prospère. Pendant ce temps, les « Latins », comme on les appelait, voyaient les difficultés se multiplier sous leurs pas. Et déjà Salonique leur avait été enlevé par un grec d’Europe. Tantôt en s’appuyant sur les Bulgares et tantôt sur le sultanat d’Iconium, mais surtout en utilisant les discordes de ses adversaires, Vatatsès était parvenu à encercler Byzance. Quand il mourut, il ne restait plus qu’à reprendre la ville. Le 15 août 1261, Michel Paléologue était couronné dans la basilique de Ste-Sophie. Les territoires sur lesquels il allait régner se trouvaient singulièrement réduits : en Europe, la Thrace et une partie de la Macédoine, dans l’archipel, Rhodes, Lesbos, Samothrace… en Asie, l’Anatolie. Ce qui était plus réduit encore, c’était le prestige impérial jadis si solide, si persistant à travers les circonstances critiques, désormais inapte à entraver les mauvais desseins. Byzance avait été prise une fois. Pendant plus de cinquante ans elle était demeurée aux mains des usurpateurs. C’en était assez pour rompre le charme sacré qui avait aidé longtemps à sa défense. Vainement Michel viii (1261-1282) guerroya-t-il vaillamment à toutes les frontières. Vainement alla-t-il pour se ménager des alliances jusqu’à négocier une entente avec Rome, prêt à renoncer même à l’indépendance de l’Église grecque. L’empire, comme on l’a dit, « ne pouvait plus être sauvé ». Pendant tout un siècle des discordes internes le désolèrent. Tandis que les Ottomans au dehors progressaient à ses dépens, les prétendants se disputaient le trône. Un vent de révolution soufflait sur le peuple. Salonique se constitua en république démagogique. L’opinion refusait de consentir au rapprochement des Églises. Le projet n’avait fait qu’exaspérer les passions religieuses. À la veille de la catastrophe finale (1452), on se battait autour de Ste-Sophie entre adversaires et partisans de l’union. Les mercenaires se révoltaient. Un moment la garde catalane bloqua la ville et saccagea les alentours. Quant aux envahisseurs turcs, l’occident jaloux et rancunier les regardait avec satisfaction occuper la péninsule des Balkans. Dès 1365, leur capitale fut à Andrinople. Ils détruisirent la Serbie à Kossovo (1389) et bientôt après annexèrent la Bulgarie. Ils s’attaquèrent enfin à Byzance et deux fois sans succès. La cité résistait héroïquement. Elle tomba le 29 mai 1453 après un siège de cinquante quatre jours et son dernier empereur Constantin xi mourut glorieusement sur la brêche. Jusqu’à l’heure suprême, elle était restée l’asile de la culture et de l’art. Son université, ses écoles brillaient encore du plus vif éclat. Ses écrivains, ses savants, ses philosophes étaient légion. Des souffles novateurs semblaient inspirer ses architectes et ses décorateurs. Jamais agonie ne fut plus grandiose. Jamais on n’avait vu ni on ne devait revoir ce rétrécissement graduel et concentrique d’un grand empire autour de la ville qui en avait été l’animatrice et le symbole. Carthage n’avait possédé que des territoires de production ou d’exploitation. Mais l’empire byzantin, peuplé de sites illustres, héritier de traditions millénaires avait été une réalité puissante. Alors que de cette réalité plus rien ne restait que des débris épars, on eût dit que la cité impériale ramassait en elle-même la lumière qu’elle avait durant des siècles répandue sur le monde, afin de s’entourer d’un ultime éclat au moment de sombrer dans la nuit barbare.





LA RÉSURRECTION DE LA GRÈCE

L’Europe au sein de laquelle éclata soudain la nouvelle qu’il y avait encore des Hellènes et qu’ils réclamaient leur liberté ressemblait à une classe étroitement surveillée à la suite de l’équipée d’un écolier et de l’effervescence manifestée par les camarades du délinquant. Les gouvernements faisaient figure de pédagogues soupçonneux, irritables, prompts à distribuer arrêts et pensums, anxieux en tous cas de réprimer la moindre velléité d’insubordination concertée. Le péril pourtant n’était pas si grand. Sans doute on voyait de tous côtés des mécontents, des agités mais en petit nombre et plus bruyants que résolus. Les peuples fatigués n’aspiraient qu’au repos et à tout prendre, il n’était pas mauvais qu’après l’énervante et décevante épopée que l’on venait de vivre, l’horizon se limitât pour un moment à un idéal d’inactivité. Cet état de choses n’était point né spontanément. Il était issu du fameux Congrès de Vienne lequel assemblé en 1814 et brusquement interrompu par la réapparition de Napoléon échappé de l’île d’Elbe, avait repris en 1815 et abouti à une série de conventions visant à régler le sort de l’Europe de façon durable. De ces conventions, les unes renfermaient des clauses territoriales[4], tandis que d’autres posaient des règles générales de conduite. C’est ainsi que la Russie, l’Autriche et la Prusse avaient créé une véritable Société des Nations à laquelle les autres puissances étaient conviées à adhérer. Ce fut la « Sainte alliance » ainsi nommée à cause du préambule emphatique qui lui donnait la religion pour base.

La Sainte alliance ne dura que dix ans (1815-1825) ; elle ne pouvait vivre beaucoup plus en raison des intérêts contradictoires de ses dirigeants. Les historiens de l’avenir ne manqueront pas de la rapprocher de la Société des Nations édifiée un siècle plus tard. Ils mettront en parallèle le mysticisme et le demi-libéralisme du tsar Alexandre avec les bonnes intentions et les « quatorze points » du président Wilson. Ils observeront dans les deux cas une Allemagne méfiante, une France vouée au jeu stérile du balancier, une Angleterre inconsciemment hypnotisée par la perspective du profit immédiat. Ils noteront ici et là les mêmes pommes de discorde : la question polonaise, les problèmes balkaniques… surtout ils apercevront sous le manteau des principes juridiques la même aspiration à conclure un pacte de sécurité qui garantisse aux possédants la jouissance paisible de leur bien ; de quoi résulte forcément le droit d’intervention les uns chez les autres, pierre d’achoppement de toute union de ce genre. Celle-ci n’ayant point de siège social fixe, les souverains ou les premiers ministres des États qui en faisaient partie se réunirent chaque année dans une ville différente. De 1818 à 1825, les congrès d’Aix-la-Chapelle, de Troppau, de Laybach, de Vérone et enfin la conférence de St Pétersbourg se succédèrent régulièrement accentuant les divergences croissantes et soulignant l’impuissance de l’Alliance à diriger l’Europe.

C’est au Congrès de Vérone que la question hellénique s’imposa. Il y avait eu précédemment quelques troubles en Allemagne, en Espagne, dans le royaume de Naples. En Allemagne, c’étaient principalement les étudiants qui s’agitaient. Pour soulever le pays contre Napoléon, les souverains avaient en 1813 laissé prononcer d’ardentes paroles. On avait promis en leur nom l’émancipation, des institutions libres… la jeunesse s’en souvenait et commençait à s’alarmer que ces promesses ne fussent pas en voie de réalisation. À Naples où Murat aurait pu se maintenir mais s’était renversé lui-même par ses manœuvres maladroites, Ferdinand iv, rétabli sur son trône, avait accumulé en peu de temps assez de fautes pour rendre une rébellion inévitable. Effrayé, il s’était laissé imposer une constitution limitant son pouvoir ; appuyé par les armes autrichiennes, il s’employait à présent à remettre en vigueur le régime absolutiste. Même aventure en Espagne. Ferdinand vii, soutenu par la grande masse de la nation, eût gouverné à sa guise si les excès de sa politique réactionnaire n’avaient dépassé toutes bornes. La révolte finit par éclater. Les Cortès convoquées entreprirent de libéraliser l’Espagne, mais le roi n’attendait qu’une occasion de reprendre ses concessions.

Ces effervescences, si l’on peut ainsi dire, se manifestaient selon les règles. Il n’y avait là rien que de normal ; c’était l’éternel conflit entre gouvernants et gouvernés. Tout autre était le fait d’un groupe ethnique « porté comme disparu » et reparaissant soudain pour revendiquer son droit de vivre. Un tel phénomène n’était-il pas contraire à l’ordre établi ? La théorie bossuetique de la « succession des empires » et le dogme de la « légitimité » qui en était issu se trouvaient ébranlés par cette affirmation révolutionnaire de la survivance des races. De toutes les puissances, la plus atteinte était l’Autriche. Mosaïque de peuples divers, que deviendrait-elle si chacun de ces peuples venait réclamer à son tour l’indépendance ou seulement l’autonomie ?… L’influence autrichienne dominait maintenant dans la Sainte-alliance. Ce n’étaient plus les pieuses rêveries du tsar mais bien les calculs secs et précis du chancelier Metternich qui l’emportaient dans les conseils de l’Europe. Infatué de lui-même, Metternich s’attribuait le rôle de gendarme providentiel et jugeait que de sa ténacité dépendait le salut du monde. Comme le caporal légendaire, il ne voulait plus entendre « remuer un œil ». Aussi s’employa-t-il à obtenir que les délégués hellènes envoyés à Vérone fussent éconduits. Le congrès refusa de les entendre.

L’opinion occidentale pourtant, commençait à devenir attentive. Fort ignorante de l’état du monde balkanique, elle s’imaginait en général la péninsule occupée par de vagues débris d’anciennes populations autochtones destinées à perdre ce qui leur restait encore de leurs passés respectifs mais ayant conservé la religion chrétienne et ayant, à ce titre, droit à quelque protection encore qu’il s’agit d’un christianisme entaché de superstition aux yeux des protestants et tenu par les catholiques pour schismatique. Du sein de cette opinion ne tarda pas à se détacher une petite élite plus avertie des choses de l’orient. Lord Byron, Chateaubriand et d’autres moins illustres qui avaient visité ces régions en pouvaient parler en connaissance de cause. Bientôt d’ailleurs, les exploits des Hellènes fournirent le meilleur des aliments à l’enthousiasme de leurs partisans.

En réalité, ce n’était pas seulement le sort de la Grèce qui était en jeu mais aussi celui des Serbes, des Bulgares, des Roumains. Comme nous l’avons déjà vu, le joug ottoman s’était appesanti sur eux tous de façon opprimante et cruelle, certes, mais sans tendance à les supprimer collectivement et encore moins à les assimiler. À mesure que l’empire ottoman voyait sa force décroître, l’étau tendait donc à se desserrer et les nationalités opprimées à se reconstituer ouvertement. Le sultan n’exerçait plus qu’une ombre de pouvoir. À Constantinople, les terribles Janissaires lui dictaient à tout moment leurs volontés. Alger, Tunis, Bagdad, la Syrie, l’Albanie, la Bosnie étaient aux mains de vassaux dont la vassalité était toute fictive. Quant au pacha d’Égypte, Mehemet Ali[5], c’était un véritable souverain beaucoup plus puissant que le sultan. Maître de l’Arabie et de la Nubie, possédant une armée et une flotte redoutables, ayant développé fort habilement les ressources du pays, il était à même de jouer en orient un rôle de premier plan. De cet ensemble de circonstances concourant à accentuer la décadence ottomane, les Serbes avaient été les premiers à profiter. Leur condition était demeurée longtemps misérable. Réduits aux métiers de laboureurs, de bûcherons ou d’éleveurs de pourceaux, ils avaient conservé une organisation villageoise toute patriarcale. Le bas clergé issu d’eux partageait leur misère. Les évêques étaient généralement des grecs ayant acheté leurs charges au sultan. Dans les villes, les Janissaires tenaient garnison et les marchands turcs monopolisaient le commerce. La plupart des descendants des anciens seigneurs étaient devenus musulmans. Ainsi le peuple vivait-il dans l’isolement. Seuls quelques couvents fortifiés et jouissant de privilèges consacrés par le temps maintenaient les traditions nationales, veillant sur les tombeaux des anciens rois et entretenant de rares écoles. Révoltés en 1804 contre des exactions grandissantes, les paysans serbes trouvèrent un chef en Karageorges (Georges le noir), homme brutal et sans culture, mais qui parvint à les libérer. La Russie toutefois les ayant abandonnés lorsqu’elle signa avec la Turquie le traité de Bukarest (1812), ils retombèrent sous le joug. Mais un autre chef leur vint en la personne d’un simple valet de ferme Miloch Obrénovitch dont la bravoure mêlée de finesse réussit à conquérir enfin une autonomie définitive (1814). La Croatie, la Bosnie, l’Herzégovine avaient partagé le sort de la Serbie proprement dite. Quant aux Monténégrins, ils vivaient retranchés dans leurs montagnes sous le sceptre d’un chef mi-civil, mi-religieux, Pierre ier qui les gouverna pendant un demi-siècle (1782-1830). Redouté des Turcs auxquels il avait en 1796 infligé une défaite retentissante, il sut s’entendre tour à tour avec les Russes ses coreligionnaires et avec les Français que les hasards de la guerre lui donnaient pour voisins[6].

Depuis la disparition du prince de Valachie, Michel le Brave, qui un moment au début du xviie siècle avait réalisé l’unité roumaine, les deux principautés (Valachie et Moldavie) avaient été gouvernées au nom du sultan par des « hospodars » qui tenaient à Jassy et à Bukarest des cours luxueuses et bigarrées où l’on ne parlait guère que grec et français. Le roumain, d’ailleurs, écrit le plus souvent en caractères slaves, n’accusait guère sa filiation latine. Les paysans opprimés et exploités végétaient tristement. Point de protecteurs. Les Russes qui occupèrent le pays de 1806 à 1812 n’y laissèrent que de fâcheux souvenirs et en partant, ils annexèrent la Bessarabie. Déjà en 1775 l’Autriche s’était fait donner la Bukovine. La patrie roumaine continuait pourtant de vivre au fond des âmes et ses enfants espéraient contre toute espérance. Les Bulgares enfin plus proches du pouvoir oppresseur et moins accentués comme nationalité avaient vécu les quatre derniers siècles dans une sorte de somnolence mais parmi eux les signes précurseurs du réveil prochain s’accusaient.

Tous ces peuples se trouvaient plus ou moins concentrés géographiquement. Rien de pareil pour les Hellènes. Ils étaient répandus sur tous les rivages, très vulnérables par conséquent mais insaisissables en même temps. La Grèce continentale avait infiniment souffert. À travers la Morée se remarquaient encore près des ruines des villages incendiés des monceaux d’ossements. Dans les montagnes erraient des bandes de « Klephtes », brigands romantiques qui se piquaient de belles manières et continuaient d’honorer l’hellénisme et de faire revivre les traditions homériques. C’est dans l’archipel que l’activité nationale s’affirmait. Vers le milieu du xviiie siècle, la marine grecque avait repris vigueur. Débuts modestes. Dans de petites îles, Hydra, Psara… qui jouissaient d’une liberté relative, des armateurs s’étaient équipés. La concurrence vénitienne avait cessé et les guerres européennes allaient laisser pratiquement le champ libre en Méditerranée orientale. En 1813, les Hellènes se trouvèrent posséder six cent quinze vaisseaux armés de cinq mille huit cents canons car, à cause des corsaires, tout navire de commerce en ce temps là était exposé à devoir livrer bataille. Cette flotte servait à transporter des idées et des mots d’ordre autant que des marchandises. À la société des « Philomuses » de façade littéraire s’ajouta bientôt l’« Hétairie », vaste organisation secrète qui tissa à travers le monde grec si divers une immense toile d’araignée aux fils invisibles. Déjà en 1797, un thessalien, Rhigas, avait entrepris quelque chose d’analogue. Mais les temps n’étaient point révolus et Rhigas avait payé de sa vie un effort prématuré. Cette fois-ci, des couvents retranchés dans la montagne aux pauvres sanctuaires où d’humbles popes entretenaient le feu sacré, des riches colonies grecques d’Odessa, d’Ancône, de Livourne, de Marseille, de Paris, de Pétersbourg aux cavernes où les Klephtes cachaient leurs trésors, les dons affluèrent et la même ambition s’exprima. À ce peuple auréolé par les reflets d’un si grand passé, la liberté de vivre ne suffisait pas. Il fallait un avenir digne de ce passé.

Le 24 mai 1821, la Grèce nouvelle cueillait à Valtetzi ses premiers lauriers et peu après, Colocotronis s’emparait de Tripolitza. Le 1er  janvier 1822, une assemblée nationale réunie à Épidaure adopta une constitution et fit appel à l’Europe. Les Turcs affolés répondirent par d’odieux massacres. Ils mirent à mort le patriarche[7], un grand nombre d’évêques et des milliers de chrétiens. Dans les îles, à Patras, en maints endroits le sang coula à flots. L’Europe officielle ne s’émut point. Les Autrichiens ravitaillaient les Turcs ; le « lord commissaire des Sept îles »[8] persécuta les Ioniens qui se déclaraient pour leurs frères hellènes. En France, M. de Villèle demandait, à propos de la Grèce révoltée « quel grand intérêt on pouvait prendre à cette localité ». Quant au tsar Alexandre, il avait d’abord encouragé le mouvement dont les dirigeants, Ypsilanti, Capo d’Istria… étaient à son service et dont le siège social était à Odessa avant d’être, dès 1818, audacieusement transporté à Constantinople ; mais la constitution d’Épidaure, trop démocratique l’en avait détaché. Il en était pour lui des Hellènes comme des Roumains. Il les voulait bien tenir sous son protectorat mais non point aider à leur complète émancipation.

Cependant dans le monde entier, émus par les faits d’héroïsme dont l’écho leur parvenait, les « philhellènes » se groupaient. Des volontaires accouraient : Byron, Fabvier, Santa Rosa… ; Eynard à Genève, Owe à Boston recueillaient de l’argent, aidaient par tous les moyens. Le président des États-Unis, Monroe fit scandale en énonçant dans son message de 1823, « la très forte conviction que la Grèce deviendrait de nouveau une nation indépendante ». Encore fallait-il qu’on lui vint en aide car l’empire ottoman aux abois se décidait à réclamer le secours de Mehemet Ali. Le sultan le détestait, ce vassal hautain qui n’était même point de sa race, mais comment se passer de lui ? Mehemet faisait payer cher à son suzerain les services rendus. On avait dû lui concéder l’administration de la Crète et de Chypre qu’il venait de reprendre. Pour reconquérir la Morée, il stipula que son fils Ibrahim en aurait le gouvernement ; moyennant quoi, il consentit à envoyer une flotte considérable avec des troupes de débarquement.

Il y avait quatre ans déjà que la lutte se poursuivait. L’entrée en scène d’Ibrahim marquait un tournant décisif. « Les Hellènes reculèrent pied à pied, livrant un à un leurs champs dévastés, une à une leurs maisons détruites, continuant d’en appeler à l’Europe d’une voix de plus en plus pressante, de plus en plus mourante aussi ». Au dehors, l’opinion s’indignait contre les gouvernements. L’Autriche persistait à traiter les Hellènes de « sujets insurgés » de leur « légitime » souverain, le sultan. Mais à Petersbourg, où Nicolas ier venait de succéder à son frère Alexandre, une politique plus virile tendait à se dessiner. L’Angleterre ne voulant pas laisser à la Russie le bénéfice de l’intervention changea d’attitude. Le 6 juillet 1827 une convention fut signée entre la Russie, l’Angleterre et la France, convention d’esprit si timide qu’avec un peu d’habileté le sultan en eût émoussé la pointe. Mais il se fâcha et provoqua en quelque sorte non seulement la bataille de Navarin où furent anéanties par les alliés les forces navales turco-égyptiennes, mais l’attaque directe des armées russes qui suivit. Finalement le traité d’Andrinople (1829) mit fin aux hostilités et le 3 février 1830, l’indépendance de la Grèce était formellement reconnue.

« L’exclusion de la Crète estropie l’État grec physiquement et moralement ; elle le rend faible et l’appauvrit ». Ainsi s’exprimait le prince Léopold de Saxe Cobourg en refusant le trône auquel fut appelé à sa place le prince Othon de Bavière. Cette critique résume en quelques mots toute la question grecque : l’égoïsme jaloux des puissances qui, après avoir laissé se poursuivre pendant des années une guerre inique, y mirent fin en créant un État trop petit pour vivre — la volonté tenace et indomptable du peuple hellène qui sut néanmoins faire de cette émancipation incomplète et injuste le point de départ d’une renaissance totale. Presque un siècle devait s’écouler pour la Grèce ressuscitée avant que ces conditions d’existence se modifiassent. En vain les Crétois s’insurgèrent-ils à maintes reprises pour obtenir le retour à la mère-patrie. L’Europe terrorisée par la crainte d’avoir à régler la succession de « l’homme malade » (comme on appelait dès lors l’empire ottoman) ne songea qu’à comprimer les plus légitimes aspirations helléniques. Lorsque le Congrès de Berlin, en 1881, eut enfin sanctionné l’abandon à la Grèce de la Thessalie et d’une moitié de l’Épire, l’obstination turque s’exerça si bien que la décision du tribunal européen ne fut pas exécutée ; de guerre lasse, on dut se contenter à Athènes d’une insignifiante rectification de frontières.

Les institutions politiques subirent le contre-coup de cette situation. Le roi Othon n’ayant point réussi, le prince Georges de Danemark avait été appelé au trône (1863). Sous son règne de plus de quarante cinq ans, le petit royaume accomplit des prodiges d’équilibre et maîtrisa en quelque sorte le destin. Comment la Grèce ayant presque réalisé son unité fut une des principales victimes de la guerre de 1914-1918, l’heure n’est point venue de le raconter. Il suffit de constater que la nation s’est en moins d’un siècle reconstituée avec toutes ses caractéristiques ethniques par un travail en quelque sorte naturel, des plus instructifs à suivre. La façon dont le principe de vie s’était conservé en apparence inerte, puis, ranimé, a repris son activité, se répandant peu à peu dans tout l’organisme, constitue la leçon de choses la plus suggestive que le monde ait reçue. La conception des lois biologiques auxquelles obéissent les collectivités s’en est trouvée modifiée et les conséquences d’un tel fait se révèlent aussi grandes au point de vue de la spéculation philosophique qu’au point de vue de la politique pratique.





  1. Les impératrices byzantines n’étaient point couronnées de façon accessoire et comme femmes d’empereurs. Leur couronnement s’opérait à part de celui des empereurs par une cérémonie distincte comme pour bien marquer que le caractère sacré dérivant du titre impérial était indépendant des liens conjugaux et comportait une consécration ineffaçable.
  2. Après bien des vicissitudes et des malheurs Eudocie se retira à Jérusalem. Elle y vécut dix-huit ans. Un incident romanesque lui avait aliéné injustement le cœur de son époux. Elle laissa entr’autres ouvrages un poème singulier dont on a dit avec raison que, malgré sa lourdeur, il évoquait à la fois Dante et Shakespeare.
  3. On a retrouvé quantité de « grenades » à main, petits récipients en terre cuite remplis de feu grégeois et que les fantassins jetaient en courant dans les lignes ennemies.
  4. La Belgique avait été réunie à la Hollande sous le sceptre du prince d’Orange qui prit le titre du roi des Pays-Bas. La Lombardie et la Vénétie étaient attribuées à l’Autriche. La Prusse eût voulu annexer les états du roi de Saxe, allié fidèle de Napoléon et la Russie s’emparer du grand duché de Varsovie que l’empereur des Français avait établi comme embryon d’une nouvelle Pologne. C’est en suscitant l’hostilité anglaise et autrichienne contre ces ambitions que Talleyrand parvint à Vienne à disjoindre la coalition formée contre la France. Quant aux limites territoriales de la France, elles étaient ramenés à l’état de choses existant en 1792.
  5. Mehemet était albanais et avait débuté comme marchand de tabac. De même son voisin Ahmed, pacha de Syrie était un ancien portefaix, bosniaque de naissance. Ces aventuriers d’origine chrétienne prenaient peu à peu dans l’empire turc dégénéré les premières places.
  6. En attribuant en 1797, Venise à l’Autriche, Bonaparte lui avait aussi cédé la Dalmatie, mais dès 1806, cette province côtière avait été reprise par la France. La petite république de Raguse demeurée libre jusque là avait été supprimée et bientôt toute l’Illyrie avait passé sous la domination française laquelle se perpétua en ces parages jusqu’en 1813.
  7. Le Patriarche grec de Constantinople, sans que sa situation soit clairement définie par rapport aux églises nationales, était le chef de la foi orthodoxe et son représentant suprême.
  8. Les sept îles Ioniennes avaient été en 1797 occupées par Bonaparte qui les considérait comme « plus intéressantes que toute l’Italie ensemble ». Par la suite ces îles furent constituées en une république dont la Turquie n’exerçait que le protectorat nominal. Au congrès de Vienne l’Angleterre, malgré la Russie se fit transférer le protectorat qu’elle détint jusqu’en 1863 à l’avènement du roi Georges de Grèce.