Okakura Kakuzō, Le livre du thé 1906

Traduction Gabriel Mourey 1927

I
LA COUPE DE L’HUMANITÉ



Avant de devenir un breuvage, le thé fut d’abord une médecine. Ce n’est qu’au huitième siècle qu’il fit son entrée, en Chine, dans le royaume de la poésie, comme une des distractions élégantes du temps. Au quinzième siècle, le Japon l’ennoblit et en fit une religion esthétique, le théisme.

Le théisme est un culte basé sur l’adoration du beau parmi les vulgarités de l’existence quotidienne. Il inspire à ses fidèles la pureté et l’harmonie, le mystère de la charité mutuelle, le sens du romantisme de l’ordre social. Il est essentiellement le culte de l’Imparfait, puisqu’il est un effort pour accomplir quelque chose de possible dans cette chose impossible que nous savons être la vie.

La philosophie du thé n’est pas une simple esthétique dans l’acception ordinaire du terme, car elle nous aide à exprimer, conjointement avec l’éthique et avec la religion, notre conception intégrale de l’homme et de la nature. C’est une hygiène, car elle oblige à la propreté ; c’est une économie, car elle démontre que le bien-être réside beaucoup plus dans la simplicité que dans la complexité et la dépense ; c’est une géométrie morale, car elle définit le sens de notre proportion par rapport à l’univers. Elle représente enfin le véritable esprit démocratique de l’Extrême-Orient en ce qu’elle fait de tous ses adeptes des aristocrates du goût.

Le fait que le Japon s’est trouvé si longtemps isolé du reste du monde a aidé puissamment, en développant le goût de la vie intérieure, à propager le théisme. Nos maisons et nos habitudes, notre façon de nous vêtir et notre cuisine, notre céramique, notre laque, notre peinture, notre littérature même, tout, chez nous, a subi son influence. Personne ne peut l’ignorer qui connaît la culture japonaise. Il a pénétré aussi bien dans les maisons les plus nobles et les plus élégantes que dans les plus humbles demeures. Il a appris à nos paysans l’art d’arranger les fleurs, il a enseigné au plus simple travailleur le respect des rochers et de l’eau. Dans notre langage usuel l’on dit volontiers, en parlant d’un homme insensible aux épisodes sério-comiques du drame individuel, qu’il « manque de thé » ; et l’on flétrit, au contraire, l’esthète grossier qui, indifférent à la tragédie mondaine, s’abandonne sans mesure, en toute liberté, au courant de ses émotions, en disant qu’il a « trop de thé ».