Portraits de Rome à différents âges/01


PORTRAITS
DE ROME
À DIFFÉRENS ÂGES.

Première Partie.
(425-1600)

Rome n’est pas une ville comme les autres villes : Rome a un charme malaisé à définir, et qui n’appartient qu’à elle. Ceux qui éprouvent ce charme s’entendent à demi-mot ; pour les autres, c’est une énigme. Quelques-uns avouent naïvement ne pas comprendre l’attrait mystérieux qui attache à une ville comme à une personne ; un plus grand nombre affichent la prétention de le sentir, mais les véritables fidèles reconnaissent bien vite ces faux dévots et sourient en les écoutant, comme les personnes qui aiment véritablement la peinture ou la musique sourient quand certains connaisseurs se placent à contre-jour devant le tableau qu’ils admirent, ou battent à faux la mesure de l’air qui les transporte.

Il y aurait encore des volumes à écrire sur Rome, après tout ce qu’on a écrit ; et je ne renonce pas à donner un jour mon impression personnelle, comme tant d’autres l’ont fait. Mais pour aujourd’hui je n’ai pas cette ambition. Je me contenterai de passer rapidement en revue les impressions que Rome a produites sur un certain nombre d’hommes différens de nation, de caractère et de génie, pendant un espace de quatorze siècles.

Ce n’est pas Rome même que je présente au lecteur, ce sont les reflets de Rome dans les imaginations du moyen-âge et dans les imaginations modernes. Parmi ceux que divers motifs ont attirés vers cette ville extraordinaire, il y a des barbares et des saints, des pélerins sans nom et de grands poètes, des philosophes et des artistes ; chacun a vu et compris Rome à sa manière. La comparaison de ces points de vue, si dissemblables, d’où le même objet a été envisagé, peut être piquante et instructive : elle peut aider ceux qui n’ont point vu Rome à s’en faire une idée, comme on se forme l’idée d’un caractère en rapprochant les témoignages qui le concernent, les jugemens qu’il a inspirés. C’est ainsi qu’on a fait l’histoire des historiens d’Alexandre. Et pour ceux qui connaissent Rome et qui l’aiment, n’y a-t-il pas quelque intérêt à parcourir cette galerie de portraits, à les comparer à l’original, à retrouver en eux quelque chose de ce qu’on admire en lui ? J’ai connu un admirateur de Napoléon qui avait une collection de bustes et de gravures représentant l’homme extraordinaire à toutes les époques de sa carrière. Dans le couvent de Vallombreuse, j’ai trouvé un recueil énorme de toutes les images de la Vierge, depuis les gravures, d’après les chefs-d’œuvre des grands maîtres, jusqu’aux représentations populaires du type sacré, tel que l’ont diversifié à l’infini les dévotions individuelles et les légendes locales. L’auteur du recueil était un bon moine vallombrositain, qui, indigné de voir qu’on rassemblait avec soin les images de Vénus, avait voulu, par un hommage rival, venger de cet hommage profane sa madone adorée. Chacun est comme ce moine ; chacun a sa religion ; chacun a son héros, sa déesse, sa sainte, dont il suspend les images à son sanctuaire domestique. Rome a, comme Napoléon, des portraits de ses différens âges. Comme Vénus, sa mère, comme la madone, qu’on pourrait presque nommer sa fille, elle a révélé sous bien des aspects son éternelle beauté. Rome a donc droit à un culte semblable ; elle peut attendre qu’on recueille les peintures tracées par la main des siècles, et qu’on les appende au portique du temple que d’autres achèveront.

Le premier voyageur que je rencontre est un Gaulois, un homme de Poitiers probablement, qui se nommait Rutilius Numatianus. Après avoir rempli à Rome des charges importantes, il revint, vers 425, dans sa patrie. Nous possédons un fragment fort curieux, à plusieurs égards, d’un poème qu’il avait composé sur son retour en Gaule. Ce fragment commence par son adieu à Rome. Depuis Rutilius, bien des voyageurs ont éprouvé un douloureux attendrissement au moment de cet adieu. Quand on s’est accoutumé à vivre à Rome, on ne peut s’en éloigner sans un serrement de cœur ; c’est comme si on quittait une patrie. Étranger, on éprouve quelque chose qui ressemble à la tristesse de l’exil, et il arrive de pleurer en regardant Rome pour la dernière fois. Eh bien ! ce sentiment est déjà dans le Gaulois du ve siècle, et il a inspiré à la muse latine de cette époque déchue quelques vers d’une mélancolie pénétrante. Rutilius regrette Rome comme le pourrait faire un voyageur moderne. Son ami, Venerius Rufus, s’étonnait qu’il y fût resté si long-temps. « Étonne-toi plutôt, lui dit-il, de la promptitude de mon retour… L’éternité tout entière serait courte à qui admire Rome ; rien n’est long qui plaît sans fin… » Il envie ceux qui sont nés sur le sol sacré, ceux qui y ont obtenu des demeures… « Mais, ajoute-t-il en vers d’une mélodie plaintive comme un regret, mais moi, ma destinée m’enlève à ces bords chéris… Je cède et je m’arrache aux embrassemens de la ville bien-aimée… Je baise mille fois ces portes qu’il faut quitter… Mes pieds franchissent à regret le seuil sacré. » Puis, le soir de son départ, au moment de s’embarquer sur le Tibre, à quelque distance de Rome, arrêté par le vent contraire, il s’applaudit d’être retenu… « Je me plais, dit-il, à tourner souvent la tête vers la ville encore peu éloignée, et à suivre les contours des montagnes dans la lueur qui s’évanouit. » Le Gaulois avait remarqué la beauté particulière des horizons romains, de la lumière romaine. « Une région du ciel, plus éclatante et plus sereine, s’écrie-t-il, fait resplendir les sept collines. Là sont de constans soleils, et Rome semble se créer un jour plus pur. » Cependant c’est l’heure du cirque… Il entend les applaudissemens et les cris retentir : « soit qu’ils me parviennent réellement, dit-il, soit illusion de mon désir. » Et cependant Rutilius aime son pays ; il aime cette triste Gaule où il retourne, et que le flot des Barbares vient d’inonder ; il l’aime d’autant plus qu’elle est plus désolée, et ce sentiment lui inspire même quelques vers touchans et ces nobles paroles : « C’est un moindre crime de négliger ses concitoyens quand ils sont à l’abri du péril, mais les malheurs publics font un appel à la foi de tous. » Il revient donc pieusement dans cette malheureuse patrie à laquelle il appartient ; mais ce n’est pas sans éprouver un vif attendrissement au partir de la ville bien-aimée. Rutilius n’est pas le dernier qui, en quittant Rome, ait senti ces deux émotions se combattre et se mêler dans son cœur.

Pour le magistrat gallo-romain du ve siècle, Rome était toujours la capitale du monde, caput orbis. Païen encore, cent ans après le concile de Nicée, il avait foi aux destinées du Capitole ; il ne pouvait croire à la chute prochaine de Rome, qui lui apparaissait si brillante et si magnifique, « avec ses trophées nombreux comme les étoiles, ses temples qui éblouissaient les regards,… les voûtes aériennes de ses aqueducs, qui s’élevaient vers le ciel comme des montagnes, apportaient des fleuves dans ses murs, et au sein de ses édifices retentissant du bruit de mille fontaines. » Cette peinture de Rome, inspirée par l’enthousiasme du polythéisme et du patriotisme romains à un des derniers zélateurs de ces deux religions, cette peinture nous frappe, et par les traits qui en subsistent, et par ceux que le temps a effacés. Les trophées et les temples qu’admirait Rutilius sont dans la poussière ; la plupart de ces merveilleuses lignes d’aqueducs qu’il vit debout, sont brisées !… Deux seulement, que les papes ont imparfaitement réparées, suffisent pour abreuver la Rome moderne avec une profusion qu’on admire encore, car c’est même aujourd’hui un grand charme de cette ville, que les nombreuses fontaines dont elle est toute remplie et toute résonnante, comme au temps de Rutilius.

Rutilius, aveugle au présent et crédule à l’avenir, promettait des destins éternels aux dieux qui tombaient, et il faisait l’apothéose de Rome entre Alaric, qui l’avait prise quinze ans plus tôt, et Genseric, qui devait la ravager quinze ans plus tard. Païen, il ne parlait pas de la Rome chrétienne, déjà plus puissante que l’autre[1], même sur les esprits de ses barbares vainqueurs. En effet, ce n’était pas Jupiter Capitolin ou la mère des Énéades qui avait adouci la furie des Goths d’Alaric, maîtres de Rome : c’était au nom de saint Pierre et de saint Paul qu’ils s’étaient modérés au sein du désordre et du pillage, et qu’on les avait vus portant processionnellement les vases sacrés dans les rues de la ville conquise. C’était la Rome chrétienne, la Rome nouvelle, qui commençait à parler à l’imagination des peuples germaniques qu’elle devait long-temps dominer.

Mais la Rome des arts et de la civilisation antique en imposait aussi à ces peuples. Dans le siècle suivant, nous voyons Théodoric occupé à soutenir Rome dans sa chute, à réparer sa ruine déjà commencée. Ce n’est pas lui seulement, l’homme extraordinaire, l’Ostrogoth civilisateur, le Charlemagne anticipé, qui témoigne de son respect et de son amour pour la ville où il voulut entrer en successeur des Césars. S’il fit revivre les lois des empereurs contre ceux qui détruisaient les monumens publics, s’il releva le théâtre de Pompée, sa fille, ses successeurs, Amalasonthe, Athanaric, Théodat, suivirent son exemple ; ils firent venir de la Grèce des marbres précieux pour en parer cette Rome où ils étaient fiers de régner. Toute cette héroïque famille des Amales, la plus noble d’entre les Barbares, paraît avoir partagé jusqu’à un certain point le sentiment d’admiration et de tendresse que Rome, au nom de son ancienne gloire et d’un reste de splendeur, inspirait encore à tous ceux qui la contemplaient.

Ce sentiment était énergique, surtout chez ces hommes fidèles aux lettres antiques dont Théodoric aimait à s’entourer, jusqu’au jour où le barbare reparaissant tout à coup sous la pourpre, il leur faisait trancher la tête, comme à Symmaque, ou jaillir les yeux du front, comme à Boece. Ces hommes, qu’on peut regarder comme les derniers des Romains, devaient en effet conserver pour Rome un attachement pieux et filial ; un d’entre eux, dont la fin fut plus paisible, Cassiodore, sorti de son cloître de Ravenne pour être consul et secrétaire d’un roi goth, et pour aller ensuite terminer ses jours dans un couvent de l’Apulie ; Cassiodore, bien que son christianisme ne soit pas douteux comme celui de Boece, dans les lettres qu’il écrivait au nom de Théodoric, se montre à nous transporté d’une admiration un peu profane en présence des merveilles de la sculpture et de l’architecture païennes que, de son temps, Rome possédait encore.

Parlant d’un architecte que Théodoric chargeait d’entretenir et de réparer les monumens romains, Cassiodore s’écrie[2] : « Il verra certainement des choses qui surpassent tout ce qu’il a lu, et des merveilles au-delà même de ses pensées. » Puis, oubliant au nom de qui il écrit, le secrétaire ampoulé de Théodoric déclame sur les statues et les monumens, mais déclame en homme pénétré d’une admiration véritable ; il montre quelque sentiment de l’art en dépeignant « les veines exprimées dans l’airain, les saillies des muscles, les nerfs comme tendus par la marche ; l’homme ainsi moulé en diverses formes, et qui paraît plutôt produit par une sorte de génération. » Puis, il vante les statues équestres qui semblent courir, les colonnes élancées comme d’immenses roseaux. Il rappelle les sept merveilles du monde : « Rome tout entière, dit-il, est une merveille… » Mais c’est déjà la Rome du passé ; déjà l’étendue de ses murailles est trop vaste pour le peuple qu’elle contient ; déjà Cassiodore mesure par cette grandeur, désormais inutile, l’immensité de la foule qui la remplissait… « L’ampleur des murailles de Rome, dit-il, la vaste enceinte des théâtres, la grandeur merveilleuse des thermes, attestent quelle était la multitude des citoyens. » Il compare ingénieusement les édifices d’une cité aux vêtemens qui donnent la mesure du corps, et de ces vêtemens vides il conclut à un corps de géant. N’est-ce pas ce que fait, encore aujourd’hui le voyageur errant parmi les grands débris des thermes de Caracalla, ou égaré dans ces masses de décombres qui, en s’accumulant, ont élevé au-dessus du Palatin une autre montagne de ruines. Ce sentiment d’une existence éteinte, plus grande que l’existence présente, ce sentiment qui écrase notre petitesse sous le poids des ruines romaines, il était déjà dans l’ame de Cassiodore.

On ne trouve rien de pareil chez un de ses contemporains, le Lyonnais Sidoine Apollinaire, qui vint à Rome pour affaires vers la fin du ve siècle. Celui-ci était un bel esprit gaulois, un grand propriétaire ambitieux et intrigant, qui, après avoir eu pour gendre un empereur romain, fut à la fin évêque par hasard et saint par circonstance.

Sidoine, dans une lettre écrite de ce style précieux qu’il affectait, raconte à son ami un voyage à travers l’Italie ; il fait sur la route, étalage d’érudition classique, à peu près comme un scholar anglais de nos jours. À Crémone, il cite Virgile et rappelle ce voisinage de Mantoue déploré par le poète ; au bord de l’Éridan, car il lui donne son nom poétique, il sourit en voyant les peupliers de son rivage, ces sœurs de Phaéton, dont il avait chanté maintes fois à table les larmes fabuleuses. Les souvenirs de l’histoire ne sont pas moins présens au bel esprit gaulois que les traditions de la mythologie. Rimini lui rappelle César, et Fano Asdrubal. On s’attendrait qu’à Rome il va se livrer à toute la verve de sa mémoire : Rome est favorable aux citations pédantesques, et on ne les lui a pas épargnées ; mais Sidoine, de meilleure foi en cela que beaucoup d’autres voyageurs, avoue qu’en arrivant à Rome il pensait à tout autre chose qu’aux souvenirs ; il avait la fièvre, il était dévoré d’une soif ardente, et quand Rome, comme il le dit, s’étala devant son regard, il ne pouvait songer qu’à l’eau de ses puits et de ses fontaines ; « il aurait bu non-seulement les thermes, mais les naumachies. » Le fleuve historique, le Tibre, ne lui inspira qu’une réflexion ; c’est que l’eau en était bien trouble et pourrait l’incommoder. Cependant, à peine se fut-il prosterné sur les tombeaux des apôtres, avant même de pénétrer dans la ville, qu’il fut soudain guéri ; guérison merveilleuse, qu’il nous sera permis d’attribuer au repos d’abord, puis à l’effet que put produire sur l’imagination de Sidoine la pensée qu’il était à Rome, pensée qui, les premiers jours, ne laisse froid presque aucun voyageur. Bientôt, du moins, l’enthousiasme l’eut gagné, car, dans une autre lettre, il presse un ami de venir à Rome, qu’il appelle « le domicile des lois, le gymnase des lettres, la curie des honneurs, le point culminant du monde, la patrie de la liberté, l’unique ville de l’univers où seuls les Barbares et les esclaves sont étrangers. » Au temps de Sidoine, on faisait déjà les honneurs du soleil d’Italie aux dépens de celui de nos régions transalpines, et un certain Caudidianus de Césène félicite le buveur des eaux de la Saône de ce qu’il verra quelquefois le soleil : épigramme exagérée contre les brouillards de Lyon, qu’en bon Lyonnais je repousse comme Sidoine. Ces ultramontains ont toujours regardé nos beaux pays comme l’antre ténébreux des Cimmériens. Un Napolitain, qui avait été en Angleterre, ne prétendait-il pas qu’à Londres on tirait le canon toutes les fois que le soleil paraissait !

Avant de suivre plus loin la série des voyageurs qui affluent de toutes les parties du monde romain dans la ville de saint Pierre, je veux jeter ici épisodiquement un fragment de saga scandinave, qui montrera l’impression que produisait de loin l’ancien nom de Rome sur les imaginations de ces peuples restés en dehors de son influence. Ces enfans des régions inconnues, où ni sa langue et sa civilisation anciennes, ni sa foi nouvelle, n’avaient pénétré, ces pirates du viie et du viiie siècle, seconde irruption et seconde menace de la barbarie, se sentaient, comme les premiers Barbares, attirés vers Rome par quelque chose qui leur disait de l’aller renverser. C’était surtout la renommée de ses richesses qui les tentait à cette entreprise. Mais en même temps ils étaient découragés par l’idée de sa distance ; Rome se perdait pour eux dans un lointain fabuleux, comme une espèce d’Eldorado chimérique. C’est ce que me paraît exprimer assez vivement la bizarre aventure racontée dans la saga de Ragnar Lodbrok, aventure dont les héros sont les fils de ce roi de la mer, célèbre par le chant de mort qu’un scalde lui a prêté. La saga de Ragnar est une de celles qui peignent le plus fidèlement les sentimens, les mœurs et les idées des Normands à cette époque de leurs expéditions et de leurs conquêtes, qu’on peut appeler l’âge héroïque de la piraterie moderne.

Les fils de Ragnar forment le projet de prendre la ville de Rome.

« Alors ils s’embarquèrent, et ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils furent arrivés à une ville nommée Luna[3], et ils eurent bientôt détruit toute ville et tout château dans le royaume du sud[4], et ils devinrent si fameux dans le monde, qu’il n’y avait pas d’enfant qui ne sût leur nom. Ils formèrent la résolution de ne pas s’arrêter qu’ils ne fussent arrivés à la ville de Rome. Ils avaient entendu vanter cette ville pour sa grandeur, le nombre de ses habitans, sa richesse et la célébrité de son nom. Cependant, comme ils ne savaient pas bien exactement la longueur du chemin qui y conduisait, et comme ils n’avaient pas assez de provisions pour leur nombreuse multitude, ils restèrent un temps dans la ville de Luna à parler de leur expédition. Alors vint un vieux homme à cheveux gris ; ils lui demandèrent qui il était ; il répondit qu’il était un mendiant, et qu’il avait passé sa vie à courir le monde. « Tu peux donc, lui dirent-ils, nous apprendre beaucoup de choses que nous désirons savoir ? » Le vieillard répondit : « Je ne pense pas que vous puissiez m’interroger sur un pays dont je ne puisse vous raconter quelque chose. — Nous désirons, lui dirent-ils, que tu nous dises combien de chemin il y a d’ici jusqu’à Rome. » Il répondit : « Je puis vous dire quelque chose à ce sujet. Vous voyez ces souliers de fer que j’ai aux pieds ; ils sont maintenant vieux, et ceux que je porte sur mon dos sont entièrement usés : eh bien ! quand je suis parti de Rome, j’ai mis à mes pieds ces souliers de fer, maintenant usés, que je porte sur mon dos, et j’ai toujours marché de là jusqu’ici. » Lorsque le vieillard eut dit ces choses, ils pensèrent qu’il fallait renoncer au voyage de Rome. C’est pourquoi ils se mirent en route avec toute leur armée, et prirent maintes villes qui jusque-là n’avaient jamais reçu d’ennemis dans leurs murs ; et on en voit les traces jusqu’à nos jours. »

Tel est le récit naïf de la saga. Ne traduit-il pas merveilleusement cette idée que les peuples du nord se faisaient de Rome comme de quelque chose de très riche, de très puissant, de très célèbre, mais de si éloigné, qu’on n’y pouvait arriver ? Le vieillard aux souliers de fer ; c’est la poésie de cette idée. La distance, a-t-on dit, augmente le respect : Major è longinquo reverentia. Ici, c’est une sorte de respect superstitieux qui s’exprime en agrandissant la distance, en repoussant Rome dans un lointain presque infini, comme une puissance supérieure à l’humanité, que l’imagination, qu’elle accable, repousse dans les vagues profondeurs de l’immensité.

Tandis que le fantôme de Rome occupait ainsi les imaginations barbares, les misères de Rome arrachaient de tristes plaintes aux témoins de sa ruine. Ici commence cette longue suite de lamentations, qui se prolongent et se répètent de siècle en siècle, comme les mille échos d’un même gémissement. Celui qui entonne ce chant de deuil sur le cadavre de Rome, c’est le pape Grégoire-le-Grand, à la fin du vie siècle. Une peste venait de ravager la ville ; Grégoire prononçait une homélie devant le peuple ; il commentait ces sombres paroles d’Ézéchiel menaçant Samarie : « Mettez les os les uns sur les autres, afin que je les fasse brûler dans le feu. La chair sera consumée ; on en arrangera toutes les pièces, on les fera cuire ensemble, et les os seront réduits à rien.

« Mettez aussi la chaudière vide sur les charbons ardens, afin qu’elle s’échauffe, que l’airain brûle, que son ordure se fonde au dedans, et que la rouille se consume. »

À ces terribles images, le saint évêque s’interrompit, et, par un rapide et touchant retour sur la ville désolée, il s’écria : « Mais de quelle manière est tombée Rome, qui semblait autrefois la souveraine du monde ? c’est ce que nous voyons avec nos propres yeux : elle est frappée de mille façons par un inépuisable malheur, par le deuil de ses citoyens, l’oppression de ses ennemis, la multitude de ses ruines, de sorte que nous voyons accompli sur elle ce que le prophète Ézéchiel avait prophétisé sur Samarie… Où est le sénat ? où est le peuple ? Toute splendeur de gloire terrestre est éteinte en elle ; et nous en petit nombre, nous qui restons encore, chaque jour l’épée nous presse, chaque jour d’intarissables calamités fondent sur nous. Placez la chaudière vide sur les charbons ardens, dit le prophète… Rome brûle maintenant comme une cité vide. Mais que parlons-nous des hommes, quand nous voyons les monumens eux-mêmes écrasés par les ruines qui s’amoncellent chaque jour ? »

C’est là une peinture déjà bien lugubre de Rome ; et que de maux l’attendent encore !… que d’incendies, d’inondations, de tremblemens de terre, de troubles intérieurs ! que de causes de misère et de ruine ! Peu de villes ont autant souffert dans le moyen-âge ; et chacune des catastrophes qu’elle a traversées a contribué à lui donner ce caractère sévère et triste qui perce encore sous les embellissemens magnifiques dont on a voulu la décorer et la rajeunir. C’est ce qui, pour nous, contemplateurs oisifs, produit un charme mélancolique dont nous ne nous rendons pas toujours compte ; mais cette malheureuse ville a payé cher notre rêverie, et il a fallu, dans le passé, bien des désastres et bien des douleurs réelles pour amener les élégies sentimentales de notre temps.

Voici un fragment d’une élégie du viiie siècle. L’anonyme auteur de ces vers montre quelque humiliation de l’assujétissement de Rome à ses nouveaux maîtres, et quelque jalousie contre la jeune capitale grecque, qui a détrôné la vieille capitale latine. On sent se remuer obscurément dans cette ame un reste de ferment païen, et une rivalité envieuse de la Grèce. Enfin, une attaque assez énergique contre le gouvernement des successeurs de saint Pierre termine ce fragment.

« Rome, autrefois construite par de nobles patrons, maintenant soumise à des esclaves, tu te précipites tristement. Il y a long-temps que les souverains t’ont abandonnée ; ton nom et ta gloire ont passé aux Grecs ; il ne t’est resté personne de ceux qui te gouvernaient glorieusement. Tes ingénus habitent les champs pélasgiques ; une populace rassemblée des extrémités du monde, des esclaves d’esclaves, voilà aujourd’hui tes maîtres ! La florissante Constantinople s’appelle la nouvelle Rome, et toi, vieille Rome, tes mœurs s’écroulent comme tes murailles ; … ton empire a passé, mais tu as gardé ton orgueil. Le culte de l’or te domine trop. Tu as autrefois infligé aux saints, lorsqu’ils vivaient, un trépas cruel, et maintenant tu enseignes à trafiquer de leurs membres morts. »

Ainsi, dès cette époque, on opposait la Rome du passé à la Rome du présent. Des voix s’élevaient pour regretter l’époque de la gloire antique, et pour maudire l’abaissement moderne.

À ces regrets, à ces malédictions, se joignaient déjà d’amères invectives contre le commerce des reliques. On conçoit l’union de ces sentimens ; le culte et le deuil de l’antiquité nourrissaient la haine et le mépris de ce qui l’avait remplacée. Cette alliance du paganisme des souvenirs, et de l’opposition frondeuse dirigée contre l’autorité chrétienne, s’est plusieurs fois reproduite au moyen-âge, et au xvie siècle, siècle érudit et novateur à la fois, elle a aidé la réforme, plus puissamment qu’on ne pense.

Nous la retrouvons dans les beaux vers élégiaques inspirés, vers le commencement du xiie siècle, à Hildebert, évêque de Tours, par le spectacle de Rome après les dévastations de Guiscard.

« Rien n’est égal à toi, ô Rome ! quoique tu ne sois presque rien qu’une ruine… tes débris montrent ce que tu fus dans ton intégrité… tes chefs prodiguèrent les trésors, le destin sa faveur, les artistes leur génie, le monde entier ses richesses, et elle est tombée cette ville de laquelle, si je cherche à dire quelque chose qui soit digne d’elle, je dirai seulement : Elle fut Rome ! Et cependant, ni la suite des années, ni la flamme, ni le glaive, n’ont pu entièrement abolir sa splendeur ; il en reste trop, et trop en est tombé, pour qu’on puisse détruire ce qui est debout, ou relever ce qui est gisant. »

Jusqu’ici Hildebert exprime seulement une tendre commisération pour les ruines qu’il a devant les yeux, et un noble respect pour la gloire ancienne de Rome. Mais voici ce qu’il ajoute, et ce qui pour un évêque est peut-être un peu plus extraordinaire : « Ici les dieux eux-mêmes admirent les formes des dieux, et ils voudraient ressembler aux traits que l’art leur a prêtés. La nature n’a pu créer des dieux égaux en beauté aux images merveilleuses que l’homme a faites ; ces dieux semblent respirer, et on les honore plutôt pour le talent des artistes que pour leur propre divinité. »

Dans ces vers où une expression malhabile s’efforce de rendre un sentiment profond, d’exprimer, comme en tâtonnant, l’admiration des chefs-d’œuvre de l’art antique ; dans ces vers n’est-il pas curieux de voir les dieux du paganisme, évoqués pour ainsi dire, et comparés, comme des êtres réels, avec leurs images ? Plus tard, quand nous rencontrerons ce culte de l’antiquité romaine, poussé, jusqu’à la superstition, nous ne nous en scandaliserons pas trop, car nous nous rappellerons les paroles de l’évêque du xiie siècle. De même, l’âpreté des sarcasmes des âges suivans contre le pouvoir des papes dépassera difficilement l’amertume de deux vers qui suivent ceux que nous venons de citer. « Heureuse ville si elle manquait de maîtres, ou s’il était honteux à ses maîtres de manquer de foi ! »

Au moyen-âge on ne voyageait pas pour voyager ; on n’allait pas à Rome pour admirer les antiquités, pour rêver sur les ruines ; mais il y avait une classe d’hommes qui apportaient dans la ville apostolique une imagination ouverte aux impressions solennelles des lieux, avide surtout de légendes saintes, mais curieuse aussi, de merveilles de tous genres. C’étaient les pélerins.

Dans les premiers âges du christianisme, Jérusalem surtout fut le but sacré de ces pieux voyages. Déjà au ive siècle, saint Grégoire de Nysse, dans une lettre fameuse, en relevait sévèrement l’abus, et prévenait les pélerins et les pélerines contre les dangers de plus d’un genre qui les attendaient sur le chemin, et jusque dans les murs de la ville sainte. Mais pendant les quatre premiers siècles, il n’y eut point de pélerinage à Rome ; les protestans l’ont remarqué : dans les siècles suivans, quand Rome eut commencé à se constituer comme la tête et le cœur de la chrétienté, ce fut vers elle que se tournèrent les pélerinages, surtout ceux des hommes de race germanique. Tout le Borgo, faubourg réuni plus tard à la ville par Sixte-Quint, était peuplé de Francs, de Saxons, de Frisons, que la dévotion attirait au tombeau de saint Pierre. Les noms de certaines rues, de certaines églises, attestent encore quelle était la patrie des habitans de ce quartier. Bède nous apprend que les pélerinages à Rome étaient très fréquens en Angleterre au viie siècle. Loup de Ferrière, au ixe, recommande à tous les évêques deux prêtres de son monastère, qui, poussés par un mouvement divin, avaient résolu d’aller à Rome prier sur le tombeau des apôtres. Il paraît que c’était la formule consacrée en parlant de ceux qui se décidaient à faire ce pélerinage, car elle se reproduit plusieurs fois. De grands personnages donnaient l’exemple de cette dévotion aux monumens chrétiens de Rome. Saint Augustin et saint Jean Chrysostome avaient célébré ce zèle « qui amenait dans la royale ville de Rome, au tombeau du pêcheur, des empereurs, des consuls, des généraux d’armée. » Charlemagne, dit Eginhart, employa plusieurs jours à visiter les lieux saints, et Knut-le-Grand, roi de Danemark et d’Angleterre, qui, féroce comme Clovis et politique comme Charlemagne, comprit, comme tous deux, le parti qu’il pouvait tirer de l’église, s’achemina vers Rome du fond du Danemark ; et dans une lettre assez curieuse adressée à tout le peuple d’Angleterre, il s’exprime ainsi : « Je vous fais connaître que je suis allé récemment à Rome, prier pour la rédemption de mes péchés, et pour le salut de mes peuples… Il y a long-temps que j’avais fait vœu à Dieu d’entreprendre ce voyage ; mais diverses circonstances m’en avaient empêché jusqu’à ce jour. Maintenant je rends de très humbles actions de graces à mon Dieu tout puissant, de ce qu’il m’a accordé de pouvoir visiter dans ma vie, et, selon mon désir, vénérer et adorer en réalité (presentialiter) Saint-Pierre, Saint-Paul, et tous les lieux saints, qui sont dans les murs et hors des murs de la ville. » Le rusé Scandinave avait eu d’autres intentions, en allant à Rome, que de visiter les tombeaux et les églises. Cependant on ne peut croire qu’il ait été insensible aux émotions du pélerin. L’énergie barbare des expressions qu’il emploie, rend assez bien ce que ces hommes rudes et simples devaient éprouver en voyant, en touchant ces lieux réellement présens (presentialiter), et le soin de notifier à tout un peuple un semblable voyage prouve l’importance que lui et son temps y attachaient.

Le récit d’un de ces pélerins serait une chose bien curieuse ; malheureusement je n’ai pu en trouver un seul : il est vrai qu’un homme d’Einsiedeln en Suisse est venu à Rome au ixe siècle ; mais sa curieuse notice, publiée par Mabillon dans ses Analecta, ne contient que des détails topographiques, des relevés d’inscriptions, et nulle impression personnelle ; elle est très importante pour la détermination scientifique de quelques monumens, nullement pour l’histoire de Rome, dans l’imagination des différens ages, et c’est cette histoire que nous avons en vue.

Si on veut se faire une idée du sentiment dont Rome affectait ces pélerins, et dont ils ne nous ont pas conservé l’expression, on n’a qu’à se les figurer marchant par bandes dans les rues solitaires de Rome, et chantant ce cantique dont Niebuhr a déterré une strophe dans la poussière du Vatican. « Ô noble Rome, maîtresse du monde, la plus excellente des villes, rouge du sang des martyrs, blanche de la blancheur des lis des vierges, nous te saluons, nous te bénissons à travers tous les siècles, à jamais ! »

Cette strophe a, dans l’original latin, un caractère attendrissant, qu’elle doit à ses consonnances en a, et à une certaine douceur plaintive d’expression, unissant la gravité de l’hymne à la langueur de l’élégie.

Aujourd’hui l’étranger a, pour s’orienter dans Rome, ou les indications du valet de place qui a hérité du nom de Cicéron, ou un de ces itinéraires qui souvent sont de la force des ciceroni ; pour les pélerins du moyen-âge, il y avait aussi des secours de ce genre ; il y avait très probablement des ciceroni populaires qui expliquaient à leur manière les monumens et les ruines. S’ils savaient rarement la véritable origine et le véritable nom d’un édifice ils avaient cela de commun avec un grand nombre de leurs successeurs, et même avec certains antiquaires respectables ; les légendes qu’ils racontaient n’étaient pas beaucoup plus fabuleuses que bien des systèmes, et elles étaient plus divertissantes et plus poétiques ; de la tradition orale, elles passaient dans les recueils qui servaient de guide, d’itinéraire aux pélerins, et qui nous sont parvenus, sous le titre de Merveilles de Rome (Mirabilia urbis Romæ) ; ils figuraient dans la classe nombreuse de livres qui portaient ce nom au moyen-âge. Il y avait les Merveilles de l’Orient, les Merveilles de l’Irlande, les Merveilles du monde. Tout ce qu’on pouvait apprendre des contrées lointaines et peu connues, apparaissait sous un jour merveilleux ; on ne savait le monde que par ouï-dire, on le rêvait peuplé de prodiges. À cette époque d’ignorance et d’imagination, la géographie était une poésie, et les voyages ressemblaient à des contes de fées ou à des romans ; bien plus, les voyages et les romans se prêtaient mutuellement les trésors de leurs fictions. Ainsi cette masse d’imaginations extravagantes sur l’Inde, que les récits mensongers des Grecs et les rêveries orientales ont concouru à former, se trouve à la fois dans le roman d’Alexandre et dans le voyage de Mandeville ; le voyage de Benjamin de Tudèle s’est aussi enflé de beaucoup de traditions fabuleuses sur la Rome du moyen-âge.

Dans les Merveilles de Rome que Mabillon a publiées, il se rencontre, chose remarquable, peu de légendes chrétiennes : ce sont les antiquités profanes qui jouent le principal rôle : seulement elles sont présentées avec peu de méthode, et entremêlées d’anecdotes étranges. On croit, en lisant ce curieux petit livre, entendre quelques-uns de ces ciceroni populaires dont j’ai parlé, quelque moine d’une ignorance bien profonde et bien assurée, expliquer les antiquités romaines aux pélerins ébahis et encore plus ignorans que leur guide. Les noms sont appliqués, à tort et à travers aux lieux et aux monumens ; tantôt l’Aventin est pris pour le Quirinal et tantôt pour le Janicule ; les thermes de Caracalla s’appellent le cirque de Vespasien et de Titus, par une confusion évidente avec le Colysée ; le théâtre de Marcellus est devenu le théâtre d’Antonin : mais ce qui est plus curieux, ce sont les légendes qu’on raconte à propos de divers édifices dont on indique l’emplacement ou les ruines.

Quelquefois on cherchait à rattacher les monumens païens ou leur souvenir à l’avènement du christianisme ; ainsi on disait que Romulus avait placé dans son temple sa propre statue en or, et qu’il avait dit : Cette statue tombera quand une vierge aura enfanté. À la naissance du Christ, la statue était tombée. Ici on reconnaît cette opinion qui, depuis les premiers siècles de l’église jusqu’au seizième, n’a pas cessé d’être celle de l’église : à savoir, que l’antiquité païenne avait pressenti et prédit le rédempteur du Monde. De là, les sibylles citées à côté des prophètes dans les écrivains ecclésiastiques, dans Lactance, par exemple ; de là le fameux vers de l’hymne des morts,

Teste David cum sybillâ.


et Michel-Ange peignant alternativement un prophète et une sibylle au plafond de la chapelle Sixtine. Ou bien on cherchait à donner aux débris antiques une interprétation chrétienne. Ainsi fit-on pour les deux colosses et les deux chevaux de la place du Quirinal, à laquelle ils donnent leur nom (Monte Cavallo) Ces colosses, qui représentent probablement Castor et Pollux, portent sur leur base les noms de Phidias et de Praxitèle. Ces deux noms ont été mis là fort témérairement pour indiquer les sculpteurs auxquels on attribuait ces statues ; mais au temps des Mirabilia, on ne connaissait ni Phidias ni Praxitèle, et voici l’explication que l’imagination légendaire avait inventée pour rendre compte des deux colosses, de ces noms, et d’une autre statue assise et entourée de serpens qui était placée à leurs pieds, ayant une conque de marbre devant elle.

Phidias et Praxitèle étaient deux philosophes, venus à Rome sous Tibère, et noyés par son ordre, à qui le pape fit élever des statues après leur mort. Mais cette explication historique, toute satisfaisante qu’elle fût, ne suffisait pas à l’archéologie populaire ; il lui fallait aussi, comme à la docte archéologie de notre temps, une explication symbolique, et voici celle dont elle s’avisa : Les chevaux qui foulent la terre sont les puissances du siècle. Il viendra un prince des puissances qui montera les chevaux-mythiques. Les bras élevés, les doigts repliés des deux philosophes, font voir qu’ils comptent tout ce qui a été et qui sera. Ils sont nus, parce que la science humaine est nue et sans voile devant eux. La femme assise à leurs pieds, c’est l’église ; les serpens dont elle est entourée, ce sont les saints volumes (volumina.) La conque de marbre qui est devant elle, c’est la cuve baptismale. C’est ainsi qu’on interprétait les monumens de Rome au xiie siècle. Cela est décourageant pour le symbolisme de nos jours ; il ne fera jamais mieux.

La plus belle légende du recueil est celle qui concerne le Capitole : je vais traduire exactement.

« Le Capitole est le lieu où s’assemblaient les sénateurs et les consuls pour gouverner la ville et le monde. Il était couvert de remparts élevés et solides, d’édifices revêtus d’or et de cristal, et de lambris merveilleusement travaillés. Au-dessous de la citadelle était le palais qui était d’or en grande partie, et orné de pierres précieuses, et on disait qu’il valait le tiers du monde… Là étaient autant de statues qu’il y avait de provinces dans l’empire, et chacune avait une cloche suspendue à son cou, et elles avaient été disposées par un art magique, de telle sorte que dès qu’une contrée de l’empire romain s’était révoltée, aussitôt l’image de cette province se tournait de son côté, et la cloche suspendue à son cou sonnait… »

Je ne sais, mais malgré son côté puéril et quasi grotesque, je suis singulièrement frappé de cette énergique légende. Que pouvait inventer de mieux le moyen-âge pour exprimer selon ses mœurs l’idée qui lui restait confusément de la puissance romaine, présente à toutes les parties de l’univers ? De même qu’à l’approche de l’ennemi, on sonnait la cloche du château ou de la commune, de même, sitôt qu’une des extrémités du monde remuait, le beffroi magique du Capitole sonnait le glas d’alarme.

Le plus grand résultat et la plus imposante manifestation de l’esprit de pélerinage furent le jubilé. Le génie fiscal de Benoît viii imagina d’exploiter en grand cette branche de dévotion populaire, et le concours de l’an 1300 dépassa ses espérances. Nous avons pu voir de nos jours, sept cent vingt-cinq ans après le jubilé de Boniface, le jubilé de Léon xii. Quoique la suprématie morale de Rome ait reçu, depuis ce temps, des atteintes bien profondes ; quoique la défiance des gouvernemens s’unît à la tiédeur des peuples pour diminuer le nombre des pélerins, il s’en est trouvé dix mille à Rome en 1826, et pendant trois jours, cette multitude a été nourrie et logée par le saint père. Mais en 1300 ce fut bien autre chose : l’Europe entière était à Rome[5] ; et dans cette foule immense, il y avait un homme qui devait éterniser la mémoire de ce grand spectacle, en le rattachant au spectacle encore plus merveilleux de sa vision. Dante a daté son voyage dans le monde invisible de l’année du jubilé, et il s’est souvenu dans son Enfer de ces files innombrables de pélerins, qui allaient et venaient le long du pont d’Adrien durant cette solennité. C’est, du reste, si l’on excepte les beaux vers sur le paysan qui s’ébahit dans l’église de Saint-Jean-de-Latran, le seul passage où Dante, qui a mis dans son poème tant d’impressions personnelles reçues des diverses contrées où il a erré, ait parlé de celle que la vue de Rome avait pu produire sur lui. Rome, dont il avait tant à se plaindre, en a été punie ; elle n’a inspiré au poète aucun de ces grands traits pittoresques dont il a été prodigue pour immortaliser les lieux qu’il aimait : Une terzine de Dante eût peint la désolation majestueuse de Rome comme on ne la peindra jamais ; mais cette terzine, il ne l’a point écrite, et quand il a parlé de Rome, ce n’a été que pour la flétrir ; quand il l’a personnifiée, il en a fait la grande prostituée que flagelle son brutal amant. Dante n’a éprouvé qu’un sentiment pour Rome : ce sentiment hostile et moqueur qui remplit nos fabliaux du moyen-âge, d’où il a passé dans Boccace et Chaucer. Dante aussi a des invectives railleuses et quelquefois presque bouffonnes contre l’église romaine. Alors il se rattache à toute cette lignée satirique dont je parlais tout à l’heure, car le burlesque n’était pas étranger à ce grave génie ; le burlesque se cachait çà et là dans les recoins de son œuvre sublime, comme se cache et grimace une figure grotesque ou monstrueuse dans les angles d’une cathédrale gothique. Dante est un représentant trop complet du moyen-âge, pour que le gros rire de cette époque ne retentisse pas jusque dans son ciel et parmi ses ineffables harmonies. Quand, par exemple, il interrompt son extatique contemplation du paradis pour adresser aux cardinaux ces moqueries plus énergiques que relevées : « Ils étendent leurs manteaux sur leurs palefrois, de sorte que deux bêtes marchent sous la même peau » ne semble-t-il pas se faire l’écho de ces conteurs malins, esprits forts d’un siècle dévot, enfans perdus de la satire, sentinelles avancées de la réforme, à qui Rome inspirait surtout de vives paroles, quand ils avaient été témoins de sa corruption ? Guyot de Provins, dans sa Bible satirique, où il attaque toutes les conditions en commençant par l’apostoile (le pape), a placé des vers contre Rome d’une grande vigueur. Quelques détails portent à croire que, dans sa vie vagabonde, le moine champenois avait visité Rome. On sait qu’il était allé jusqu’en Grèce. À l’emportement de ses injures, il semble ne pas parler par ouï-dire.


Rome nous suce et nous englot (engloutit).
Rome détruit et occit tot (tout).
Rome est le nid de la malice
D’où sordent (découlent) tous les mauvais vices.
C’est un vivier plein de vermine.


Bien plus, un pieux narrateur de légendes suspend le récit plein d’onction d’un miracle de sainte Léocadie pour s’écrier :


Tout le mont Rome mâche et ronge[6].


On se souvient aussi de cette plaisante nouvelle de Boccace, où un juif, pressé de se convertir, veut voir Rome avant de se décider. Grande inquiétude chez l’ami qui l’exhortait à changer de foi ; quel effet produira sur lui le spectacle de la dissolution romaine ?… Mais le juif revient fermement convaincu de la vérité de la religion chrétienne : Il faut bien, dit-il, que Dieu se mêle de la soutenir, pour qu’elle subsiste malgré tout ce que les hommes font pour la déshonorer.

On ne pouvait représenter d’une manière plus vive, et par une plus sanglante ironie, le scandale de la corruption romaine, et le danger où le spectacle de cette corruption mettait les croyances. La conversion du juif, ainsi motivée, faisait pressentir la séparation de la moitié de l’Europe ; bien avant que Luther eût commencé à son insu cette séparation en attaquant les indulgences, Chaucer, l’ami et le complice de l’hérésiarque Wiklef, leur avait porté de rudes coups dans la personne de son pardoner (indulgencier), l’un des personnages grotesques de ses Contes de Canterbury.

Le pardoner vient de Rome, tout chargé d’indulgences, et portant dans sa valise grande provision de reliques, au nombre desquelles se trouvent un morceau de la robe de la sainte Vierge, et un lambeau de la voile du bateau de saint Pierre, pauvre nef que l’on commençait alors à dépecer. Ce personnage, dont les anciens manuscrits offrent la représentation figurée, paraît souvent dans les moralités dramatiques, autre forme de la satire au moyen-âge ; c’est un type du pélerin venant de Rome, tel que la malice populaire l’avait souvent observé. Enfin, dans cette grande épopée satirique, dont le Renard est le héros, le voyage de Rome est parodié comme les tournois de la chevalerie, les cérémonies de la religion, l’autorité de la justice féodale, comme la société de ce temps tout entière. Renard échappe à la potence, que ses méfaits lui avaient bien méritée, en alléguant un vœu qu’il a fait d’aller à Rome ; mais avant de partir, il trouve moyen de se faire tailler, pour son pélerinage, des sandales et un capuchon dans la peau de ses ennemis.

Après avoir dit un mot de la Rome des pélerins, il fallait bien parler des grotesques portraits, des charges moqueuses qu’en traçait la malignité contemporaine.

J’arrive à l’époque où l’antiquité reparaît au jour, et inspire à l’érudition renaissante un véritable culte. Rome va redevenir un des principaux objets de cette dévotion nouvelle : aussi l’admiration de ses débris, les lamentations sur ses ruines, enfin une sorte de paganisme poétique chez les plus orthodoxes, toutes ces choses que nous avons relevées avec soin quand elles se montraient de loin en loin dans les siècles obscurs de la barbarie, nous allons les rencontrer à chaque pas dans l’âge de la science. La multiplicité même des exemples nous dispensera de les citer tous, et nous fera une loi de ne nous arrêter qu’aux plus remarquables.

Le premier des hommes que nous allons voir paraître, à qui l’amour de l’érudition et de l’antiquité inspirera pour Rome des paroles de compassion et de tendresse, c’est Pétrarque.

La célébrité des sonnets et des amours de Pétrarque a mis dans l’ombre toute une portion de son talent, de son caractère et de sa vie, qui fut considérée par ses contemporains et par lui-même comme la plus importante et la plus sérieuse ; la plus active passion de l’amant de Laure fut peut-être la passion de l’antiquité. Pétrarque et Boccace, ces deux continuateurs du moyen-âge, ont été les précurseurs de la renaissance. L’un fut le dernier et le plus achevé des troubadours, l’autre le dernier et le plus classique des conteurs de fabliaux, et par là ils se rattachent tous deux à l’âge littéraire qui les a précédés ; mais tous deux se rattachent aussi à l’âge qui les a suivis par leur zèle pour les lettres antiques, dont ils furent les premiers instaurateurs.

Pétrarque vivait avec les anciens dans un commerce intime et familier. Une partie de sa correspondance est adressée aux grands hommes de la Grèce et de Rome ; il leur écrivait comme à des compatriotes et à des amis. Il faut lire ce qu’il raconte de son émotion profonde, quand il approchait d’un couvent où il imaginait pouvoir découvrir quelque manuscrit précieux ; son cœur battait de désir et d’incertitude ; il se disait : Là peut-être est renfermé l’objet que j’ai tant cherché. Un chevalier n’aurait pas parlé autrement du donjon renfermant la dame de ses pensées ; l’enthousiasme romanesque de ce temps enflammait ce culte nouveau de la beauté antique ; elle sortait de son cercueil jeune, radieuse, immortelle, comme une fée enchantée durant des siècles dans un tombeau, et l’âge de la chevalerie, avant d’expirer, inclinait le genou devant elle et l’adorait.

C’était Rome surtout qui parlait à l’imagination de Pétrarque ; le nom romain était encore imposant et sérieux pour lui. Il rêva et chanta la résurrection de la république par Rienzi ; et Florentin, il choisit le Capitole pour y être couronné.

Comment s’étonnerait-on des plaintes passionnées qu’arrache à Pétrarque le spectacle de Rome livrée aux ravages de ses propres citoyens, qui achèvent de détruire ce qui lui reste de monumens ? « Après que les palais habités autrefois par les plus grands hommes, s’écriait-il, sont tombés par la violence ou par le temps ; après qu’ils ont renversé les arcs triomphaux d’où ils ont précipité peut-être les statues de leurs aïeux, ils n’ont pas eu honte, pour obtenir un misérable profit, de trafiquer des débris de l’antiquité et de leur propre infamie. » Dans une lettre au pape Urbain, il lui adresse un touchant et vif appel, au nom des calamités de Rome qu’il lui dépeint : « Père miséricordieux, pardonne-moi cette audace… De quel cœur peux-tu dormir mollement sur les rives du Rhône, sous les paisibles toits de tes appartemens dorés, tandis que le Latran s’en va en débris, que la mère de toutes les églises manque de toit, et est livrée aux vents et aux tempêtes ; tandis que les sanctuaires des apôtres chancellent, et que ce qui était auparavant leur temple est maintenant un amas informe de pierres et de décombres qui arracheraient des soupirs à un crieur de pierre ? »

Il y a de la déclamation dans ces paroles, et le concetto qui les termine n’est pas heureux ; mais on y sent une passion et une douleur véritable, et on ne peut les accuser d’exagération, car, dans le mémoire officiel adressé en 1376 par la bourgeoisie de Rome à Grégoire xi, on trouve ces paroles : « Les églises cardinales sont abandonnées de ceux qui tiennent d’elles leurs titres et leurs honneurs, au point qu’elles manquent de toits, de portes, de murailles, et sont ouvertes aux troupeaux, qui souvent viennent paître sur l’autel. »

Pendant tout le XVe siècle, ce ne sont plus les églises dont on déplore l’abandon : le pape et les cardinaux sont revenus veiller à leur entretien ; mais la passion toujours croissante de l’érudition et de l’antiquité, pendant ce siècle qui prépare si puissamment le XVIe, cette passion fait pousser des gémissemens et des imprécations à tous ceux qui sont témoins du triste état des antiquités romaines : L’aimable et savant Picolomini, avant d’être pape, s’écriait mélancolique et indigné : « Rome, il me plaît de contempler tes ruines, dont la chute révèle ton antique gloire ; mais ton peuple brûle tes marbres arrachés à tes vieux murs pour en faire de la chaux ; si cette race impie agit ainsi encore trois fois cent ans, il ne restera pas de trace de ta grandeur ! » Il y a quatre cents ans qu’Æneas Sylvius écrivait ces vers, et si on n’avait pas arrêté la destruction des ruines de Rome, il n’en resterait en effet nulle trace aujourd’hui.

Un homme qui avait tout des érudits du XVe siècle, leur esprit licencieux et hardi, leurs haines féroces, leur passion pour l’antiquité, le Pogge a dû au spectacle des débris de Rome des paroles plus touchantes et plus émues qu’on ne serait en droit de les attendre du grossier auteur des Facéties et de l’âpre ennemi de Philelphe ; c’est que tout homme peut toucher quand il exprime ce qu’il sent. Or, le Pogge sentait Rome ; dans un repli de ce cœur barbare d’érudit il y avait une veine de délicate tendresse, non peut-être pour une créature vivante, mais pour une ville morte. C’était sa Laure à lui, l’antiquaire, que cette ville gisant à ses pieds, et il trouvait sur son tombeau des paroles d’une mélancolie élevée, à propos de cette grande destinée, fragile comme toutes les destinées.

Ce qui me plaît aujourd’hui dans la Rome actuelle, c’est ce qui ressemble à la Rome de Pétrarque et de Pogge ; ce sont les quartiers déserts, les monumens abandonnés, les vignes couvrant les fûts des colonnes renversées, les buffles dans le Forum, et surtout les fragmens antiques enfouis dans l’architecture moderne : l’architrave d’un temple servant de linteau à une porte d’église ; un tronçon de colonne faisant l’office de borne au coin d’une rue ; des échoppes nichées sous les gradins du théâtre de Marcellus, ou de petites maisons perchées sur les tombeaux de la voie Appienne. Ce sont ces accidens et ces contrastes qui donnent à Rome ce caractère à part, qui la distingue entre toutes les villes. Maintenant elle va le perdant chaque jour. On n’a que trop déblayé, fouillé, restauré. Il y a dix ans, j’ai vu encore le Corso avec des trottoirs inégaux, mal commodes, j’en conviens, mais pavés de débris. C’était une cannelure de colonne ou un bout d’inscription sur lesquels le regard aimait à tomber. C’était un fragment de rouge antique ou de porphyre faisant saillie sur le sol, et contre lequel, je conviens, pouvait heurter le pied du promeneur distrait ; mais quelle rapide et immense rêverie éveillait en lui, mieux que tous les discours, ce heurt contre le passé, cet achoppement contre les siècles ! Aujourd’hui on peut marcher en toute sécurité dans une belle rue à trottoirs bien égaux, comme dans la rue Vivienne. On a tout disposé pour l’écoulement des eaux avec une adresse qui fait honte à nos ingénieurs ; mais cette rue, si belle et si commode, ne dit rien. Il en est de même de beaucoup de déblaiemens et de toutes les restaurations. Ces choses enlèvent à Rome sa physionomie, et aux ruines leur poésie. Les antiquaires et les architectes peuvent avoir raison dans l’intérêt de leur science et de leur art ; mais quel effet, je le demande, produit la basilique Trajanne au fond de la cuvette où s’élèvent, entourées d’une belle grille de fer, ses colonnes, bien proprement redressées sur leurs bases ? Ceci du moins peut servir comme un modèle en carton pour montrer comment une basilique était faite ; mais qu’ont appris les paresseuses et inintelligentes fouilles du Forum ? L’énorme trou qu’on y a creusé a permis de voir la base de la colonne de Phocas et de lire une inscription, mais il a donné à ce lieu si poétique l’aspect d’une grande carrière. Quant aux restaurations, c’est bien pis. L’Anglais qui disait : Le Colysée sera une belle chose quand on l’aura terminé, doit être satisfait. Il semble que ce soit pour lui qu’on ait travaillé ; le Colysée est maintenant comme neuf ; on l’a épaulé, nettoyé, sarclé ; il n’y manque qu’un peu de ce badigeon blanc dont on a sali l’intérieur du mausolée d’Auguste. Que dire de la restitution de l’arc de Titus ? On sait que les juifs évitent de passer sous cet arc, monument triomphal de la prise de Jérusalem : j’éprouvais presque la même répugnance. Aux malédictions qu’ils adressent à l’empereur qui l’a élevé, je mêlais ma malédiction contre l’architecte qui l’a restauré. Profanation que tout cela ! ne laissera-t-on pas une fois les os de cette vieille Rome en paix dans son tombeau ?

Au xvie siècle, Rome se ressentit plus que jamais du mouvement général qui portait les esprits vers l’étude de l’antiquité. On se mit à décrire et à expliquer des monumens : on porta souvent dans ces recherches une profondeur qui, depuis, n’a guère été surpassée ; mais ce fut une époque de curiosité érudite, plus que d’enthousiasme poétique. Or, je ne fais pas ici l’histoire de l’archéologie romaine ; je n’ai point à mentionner les nombreux traités d’André de Volterre, de Fulvius, de Marlianus, de Panvinius, de Donatus ; je vais chercher dans les siècles qui suivent, comme je l’ai fait pour les précédens, les reflets variés de Rome dans les imaginations ; un intérêt nouveau et inverse, pour ainsi dire, vient se joindre à celui-ci à présent que les voyageurs et les documens abondent, je m’adresserai surtout aux hommes éminens en divers genres des trois derniers siècles, d’où il suit que Rome me sera aussi un miroir, où l’on verra se réfléchir tour à tour ces grandes individualités.

Je commencerai par l’homme du xvie siècle, par celui qui l’a fait ce qu’il a été, par Luther.

Quand Luther vint à Rome, le réformateur futur était un jeune moine obscur et fervent ; rien ne l’avertit, en mettant le pied dans la grande Babylone, que dix ans plus tard, il brûlerait la bulle du pape sur la place publique de Wittemberg. Son cœur ne ressentit que des émotions pieuses ; il adressa à Rome le salut de l’ancien hymne des pélerins, il s’écria : « Je te salue, ô Rome sainte, Rome vénérable par le sang et le tombeau des martyrs. » Mais après s’être prosterné sur le seuil, il se releva, il entra dans le temple… il n’y trouva pas le Dieu qu’il cherchait : la ville des saints et des martyrs était la ville des meurtriers et des prostituées. Les arts qui masquaient cette corruption, étaient sans puissance sur les sens grossiers, et scandalisaient l’esprit austère du moine germain ; à peine donna-t-il en passant un coup d’œil aux ruines païennes de Rome, entassées, selon son expression assez pittoresque, à la hauteur de trois lances de lansknets. Intérieurement révolté de tout ce qu’il voyait, il quitta Rome dans une situation d’esprit bien différente de celle qu’il y avait apportée ; il s’agenouillait alors avec la dévotion des pélerins, maintenant il s’en retournait dans une disposition analogue à celle des frondeurs du moyen-âge, mais plus sérieuse que la leur. Cette Rome dont il avait été dupe, et dont il était désabusé, devait entendre parler de lui ; et il devait un jour, parmi ses joyeux propos de table, s’écrier jusqu’à trois fois : Je ne voudrais pas pour mille florins n’avoir pas été à Rome, car j’aurais toujours l’inquiétude d’avoir fait une injustice au pape.

Après Luther, Rabelais, cet autre adversaire du passé, Rabelais, l’héritier direct de toute la gausserie du moyen-âge, bouffon, enfroqué, qui raille son siècle en langage burlesque pour être compris, en langage allégorique pour ne pas être brûlé ; Rabelais, comme tous ses devanciers des fabliaux et des moralités, Rabelais en veut surtout à l’église ; on n’est jamais trahi que par les siens ; nul ne persiffle bien que ce qu’il connaît par expérience. Le chevaleresque Cervantes fera une parodie sublime de la chevalerie, et le curé de Meudon tracera la satire la plus sanglante du clergé ; mais pour qu’il remplît complètement sa mission, il fallait qu’il fût à Rome, et le sort l’y envoya. Il y trouva double pâture : pour sa verve moqueuse, la cour du pape ; pour son ardeur de savoir, les antiquités romaines ; car Rabelais n’avait pas seulement, de son siècle, l’audace de l’esprit et la licence du langage : il en avait encore l’érudition universelle, et ce goût délicat d’antiquité, qui imprègne son style d’atticisme, lors même que sa pensée est la plus grossière. Il est assez curieux que sa première publication ait été une édition de la Topographie de Rome de Marliani. Du reste, chez le joyeux auteur de Gargantua, on ne voit nulle trace d’une impression grave reçue en présence des débris qu’il avait étudiés en érudit, mais dont il ne pouvait sentir la sérieuse poésie. Tout ce que la tradition a conservé de ce voyage, ce sont des anecdotes ou des paroles bouffonnes, attribuées à Rabelais, et portant toutes ce caractère de raillerie licencieuse contre la cour de Rome, qu’on trouve surtout répandue dans les derniers livres de Pantagruel. C’est là qu’il faut chercher l’impression de la Rome papale sur cet esprit bizarre et hardi ; lui aussi, après tout le moyen-âge, se moquera des pélerins romipètes, comme les appellent les canons, et des saintissimes décrétales. C’est lui qui parle, cette fois, comme souvent, par la bouche de Panurge, quand il dit : « Oui dea messieurs, j’en ai vu trois (papes) à la vue desquels je n’ai guères profité. »

Quand on a entendu les mille cloches de Rome, dont le retentissement ne cesse pour ainsi dire jamais, et accompagne si bien la rêverie que cette ville inspire, on comprend pourquoi Rabelais, qui ne prenait pas les choses par le côté de la rêverie, frappé à sa manière de ce bruit perpétuel de cloches, a appelé Rome l’île sonnante, pourquoi il dit : « Nous entendions un bruit de loin, venant fréquent et tumultueux, et nous semblait, à l’ouïr, que ce fussent cloches, grosses, petites et médiocres ensemble, sonnantes comme l’on fait à Tours, à Paris, à Nantes et ailleurs ès jours de grandes fêtes ; plus nous approchions, plus nous entendions cette sonnerie merveilleuse. »

« Cette isle où ce sont les cloches suspendues au-dessus de leur cage qui font chanter les monagaux ; cette isle des prestergaux, des capucingaux, des evesgaux, des cardingaux… cette isle enfin où l’on montre, avec grande difficulté, l’oiseau merveilleux, unique, comme le phénix d’Arabie, le papegau… » c’est la Rome de Rabelais.

Montaigne alla aussi à Rome, Montaigne, qui avançait à sa manière l’œuvre de démolition à laquelle concoururent Luther et Rabelais, plus réservé, moins licencieux que le dernier dans la forme, mais au fond aussi épicurien, aussi sceptique, et païen, comme Pascal le lui a reproché ; Montaigne, moins érudit que Rabelais, était aussi un homme nourri des lettres antiques, et surtout des lettres romaines ; enfant, il avait parlé latin, et malgré l’originalité prodigieuse de son esprit, ses saillies ne se produisent qu’à travers une masse de citations. Dans ses capricieux Essais, il ne marche qu’accompagné de Cicéron, d’Horace, de Juvénal, car Montaigne est homme du xvie siècle, homme des nouveautés et de l’antiquité, chez qui il y a de l’esprit fort et de l’érudit, déjà du révolutionnaire, et encore du compilateur. Lui aussi était donc à Rome comme dans sa patrie ; il le sentit si bien, qu’il voulut en emporter le titre de citoyen romain ; il employa, dit-il, ses cinq sens de nature pour obtenir ce titre, « ne fût-ce que pour l’ancien honneur et religieuse mémoire de son autorité. » Il fut jugé très digne d’être admis au droit de cité romaine, par les suffrages et le jugement souverain du peuple et du sénat, l’an de la fondation de Rome 2331. L’emploi dérisoire de ce formulaire antique par les représentans modernes du sénat et du peuple romain, fait naître dans l’ame un sentiment qui tient de l’ironie et de la pitié. « C’est ce que j’éprouvais en voyant le sénateur de Rome venir du Capitole, en perruque et en lunettes, avertir le peuple romain que le carnaval pouvait commencer… » Montaigne ne se faisait pas illusion sur cette dignité tant désirée : « c’est un titre vain, » disait-il ; puis il ajoutait avec sa naïve franchise : « Tant y a que j’ai reçu beaucoup de plaisir de l’avoir obtenu. »

Montaigne est le premier voyageur, proprement dit, qui ait écrit sur Rome ; son voyage en Italie est, comme ses Essais, un livre de bonne foi ; il n’y embouche point sans cesse la trompette de l’admiration, comme se sont crus obligés de le faire tant d’autres voyageurs ; il parle froidement des choses qui ne l’émeuvent point. Ainsi il ne dit pas un mot de Raphaël, ni de Michel-Ange ; il ne sent point la campagne de Rome avec son grand caractère de sublime solitude, avec la splendeur de ses teintes, la tristesse de ses ruines, la beauté de ses horizons, telle qu’elle s’est révélée au pinceau du Poussin, et mieux encore au pinceau de Chateaubriand. La campagne romaine n’a inspiré à Montaigne que cette description plus exacte que poétique : « Nous avions, loin sur notre main gauche, l’Apennin, le prospect du pays, mal plaisant, bossé, plein de profondes fandasses, incapable d’y recevoir nuls gens de guerre en ordonnance ; le terroir nud, sans arbre, une bonne partie stérile ; le pays fort ouvert tout autour, plus de dix milles à la ronde, et quasi tout de cette sorte, fort peu peuplé de maisons. »

Dans tout ce qu’il dit de Rome, il conserve en général ce ton tranquille ; il paraît plus curieux que transporté ; mais ses impressions sont justes, et l’expression, pour être simple, ne manque pas d’énergie, quand il dit, par exemple, du quartier montueux qui était le siége de la vieille ville, et où il faisait tous les jours mille promenades et visites, qu’il est « scisi (coupé) de quelques églises et anciennes maisons rares, et jardins des cardinaux ; » quand il dit « qu’on marche sur la tête des vieux murs que la pluie découvre, etc. »

Il y a pourtant un morceau assez ambitieux qui tranche sur le ton général par un tour légèrement déclamatoire ; on voit que Montaigne, se sentant à Rome, a voulu dire sur Rome quelque chose de beau, et que, dans un moment d’enthousiasme un peu forcé, il a dicté à son secrétaire cette tirade, où il y a, parmi de l’enflure, quelques traits assez beaux, et qui se trouvent là un peu étrangement jetés dans son journal, entre le récit de sa bourse perdue et celui de quelques accidens de santé, qu’il ne manque jamais d’enregistrer.

« Il disait (M. de Montaigne)[7] qu’on ne voyait rien de Rome que le ciel sous lequel elle avait été assise, et le plan de son gîte ; que cette science qu’il en avait, était une science abstraite et contemplative, de laquelle il n’y avait rien qui tombât sous les sens ; que ceux qui disaient qu’on y voyait les ruines de Rome, en disaient trop ; car les ruines d’une si épouvantable machine rapporteraient plus d’honneur et de révérence à sa mémoire : ce n’était rien que son sépulcre. Le monde, ennemi de sa longue domination, avait premièrement brisé et fracassé toutes les pièces de ce corps admirable, et parce qu’encore tout mort renversé et défiguré, il lui faisait horreur, il en avait enseveli la ruine même ; que ces petites montres de sa ruine, qui paraissent encore au-dessus de la bière, c’était la fortune qui les avait conservées pour le témoignage de sa grandeur infinie, que tant de siècles, tant de feux, la conjuration du monde réitérée tant de fois à sa ruine, n’avaient pu universellement éteindre ; mais qu’il était vraisemblable que ces membres dévisagés qui en restaient, c’étaient les moins dignes, et que la furie des ennemis de cette gloire immortelle les avait portés premièrement à ruiner ce qu’il y avait de plus beau et de plus digne ; que les bâtimens de cette Rome bâtarde, qu’on allait à cette heure attachant à ces masures antiques, quoiqu’ils eussent de quoi ravir en admiration nos siècles présens, lui faisaient ressouvenir proprement des nids que les moineaux et corneilles vont suspendant aux voûtes et parois des églises, que les huguenots viennent d’y démolir ; encore craignait-il, à voir l’espace qu’occupe ce tombeau, qu’on ne le reconnût pas tout, et que la sépulture ne fût elle-même pour la plupart ensevelie. »

J’aime mieux les réflexions plus naïves de Montaigne, sur l’aspect de la ville de Rome, telle qu’elle était de son temps. « C’est une ville toute cour et toute noblesse ; chacun prend sa part de l’oisiveté ecclésiastique ; il n’y a nulle rue marchande, ou moins qu’en une petite ville ; ce ne sont que palais ou jardin ; il ne se voit nulle rue de la Harpe, ou de Saint-Denis il me semble toujours être dans la rue de Seine ou sur le quai des Augustins, à Paris. »

Certains traits de cette description sont encore applicables aujourd’hui, comme l’oisiveté ecclésiastique, dont chacun prend part… Quant aux comparaisons avec Paris, il faut songer que les deux villes ont bien changé depuis Montaigne ; il ne dirait plus : « Les logis y sont communément meublés un peu mieux qu’à Paris, » ni que « la forme des rues en plusieurs choses, et notamment pour la multitude d’hommes, lui représentait plus Paris que nulle autre où il eût jamais été. »

Du reste, dans ses observations sur les mœurs et la physionomie de Rome, on retrouve fréquemment sa manière de donner, par l’expression, du relief et de la saillie à la justesse de la pensée.

« Rome est la plus commune ville du monde, et où l’étrangeté et la différence de nation se considère le moins, car c’est une ville rappiécée d’étrangers. » Peut-on mieux dire ?

Enfin cette grace qui ne l’abandonne jamais quand il se montre dans sa vie habituelle, avec son laisser-aller de tous les jours, quand il pose en négligé ; cette grace de Montaigne racontant confidentiellement sa journée à son lecteur, n’est-elle pas tout entière dans ce passage où il peint sa vie de Rome.

« Je n’ai rien si ennemi à ma santé, que l’ennui et l’oisiveté ; là j’avais toujours quelque occupation, sinon si plaisante que j’eusse pu le désirer, au moins suffisante à me désennuyer, comme à visiter les antiquités, les vignes qui sont des lieux de plaisir, de beauté singulière, et là où j’ai appris combien l’art se pouvait servir bien à point d’un lieu bossu, montueux et inégal ; car eux, ils en tirent des graces inimitables à nos lieux plains (planes), et se prévalent très artificiellement de cette diversité. Ce sont beautés ouvertes à quiconque s’en veut servir… ou aller ouïr des sermons, de quoi il y en a en tout temps, ou des disputes de théologie… Tous ces amusemens m’embesoignaient assez… De mélancolie qui est la mort, et de chagrin, je n’en avais nulle occasion ; ni dedans, ni hors de la maison… c’est ainsi une plaisante demeure, et puis argumentez par là, si j’eusse goûté Rome plus privément, combien elle m’eût agréé. » Il n’y a rien à ajouter à cette peinture si bien sentie de la vie indolente et occupée, calme et variée ; paisible sans ennui, et remplie sans fatigue, qu’on mène à Rome, et qu’on ne mène que là. Enfin Montaigne avait bien raison de dire qu’il eût encore aimé davantage Rome s’il l’eût connue plus privément, car son charme devient d’autant plus profond et plus pénétrant qu’on le savoure plus long-temps. On peut ne pas se plaire à Rome ; mais qui s’y est plu quelque temps, s’y plaira toujours davantage ; qui s’y est attaché une fois, ne s’en détachera jamais.

La littérature française fut, au xvie siècle, moitié italienne et moitié latine ; à ce double titre, Rome devait être visitée, et l’a été en effet par presque tous nos hommes célèbres de cette époque. Nous avons mentionné Rabelais et Montaigne ; il faudrait y joindre l’Hôpital, de Thou, et l’ami de Ronsard, l’auteur du manifeste en faveur de l’école nouvelle qui voulait ressusciter l’antiquité, de l’école qui a été dite romantique pour avoir été trop classique, le bon Joachim Dubellay.

Quelques lignes insignifiantes de la vie de de Thou écrite par lui-même, et quelques vers latins pleins d’humeur, dans les épîtres de l’Hôpital, sont tout ce que l’un et l’autre ont laissé sur Rome. Dubellay a fait plus ; nous avons de lui deux recueils bien différens consacrés à chanter cette ville où il passa plusieurs années, attaché à son parent le cardinal Dubellay. L’un de ces recueils est intitulé les Antiquités de Rome, contenant une générale description de sa grandeur et comme une déploration de sa ruine. Ici, il prend Rome au sérieux, il enfle sa voix pour en déplorer la chute. Celui qui parle, c’est le poète devenu presque païen à force d’érudition, qui entonnait le pœan ou le dithyrambe et chantait Evoe dans ces réunions où l’on immolait un bouc à Bacchus. De ce point de vue élégiaque, ce qui devait le frapper, c’était l’absence, pour ainsi dire, de la Rome antique ; lui-même était comme un vieux Romain qui reviendrait errer sur ces débris, et chercherait, selon ses propres expressions, Rome dans Rome, sans la pouvoir trouver ; il rencontre quelquefois un langage assez pittoresque et assez hardi, quand, par exemple, il peint la ville géante comme écrasée par Jupiter, sous le poids de ses sept montagnes ;


Sur le ventre il planta l’antique Palatin,
Quirinal sur un pied, et sur l’autre Aventin.


C’est la traduction mythologique d’un fait vrai ; c’est la terre éboulée des collines de Rome, qui a couvert l’ancien sol ; ce sont ces collines qui ont, pour ainsi dire, enseveli l’ancienne ville sous des amas de ruines.

Il y a de la grandeur, et un sentiment assez profond de l’aspect de la campagne romaine, aperçue des hauteurs de Rome, dans ces vers adressés aux pâles esprits des anciens Romains :


Ne sentez-vous augmenter votre peine,
Quand, quelquefois de ces côtes romaines,
Vous contemplez l’ouvrage de vos mains,
N’être plus rien qu’une poudreuse plaine ?


Le retentissement sourd et prolongé du dernier vers, produit le même effet que certains vers lugubres de Dante.

Dubellay connaissait celui qu’il appelle le Triste Florentin, dans un de ces sonnets qu’il a réunis sous le titre de Vision, et où il cherche à imiter son génie allégorique : en effet chacun de ces sonnets a pour objet d’exprimer figurément la grandeur et la chûte de Rome. Mais tout cela, c’est la partie solennelle et un peu convenue des peintures de Dubellay, et cette partie devait s’y rencontrer. Celui qui voulait que les écrivains français se fissent Romains, ou au moins s’emparassent des dépouilles de Rome ; celui qui leur criait à la fin de ses illustrations de la langue française : « Là donc, Français, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine, et des serves dépouilles d’elle, comme vous avez fait plus d’une fois, ornez vos temples et vos autels ! » celui-là devait parler de la Rome antique avec pompe et révérence, et nous venons de voir en quels termes il l’avait fait. Mais Dubellay ne pensait pas toujours à la Rome antique ; il vivait aussi dans la Rome moderne, s’amusait parfois, et parfois s’indignait de ses désordres qu’il partageait ; il en traçait une peinture plus animée que ses lamentations pompeuses, et formant avec elles un piquant contraste.

Dubellay, d’abord enchanté du séjour de Rome, en fut bientôt aux regrets, et dans les sonnets auxquels il a donné ce titre, il exprime son désappointement avec beaucoup de franchise, et souvent beaucoup de verve.


Je n’écris d’amitié ne trouvant que feintise,
Je n’écris de vertu n’en trouvant point ici,
Je n’écris de savoir entre les gens d’église.


Il est encore plus vif dans quelques sonnets. Voici un des plus piquans parmi ceux que l’on peut citer :


Marcher d’un grave pas et d’un grave souci,
Et d’un grave souris à chacun faire fête,
Balancer tous ses mots, répondre de la tête,
Avec un messer non, ou bien un messer si,

Entremêler souvent un petit et cosi,
Et d’un son servitor contrefaire l’honnête,
Et comme si l’on eût sa part à la conquête,
Discourir sur Florence et sur Naples aussi :

Seigneuriser chacun d’un baisement de main,
Et, suivant la façon du courtisan romain,
Cacher sa pauvreté d’une brave apparence ;

Voilà de cette cour la plus grande vertu,
Dont souvent mal monté, mal sain et mal vêtu,
Sans barbe et sans argent, on s’en retourne en France.


Quelquefois la satire prend un ton moins enjoué, et parle un langage plus énergique :


Ici de mille fards trahison se déguise :
Ici mille forfaits pullulent à foison,

Ici ne se punit l’homicide ou poison,
Et la richesse ici par usure est acquise.


C’est bien la Rome corrompue du xvie siècle, telle qu’avaient achevé de la faire les Borgia. Du reste, la position personnelle de l’auteur contribuait à lui rendre le séjour de Rome insupportable. Voici le tableau animé qu’il fait de la vie qu’il y mène, vie dépendante et tracassée, pleine de soins et de soucis.


Panjas, veux-tu savoir quels sont mes passe-temps ?
Je songe au lendemain, j’ai soin de la dépense
Qui se fait chaque jour, et il faut que je pense
À rendre sans argent cent créditeurs contens.

Je vais, je viens, je cours, je ne perds point le temps ;
Je courtise un banquier, je prends argent d’avance ;
Quand j’ai dépêché l’un, un autre recommence,
Et ne fais pas le quart de ce que je prétends.

Qui me présente en compte une lettre en mémoire,
Qui me dit que demain est jour de consistoire,
Qui me rompt le cerveau de cent propos divers,
Qui se plaint, qui se deult, qui murmure, qui crie.
Avecque tout cela, dis Panjas, je te prie,
Ne t’esbahis-tu point comment je fais des vers.


Il paraît qu’il avait fondé sur son parent le cardinal, des espérances qui ne se réalisèrent point. Aussi s’écrie-t-il :


Malheureux l’an, le mois, le jour, l’heure, le point,
Et malheureuse soit la flatteuse espérance,
Quand pour venir ici j’abandonnai la France,
La France et mon Anjou dont le désir me point.


Une fois en proie au mal du pays, Dubellay devint insensible à l’intérêt des ruines qu’il avait chantées dans sa déploration. Quand on prend Rome en grippe, ce n’est pas à demi. Il ne voyait plus dans ses ruines que


De vieux monumens un grand amas pierreux.


et dans lui-même qu’un Prométhée cloué sur l’Aventin.

Dans ce qui précède, Dubellay nous a montré, à l’occasion de Rome, tous les côtés de l’ame d’un littérateur du xvie siècle. Ces hommes, qui vivaient au sein de l’antiquité, étaient en même temps presque tous de joyeux compères, aimant à railler et à s’ébaudir. Nous avons vu Dubellay prendre par le côté comique la plus tragique des cités : c’étaient aussi de bonnes gens attachés à leur province, à leur manoir, à leur clocher, non des pédans sans entrailles, étrangers aux affections du pays et de la famille. Dubellay, au bord du Tibre, regrettait son Anjou, comme Belleau ou Ronsard revenaient volontiers de leurs excursions imaginaires sur le Pinde grec, dans leurs maisons du Perche et du Vendômois. Ce touchant triomphe de la bonhomie sur l’imagination, des affections domestiques de l’homme sur les jouissances cosmopolites du savant, est exprimé avec bien du charme dans le sonnet suivant. On ne peut sacrifier de meilleure grace l’antiquité au présent, et les souvenirs poétiques de Rome aux simples émotions de la patrie.


Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage
Ou comme celui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parens le reste de son âge.

Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village
Fumer la cheminée ? Et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison ?
Qui m’est une province et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine,

Plus mon Loyre gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Lyré que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.

Mais ce qui est fâcheux, c’est de voir ce rêve attendrissant du pays natal déçu par le retour tant désiré ; rien de plus triste que cette plainte du pauvre Dubellay, tombé des ennuis de la dépendance à l’étranger dans les tribulations casanières du coin du feu, s’écriant : Adieu doncques, Dorat, je suis encore Romain.

Deux autres poètes du xvie siècle, bien autrement célèbres que celui que nous venons de nommer, ont trouvé à Rome des désappointemens semblables ; chacun d’eux les a exprimés à sa manière. Ces deux poètes sont l’Arioste et le Tasse.

Jamais peut-être, on ne vit mieux qu’en ces deux grands hommes, quelle est sur la vie, les actions, les ouvrages, l’influence du caractère indépendamment des circonstances. Leur situation dans la vie était à peu près la même. Ils furent exposés à des traverses et à des contrariétés fort semblables : tracasseries de cour, ingratitude des grands ; oubli, indifférence pour le malheur et le génie ; l’un et l’autre éprouvèrent toutes ces choses. L’ame tendre, mélancolique, irritable du Tasse, ploya sous le fardeau. L’ame forte, douce et sereine de l’Arioste résista : c’est au milieu d’ennuis sans cesse renaissans, c’est sous le poids d’une situation précaire et pénible, c’est au fond des montagnes de la Garafagna où il fut relégué durant de longues années pour exercer une mince charge de justice dans un pays perdu ; en un mot, c’est au sein d’une vie toute pleine d’agitations, de misères, qu’il a conservé cette gaieté d’humeur, cette placidité d’imagination, empreintes dans chaque stance du Roland furieux.

Rien n’est plus douloureux que de lire les lettres du Tasse. C’est un perpétuel gémissement ; c’est un cri de détresse non interrompu. Le divin malade s’agite en désespéré sur sa couche, sans trouver une situation où il puisse se reposer. L’Arioste, dans ses satires qui sont de véritables épîtres, et un peu des confessions intimes, raconte gaiement ses tribulations et ses mécomptes ; Rome joue dans ceux-ci un grand rôle, comme nous l’avons vu pour Dubellay, comme nous le verrons pour le Tasse. Du reste, il s’en venge par en médire ; et petite est l’édification que la cour du Vatican lui inspire ; il parle même assez familièrement du prince des apôtres, quand il demande à un ami de lui faire préparer un logis près du temple qui doit son nom à ce vaillant prêtre qui fit sauter l’oreille de Malchus… Puis il se peint gaiement allant faire une visite à un prélat, et reçu par un camérier qui le renvoie au lendemain. Il insiste : « Qu’il sache au moins que je suis à sa porte. » Le camérier répond que son maître ne veut permettre qu’aucun message pénètre jusqu’à lui, quand viendraient Pierre, Paul, Jean et le docteur de Nazareth en personne. » Mais, ajoute l’Arioste avec l’énergique indignation de l’honnête homme, à laquelle se joint la mauvaise humeur du solliciteur exclus, si j’avais des yeux de lynx pour pénétrer par la vue là où je pénètre par la pensée…, peut-être je les verrais tellement occupés dans leurs maisons, qu’ils auraient lieu de se cacher, non seulement de mes regards, mais de ceux du jour. »

L’Arioste comptait sur les promesses de Léon x dont il avait été l’ami avant son élévation à la papauté ; mais il ne tira pas grand fruit de cette amitié, qui, s’il eût voulu entrer dans les ordres, eût pu, dit-il, le conduire à un évêché.

Messer Ludovico Ariosto évêque ! il faudra bien croire que Voltaire a eu la chance d’être cardinal.

L’Arioste n’avait pas le fanatisme de l’antiquité, heureusement pour lui. Son poème y a gagné en originalité ; il n’a pas, comme le Tasse, emprisonné la fantaisie chevaleresque dans le cadre mal approprié de l’épopée antique. On ne peut donc s’étonner qu’il ne se soit pas mis en grands frais d’enthousiasme pour les souvenirs de la vieille Rome : il le dit très franchement et très cruement à son ami Galasso. Ce qui l’a poussé à voir le mont Aventin, c’est le désir d’obtenir une bulle qui lui assure certains deniers, certi bajocchi, qu’il prend volontiers, dit-il, encore que peu nombreux. Voilà l’Aventin mentionné sans beaucoup d’exaltation ; là où l’on pouvait penser à Hercule vainqueur de Cacus, au peuple romain triomphant du patriciat, l’Arioste ne pense qu’à quelques bajocques.

Cependant l’Arioste ne pouvait être entièrement insensible aux souvenirs de l’antiquité romaine ; tout indépendant de Virgile qu’il se montre dans son épopée, il imita Plaute dans ses comédies, il écrivit des élégies latines : il était l’ami de Sadolet, de Bembo, de Paul Jove, de Vida, de ces hommes dont le latin était comme la langue maternelle ; et on voit qu’il avait pris plaisir à explorer avec eux les antiquités romaines. Du fond de ces montagnes de la Garafagna où il est confiné, s’il souhaite un docte loisir, c’est pour se retrouver à Rome avec cette illustre élite, et prendre, dit-il, tour à tour, chacun d’eux pour guide à travers les sept collines. « Qui, le livre en main, me montre Rome divisée en ses différens quartiers ; qui me dise : Ici fut le cirque, ici le Forum, là Suburra ; ceci est la Voie Sacrée ; ici Vesta, plus loin Janus, avaient leur temple. » On voit que la contagion savante avait gagné l’aimable indifférent, et qu’Arioste ne pensait pas seulement à ses bajocques sur le mont Aventin.

Le Tasse, dans sa vie errante, visita plusieurs fois cette Rome où l’attendait le triomphe après la mort. Le Tasse vit à Rome le jubilé, comme Dante l’y avait vu près de trois cents ans auparavant ; mais il ne paraît pas que l’imagination de l’auteur de la Jérusalem ait été touchée, autant que celle de son grand devancier, par les pompes de cette solennité déjà déchue. La fin du xvie siècle était loin de la foi naïve des commencemens du quatorzième.

Le Tasse revint à Rome en 1586. Dès cette époque, il s’exprime dans ses lettres comme ayant renoncé à toutes les espérances de fortune qui l’y avaient attiré. Les souhaits ambitieux du gentilhomme, et du poète se sont réduits aux humbles désirs du solitaire. « Je voudrais, dit-il, (1588) deux chambres dans un couvent. » Il semblait, saisi d’un sentiment funèbre, chercher déjà dans la ville éternelle la petite cellule où il devait mourir. Toutes ses lettres de cette année et de la suivante datées de Rome, contiennent l’expression multipliée et douloureusement monotone de son dénuement et de son désespoir. Il y est peu question des merveilles de Rome, et cependant le chantre du saint tombeau devait être ému en présence de la confession de saint Pierre. Celui qui vivait assiduement dans le commerce de l’antiquité, comme le prouvent ses écrits en prose, et un Platon grec, que j’ai vu à la bibliothèque Barberine, annoté de sa main, devait être sensible au spectacle des ruines.

Nous avons vu Pétrarque se passionner pour les débris de Rome. Comment le Tasse est-il resté froid et muet devant ces débris ? Hélas ! c’est que Petrarque était heureux ! Ami des papes et des princes, correspondant des rois et des empereurs, le premier homme de lettres qui ait joué en Europe un rôle analogue à celui qu’y joua depuis Voltaire, Pétrarque, n’ayant d’autre souci qu’une belle passion, qu’il célébrait dans ses sonnets limés divinement, et qui exaltait son imagination, sans gêner ses plaisirs, Pétrarque avait l’insouciance et l’oisiveté nécessaires pour s’apitoyer sur la chute des arcs de triomphe ou la désolation des basiliques. Il n’en était pas ainsi du malheureux Torquato. Son humeur inquiète et irritable l’avait brouillé avec les princes ; il fuyait le duc de Ferrare, et le duc revendiquait son poète domestique, son fou échappé, pour lui emprunter une gloire qu’il lui payait en malheur. Le Tasse, afin de rester à Rome, où il était libre, afin de retarder le moment où il reprendrait ses chaînes, où il irait de nouveau se faire écrouer dans le palais de son geôlier, alléguait d’un ton soumis « qu’il était encore malade, ce que prouvait sa main tremblante. » Il s’efforçait de démontrer qu’il serait un bien inutile serviteur, étant absorbé par certaines études auxquelles il ne pouvait cependant renoncer qu’en renonçant à la vie ; du reste très pauvre, et infirme autant que pauvre. « Je suis à Rome, écrivait-il alors, avec un déplaisir incroyable… Je voudrais me retirer dans un désert, tant je suis las des cours, du monde et de moi-même : plaise à Dieu qu’il me rappelle bientôt à lui !… » Mais Dieu ne devait pas encore l’exaucer, et Rome lui réservait bien des douleurs avant la dernière agonie. Le cardinal Scipion de Gonzague l’avait admis à faire partie de sa maison ; mais bientôt il le chassa… non, il le fit chasser par ses domestiques[8]. Et le Tasse, qui nous apprend ces détails, se trouva pendant l’été à Rome, malade, sans asile, sans argent, et il faut bien l’écrire, puisque lui-même l’a écrit, sans chemise[9] ». Que voulez-vous que le pauvre grand homme, jeté à la porte comme un laquais, mourant de misère et de tristesse, trouvât à sentir et à chanter dans cette Rome où sa grande affaire était de se procurer un logis, des vêtemens et du pain ? Dans les momens où sa fortune, sans être jamais bien brillante, était un peu moins désespérée, c’étaient, et on le comprendra sans peine, les cérémonies de la Rome chrétienne, qui seules savaient parler à cette ame affligée une langue qui la consolât. Les divertissemens et les joies profanes ne pouvaient l’intéresser. Aux approches des fêtes de Noël, il écrivait : « Plût à Dieu qu’il me fût au moins donné de recevoir quelque consolation des fêtes sacrées, puisque dans les fêtes mondaines je n’ai pu trouver aucun plaisir. » Par ces dernières, il entendait parler de ces joies turbulentes d’octobre, espèce de carnaval d’automne, où revivent les bacchanales antiques. Ces fêtes à demi païennes avaient été sans charme pour le poète chrétien et malheureux. Mais il espérait quelques émotions fortifiantes de la vue du saint enfant dans la crèche. On sait qu’aux fêtes de Noël l’usage, à Rome, est d’exposer le bambino avec une grande pompe. C’est une vive joie pour tout le peuple. On voit les pâtres des montagnes qui viennent de loin s’agenouiller devant le saint berceau, comme ces autres bergers qui s’agenouillèrent devant la crèche de Bethléem ; sans doute le chantre de Sion, confondu parmi cette foule rustique, se prosterna dévotement comme elle devant le bambino de l’église d’Ara Coeli ; et peut-être cette commémoration naïve de la naissance de celui qui vint pour affranchir les esclaves, consoler les affligés et les pauvres, apporta-t-elle au grand homme pauvre, affligé, esclave, un peu des consolations qu’il en espérait.

On trouve une expression touchante de la dévotion aux souvenirs de la Rome chrétienne qu’inspiraient si naturellement au Tasse les infortunes de sa vie, et la religion de sa pensée, dans un sonnet qu’il est difficile de lire sans émotion, surtout quand on songe à sa date. Il l’écrivit à son arrivée à Rome, dans cette année 1589 où ses lettres nous l’ont montré si malheureux. Après avoir demandé à Rome de recueillir et d’abriter son infortune, le poète lui dit : « Ce ne sont pas les colonnes, les arcs de triomphe, les thermes, que je recherche en toi, mais le sang répandu pour le Christ, et les os dispersés dans cette terre maintenant consacrée. Bien qu’une autre terre l’enveloppe et la recouvre de partout, oh ! puissé-je lui donner autant de baisers et de larmes que je puis faire de pas en traînant mes membres infirmes. » Oui, ce que tu cherchais à Rome, ô Tasse, ce n’était pas la poussière de l’empire romain, c’était la terre pétrie des débris et du sang des martyrs ; et quand tu te sentis près de quitter la vie, si tu te retiras sur le Janicule, dans le petit couvent de Saint-Onuphre, ce ne fut pas pour contempler en face de toi le Capitole, pour y rêver le triomphe qui t’y attendait si tu pouvais guérir ; ce fut, comme on le lit dans la dernière lettre que tu écrivis peu de jours avant ta mort, ce fut pour commencer avec les bons pères des entretiens qui devaient s’achever dans le ciel… Ainsi, Rome ne fut pas pour toi un lieu de rêverie, d’étude ou d’inspiration, elle fut le lieu de ton épreuve sur la terre. Un moment, son Capitole sembla devoir être le trône de la gloire du poète ; mais Rome n’eut pas cet honneur dont elle était digne : elle n’eut que les derniers regards, les dernières larmes du martyr, et son tombeau.


J. J. Ampère


  1. Saint Jérôme, un peu auparavant, exagérait, au contraire, l’abandon des temples païens, qu’il disait pleins de poussière et de toiles d’araignées, tandis que le peuple, passant devant eux sans s’y arrêter, se précipitait vers les tombeaux des martyrs. (Lettre 7, à Læta.)
  2. Livre vi, lettre 15.
  3. Luni, ville aux confins de l’Étrurie et du pays génois, détruite par les Normands.
  4. L’Italie.
  5. Villani parle de 200,000 pélerins.
  6. Rome mâche et ronge tout le monde.
  7. C’est son secrétaire qui parle.
  8. Oeuvres du Tasse, t. x, p. 530, éd. in-4o.
  9. Ne roba d’estate, ne Camiccie, t. ix, p. 526.