Portraits d’hier et d’aujourd’hui - Aubert et Scribe
Après avoir dormi d’un sommeil séculaire de dix ans, la Muette, comme cette princesse du conte de Perrault, se réveille aujourd’hui : musique nationale et populaire dont le souvenir ne s’effacera ni de nos esprits ni de nos cœurs; nous avons ainsi trois ou quatre chefs-d’œuvre: Zampa, le Pré-aux-Clercs, la Dame blanche, contre qui les systèmes ne prévaudront pas, par cette raison toute simple que ces chefs-d’œuvre-là sont faits de génie. La muse de notre sol les a touchés à leur naissance et consacrés, les autres sont un peu de tout le monde et à tout le monde, ceux-là sont à nous, rien qu’à nous; gardons-les soigneusement et souhaitons-leur la bienvenue dans ces reprises qui, à des intervalles de dix et quinze années, viennent témoigner de la force de vitalité dont ils sont doués. Une génération peut se tromper; mais deux, mais trois, mais quatre? Tout semble avoir été dit, tout est à redire ; de là ces analyses, ces paraphrases, ces points de vue qui répondent aux besoins de notre imagination et qui ne sont au demeurant que la constatation de cette vie intense, de la profondeur de ces dessous sans lesquels il n’y a point dans l’art de grande création.
Nous lisions dernièrement dans les journaux de Berlin le compte rendu d’une représentation du Lac des fées, et tant de beaux éloges distribués par la critique allemande à cet ouvrage, l’un des plus oubliés chez nous du répertoire d’Auber, n’étaient point sans nous inspirer quelque mélancolie. Eh quoi ! pensions-nous, il y a donc en Europe encore des théâtres où l’on joue le Lac des fées, alors que pour nous autres Parisiens la Muette n’est déjà plus de ce monde ! Mais ne récriminons pas, car seule ici la force des choses aurait des comptes à nous rendre, et nous perdrions notre temps à lui en demander. Personne n’ignore quel rôle fut attribué à la Muette pendant la période tapageuse qui servit de prologue aux événemens de 1870 ; il fallait donc s’attendre à ce qu’au lendemain de nos désastres une musique coupable d’avoir si haut et si imprudemment chanté la victoire tombât en disgrâce pour des années. C’est le destin des œuvres révolutionnaires de bénéficier des circonstances comme d’en pâtir, et la Muette est l’œuvre révolutionnaire par excellence, si bien que nous l’appellerions volontiers la Marseillaise des opéras. Chose singulière que deux esprits si profondément indifférens aux passions politiques. Scribe et Auber, deux épicuriens, deux bourgeois professant avant tout et surtout l’opinion quiétiste, aient allumé pareil volcan ! Serait-ce que ni l’un ni l’autre ne savait ce qu’il faisait et qu’il entre dans l’élaboration de certains chefs-d’œuvre une forte dose d’inconscience? La preuve, c’est que pour Auber le fait ne s’est plus reproduit ; la Muette est dans sa carrière un phénomène que rien ne laisse pressentir et que nul grand ouvrage du même ordre ne suivra. A la veille de frapper ce coup de maître, il écrivait quoi? Fiorella, une de ces pauvretés qui découragent vos meilleurs amis, et le lendemain il se reprenait par Fra Diavolo à l’opéra de genre, et alors pour n’en plus sortir ou du moins qu’à des intervalles éloignés, puisque sur quarante-cinq partitions qu’on a de lui, huit seulement: le Dieu et la Bayadère, Gustave, le Lac des fées, l’Enfant prodigue, le Philtre, le Serment, la Corbeille d’oranges, appartiennent à notre première scène, et encore doit-on reconnaître que le style de ces ouvrages se distingue à peine du style de ses opéras-comiques. La Muette reste donc une œuvre absolument exceptionnelle et sur laquelle il est impossible que l’occasion n’ait pas exercé son influence.
Auber n’eut jamais de ces périodes chronologiques qui marquent le développement des grands génies; sa vie d’artiste se déploie avec une imperturbable uniformité, vous n’y surprenez guère ni modifications ni tendances. A ses meilleures inspirations succèdent ses plus médiocres, il tombe pour se relever, se relève pour tomber sans que la chose tire à conséquence et que de la chute ou du succès d’hier on doive rien conclure pour ce que sera l’œuvre de demain. Autant pourrions-nous en dire de sa vie privée, si dépourvue d’incidens et de péripéties, aux yeux du plus grand nombre si monotone et peut-être par cela même si heureuse. Chacun de nous n’a-t-il pas sa manière de comprendre le bonheur? Son idée à lui était de se sentir vivre à la même place, de ne soi tir jamais ni du pays ni de la ville qui l’avait vu grandir: mêmes sites de promenade, mêmes visages de connaissance, mêmes travaux, mêmes plaisirs. Comme ce joueur qui n’admet que deux émotions : gagner et perdre, il n’existait que pour ces deux extrêmes : réussir et tomber. Le succès sans l’enivrer redoublait son entrain, la chute ne le démontait pas, il la craignait cependant et souvent plus que de raison. Je le vois encore à la première représentation de Marco Spada tressaillir et blêmir tout à coup pendant le finale du second acte, quand fort heureusement quelqu’un qui se trouvait là derrière lui dans la coulisse, appuyant sa main sur son épaule, lui souffla à l’oreille : « Mais calmez-vous donc, cher maître, c’est la petite flûte. « Il croyait avoir entendu un sifflet. L’habitude était sa gouverne; les grands artistes sont des êtres plus casaniers qu’on ne se figure : combien j’en ai connu, dont la vie, pleine d’influence et de résultats, s’est écoulée dans le va-et-vient d’un quartier à l’autre, et que de petites villes contient cet immense Paris où notre activité s’use et se consume isolément aux alentours d’une Sorbonne, d’une Académie ou d’un théâtre? Vous voyagez, vous passez dix ans à parcourir la planète; au retour vous retrouvez tout ce monde presque à la même place. Habitude ou servitude, comment distinguer entre ces mots qui riment ensemble et signifient si souvent la même chose? Ceux-là seuls que la mort a dételés sont absens, les autres inexorablement tournent leur roue sans que la longe qui les attache à leur vieux moulin se soit seulement étendue de quelques centimètres.
Le moulin d’Auber, c’était l’Opéra, ayant pour dépendances le foyer de l’Opéra-Comique et pour extrême horizon le bois de Boulogne. Je me trompe, disons Saint-Germain et n’en parlons plus. Ses amis se souviennent en effet de l’avoir vu s’expatrier vers ces lointains parages : finis terrœ, mais le cas ne se produisit que tout à fait sur le tard, aux approches de la quatre-vingt-sixième année et lorsqu’il devint amoureux, à l’exemple du maréchal de Richelieu, son grand ancêtre, qui à cet âge enlevait encore Hermione. Auber assure-t-on, se contentait de moins. Quoi qu’il en soit, la campagne le charmait peu, et s’il voulait s’en donner l’illusion, il lui suffisait, au mois de juin ou de juillet, de changer les tentures de son salon et de faire mettre des housses de cretonne à ses fauteuils. De plus, comme il détestait les longs jours d’été et ne pouvait dîner qu’à la lumière des bougies, au coup de six heures et demie on fermait tout, volets, fenêtres et rideaux, et je vous donne à penser si les convives étouffaient; n’importe, ils ne se plaignaient pas, ces petites manies n’agaçaient personne, étant sincères, vous n’y sentiez jamais le paradoxe, et Dumas fils, dans un éloge des mieux inspirés, a pu même en dégager tout un côté sentimental : « Deux sièges n’avaient pu décider ce Parisien, malgré ses quatre-vingt-dix ans, à quitter la capitale de son cœur et de son esprit. Il n’y a eu dans cette résolution ni l’apathie de la vieillesse, ni l’indifférence du bien-être, ni infirmité physique, ni nécessité matérielle, il y a eu purement et simplement cet Amour sacré de la patrie auquel Auber avait dû sa plus puissante inspiration et auquel il payait loyalement sa dette. Mais, hélas! les forces de l’homme ont leurs limites et l’âme humaine a ses réserves. Tant que l’ennemi a été l’étranger, Auber a vécu, a résisté, a espéré; quand l’ennemi a été le compatriote, le frère de la veille, le Français, le Parisien, Auber n’a plus voulu voir, il n’a plus voulu espérer, il n’a plus voulu vivre. Comme le grand Romani, il s’est voilé le visage et il s’est couché en disant : Toi aussi mon fils! »
Ce grand Romain est de trop, il manque de proportion, Auber l’eût écarté poliment et reconduit à la tragédie de Voltaire, sa vraie place. Toutefois, pour ne pas être un personnage consulaire, on peut n’en pas moins pratiquer ses devoirs envers la n)use; sur ce point Auber était sans reproche, il portait au plus haut degré la dignité de son art, savait à fond ce qu’il était et ce qu’il n’était pas. J’ai noté dans le temps un mot de lui bien caractéristique à ce sujet; c’était en 1870, au lendemain de cette représentation triomphale où la Muette avait été patriotiquement acclamée. Je rencontrai Auber sur le boulevard, et mon premier mouvement en l’abordant fut de le féliciter : « Vous aurez beau faire le modeste, une pareille soirée appartient à l’histoire, et ce sont là des honneurs publics qu’on vous a rendus et que les plus grands envieraient ! — Aussi, croyez, mon cher ami, que j’en aurais la joie dans l’âme, si quelque chose pouvait encore me toucher; mais, hélas! à mon âge quelle joie voulez-vous qu’on ressente? Et puis, tenez, s’il faut tout vous dire, cette représentation d’hier m’a peut-être en somme valu plus de désappointement que de gloire. » Et comme je lui marquais mon étonnement : «Oui, reprit-il, et c’est ici le musicien qui vous parle. À ce propos, j’ai refait connaissance avec la Muette que j’avais perdue de vue depuis des années ; j’ai même à la dernière répétition suivi-ma partition page à page ; eh bien, vous l’avouerai-je? Ce n’est pas cela! »
Je connaissais l’homme et n’eus pas de peine à saisir l’objection, d’ailleurs spécieuse et de nature à ne point m’embarrasser dans ma réplique : « Ce n’est pas cela? je vous entends. Oui, certes, si vous ne me parlez que de l’instrumentation et encore de certaines parties, il y a en effet ici et là des formules qui rappellent le style de l’époque et qui vous déplaisent aujourd’hui, par exemple toutes ces symétries, tous ces accords plaqués, toutes ces redondances spontiniennes dont s’offensent désormais votre oreille et votre goût formés aux sonorités, aux complications des nouveaux orchestres. En ce sens je vous le concède volontiers : ce n’est pas cela! et si vous aviez aujourd’hui à écrire la Muette, il est évident que vous l’instrumenteriez différemment. Mais il ne s’agit là que d’un détail ; causons de tout le reste, de ce jaillissement d’idées mélodiques, ruisselant, serpentant et s’entrecroisant (comme dans la scène du marché), promenant partout la vie et la fraîcheur d’un printemps nouveau. Plaçons-nous en face de cette couleur, de cet imprévu dans l’émotion, de cette somme énorme d’inspiration sincère, de musique spontanée ; répondez, maître, me direz-vous encore, en hochant la tête et le découragement sur la bouche : Ce n’est pas cela! Non, vous ne le direz pas, car vous savez comme moi qu’il n’y a de vrai que le contraire et que c’est par ces qualités absolument géniales que le chef-d’œuvre existe et qu’il tient. La Muette a ce mérite d’être quelque chose qui a été fait par un homme et qui n’aurait pas été fait par un autre. Protestez, contestez tant que vous voudrez, cher Auber, il ne dépend de personne, pas même de vous, d’empêcher que la Muette soit un chef-d’œuvre ! » Les vieillards comme les enfans pleurent facilement. Auber n’a jamais mérité d’être traité ni comme un vieillard, ni comme un enfant, et c’est pourquoi la larme que je crus surprendre dans ses yeux à ce moment m’est restée dans la mémoire. « Vous êtes toujours bon pour moi, » me dit-il en me serrant la main avec tendresse, et je le regardai s’éloigner, traînant le pas, rêveur et morne comme le sont tous les heureux et tous les triomphateurs de ce monde, ce qui doit être la consolation de ceux qui n’ont jamais connu ni le bonheur, ni le triomphe.
Et c’est ainsi que cet homme, qui avait vu mourir Louis XVI, qui avait assisté à la terreur, aux victoires du général Bonaparte, au premier empire, qui, après avoir vécu sous les gouvernemens de la restauration, de Louis-Philippe et de Louis-Napoléon, devait mourir, à quatre-vingt-dix ans, au milieu des horreurs du siège de Paris et de la commune; c’est ainsi que ce musicien de tant d’esprit et de tant de souvenirs, ne l’année même où Mozart donnait à Vienne son Enlèvement au sérail, qui avait quinze ans lors de la première exécution de la Création d’Haydn et qui en comptait quatre-vingts à l’avènement du wagnérisme, traversa les générations les plus diverses, fut mêlé à tous les courans sans être atteint, toujours jeune, actif, toujours imperturbable dans son art à lui, comme dans sa manière. Chateaubriand bâillait sa vie. Auber dispersa la sienne, l’effeuilla comme un bouquet de roses, prenant le jour comme il vient, indifférent aux écoles, aux systèmes, semant à l’aventure le bon et le mauvais, faisant succéder le Maçon, une perle rare, à Léocadie, un chiffon, et de la sorte jusqu’à la fin, jusqu’à ce moment où, le succès s’étant éloigné, il le ressaisissait avec le Premier jour de bonheur, dernier sourire et dernier défi d’une muse aimable et galante que notre esthétique épouvante et qui s’en va retrouver au pays de Cythère les ombres de Watteau, de Crébillon fils et de l’abbé Prévost. On a d’Auber un portrait fort ressemblant qui nous le représente assis, pensif, un livre entr’ouvert dans la main. « Avouez que ma lecture vous intrigue un peu, nous disait-il un jour en nous voyant planté devant ce cadre. — En effet, je me demande ce qui peut bien vous intéresser de la sorte; rien d’un auteur vivant, j’imagine ? » Il sourit et nous montra sur sa table un petit volume corné, souligné, annoté et connue perdu parmi des feuillets de musique en train de sécher. Puissance des affinités intellectuelles et morales! c’était Manon Lescault !
Maintenant, pour qu’un esprit de cette famille ait si héroïquement élargi son style et se soit monté à cette conception de la Muette, force est d’admettre cependant qu’une influence étrangère quelconque l’a touché. Il y a des électricités atmosphériques auxquelles nul ne se dérobe, vous aurez beau fermer votre fenêtre aux bruits importuns de la rue, il faut que l’air se renouvelle, et c’est à l’un de ces momens que la contagion vous envahit et que, volens, nolens, vous poussez ce cri d’humanité, de liberté, qui gémit, éclate de toutes parts dans la Muette.
Oui certes, Scribe et Auber étaient des gens de peu de foi. Eh bien, après? Voyons-nous que la plupart des artistes de la renaissance, le Pérugin en tête, aient mené une vie de saints, et cela les a-t-il empêchés de peindre leurs tableaux d’où s’exhale une odeur suave de mysticisme absente chez Owerbeck, un saint homme de peintre devant le Seigneur, mais dont le tort fut de venir au monde dans un âge comme le nôtre ? Ce qu’individuellement, subjectivement un artiste croit ou ne croit pas, importe assez peu; l’atmosphère ambiante le gouverne à son insu. On peut vivre en dehors de l’église, en dehors de la politique, on ne vit pas en dehors du siècle, et ce que nous venons de dire des peintures italiennes s’appliquerait également à cette œuvre de patriotisme révolutionnaire issue de la collaboration de deux hommes d’esprit qui n’étaient ni des révolutionnaires ni des foudres de patriotisme. Reportons-nous à cette heure extraordinaire de 1828. En musique, en poésie, en peinture, un grand siècle s’annonce, il fait mieux, il se donne; ne parlons ni des expositions ni de ce qui se publie, oublions Ingres et Delacroix, Lamartine et Victor Hugo, Vigny, Musset, Michelet et George Sand, tenons-nous en aux musiciens et comptons s’il vous plaît les partitions qu’a produites cette période de dix ans qui de 1828 s’étend à 1838. La Muette d’abord, puis en 1829, tout de suite, coup sur coup, chef-d’œuvre sur chef-d’œuvre, Guillaume Tell en 1830 et Robert le Diable en 1831. Nommons encore, pour que la liste soit complète, Zampa, Gustave, la Juive, Guido et Ginevra, les Huguenots, le Comte Ory, la Fiancée, Fra Diavolo, ouvrages qui presque tous ont survécu et dont un, les Huguenots, est resté l’opéra du siècle. À cette révolution dans l’opéra moderne accomplie sur notre scène de la rue Le Peletier trois maîtres de nationalités diverses : un Français, un Italien, un Allemand, Auber, Rossini, Meyerbeer, ont concouru à tour de rôle; mais à l’auteur français revient l’honneur de s’être inscrit le premier en ligne et d’avoir rompu avec la tradition du vieux style académique. Pour la première fois le chœur secoue sa chaîne et se mêle à l’action, héros lui-même dans le drame auquel il n’avait jusqu’alors servi que de figurant. Ces Grecs et ces Romains de Sacchini et de Spontini, les voilà du jour au lendemain sortis de l’abstraction, entrés dans la vie; l’art nouveau, comme un autre Dédale, dénoue leurs membres, affranchit leurs voix; regardez-les se mouvoir, ils ont conscience de leurs attitudes, de leurs gestes ; écoutez-les chanter l’hymne du matin sur la grève ensoleillée, évoquer au bruit du tocsin le dieu des batailles, il n’y a pas à dire, ce ne sont plus là des automates, ce sont des hommes; novus rerum nascitur ordo. Le peuple s’emparant de la scène exclusivement réservée aux seuls descendans d’Atrée, d’Enœas et de Dardanus, des pêcheurs et des lazzaroni promenant leurs pieds nus devant ce public habitué à ne connaître que des guerriers en cothurne et casqués d’or, des pontifes mitres et des princesses, filles, femmes et sœurs de tant de rois ! qu’aurait pensé de cela Voltaire, lui qui trouvait que Shakspeare faisant parler les Romains comme des hommes ravalait la majesté de l’histoire : « Cela est naturel, oui, mais c’est le naturel d’un homme de la populace, et ce n’est pas ainsi que parlaient les hommes de la république romaine. » Le fait est que la transformation parut violente, et les témoins de l’époque racontent même qu’elle choqua et scandalisa bien du monde; songez-y donc ce va-et-vient tumultueux, ce réalisme dans les costumes, dans le geste, et quels personnages, justes dieux, pour figurer sur un théâtre d’Académie royale : la canaille en bras de chemise, tout un peuple chassant ses maîtres pour venger l’honneur d’une petite marchande de poissons mise à mal par un prince aimable!
Assurément qu’il y avait là matière à récriminations, mais le spectacle était si nouveau, si moderne, les costumes et les ballets offraient un ensemble si pittoresque, de ce poème et de cette musique un tel Ilot de vie se dégageait, que bientôt les mécontens se ravisèrent. Tous d’ailleurs, auteurs, chanteurs et directeurs, se tenaient par la main, tous conspiraient pour le succès, succès immense dont le gouvernement de la restauration n’eut pas un instant l’idée de s’inquiéter. L’esprit du temps était là tout entier; nul d’abord ne l’y soupçonna, l’enchantement premier fut pour les yeux et les oreilles. Deux ans plus tard seulement la révolution de juillet mit à découvert le volcan caché sous des fleurs. On reproche souvent à la critique actuelle ses commentaires et ses exégèses, on nous accuse de prêter aux auteurs nos propres idées et de voir dans leurs ouvrages, après coup, mille choses sublimes dont eux-mêmes jamais ne se doutèrent. Je laisse à la sagesse des nations le soin de répondre à ce raisonnement : on ne prête qu’aux riches, dit un proverbe. Toute grande conception d’art porte en elle une sorte de vie latente que l’avenir aura pour mission de reconnaître et de fomenter. Les chefs-d’œuvre ne se font pas tout seuls; avant d’arriver à ce point de perfection où nous les admirons, il leur faut subir une phase de cristallisation; étudié à trente ou quarante ans de distance, tel opéra de Rossini, de Meyerbeer, d’Auber ou d’Hérold, tel drame de Victor Hugo, tel tableau d’Ingres ou d’Eugène Delacroix, n’est plus pour nous ce qu’il était pour la génération qui le vit naître; c’est que depuis la discussion s’en est mêlée, et que de ces critiques, de ces apologies, de ces analyses et de ces commentaires, l’œuvre qui restera s’est dégagée. Il y a chez l’artiste au moment qu’il crée une part énorme d’inconscience, rarement lui arrive-t-il de faire ce qu’il veut, quelquefois il fait moins, quelquefois aussi il fait plus, témoin Béranger et M. Labiche, dont le théâtre a pris tout de suite un autre aspect à la lecture, et qui, croyant n’être qu’un vaudevilliste, faisait œuvre d’académicien[1]. Habent sua fata, jamais parole plus vraie ne fut écrite. Procédons simplement, soyons d’abord artiste et grand artiste, tout le reste viendra par surcroit, gardons-nous des choses voulues et n’obéissons qu’au souffle de l’esprit. Au jour où cette partition de la Muette vint au monde, l’orage ne menaçait pas encore, tout au plus se laissait-il prévoir de loin, mais ses grondemens sourds perçus ici et là suffisaient pour émouvoir un musicien déjà si profondément entrepris par la couleur de son sujet. À ce seul point de vue, la Muette mériterait une place à part dans l’histoire de l’opéra moderne, jamais en effet auparavant la musique n’avait connu semblable fête, cette suite non interrompue de tableaux représentant au naturel la vie d’un peuple parut la chose du monde la plus originale; notez que, sur ce chapitre du paysage, l’art lyrique en était encore à la tradition de notre tragédie classique, et chacun sait ce que vaut comme pittoresque cette tradition racinienne. Aussi quel attrait inouï dans cette chaude et poétique peinture du ciel méridional, dans cette symphonie dramatique colorée comme un Véronèse, où rien n’est omis, ni l’étude des caractères, ni l’azur du golfe de Naples, ni son Vésuve dont la flamme surchauffe ces rythmes volcaniques, et tout cela, exécuté sobrement selon les préceptes d’un art d’autant plus sincère qu’il s’ignore, innocent de toute théorie, de tout système! Sous le rapport du pittoresque, le second acte de la Muette n’a point son égal, et s’il pouvait y avoir en musique des impressionnistes comme il en existe en peinture, pas un ne me démentirait. Dès le lever du rideau, l’air qui souffle du théâtre vous apporte je ne sais quelle fraîcheur de brise marine! Musique saine, alerte, allègre et lumineuse qui s’éveille au matin, se sent en joie et vous met en joie.
Une simple remarque : avez-vous présente à l’esprit certaine page de Schumann intitulée le Laboureur? c’est la même idée, à ce point que pendant qu’elle se déroule au piano sous vos doigts vous y ajoutez spontanément les paroles que Scribe semble avoir faites tout exprès : Amis, le soleil va paraître! Hasard, réminiscence, plagiat effronté, je n’oserais jurer de rien; ces diables de néo-romantiques allemands vous ont la main si leste et si habile. Revenons à ce deuxième acte ; les chansons succèdent aux chœurs, les duos, les récitatifs s’entremêlent et le drame se déploie, varié, chatoyant, pathétique, au milieu d’un continuel entrain décoratif pendant lequel l’intérêt symphonique et vocal se soutient jusqu’à la dernière mesure, jusqu’à ce rappel du motif de la barcarolle qui doucement, languissamment, accompagne Fenella sur son rocher et projette sur ce coin bleu de la plage enchantée la note sombre du pressentiment! C’est la mode aujourd’hui entre peintres et romanciers d’échanger leurs idées, et mainte histoire que nous lisons et qui nous charme n’est souvent que la paraphrase d’un tableau de la dernière exposition et la mise en action du mot d’Horace, ut piciura poesis. Eh bien, à ce propos, je me retourne vers la peinture et me demande quel Jules Breton me rendra cette scène finale du second acte de la Muette, et, par un de ces prestiges de transposition si familiers à l’art contemporain, me fera passer la musique d’Auber dans sa peinture? Et l’homme capable d’écrire un pareil paysage et qui plus tard donnait Fra Diavolo, une autre merveille de vie et de coloration, Auber, ne connaissait pas l’Italie et n’eut pour toute information que quelques cahiers d’airs nationaux rapportés par Scribe et des bouts de conversation avec son collaborateur[2]. Même instinct de la couleur dans Gustave, même divination du pittoresque local, l’effet de neige et le clair de lune d’une nuit du nord succédant à l’effet de soleil. Une troisième fuis Auber, dans Manon Lescaut, s’essaiera à ce métier de peintre, et son inspiration lui fournira l’intermède de la scène du désert, une symphonie à la Salvator. Jean-Paul, racontant à ses lecteurs Naples et Ischia du fond de sa taupinière de Bayreuth, les prévient de se fier d’autant plus à la parfaite exactitude de ses descriptions qu’il s’est toujours bien gardé de visiter l’Italie. Sans aller jusqu’à ce paradoxe, on peut admettre certains privilèges de l’imagination ; la Muette, Guillaume Tell et le Freischütz sont en musique les trois ouvrages pittoresques par excellence, et des trois auteurs de ces chefs-d’œuvre, Weber est le seul qui ait eu l’impression directe, aux deux autres l’intuition géniale a suffi. « Le talent vrai, disait Stendhal, est connue le vismas, ce papillon des Indes qui prend la couleur de la plante sur laquelle il vit. » Motifs éblouissans, envolée continue de ritournelles délicieuses, le musicien abonde et surabonde, quand tout à coup le drame éclate. Écoutez ce duo entre Masaniello et Pietro : Amour sacré de la patrie ! Nous sommes en pleine révolution de juillet, et tout un côté de cette partition resté dans l’ombre, va jaillir soudainement à la lumière.
Cette date de 1830 fut pour le chef-d’œuvre d’Auber un moment de transformation physiologique, l’idée patriotique s’enlevant en vigueur perçait désormais le romantisme ondoyant et divers de la première heure. Chanteurs, public, étaient électrisés; Nourrit, en proie au vertige d’une inspiration toute nouvelle, brûlait les planches, et le baryton Dabadie, artiste d’ordinaire assez médiocre, grandissait lui-même à la hauteur de la situation. Deux mois plus tard, après avoir servi chez nous à cette propagande, la Muette allait en Belgique prendre une part non moins active aux journées de septembre, et c’est à dater de cette période que l’ouvrage d’Auber revêtit le caractère qu’il a toujours conservé depuis et qu’il épousa définitivement la Marseillaise. Ici, une objection se dresse, et j’entends les ennemis du commentaire s’écrier : « De sorte que, si la révolution de juillet ne fût point venue, toutes les belles choses qu’il vous plaît, après coup, de découvrir et d’admirer n’existeraient pas? « Il se peut qu’en effet elles fussent restées lettre morte, mais il me sera permis de répondre que, si deux ans avant la révolution de juillet Auber les y a mises, c’est que toutes ces belles choses-là étaient alors dans l’air, et que, si elles n’avaient pas été dans l’air, il ne les aurait probablement pas mises. — Le duo des deux hommes au second acte a des accens irrésistibles ; c’est convaincu, entraînant, à la fois populaire et noble, un souffle spontinien circule à travers cette phrase d’une ampleur superbe et magistrale. Car la Muette n’entend pas rompre ouvertement avec le passé, cet opéra de l’avenir se rattache à l’ancien jeu par maintes traditions bonnes à conserver et même par quelques autres, qu’il eût mieux valu omettre. Ainsi, le croirait-on, en dépit de l’esprit nouveau qui s’affirme partout dans la musique, les costumes et la mise en scène, vous retrouvez là ce fameux confident de la tragédie : Ominös, dirait un Allemand. Curieux spectacle en effet, de voir sur le seuil du premier des opéras de la pièce; même pour ces sortes d’œuvres secondaires il existe une grammaire, et le théâtre n’exclut pas tout usage du français; on peut être dramatique sans platitude ni barbarismes, ceux modernes apparaître le dernier des confidens classiques; c’est à supposer qu’il doit y avoir là une manière de symbole dicté à Scribe par le génie de l’histoire, jaloux de relier au passé le présent et l’avenir : «De Fenella sait-on quel est le sort? » demande dès l’exposition le jeune prince au personnage qui partout le suit et l’accompagne, et celui-ci lui répond comme Arcas, Théramène ou Corasmin pourraient le faire :
Seigneur, je l’ignore, et mon zèle
Pour découvrir sa trace a fait un vain effort.
Goûtons d’abord cette langue : un zèle qui fait un vain effort. C’est
l’école : l’abstraction à la place du pronom personnel; le je, le moi
est haïssable, plus haïssable en vers qu’en prose, car il nécessite
chez celui qui l’emploie une certaine habileté de main, tandis qu’avec des abstractions et des participes présens à la rime, on se tire aisément d’affaire; ainsi, continuant le procédé, Casimir Delavigne dira
dans les Enfans d’Edouard :
Et mon zèle
N’a pas souffert qu’un autre apportât la nouvelle.
Que de zèle !
J’ai prononcé le mot de romantisme. Il ne faudrait point s’y méprendre; Scribe, en ce qui le concernait, n’avait aucun goût particulier pour la chose; s’il l’employa, c’est qu’elle réussissait. Le romantisme de la Muette vient d’Auber, de même que le romantisme de Robert le Diable et la couleur historique des Huguenots sont à Meyerbeer. Scribe, en dépit de ses attaches avec l’école officielle comme en dépit de ses avances à la nouvelle école, ne fut jamais classique ni romantique: c’était un industriel; gagner de l’argent, le plus d’argent possible, il n’eut guère d’autre objectif; ses ouvrages, — vaudevilles, drames, comédies, — ne sont que des hymnes au dieu Mammon. L’argent tient lieu de tout, remplace tout, honneur, famille, renommée. Étaient-ce donc là les mœurs du jour, ou n’y doit-on voir qu’un travers de Scribe, une pure et simple idiosyncrasie on, pour dire mieux, une idiosyncrasie qui n’était ni pure ni simple? s’s personnages n’ont, comme lui, qu’une idée, s’enrichir. On dirait qu’ils travaillent à l’heure, tant ils sont pressés de faire le plus de choses dans le moindre temps; et son style? Des ellipses, des phrases dont pas une seule ne se tient debout! Nous n’entendons pas qu’on se guindé à la poésie, au lyrisme, mais encore faudrait-il écrire dans une langue intelligible, et capable de varier ses effets, dans une langue qui ne fût pas imperturbablement la même pour tous les personnages qui sont venus depuis l’ont bien prouvé. Il est vrai que nous avons inventé le couplet, genre d’emprunt fait à l’opéra, espèce de cavatine où la virtuosité de l’auteur et du comédien va se prélassant aux dépens de l’action. Scribe vit et s’agite dans l’étroit, le mesquin, et ne s’élève jamais jusqu’au fait général, au vrai humain. Il est heureux lorsque dans les plus grands événemens il découvre un petit motif pour en faire le grand événement de sa pièce. Avec cela, tacticien merveilleux, sachant mieux que personne émouvoir l’intérêt, piquer la curiosité, préparer les dénoûmens, celui de Fra Diavolo par exemple, une trouvaille ! je cite de préférence ses opéras, parce que mon sujet m’y ramène et, de plus, parce qu’ils sont, à mon sens, grâce à la collaboration de certains grands musiciens, d’Auber et de Meyerbeer surtout, la meilleure partie de son théâtre. En outre, ce théâtre-là, par sa nature toute pittoresque, échappe à la discussion des idées morales; les violens et le génie de la musique aidant, vous y remarquez moins les principes ordinaires de Scribe, ses maximes philosophiques et ses points de vue sur les fins de l’homme. Cette morale, on sait ce qu’elle vaut; elle est vulgaire, elle est bourgeoise et vous démontre à satiété que pour faire la cour à une femme mariée il faut beaucoup d’argent, et que l’artiste seul, pourvu qu’il soit fortement muni de présomption, se dérobe à cette loi commune. L’artiste en effet, chez Scribe, est toujours cet homme, ce monsieur qui a besoin de protection. Peintre, il a ses tableaux à placer; musicien, il gueuse un libretto, le mari s’emploie à le servir, tandis que la femme l’aime et le « comprend, » et Scribe trouve cela tout naturel[3]; pour ses jeunes premiers, comme pour ses jeunes premières toujours en train de boursicoter leurs affaires de cœur, il semble que la société n’offre pas d’autres types à son observation. Ses honnêtes gens sont inévitablement des imbéciles; s’il a besoin d’un galant homme, il ne le trouve que dans l’armée : de là ses brillans colonels, ses généraux pères de famille, ses soldats laboureurs et tout ce caporalisme libéral et sentimental, — signe du temps, — qu’il partage avec Déranger, dont le talent par ses mauvais côtés confine à Scribe. Tel méchant vers de Déranger :
De tout laurier un poison est l’essence
pourrait être du Scribe, et du meilleur, de même qu’on pourrait
prendre pour du mauvais Béranger ce faux sublime :
Le bûcher qui s’élève,
Nous rapproche des cieux !
C’est la même muse vue à d’autres heures et sous d’autres aspects. Même aversion des privilèges de la naissance, même intervention chaleureuse en faveur de la capacité, du talent et de la libre concurrence. Chez Scribe, l’émotion patriotique tient moins de place, et l’on peut dire que ce que dans la Muette il nous en montre vient de Béranger; il n’a pas non plus, et je l’en félicite du fond de l’âme, le culte sentimental du grand empereur ni ce vieux refrain de la blouse armée, accompagnement obligé de la légende napoléonienne; pour tout le reste, c’est le même personnel et la même chanson : le soldat, le banquier, le sénateur, le député, l’artiste et le sexe enchanteur. En ce sens, Béranger et Scribe ont encore cela de commun qu’ils sont bien tous deux de tradition française et ne doivent rien au génie de l’étranger dont les romantiques se sont inspirés, aidés, souvent plus que de raison. Ce poète, mort pauvre après avoir usé sa vie à scander, à rimer quatre ou cinq volumes de petits vers laborieusement faciles, et cet infatigable et richissime négociant en produits dramatiques de toute espèce, ce millionnaire académicien et décoré, et ce Diogène, qui écartait de son tonneau les puissans du monde apportant l’or et les honneurs, deux esprits de même souche, deux bourgeois vivant au cœur de leur public, et d’autant plus applaudis, adoptés et gâtés que ce public ne se sent pas dominé par eux. Scribe n’a le temps de rien; cet homme ne vit pas, il produit : cent représentations et 100,000 fr. de droits d’auteur, voilà le but! Mais qu’on ne se méprenne pas sur le sens de mes paroles, ma critique n’atteint ici que le système. Scribe n’en était pour cela ni avare ni cupide. Ce besoin de gagner de l’argent entrait dans la loi même de son activité, il ne se représentait le succès que sous cette espèce; car jamais on n’eut la main plus ouverte et plus généreuse. Sur ce point, Auber ne le valait pas. Très humain[4], très serviable à l’égard de ses confrères, il mêlait parfois à son obligeance l’ironie du philosophe. Un jour que Buloz, alors au Théâtre-Français, se plaignait des visites obsédantes d’un auteur : « Voulez-vous que je vous donne un moyen de vous en débarrasser, lui dit Scribe; faites comme moi, prêtez-lui 500 francs, et vous ne le reverrez plus que dans six mois, quand il croira ou feindra de croire que sa dette est oubliée; c’est environ 1,000 fr. par an qu’il vous en coûtera, comme à moi, et vrai, pour se délivrer d’un fâcheux, ce n’est pas trop ! » Buloz avait conservé le meilleur souvenir de ses relations avec Scribe pendant leurs années de travail en commun au Théâtre-Français. Il voyait là un homme et une force, et se sentait attiré en dépit de sa théorie et de ses goûts personnels qui le portaient énergiquement vers un art tout autre : l’art des Musset, des Vigny, des George Sand. Cette force que de loin il condamnait et combattait, saisie ainsi au vif de l’action, en plein mouvement, en plein jeu, triomphait de ses préjugés. Je me réserve, au cours de ces études sur mes contemporains, de dire ici toute ma pensée sur Buloz. En attendant, il m’eût été difficile en parlant de Scribe de ne pas prononcer le nom de l’administrateur éprouvé qui mit au théâtre le Verre d’eau et Une Chitine.
Le caractère du génie de Scribe est de manquer de forme et de types, d’être un génie fluide, point plastique, musical par nature. Ses poèmes d’opéra, que nous classerions au premier rang de son répertoire et qui se distinguent par des qualités d’imagination partout ailleurs absentes, ses poèmes doivent beaucoup aux musiciens, et tandis que l’esprit de Scribe exerçait sur Auber une influence pernicieuse à la longue, l’esprit d’Auber prêtait de son côté vie et couleur à l’ébauche du librettiste, et d’un scénario bien gouverné faisait une de ces œuvres dont la première impression devient tradition et s’implante. Auber était artiste au fond de l’âme, et si l’idée l’eût jamais pris détenir registre de ses variantes, peut-être serions-nous étonnés de la part de librettiste qui devrait lui échoir. N’était-ce pas en effet une lutte sourde et continue entre ce poète qui regardait la musique comme un obstacle à sa pièce et ce musicien jaloux de maintenir ses droits? Plus tard, Scribe, à force de ténacité, l’emportera; quarante années de collaboration et d’empiétemens l’aideront à triompher; mais, avant de se laisser éconduire, avant d’en arriver de guerre lasse à cette période du Domino noir, de l’Ambassadrice, de la Sirène et de Marco Spada, où la musique paraît décidément quitter la place à la comédie d’intrigue, Auber se défendra, quoique sans trop de suite, et comme on dit, avec des hauts et des bas. Nous le verrons, après avoir, sous le vent de la Muette, vaillamment affirmé son art dans Fra Diavolo, faiblir dans Lestocq et le Cheval de bronze, se relever, fléchir de nouveau, puis, insensiblement se laisser conquérir, ne plus combattre que par soubresauts, — le premier acte d’Haydée, l’ouverture et le troisième acte des Diamans de la couronne, l’acte du désert dans Manon Lescaut, — et définitivement se résigner à n’écrire plus que de la petite musique en grand musicien. Et cela pour faire plaisir à son ami Scribe, qui, soit dit en passant, n’eut point si bon marché de Meyerbeer. Robert le Diable et les Huguenots sont, comme la Muette, des drames qui dépassent de beaucoup la portée ordinaire du genre. Le premier acte de Robert le Diable, au seul point de vue du théâtre, a de la valeur ; que de choses dans ce prologue! les événemens, les caractères exposés en quelques mots clairs et rapides. Là se trahit la force de Scribe, l’art scénique mis au service de la musique, ajoutons qu’il n’en donne pas davantage; de poésie, pas une étincelle; les vers sont plats, la couleur nulle; au lieu d’Auber (l’Auber de la Muette), au lieu de Meyerbeer, supposez tels musiciens d’école, tels partitionnaires, et la conception définitive avortera faute d’imagination, de poésie. Au besoin, la donnée primitive du troisième acte de Robert le Diable suffirait pour juger le procès. Scribe ne s’était-il pas avisé d’évoquer à cette occasion ses vieux souvenirs de collège : nymphes, dryades, hamadryades et jardins d’Armide? Meyerbeer vient, souffle sur ce clinquant et ce poncif, et, s’inspirant de l’esprit du moyen âge qui règne à cette heure, il écrit sa Notre-Dame de Paris, comme Auber écrit sa Marseillaise aux approches de la révolution de Juillet. Pour les Huguenots, même aventure, mais avec plus de complications, plus de tirage. Des exigences à n’en pas finir, tout un rôle nouveau (celui de Marcel) auquel il n’avait point songé et dont on l’encombrait sous prétexte de nécessités historiques et autres; du catholicisme et du protestantisme, il ne s’en souciait ni en musique, ni en peinture et n’en voulait qu’à la recette.
Auber est un écrivain, et qui plus est, un écrivain français dans la meilleure acception du terme; il a dans sa musique toutes les qualités littéraires qui nous sont propres : l’esprit, la clarté, l’élégance, la sobriété, il sait écrire et se borner, et si la sensibilité souvent lui manque, cela tient à ce qu’en même temps que nos qualités, il a aussi nos défauts. Auber est un écrivain et un artiste, il a du génie et de la race; Scribe est moins un génie qu’une puissance; son démon l’agile et lui souffle à l’oreille, comme au Juif errant : Marche! marche! « Je n’ai pas le temps d’être correct, » disait-il, pour excuser son mauvais style, il n’avait pas davantage le temps d’observer, il lui fallait tout deviner. En dehors de ce salon banal d’agent de change, qui représente dans son théâtre littéraire le vestibule de la tragédie classique et où se passent ses pièces du Gymnase et ses comédies en habit noir, vous ne savez dans quelle atmosphère ses personnages vivent et se meuvent; ni l’histoire ni les mœurs du pays ne les gouvernent. A quelle mythologie appartiennent les êtres surnaturels qu’il évoque? Du diable si jamais il s’en inquiéta. Pour lui, l’ombre de Banquo, la statue du Commandeur, sont des revenans ; ses fées se mettent sous la protection de la sainte Vierge, et si Meyerbeer n’eût passé par là, il y aurait eu des nymphes, des dryades et des hamadryades plein le troisième acte de Robert le Diable. Scribe possède aussi le plus étrange assortiment de fantoches à tout usage ; grands inquisiteurs, ministres, pairs de France et d’Angleterre, doges de Venise, rois et reines, bandits et taux monnayeurs, dont il trafique sur son échiquier avec un art inventé à souhait pour le plaisir de la musique ; personne comme lui n’abuse des conjurations, il en met dans ses vaudevilles, dans ses comédies ; ses grands opéras et ses opéras comiques en fourmillent. Motifs tournés et retournés incessamment que le compositeur se charge d’habiller à neuf.
N’importe, ce rôle de Marcel, une fois admis en principe, qui l’écrirait ? Meyerbeer avait résolu in petto que ce ne serait point Scribe, car s’il lui convenait de travailler avec Scribe, l’illustre maître n’en redoutait pas moins les vers de son collaborateur, et, tout en s’asseyant au banquet de l’amphitryon, se disait à part lui comme Célimène :
Oui, mais je voudrais bien qu’il ne s’y servît pas.
Auber du moins ne demandait, lui, que des variantes, Meyerbeer réclamait tout un autre style et s’adressait à Émile Deschamps, quitte à indemniser Scribe pour la peine qu’on lui épargnait de rimer quelques méchans vers. Ainsi voilà une pièce dont le sujet est de Mérimée, la musique de Meyerbeer, le texte d’Émile Deschamps, et dont Scribe aura et l’honneur et l’argent ! Il semble qu’il n’y soit pour rien, il y est pour tout ! Ceux-là seuls qui l’ont vu à l’œuvre peuvent raconter ce que sa collaboration apportait au musicien, ce qu’elle avait d’utile, de fécond. Ingens alienorum laborum fur, disait Pétrarque d’un de ses contemporains ; Scribe ne vidait pas les idées d’autrui, il s’en souvenait, les ravaudait, mais avec quelle verve et quelle incroyable adresse ! Sa mémoire était l’Océan ; par exemple, il n’y fallait rien jeter, car le flot avare gardait tout, l’anneau de Polycrate aussi bien que la coupe du roi de Thulé, et tant de richesses emmagasinées, souvent à son insu, faisaient les principaux frais de ces séances où librettiste et musicien travaillaient ensemble. Alors son imagination et sa dextérité se donnaient cours, il ne regimbait plus, se livrait au maître corps et âme ; oubliant les objections de l’heure précédente, il jetait à bas l’ancien édifice, et d’un tour de main en reconstruisait un nouveau bien dans le mouvement de vos idées ; ainsi les airs et les duos trouvaient leur place, ainsi dans les Huguenots, la scène de la bénédiction des poignards, qui dans l’origine devait par un coup de foudre terminer l’acte, allait, sur une inspiration de Meyerbeer et contre toutes les règles de la progression dramatique, servir de préambule au duo entre Valentine et Raoul, ainsi dans la Muette le personnage de Fenella se transformait, ainsi naissait ce fier duo du second acte : Amour sacré de la patrie, dont Scribe pouvait revendiquer sa bonne part, même comme musicien, en ce sens qu’il fut cause par ses observations qu’Auber, qui d’abord n’avait pas réussi à saisir l’expression vraie, s’y reprit à plusieurs fois. On peut même ajouter que les gourmades et les assauts du librettiste contribuèrent pour beaucoup au succès.
J’ai parlé plus haut de cette langue abstraite si commode aux versificateurs. Scribe ne se gênait guère pour en abuser et n’en trimait pas moins à la besogne. Ces pauvres vers qu’il rimait à coups de dictionnaire et comme au collège on fait un pensum, ces strophes mal agencées lui coûtaient mille efforts. Un jour, Théophile Gautier assistant à la répétition d’une pièce des boulevards, écoutait cette prose avec recueillement et componction, lorsque soudain i! se hérisse, happe une phrase au passage et dit à son voisin, en souriant de son air bonhomme : « Ah diantre ! voilà quatre lignes qui sont écrites en français, je te les dénonce. — Et tu fais bien, car je vais m’empresser de les ôter, » lui réplique alors le voisin qui n’était autre que l’auteur, homme de beaucoup d’esprit et l’un de nos plus célèbres dramaturges et des plus riches, en dépit de Vaugelas. Scribe ne professait pointée dédaigneux parti pris, peut-être même n’aurait-il pas demandé mieux que d’échapper à des critiques qui l’affectaient désagréablement, car ce détestable écrivain avait fait de bonnes études et savait sa langue; mais que voulez-vous? tant de travail et d’effort! Pour cet esprit si abondant en ressources, si doué, si facile sur d’autres points, c’était toute une histoire de redresser un hexamètre, et quand vous appeliez son attention sur ces vers de Gustave :
Mais où donc est ta femme? — Elle est près de la reine
Daignerais-tu, beau page, y porter intérêt?
Il vous répondait : « Eh ! parbleu, je le sais bien, c’est affreux, cela
vous horripile; mais pensez-vous donc que j’irai perdre une heure
à corriger une faute de grammaire ! » Aussi quelle bonne fortune de
rencontrer dans Fenella un personnage qui le dispensait de se
mettre martel en tête ! Lui qui prétendait qu’au théâtre les scènes
qu’on coupe sont les seules qui ne risquent point d’être sifflées, dut
se dire cette fois que la meilleure occasion de ne pas multiplier les
mauvais vers était d’écrire un rôle de muette. Et voyez comme il
faut toujours se défier des jugemens téméraires; cette chose, en
apparence si ingénieusement combinée, ne fut nullement un fait
exprès : la sœur de Masaniello devait être dans l’origine un personnage chantant comme les autres; la contexture même et l’harmonie
de l’ouvrage nous indiquent en elle le grand premier rôle, la cantatrice dramatique (une Falcon, une Stoltz, une Cruvelli, une Krauss
selon les temps) faisant vis-à-vis à la princesse Elvire, la cantatrice
légère, ainsi que Masaniello, ténor de force, fait vis-à-vis au prince
Alphonse, ténor léger. Et s’il n’en alla point de la sorte, c’est que
des circonstances indépendantes de la volonté des auteurs s’y opposèrent.
Par un funeste événement
La parole à ses lèvres ravie
La livrait, sans défense à l’infidèle amant
Dont l’abandon empoisonna sa vie.
Cet événement, qui coupa la parole à l’infortunée jeune fille et sur
lequel Scribe ne prend seulement pas la peine de s’expliquer,
prouve que la pièce était déjà conçue et le siège fait quand il arriva; l’accident à jamais déplorable qui rendit muette la pauvre
Fenella fut tout simplement que, Mme Branchu ayant pris sa retraite, il n’y avait plus à l’Opéra de premier sujet capable de représenter avec autorité cette dramatique figure, et de tenir sa place
dignement à côté d’une Elvire ayant nom Cinti-Damoreau. Mais à
défaut de cantatrice, on avait £0us la main une danseuse, Mlle Noblet, dont le talent mimique et la beauté se faisaient alors très remarquer. L’administration proposa aux auteurs de modifier le rôle
à son intention. L’idée leur sourit, ils l’exécutèrent, elle réussit,
et «voilà comment votre fille est muette ». Scribe et Auber n’étaient
point gens à négliger une pareille invite; l’épreuve ayant succédé
au delà de toutes les espérances, ils la renouvelèrent deux ans plus
tard avec le Dieu et la Bayadère, et cette fois de propos délibéré.
Ici encore le personnage principal ne chante ni ne parle, et la situation s’offrait d’autant plus belle qu’on aurait Mlle Taglioni pour
figurer la Bayadère; tandis que Fenella se borne à s’exprimer par
gestes, Zoloé joint par vocation la danse à la pantomime; et pourquoi, tandis que tout le monde chante autour d’elle, la charmante
fille s’évertue ainsi des bras et des jambes, les deux auteurs, qui
ne pouvaient cependant en faire encore une muette, vous le racontent en quatre vers :
Étrangère dans ce climat
Elle ne connaît pas encore
La langue facile et sonore
Des enfans de Brahma!
Rien n’est menteur comme un proverbe : soyons plus juste, tous sont vrais puisque tous se contredisent et qu’à l’instant même où l’un
vous dit : bis repetita placent, l’autre vous rabâche : non bis in idem.
Ce qui se passa au sujet du Dieu et la Bayadère confirmerait mon
assertion, la chose plut, mais pour la plus grande gloire des virtuoses seulement; Nourrit, Mme Damoreau et Taglioni représentaient
le dieu et les deux bayadères, dont l’une chante et l’autre danse, et
certaine scène du second acte est restée comme témoignage de cet
art merveilleux que Scribe et Auber possédaient de tirer parti de
tous les avantages de la circonstance. Il y avait là un intermède où
la voix de la Damoreau et la danse de Marie Taglioni luttant de
souplesse, d’agilité, de fantaisie et d’ardeur intenses, vous rappelaient ces combats d’oiseaux entraînés qui ne se terminent que
par la mort de l’un des concertans et quelquefois de tous les
deux. Invitée à danser par l’étranger qu’elle adore, la belle Zoloé
déploie tous ses talens et toute sa grâce (les talens et la grâce
d’une Taglioni), et pendant ce temps, le dieu voulant éprouver sa
jalousie, affecte de ne regarder et de n’écouter que sa compagne.
Il fallait voir alors sur un de ces rythmes passionnés, sur un de
ces motifs à toute volée comme Auber en savait trouver, — il fallait voir la pauvre victime s’enlever par bonds toujours plus hauts
et plus douloureux jusqu’à sentir son cœur se briser et fondre en
larmes! Et pourtant ce public, qui se laissait ravir ainsi, n’était
ému qu’à fleur de peau. La muette, par occasion, a survécu, alors
que personne aujourd’hui ne se soucie de cette Zoloé destinée, dans
la pensée des auteurs, à reproduire le même effet dynamisé en
quelque sorte, puisqu’il était voulu, qu’il avait Taglioni pour interprète et qu’il agissait par le double attrait de la pantomime et de la danse.
Quel maître que le hasard, et comme presque toujours ce qu’il nous aide à faire vaut mieux que ce que nous faisons sans lui! Supposons que le rôle de Fenella n’eût pas été conçu d’abord pour une cantatrice, ce rôle serait-il ce qu’il est dans l’organisme musical de la pièce? Au lieu d’y occuper simplement et modestement sa place, ne l’aurait-on pas vu empiéter sur l’ensemble, et du commencement à la fin prétendre accaparer tout l’intérêt comme il arrive en général lorsqu’il s’agit de montrer au public une étoile, et comme en particulier ce fut le cas pour ce personnage de Zoloé ? Le Dieu et la Bayadère, justement à cause de cette importance prédominante attribuée à la virtuosité d’une danseuse, ne fut jamais qu’un opéra-ballet, tandis que la Muette, où la pantomime tient une si grande place, a pris rang parmi les chefs-d’œuvre. Bien plus, l’esprit de discussion aidant, un jour ne devait pas tarder à naître, où ce qui, nous venons de le voir, n’avait été que pur hasard, serait compté au maître comme un trait de génie. Un esthéticien allemand, grand éplucheur d’énigmes, M. Riehl, ne nous apprend-il pas que ce fait d’un personnage de muette figurant au premier plan de l’œuvre musicale d’Auber cache un sens très significatif pour l’histoire de l’opéra moderne! nous qui connaissons le fond des choses, une si belle découverte nous émerveille; nous savons que les auteurs n’y ont point mis tant de malice. Toujours est-il qu’en obéissant à des nécessités d’ordre secondaire, ils allaient au-devant des aspirations symphoniques de l’avenir. Étudiez cette physionomie de Fenella, suivez attentivement dans l’orchestre le commentaire pittoresque à la fois et psychologique de ce qu’elle exprime par ses airs de visage, son geste et ses attitudes, et dites si tout ce mélodrame cousu de motifs adorables ne répond pas aux conditions de caractéristique musicale dont l’art nouveau n’admet point qu’on se passe.
Deux amours sont en présence, l’amour d’une fille du peuple et l’amour d’une princesse, et c’est au plus violent de ces deux sentimens, au seul tragique, que la parole va manquer. Fenella se tait, mais l’orchestre parlera pour elle. Quelle émouvante et pathétique élocution, à l’aide du dessin, du coloris instrumental, Auber donne à sa muette! Les images se succèdent ininterrompues et vivantes à ce point que l’école de la musique sans paroles elle-même trouve là de quoi se renseigner. C’est que tout est absolument neuf dans cet ouvrage; réalisme et naturalisme sont des mots inventés depuis ; Auber inconscient créait la chose; ainsi qu’il arrive toujours, l’œuvre naissait avant la théorie, le radieux tableau avant la grisaille. J’ai parlé de l’intervention des chœurs dans le drame, combien d’autres innovations je citerais! Laissons de côté le prince et la princesse, le confident et la confidente, derniers représentans d’un art conventionnel, et plongeons-nous dans ce flot courant et transparent de source vive. L’inspiration fraîche éclose, le motif trouvé et reluisant au soleil comme un caillou de la grève, jamais l’effort ni la surcharge; rien qui sente l’huile. Auber sait son affaire, il la sait même mieux que personne, mais il se garde poliment d’en abuser comme c’est aujourd’hui la manie chez tant de gens. Modulation que me veux-tu? Quand les idées manquent, on cherche la forme, quand on ne peut plus être romantique on devient parnassien. Élevez votre impuissance à la hauteur d’un dogme, elle s’imposera, tout ce qu’on fait systématiquement plaît aux philosophes. Auber mettait le public bien avant les philosophes, et comme le Dorante de la comédie il se fiait assez à l’approbation du parterre « par la seule raison qu’entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule ». Aussi, voyez l’homme de théâtre à sa besogne, admirez cet art qu’il a de naviguer in medias res, de se gouverner de manière à ne jamais éluder une situation, de les aborder, de les résoudre par les plus habiles transitions, les contrastes les mieux combinés, amenant par l’air du Sommeil l’entrée des pêcheurs révoltés, terminant par une scène mimée, par un tableau, cet admirable second acte plein de conflits tragiques et tout vibrant encore de l’écho des masses vocales. Insisterai-je sur la musique de danse avec ses rythmes et ses tarentelles d’un tour si neuf et qui rompant avec le pathos du divertissement classique ouvre la carrière aux airs nationaux et aux ballets de caractère?
M Scribe et Auber, écrivait Heine, sont deux hommes d’infiniment d’esprit, ils ont la grâce, le sentiment, la passion même; seulement ce qui manque à l’un, c’est la poésie, et ce qui manque à l’autre, c’est la musique. » L’épigramme qui pour Scribe a du vrai, ne tient pas une minute appliquée à l’auteur de la Muette. Auber ici nage au contraire en pleine musique, il ne méritera ce reproche que plus tard, lorsque, par l’effet d’une trop assidue collaboration, son talent se rétrécira au contact de Scribe, Si le grand souffle héroïque et populaire de la Muette ne s’est pas retrouvé chez le musicien, il convient, selon nous, d’attribuer ce tort à son poète qui, l’inclinant de plus en plus vers l’opéra comique, ne lui donnait à peindre même sur la scène du grand opéra, que des tableaux de genre comme Gustave, le Lac des fées, le Philtre et la Corbeille d’oranges. Scribe, affirmant de jour en jour davantage sa manière, ne s’apercevait pas qu’il entraînait son musicien au maniérisme, ou peut-être bien que, s’en apercevant, il jugeait la chose plus utile aux intérêts de la communauté. Toujours est-il qu’à mesure que la comédie gagnait du terrain, la musique en perdait; l’anecdote devenant le principal, l’intrigue et le dialogue tenant le haut bout, il ne restait au compositeur qu’à se cantonner dans les petits coins et s’y manifester de son mieux. Ces quarante années de collaboration furent cause que le trésor d’Auber se dépensa en menue monnaie; à quoi bon les sentimens et la passion quand leurs semblans peuvent suffire? Et cependant au milieu de ces airs dansans, de ces chansons, de ces fredons, de tout cet amusant parlage des violens, des hautbois et des clarinettes, conférant entre eux comme des gens bien élevés qui se rassemblent pour ne se rien dire, — dans ces opéras de salon et de conversation, que d’échappées superbes par momens, quels fiers coups d’aile : le premier acte d’Haydée, le quintette de la Sirène, le cantique avec chœurs au troisième acte du Domino noir! Jadis, aux temps heureux de jeunesse et de dilettantisme, j’ai beaucoup écrit sur Auber et je me reproche aujourd’hui de l’avoir traité trop à la légère. Il y a là, je le sais, un fond de jolis et galans motifs qu’on écoute sans y prendre garde et comme on croque un sac de chez Boissier. Aimez-vous les bonbons à la vanille, préférez-vous la pistache ou la fraise? Vous en trouvez pour tous les goûts. Mais s’il est permis d’en user librement avec ce petit monde chiffonné, l’homme qui a écrit la Muette, et dans la Muette le récitatif et l’air du Sommeil, mérite les égards dus aux plus grands maîtres[5]. D’ailleurs, il pourrait bien se faire que cette petite musique du répertoire secondaire d’Auber ne fût point si petite et qu’il n’y eût là qu’une question d’optique. Je songe ici à l’effet complètement nouveau que produisirent sur moi plusieurs de ces opéras mignons lorsqu’il m’arriva de les entendre à Vienne pour la première fois. L’orchestre d’abord, cet admirable orchestre du Kärtner-Thor exécutant les symphonies qui servent de préface à Fra Diavolo, aux Diamans de la couronne, avec la force de conviction qu’il met à jouer une ouverture de Weber, puis des chanteurs prenant au sérieux la partition, cherchant, au rebours des nôtres, la musique avant de chercher la pièce, et touchant à l’émotion vraie, c’était en un mot l’épreuve du grand opéra imposée à ces œuvres charmantes, et j’avoue que la musique y prenait un air d’élévation que nous ne lui soupçonnons pas ici. Mais voilà, nous avons, nous, cette habitude fâcheuse de laisser aux étrangers le soin de rendre justice à notre école. Nul mieux que l’auteur du Freischütz n’a jamais parlé de notre grand Méhul : « La beauté des œuvres de cet ordre-là ne se prouve point, s’écrie Weber à propos de Joseph. Il suffit d’en appeler au sentiment de ceux qui les entendent; les souvenirs et les tristesses de Joseph, les remords et le repentir de Siméon, la douleur du vieux Jacob, ses colères, sa joie, autant de motifs traités avec l’inspiration et le talent d’un musicien que nuls principes que ceux qui vraiment conviennent à son art, ne sauraient prendre au dépourvu. C’est une fresque musicale que cette partition, un peu grise de ton, mais d’un sentiment, d’un pathétique, d’une pureté de dessin et de composition à tout défier. » Citerai-je le vigoureux élancement de Verdi assistant à une représentation de Zampa à l’Opéra-Comique et secouant à chaque instant son voisin de stalle en lui soufflant à l’oreille : « Quel maître vous avez-là ! quel musicien! » De même pour Auber, dont le répertoire, grand et petit, alimente les théâtres de Vienne et de Berlin, et fournit journellement aux organes les plus autorisés de la critique l’occasion d’honorer nos musiciens selon leur mérite[6].
Qu’il ne se rencontre pas dans le nombre quelques dissidens, je n’oserais l’affirmer; Richard Wagner et Schumann font leurs réserves, ceux-là ne louent que du bout des lèvres, et leurs approbations ne vont point sans une arrière-pensée de dénigrement. Ainsi, l’auteur de Lohengrin vous racontera comment, la fantaisie l’ayant pris de composer un opéra comique, il s’aperçut qu’il écrivait « une musique à la Auber! — J’en ressentis un désespoir profond, ajoute-t-il; tous mes sentimens se révoltèrent, et je me détournai de mon travail avec dégoût! » Horresco referens, dirait Virgile, et le marquis de Mascarille, qu’il vaut mieux citer comme étant plus dans la situation, s’écrierait : « Oh! oh! je n’y prenais pas garde ! » Mais, ô vanité de la théorie, l’archi-poète et l’archi-musicien en sera pour sa courte honte, et c’est d’un motif du Philtre (l’air du sergent), d’un vil pont-neuf de ce polisson d’Auber qu’il fera le thème de son chant nuptial dans Lohengrin ! Quant à Schumann, qui juge les Huguenots une œuvre de platitude grimaçante et « anti-musicale, » on devine aisément quelle sera son opinion. Qu’il appelle Auber un vaudevilliste, passe encore, mais lui reprocher d’instrumenter grossièrement, d’être « un lourdaud! » Autant vaudrait accuser Voltaire de manquer d’esprit. Il est vrai que jamais on n’eut l’idée de vanter Schumann pour la justice ou la justesse de ses appréciations et qu’il appartient avec Richard Wagner, son digne compatriote, à cette race d’atrabilaires et d’envieux par qui s’est introduit ce beau système de s’injurier et de se diffamer entre confrères sous couleur de littérature et d’esthétique; mais qu’un Français, qu’un ministre de l’instruction publique et des beaux-arts ayant à parler d’Auber devant le Conservatoire assemblé s’avise de requérir contre lui au nom de la science, il y a là vraiment un exemple qui vous déconcerte. « Cet homme a produit plus que personne, et il est certain qu’il n’a jamais travaillé! » Qu’en savez-vous, monsieur Jules Simon? Si c’est Auber qui vous a conté cela le sourire à la bouche, il s’est moqué de vous, et si par hasard vous devez cette découverte à votre information personnelle, je vous renvoie aux vingt premières mesures de l’ouverture des Diamans de la Couronne, où se dérobe sous les délicatesses du style le plus exquis, toute la science d’un Mozart; et Meyerbeer à qui vous jetez le pavé de l’ours en ajoutant : « Il y a plus de travail dans la plus courte scène des Huguenots que dans toute la Muette[7], » Meyerbeer tel que je l’ai connu et pratiqué n’aurait pas manqué de vous répondre : « Eh bien ! alors, mon cher monsieur Simon, tant pis pour les Huguenots. » « On a dit qu’il était ignorant, » continue l’orateur. Qui a dit cela? Est-ce Cherubini ou Fétis, qui certes n’en savaient pas plus que lui: o philosophi, gens credula! Ou plutôt, que ne peut cette manie de dénigrement, puisqu’elle en arrive à convaincre un homme vieilli dans l’université de cette vérité prodigieuse qu’un maître qui sait tout dans son art n’a jamais travaillé!
Lorsque Byron voulait se mettre en verve, il prenait un livre quelconque, et le premier paragraphe venu lui servait de point de départ. Le hasard a quelquefois de ces bons offices à nous rendre. Je finissais d’écrire ces lignes quand je reçois d’un ami trois volumes: j’ouvre à l’instant, et le premier nom qui me frappe est celui d’Auber. Voilà certes une rencontre qui ressemble furieusement à un rendez-vous, et cependant rien de moins concerté, la riposte ayant de deux ans précédé l’attaque; quoiqu’il en soit, on n’imagine pas coïncidence plus singulière, ni réponse plus topique à cette assertion banale de M. Jules Simon : « Auber n’a jamais travaillé. » Lisez et renseignez-vous : « Auber a été travailleur et conscient; le travail a été son culte, sa religion, sa foi, il lui a tout sacrifié. Il a imposé silence à ses instincts, il a rythmé les battemens de son cœur, il a coupé les ailes à sa fantaisie, il a discipliné son corps, il a mis toutes ses forces vives au service de sa pensée, il n’a permis à aucune des tentations les plus séduisantes pour l’homme d’avoir une prise durable sur lui. Il s’est équilibré physiquement, intellectuellement, moralement, n’accordant aux exigences du corps que juste ce qu’il fallait pour maintenir le cerveau en vigueur et en harmonie. Son génie n’était pas seulement fait d’inspiration divine, comme le croient ceux qui attendent toujours l’inspiration au lieu d’aller au-devant d’elle; il était fait aussi de volonté, de persévérance et de travail quotidien[8]. » Qui parle ainsi? Un poète, un artiste qui sait, lui, par expérience ce que valent ces fables avec lesquelles jonglent en public trop volontiers les prestidigitateurs de la parole, et ce qu’il en coûte d’efforts et de travail pour « aller au-devant de l’inspiration.» Ces quelques pages de Dumas sur Auber sont à mon sens le meilleur résumé qu’on puisse lire. Entre cet écrivain et ce musicien, un lien de parenté existe : le théâtre et d’ailleurs tous les arts ne se tiennent-ils pas? Omnes artes cognationc quadam inter se continuantur.
« La perfection des arts, écrit Montesquieu, est de nous présenter les choses telles qu’elles nous fassent le plus de plaisir qu’il est possible. » C’est qu’en définitive le plaisir est au fond de tout ce qui porte en soi à un degré quelconque le caractère du beau. Épicure le mettait dans la vertu, d’autres le mettront dans une fantaisie de Watteau comme dans la Léda du Corrège, dans une symphonie de Beethoven comme dans un opéra d’Auber. Pourquoi les gens vont-ils au spectacle, au concert? pourquoi vous faites-vous jouer un morceau de Chopin ou de Schumann? Allez-vous à l’Opéra comme vous iriez à la Sorbonne, et les émotions que vous procure une audition musicale ont-elles rien de commun avec celles qu’éveille en vous une savante lecture? Je ne le pense pas, et la preuve c’est que, lorsque vous sortez d’une représentation de la Dame blanche ou de Fra Diavolo, vous vous dites : « Cela m’a plu, cela m’a charmé, » et non point : « Cela m’a persuadé, convaincu. » Hegel prétendait qu’il lui était impossible de penser en écoutant de la musique. Ce que la musique a à me dire, elle me le dit par la sensation; si j’ai besoin de tendre les ressorts de mon esprit, adieu le plaisir et la jouissance ! La musique, « art complaisant et câlin, au lieu de s’imposer violemment à notre pensée, se plie à l’état momentané de notre être intérieur, nous enveloppe, nous caresse, nous entraîne et nous sépare peu à peu des soucis et des angoisses de la réalité. » Ainsi dans une de ces pages sur Auber que j’ai citées plus haut, s’exprime Dumas fils, et s’il nous plaît après cela d’interroger une femme, Mme de Staël nous répondra qu’on doit exiger une attention soutenue quand il s’agit d’idées abstraites, mais que les émotions sont involontaires, qu’il ne peut être question dans les jouissances des arts ni de complaisance, ni d’efforts, ni de réflexion. « Il s’agit là de plaisir et non de raisonnement. L’esprit philosophique peut réclamer l’examen, mais le talent poétique doit commander l’entraînement. » Tout ceci constituerait une méthode au profit de l’heureux enchanteur qui nous occupe, mais en est-il besoin? Auber n’eut jamais en ce monde qu’une esthétique comme il n’eut qu’une religion : l’éternel féminin. Les femmes lui doivent beaucoup, et lui leur doit immensément. Il les recherche, les aime les connaît, et c’est à ce culte jaloux et continu qu’il faut rapporter ce charme presque énigmatique d’une imagination toujours jeune et cette veine toujours nouvelle de frais motifs; car il n’est pas un de nous qui, en redescendant ses souvenirs les plus lointains ne puisse bercer chacun de ces souvenirs dans une mélodie de l’aimable inspiré. « Sa verve intarissable court depuis un demi-siècle à travers nos existences comme un ruisseau sorti d’une source naturelle, à la fois miroir et rosée, fraîcheur et chanson. Que de tristesses il a emportées dans son murmure, que de sourires il a reflétés, que de confidences il a reçues, que de larmes il a mêlées à ses eaux rapides dont rien ne pouvait troubler la transparence ! Gloire et reconnaissance au maître charmant, sans devanciers comparables à lui, sans rivaux contemporains, sans héritiers jusqu’à cette heure, qui a ému, égayé, ravi, consolé toute une génération disparue, toute une génération vivante et qui garde les mêmes émotions, les mêmes joies, les mêmes ravissemens pour les générations qui vont naître et à qui nous souhaitons de n’avoir pas besoin d’être consolées » Auber, qui détestait l’esthétique des esthéticiens, goûterait celle-ci, lui venant de l’auteur de l’Ami des femmes, et que j ai rapprochée des paragraphes empruntés à Montesquieu, à Hegel et à Mme de Staël, comme on nuance dans un bouquet des fleurs de diverse culture. Maintenant, si vous voulez, baissons un peu le ton et voyons dans le train ordinaire des choses le vieillard à qui nous venons de souhaiter la fête.
Bien qu’il fût un fieffé courtisan, il préférait, et de beaucoup, au fameux parterre de rois une double rangée de loges très richement agrémentée de jolies femmes. Ce public-là était le seul qui l’intéressât; pour tout le reste il se montrait assez indifférent. Il ne disait pas comme les ménétriers de Shakspeare : « La musique a le son joyeux de l’argent. » Il pensait à son rang de loges et c’était pour ses beaux yeux et surtout pour ses belles épaules qu’il écrivait. De même dans la distribution de ses rôles, la jeunesse et les grâces physiques d’une cantatrice le rendaient infiniment moins sévère à l’égard de la voix et du talent. En outre, Auber aimait le changement, et chaque ouvrage nouveau lui servait de prétexte pour convoler à de nouvelles noces. Aussi pendant les soixante ans de ce long règne, quelle consommation de minois charmans et de gosiers choisis ! Comment nombrer tous ces becs fins de sa volière ? On aimerait à se figurer ainsi une galerie des femmes d’Auber à l’instar des illustrations qui se publient sur l’œuvre des poètes ; nous y passerions en revue les divers portraits des cantatrices dans le costume de leurs rôles. Toutes y paraîtraient, depuis la petite Rigault d’Emma et la jolie Pradher de la Bergère châtelaine, depuis Mlle Falcon, l’Amélie de Gustave, et Mme Damoreau, l’Elvire de la Muette, l’Henriette de l’Ambassadrice, l’Angèle du Domino noir, jusqu’à cette infortunée Priola du Rêve d’amour à qui la mort ne laissa pas le temps d’achever son rêve ! Il va sans dire que l’on n’oublierait ni la blonde Anna Thillon, la Catarina des Diamans de la couronne, ni les Dameron, ni les Lavoix, ni les Rossi, ni les Vandenheuvel, ni les Cabel, ni Marie Roze, fantômes également évanouis et qui furent à leur moment la Sirène, le Carlo Brocci de la Part du Diable, Jenny Bell, Manon Lescaut et la voluptueuse Indienne du Premier Jour de bonheur. Auber aimait les femmes et les aimait toutes, dans le monde aussi bien qu’au théâtre, et ce culte assidu, poli toujours, sinon discret, vous rappelait en lui l’homme du XVIIIe siècle dont il avait l’esprit et les manières.
Pour égoïste, il l’était et parfois même cruellement, mais ses dehors, son savoir-vivre, n’y perdaient rien. Et puis, un grand artiste payant de sa bienvenue ne satisfait-il point aux exigences ? Très mondain, très répandu, Auber aimait à courir les salons, mais il ne s’y prodiguait pas, et ce n’était guère que dans une certaine intimité que son esprit se laissait aller. Qu’une grande dame eût besoin de lui pour organiser quelque matinée de bienfaisance, il arrivait aussitôt pimpant, guilleret, tout heureux de s’attarder aux menus propos. Il causait à bâtons rompus, rasait le sol : des anecdotes, des mots, de jolis riens, un printemps fleuri avec des bourdonnemens d’abeille sur lequel le tædium vitæ planait comme un nuage noir. Tout en étant fort l’ami et même un peu l’amant de ses succès, il ne haïssait point ceux des autres, ou plutôt son éloge en pareil cas trahissait une grande indifférence. Préférer tout le monde, argument suprême des habiles et des ennuyés. Auber avait pourtant des préférences et ne se gênait pas pour vous les dire, mais seulement dans le tête-à-tête et quand il savait n’être menace d’aucune espèce de discussion. Mozart, Cimarosa, Rossini, formaient son élite. N’oublions pas Verdi, qu’il plaçait très haut pour son double tempérament de mélodiste et de dramaturge, car Auber, comme tous les grands artistes de cette génération, estimait surtout les dons naturels, ce qui s’acquiert l’intéressait moins, et s’il prêtait son attention aux sonoristes d’aujourd’hui, ce n’était point sans regretter l’absence des idées. «Tout cela, pensait-il, est acheté beaucoup trop cher, il faut pourtant qu’il y ait quelque rapport entre la peine que je me donne pour casser, éplucher, égruger la noix et le plaisir de déguster l’amande ou le lait qu’elle renferme. » Lui dont les airs les plus connus, les plus originaux n’offrent souvent qu’une succession de quel lues mesures, lui qui portait des motifs comme La Fontaine poussait des fables, Pétrarque des sonnets et Tallemant des anecdotes, il ne comprenait rien, mais absolument rien à cette esthétique de nains et de bossus qu’ignore la statuaire dont procèdent les Venus de Milo. « Mélodie continue! » Qu’est-ce que peut bien vouloir signifier cette expression dont les deux termes se contredisent? De quelque façon que vous l’entendiez, ce mot de mélodie représente une forme plus ou moins régulière, mais parfaitement déterminée Qu’on interrompe le rythme principal et qu’on ouvre des parenthèses à perte de vue, je l’admets encore, mais il faut qu’une phrase ait un commencement et une fin, et il ne saurait y avoir de mélodie contmue pas plus qu’il ne saurait y avoir de poésie sans ponctuation Là où n’existent ni intervalles différens, ni rythme, la mélodie N’existe pas ; je vais plus loin, cette forme précise et régulièrement rythmée est un besoin de notre nature. A peine notre œil et notre oreille ont-ils perçu une certaine suite de lignes ou de sons qu’ils en désirent invinciblement la reproduction ; et ces répétitions qu’il est de mode aujourd’hui de vouloir proscrire tiennent à l’organisme même de l’art. Vous les retrouvez partout, dans Haydn Mozart et Beethoven comme dans Rossini. La musique est un moyen D’agir sur la sensibilité, de provoquer chez l’auditeur un certain état moral et c’est par l’emploi répété des mêmes effets qu’elle y parvient. Si l’on peut dire vingt fois à sa maîtresse : « Je vous aime, » on peut à plus forte raison le lui chanter. Il est vrai qu’une théorie n’engage à rien et que tous peuvent s’en moquer, à commencer par Gluck, que les fameux principes développés dans la préface d’Alceste n’empêchaient pas de faire servir le même morceau à des situations non seulement diverses, mais complètement opposées. O malheureuse Iphigénie! cet air qui depuis plus d’un siècle émeut l’enthousiasme des amateurs de la musique d’expression cet air célèbre et typique n’est autre chose qu’un chant déjà employé par Gluck dans un de ses nombreux opéras italiens, la Clemenza di Tito à une époque où, n’ayant pas inventé son système, il courait simplement après la mélodie sans toujours réussir à l’atteindre Qu’on vienne ensuite nous parler de la cavatine de Maometto transportée dans le Siège de Corinthe et traiter de musique à tiroirs tel charmant trio des Chaperons blancs que la main paternelle de l’auteur sauva du naufrage et dont la partition de Fra Diavolo s’est enrichie. Auber fréquentait ensuite les petits maîtres de notre école française; sur Beethoven il se taisait religieusement; quant aux autres, Berlioz, Wagner, Schumann, ils produisaient sur lui l’effet d’épouvantails. Qu’on se figure l’honorable M. de Sacy mis en présence des livres de Schopenhauer. Auber d’ailleurs ne niait point, il se contentait de ne pas comprendre, tirait sa révérence et retournait à ses plaisirs, tranchons le mot, au vide énorme de son existence.
Lassitude et désœuvrement! Aucun intérêt où se rattacher en dehors de ce travail auquel même il ne croyait plus, nulle autre distraction qu’un misérable chambellanisme qui lui faisait endosser la casaque de Polonius pour aller battre la mesure aux concerts des Tuileries.
Je vais donner une heure aux soins de mon empire,
Et le reste du jour sera tout à Zaïre.
Son empire, c’était le Conservatoire, et le foyer de la danse était
Zaïre. La journée se traînait tant bien que mal dans les affaires et
les répétitions; plus tard, c’était la promenade au bois, le dîner,
puis les théâtres, les salons. Mais enfin il n’est fête qui toujours
dure, et quand le dernier théâtre avait éteint son lustre et le dernier salon sa dernière bougie, il fallait cependant rentrer dans ce
lugubre hôtel de la rue Saint-George et s’y retrouver seul avec ses
quatre-vingt-huit ans. Ne dormant plus, il avait perdu l’habitude
de se coucher; le lit augmentait sa tristesse, son humeur sombre.
Enveloppé de sa robe de chambre, plongé dans son fauteuil, il
lisait, griffonnait, méditait avec de légers intervalles d’assoupissement, et les premiers rayons de l’aube le surprenaient à son balcon,
regardant d’un œil terne et découragé la théorie des balayeurs et
balayeuses dévalant des hauteurs de Montmartre. N’exagérons rien
toutefois, car ce vieillard morose avait pour se défendre un fonds
inépuisable d’ironie et de scepticisme. « Quand je pense, disait-il,
que si je m’étais marié, ma femme aujourd’hui ne pourrait pas
avoir moins de soixante-quinze à soixante-dix-huit ans ! Une compagne de soixante-dix-huit ans, quel intérieur! Mieux vaut encore
prendre en patience sa vieillesse, puisqu’on n’a jusqu’ici rien inventé
de mieux pour vivre longtemps et qu’il faut vieillir sous peine de
mort. » Tête frivole et cœur léger, à Dieu ne plaise que je l’en
excuse! Il était de son temps, et ce diable de Diderot l’avait endoctriné dès le collège. Une très illustre dame, un soir qu’il l’agaçait
de ses indiscrétions, lui faisait cette remontrance en le frappant de
l’éventail sur le bout des doigts : « Voyons, Auber, vous n’en finirez
donc jamais? Quoi! pas un retour vers la religion, pas une pensée du ciel, à votre âge, car, songez-y, vous avez quatre-vingt-huit ans
sonnés. » Auber se mordit la lèvre et, se souvenant du mot d’Anacréon : « C’est possible en effet qu’ils aient sonné; mais, quant à
moi, je n’en ai rien entendu. » Puis, se ravisant et d’un ton de
souriant sarcasme : « Le paradis! si j’étais seulement sûr de vous
y retrouver! mais, voilà! même là-dessus j’ai mes doutes. Vous me
reprochez de n’y penser jamais, qu’en savez-vous? J’ai souvent au
contraire essayé de m’en faire une idée. Dante se l’imaginait comme
une roue de feu d’artifice débitant à perpétuité les saphirs, les
émeraudes et les topazes; moi, je me le figure en ut majeur, et,
pour vous parler en pauvre musicien que je suis, ce ton-là m’a toujours ennuyé. »
Repenties ou non repenties, toutes les Madeleines le charmaient, et cette influence fit son génie comme elle a fait, et surtout comme elle a prolongé le génie de tant d’autres. Mettons à part certaines défaillances trop faciles à relever et qui seraient plutôt du ressort de la comédie, pour combien cet hommage persistant rendu aux femmes, ces soins assidus, tendres, minutieux autour de leur personne, ne sont-ils pas entrés dans la virtualité même de tel écrivain, de tel artiste que nous admirons? Très utiles à former le talent, les femmes ont surtout l’inappréciable secret de le maintenir sur le tard dans sa pleine vigueur. Qu’on se rassure, je n’entends sortir ici ni de mon pays ni de mon siècle; nous ne parlerons ni de Pétrarque, ni de Dante, ni de Michel-Ange, ni de Gœthe, il suffit de regarder autour de nous. Comptons un peu; les hommes dont l’activité productrice s’est le mieux défendue contre les déchéances de l’âge, qui sont-ils? Ceux que les femmes ont le plus attirés : Chateaubriand, Mérimée, Sainte-Beuve, Alfred de Vigny, Michelet, Cousin : In hoc sîgno vinces ; chaque feuillet d’Auber porte ce signe distinction, élégance, goût suprême! Aucun maître, Mozart excepté, n’écrivit dans cette perfection le dialogue parlé. Cet orchestre, toujours clair, a des façons de dire qu’on ne se lasse pas d’admirer ; la phrase musicale, toujours nette et bien construite, rend avec précision le sens du récit : autant de paroles, autant de notes ayant leur signification facile, intelligible; les motifs sont en profusion, et tout cela spirituel, galant, ni trop long ni trop court, touché de main d’artiste, et d’artiste qui sait le monde !
Qui se souvient aujourd’hui du troisième acte de Gustave, de cet air de femme si ému, de ce duo entre le royal amant et sa maîtresse, où, chose rare au théâtre, même à travers les mouvemens de la scène, le comme il faut ne se dément jamais? Voltaire se vantait d’être le seul poète qui sût faire parler des princes. Auber, bien autrement, s’entend à mettre en musique le langage des cours. Je prends comme exemple ce sujet de Gustave traité depuis par Verdi dans Un Ballo in maschera, une des plus vigoureuses partitions du maître italien. En tant que produit musical et chose spécifique, l’œuvre de Verdi l’emporterait peut-être sur l’opéra d’Auber ! Vous signalerez là du tempérament comme dans un mélodrame, du mouvement, de la passion, mais généralisée, brutale et flagrante, sans localisation ni caractéristique : adieu la nuance, le fin pastel ! la quantité supplée à la qualité, la pièce n’est pas rendue, ni les costumes, ni les portraits, tandis que chez Auber vous avez tout, jusqu’à l’œil de poudre. Alexis de Saint-Priest, dont l’information sur la littérature du grand siècle était impeccable, quand il vous lisait une tirade de Monime ou de Bérénice, ne manquait jamais de s’arrêter à certains passages où Racine, disait-il, avait marqué la place du coup d’éventail pour la Champmeslé. Cette observation me revient à propos des ouvrages d’Auber, et notamment de ce Gustave où je retrouve dans la façon d’être et l’attitude des personnages, dans leur manière de porter l’épée, de saluer, d’entrer et de sortir quelque chose d’aisé, de poli, de familier et de hautain qui n’appartient qu’à notre XVIIIe siècle; il y a, comment dirai-je ? le coup de chapeau ; ces gens-là savent vivre, et la langue qu’ils parlent en musique nous le fait voir : ce comme il faut, Scribe au théâtre ne l’eut jamais ; c’est que le style lui manque. Rêvez, inventez, combinez tant que vous voudrez, rien ne vit que par le style. Scribe a tout excepté tout, il sait trouver et ne sait point écrire. Vaudeville, drame, comédie, opéra, que n’a-t-il pas imaginé? Classique de nature et par éducation, il sera romantique demain si le romantisme fait recette, car dès que le public s’est amusé de l’anecdote mise en scène et qu’il ne redemande pas son argent, l’auteur dramatique a touché son but. Monarques et manans, hommes d’état et de finance, artistes, épiciers, charlatans, tous sont égaux devant sa plume; aussi facilement qu’il aura su tourner en pasquinade la fin tragique de Struensée, il va sur la chute de Marlborough vous composer une spirituelle comédie d’intrigue et travestir la mort de Pierre le Grand en un roman sentimental; le Verre d’eau, Bertrand et Raton, la Czarine, c’est toujours la même pièce avec d’autres noms, il ne voit dans l’histoire que le fait mesquin, le motif purement personnel, et s’il soulève le rideau étendu devant une catastrophe héroïque c’est avec l’étroite curiosité d’un valet de chambre épiant son maître. Son dialogue toujours incorrect a des idiotismes qui vous renversent. Dans Aérienne Lecouvreur par exemple, à cette question de l’abbé: « Je tiendrais à savoir quelle est sa passion régnante ? — l’interlocuteur répond : Je TE saurai cela. » Et c’est un grand seigneur, un prince de Bouillon s’il vous plaît, qui s’exprime de la sorte, la main au jabot et chiffonnant son cordon bleu : Je te saurai cela ! Involontairement vous pensez au style d’Auber, à ces artisans du Maçon, à ce menu peuple si galant et si bien troussé dans sa désinvolture musicale : tableau de genre et de mœurs faubouriennes auquel nous verrons au second acte succéder une Orientale en plein Paris qui nous donnera comme contraste ce que j’appellerai le romantisme d’Auber.
Soyons juste cependant et rendons à Scribe la part qui lui revient : ce qu’il a fait est déjà beaucoup, mais ce qu’il a fait faire est immense. Tout notre théâtre lyrique moderne est sorti de son initiative. Sans lui nous n’aurions ni la Muette, ni Robert le Diable, ni la Juive, ni les Huguenots, ni ce charmant répertoire que l’Europe nous envie et qui, du moins en partie, survivra: le Mariage de raison et la Calomnie auront depuis longtemps disparu de la mémoire des hommes que la Muette et Fra Diavolo, le Maçon et le Domino noir leur rappelleront le nom du grand musicien, son collaborateur inséparable. « Je fais l’opéra-comique et le vaudeville. On se ruine dans la haute littérature, on s’enrichit dans la petite. Soyez donc dix ans à créer un chef-d’œuvre ! Nous mettons trois jours à composer les nôtres et encore sommes-nous trois. Je sais bien que nos chefs-d’œuvre valent à peu près ce qu’ils nous coûtent, mais on en a vu qui duraient huit jours, quelques-uns ont été jusqu’à quinze, et quand on vit un mois, c’est l’immortalité. » Ces paroles d’un personnage du Charlatanisme, rien ne me dit que Scribe en les écrivant ne se les soit pas appliquées; toujours est-il que bien d’autres les lui ont appliquées depuis. Il n’en ira point de même pour Auber, et c’est l’œuvre du musicien qui sauvera l’œuvre du poète. La musique qui peut ajouter d’illustres destinées à des comédies telles que le Mariage de Figaro et le Barbier de Séville, protégera dans l’avenir le nom de Scribe, et cela d’autant plus que l’auteur dramatique aura davantage ici prêté la main au musicien; qui sait? en présence de la Muette et de ce répertoire lyrique secondaire, modèle de culture et d’urbanité, peut-être bien le public d’alors pensera-t-il comme nous que ce qu’il y eut encore de meilleur dans Scribe, c’est Auber.
HENRI BLAZE DE BURY.
- ↑ « Vous prétendez que ce sont des chansons, je soutiens, moi, que ce sont des odes! Ier s’exclamait jadis un fanatique de Béranger : « Vous dites que ce sont là de simples farces du Palais-Royal écrites dans le style du genre, qui naturellement ne saurait être qu’un jargon et la négation de tout style; je soutiens, moi, que c’est du Molière et que l’auteur de ce théâtre-là doit être de l’Académie! » Pourquoi pas? L’Académie en a bien vu d’autres, l’auteur du Misanthrope n’en fut jamais, l’auteur du Misanthrope et l’Auvergnat en sera.
Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre !
- ↑ Détail à signaler, deux musiciens, Auber et Carafa, composent en même temps un opéra sur le même sujet. de ces deux hommes, l’un est Français, l’autre Italien, Napolitain s’il vous plaît, et c’est le Français, c’est Auber qui, sans avoir jamais mis le pied en Italie, trouve la couleur, la vie, le pittoresque du sujet.
- ↑ Il faut que l’atmosphère ambiante y fût aussi pour quelque chose, autrement Musset n’eût pas rais dans une de ses nouvelles ce héros charmant, trop charmant peut-être, qui n’éprouve aucun scrupule à se promener au bois dans la voiture de ses maîtresses tt se laisse un peu bien complaisamment aller aux délices d’un riche attelage qui n’a qu’un tort, celui de ne rien coûter à sa bourse.
- ↑ cette charité de premier mouvement lui sauva même la vie. Un matin, un individu besoigneux se présente à l’hôtel de la rue Olivier-Saint-Georges, il expose sa demande, Scribe après l’avoir écouté ouvre un tiroir et lui remet cinq louis. On frémit à la pensée que cet homme de lettres misérable, disons tout court, ce misérable s’appelait Lacenaire. Lui-même raconta plus tard en cour d’assises qu’à la vue de ce tiroir plein d’or tous ses instincts de meurtre s’étaient éveillés, et que, placé comme il l’était, debout derrière Scribe, il allait agir du couteau quand la magnificence du présent le désarma.
- ↑ J’ignore si depuis lors M. Gounod a changé d’avis, mais, quant à moi, je me souviendrai toujours d’un certain soir où, passé minuit, comme il était au piano, à feuilleter pour un groupe d’adeptes le merveilleux album de sa mémoire, le hasard amena sous ses doigts l’air du Sommeil, le récitatif d’abord, puis la mélodie, qu’il reprit ensuite de sa belle voix jeune et vibrante. Nous écoutions dans le silence du ravissement. Cousin lui-même se taisait, et, sur la dernière mesure, comme Delacroix s’empressait pour le féliciter, l’admirable interprète de cette admirable musique, ému lui aussi jusqu’aux larmes, répondait à son étreinte vigoureuse en s’écriant : Est-ce assez beau!
- ↑ « On tombe de son haut à lire, en feuilletant les vieilles gazettes, avec quelle impertinence et quelle dédaigneuse répulsion furent accueillies à leur première apparition en Allemagne les œuvres les plus exquises des Rossini, des Auber, des Boïeldieu, et je me demande s’il ne serait pas pour nous plus honnête et plus habile d’avouer qu’il n’est pas de notre puissance de composer jamais rien qui ressemble à ces merveilles d’esprit, de verve, et de stylo ayant nom le Barbier de Séville, la Dame blanche, le Philtre et Fra Diavolo. » (Ferdinand Hiller, Aus dem Tonleben.)
- ↑ Pas de travail dans la Muette? Excusez du peu! Et la scène du marché avec ses contre-parties, ses motifs fugues, qu’en faites-vous? Une trame cependant est une trame, et les fils d’une pareille harmonie ne s’entre-croisent pas sans qu’une habile main de tisserand pousse la navette.
- ↑ Alexandre Dumas fils, Entr’actes, t. II, p. 346.