Popovitza - Scènes et récits des bords du Danube

Popovitza - Scènes et récits des bords du Danube
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 42 (p. 818-874).
POPOVITZA
SCENES ET RECITS DES BORDS DU DANUBE.


I.

Routchouk est une grande ville turque où le voyageur qui se rend de Paris à Constantinople sans prendre la voie de mer quitte ordinairement le Danube : c’est la résidence du pacha qui gouverne toute la Bulgarie. Le Danube a en cet endroit une largeur ordinaire de près de trois kilomètres. La rive turque s’élève abrupte, escarpée, dominant le fleuve. On n’aperçoit d’abord que quelques maisons de bois délabrées, flanquées de deux batteries. Ce n’est qu’après avoir gravi l’escarpement de la côte que l’on découvre les nombreux minarets de la ville. En face, la rive valaque est basse et facilement envahie par le fleuve; par une faible crue, il couvre au loin la plaine.

De l’escarpement où est située Routchouk, la vue s’étend indéfiniment sur la Valachie, plate et uniforme; à peine un pli de terrain vers Daïa vient borner l’horizon. Sur cette rive et très peu au-dessous de Routchouk, en suivant le cours du fleuve, se trouve la ville valaque de Giurgevo : larges rues pavées ou macadamisées, grandes maisons régulièrement bâties et espacées à la façon russe, hôtels pour les voyageurs avec des enseignes eu différentes langues; un aspect de comfort extérieur très marqué, si on la compare à la ville turque en face de laquelle elle est placée. Entre les deux et près de la rive valaque se trouvent plusieurs îles, quelquefois couvertes par le Danube, et qui partagent devant Giurgevo le fleuve en plusieurs bras.

Le Danube est d’humeur variable. Avec son aspect change celui du paysage. Quelquefois il coule tranquille, bleu, uni, à peine ridé, sous un ciel pur, Giurgevo se détache alors en arêtes vives sur l’horizon lointain; ses maisons blanches rient au soleil, ses toits lancent des étincelles. De grands troupeaux de buffles nagent lentement, entièrement cachés sous l’eau, ne montrant que leurs museaux noirs, et s’avancent doucement vers les îles, semblables eux-mêmes à des îles flottantes. Alors la falaise de Routchouk prend aussi une teinte riante : ses masures ont des tons dorés ; des lierres, des saules, des peupliers l’égaient de leur verdure. D’autres fois le grand fleuve s’irrite : poussé par le vent, il roule houleux, vert, mugissant; des nuages gris et bas écrasent Giurgevo, qui paraît plongée dans la nuit: la falaise de Routchouk est noire et montre toutes ses déchirures; le Danube en bat les fondemens et les ronge; les maisons disjointes, les arbres au feuillage sombre penchent vers la rive et semblent prêts à s’y abîmer. Le passage du fleuve est alors dangereux pour les barques, et l’on y a vu plus d’un naufrage.

Les maisons de Routchouk qui bordent le Danube appartiennent au quartier des chrétiens, habité par des Grecs et des Bulgares. Autrefois sans doute entre ces maisons et l’arête de la rive se trouvait un chemin praticable; mais à l’époque où commencent les événemens qui font le sujet de ce récit, c’est-à-dire au printemps de l’année 1854, ce chemin, sans cesse rétréci par des éboulemens, n’était plus, dans beaucoup d’endroits, accessible qu’à de hardis piétons; il fallait, pour franchir certaines crevasses, se retenir aux clôtures des jardins ou s’aider de quelque tronc d’arbre. Des maisons minées par le fleuve restaient inhabitées.

Parmi les habitations de ce quartier, la plus considérable était celle du pope Eusèbe. Un grand jardin clos de palissades la bornait du côté du Danube. La façade, qui regardait la ville, était précédée d’une grande cour. Le pope Eusèbe était un personnage des plus importans à Routchouk, craint des Turcs, également influent parmi les Grecs et parmi les Bulgares. Cette circonstance mérite d’être notée, car, bien qu’ils aient la même religion, les Grecs et les Bulgares, dans les villes où ils se trouvent mêlés, restent à peu près étrangers les uns aux autres. Ils ne se comprennent pas dans leurs idiomes propres, et n’ont d’autre langage commun qu’une sorte de patois turc très pauvre et tout à fait rudimentaire. Les Bulgares sont laboureurs, les Grecs sont marchands. Les premiers sont solides et massifs de corps comme d’esprit, les autres fins et déliés. Les gens de deux races se battent volontiers; dans ces rixes, les Bulgares triomphent à coups de poing, les Grecs à coups de langue. Le pope Eusèbe exerçait sur les uns comme sur les autres un grand pouvoir. D’origine grecque, il avait épousé autrefois une fille bulgare, se mettant ainsi au-dessus des préjugés de sa nation. Sa femme, morte jeune en laissant une grande réputation de beauté, avait été une forte créature, large des épaules, habile à laver le linge et à préparer les fromages. Il avait eu d’elle sept enfans. Le pope était, en 1854, un homme grand, mince, voûté de taille, d’une physionomie rusée, avec des cheveux et une barbe grisonnans, de petits yeux verts et vifs, ordinairement baissés, un nez fin, une bouche pincée, des joues maigres, jaunes et profondément ridées. Il passait pour très savant, sachant parler le turc sans pourtant l’écrire, le grec, le bulgare, le valaque, possédant quelques notions de latin, et ayant dans sa jeunesse étudié la théologie au point de vouloir se rendre compte des différences qui séparaient la foi grecque de la foi romaine; mais surtout il détestait les Turcs, et de là venait sa popularité. Actif, mais patient, intrigant, étendant au loin ses relations, il savait créer des embarras aux pachas, saisir les occasions de leur faire commettre des fautes, et parvenait à faire entendre sa voix à Constantinople auprès du patriarche. Eusèbe menait d’ailleurs une vie fatigante. Il parcourait souvent la campagne, tant pour lever des tributs que pour s’occuper des affaires municipales des villages bulgares; à Routchouk, il faisait avec zèle le service de son église, et entrait au foyer de chaque famille. Plus encore toutefois que l’exercice de ces fonctions laborieuses, ses desseins politiques absorbaient son temps, plissaient son front et creusaient ses joues.

L’aînée des filles d’Eusèbe avait dix-sept ans. Elle s’appelait Kyriaki, étant née un dimanche[1]. C’était bien la plus jolie fille de pope qu’on pût voir, blonde, fraîche et enjouée. Aussi tout Routchouk la connaissait, et on ne l’appelait que Popovitza, ce qui veut dire la fille du pope. Svelte, élancée, elle était pleine de vigueur et de santé. Ses grands yeux d’un bleu foncé avaient le regard franc et fier. Son teint blanc défiait le hâle. Ses traits étaient fermes et purs sous le premier embonpoint de la jeunesse, ses mouvemens rapides et alertes. Kyriaki remplissait la maison du pope de son activité et de sa bonne humeur. Elle suffisait à tous les soins du ménage. Elle régentait la petite famille, envoyant les plus jeunes de ses frères et sœurs promener les bêtes de la basse-cour, faisant aller les autres à l’école, employant les aînés aux affaires de la maison, assignant à chacun sa tâche, ayant vite fait de distribuer à l’un une tartine, à l’autre un soufflet, à celui-ci une réprimande, à celui-là une plaisanterie. Kyriaki savait lire et écrire en grec, et son père, qui l’aimait tendrement, parlait quelquefois avec elle de choses sérieuses. Elle recevait les nombreux visiteurs du pope, s’informait de leurs affaires, les renvoyait avec de bons conseils ou de bonnes paroles, réglait les audiences. Elle mettait en magasin et inscrivait sur un registre les dons, tributs et redevances de diverses sortes qui arrivaient au pope Eusèbe, canards, oies, dindons, sacs de maïs, outres remplies de vin, raki, fromages, lait de buffle, fagots, trèfle, orge, paille, viande, caviar, fruits, caïmés, argent comptant. Elle n’entendait pas raillerie sur la qualité des matières livrées, gourmandait les retardataires, et déterminait l’usage ou la vente de tous ces objets, de façon que rien ne se gâtât. Au milieu de ces soins, Kyriaki trouvait le temps de songer à sa toilette. Ses beaux cheveux blonds étaient toujours soigneusement nattés en deux tresses épaisses, qui lui tombaient jusqu’aux genoux. Elle portait d’ordinaire une petite veste de couleur tendre qui dessinait son corsage et un large pantalon serré aux chevilles; les pieds nus, même quand elle descendait au Danube pour chercher de l’eau. C’était là tous les jours la promenade de Kyriaki. Vers une heure, les jeunes filles du quartier des Bulgares se réunissaient et descendaient en troupe pour puiser de l’eau près du quai de la Marine; elles pouvaient ainsi se défendre contre les curieux et aussi échanger entre elles les nouvelles du jour. Puis elles remontaient bravement, pieds nus, par un chemin âpre et pierreux, portant sur leurs épaules, en équilibre aux deux bouts d’un bâton, leurs seaux de cuivre ronds et bien fourbis. Les dimanches seulement, Kyriaki s’habillait à l’européenne; elle relevait ses nattes, qu’elle nouait dans un foulard placé coquettement sur un côté de sa tête ; elle mettait une robe à longue jupe ; elle portait des bas, des bottines et une ombrelle. Quant à l’esprit, elle l’avait vif, gai et ouvert. Non-seulement elle dominait toutes ses compagnes, mais les femmes des consuls qui la connaissaient étaient émerveillées de l’à-propos de ses réponses et du tour de sa conversation. Elle étonnait par la hardiesse de son caractère et une franchise de pensée inconnue chez les jeunes filles de sa nation. Naturellement nourrie de superstitions religieuses, elle avait cependant arraché violemment de son esprit certains préjugés populaires dont l’absurdité l’avait frappée; mais elle se montrait surtout la digne fille du pope Eusèbe par la haine qu’elle nourrissait contre les Turcs. Ce sentiment, fort au-dessus de son âge, avait chez elle une étrange énergie. Elle comprenait son père, elle le suivait dans ses manœuvres, elle partageait ses espérances ; elle en savait plus à ce sujet que le pope ne pouvait se l’imaginer. Au lieu de trembler en voyant qu’il se jetait dans des intrigues dangereuses, elle en ressentait de la joie, et elle en récompensait silencieusement le pope en l’entourant de prévenances et de caresses.

Kyriaki avait à Routchouk au moins un amoureux dévoué : c’était Cyrille, jeune Bulgare que Clician, négociant grec, employait comme commis. Bulgare de race raffinée, Cyrille portait le costume européen avec le fez, et s’acquittait adroitement des achats de blé que son patron lui faisait faire dans le pays. Cyrille ne manquait pas une occasion de voir Kyriaki. Tous les jours il était sur son passage quand elle descendait au Danube. Y avait-il une noce dans la ville, il trouvait moyen de danser auprès d’elle toute la nuit. Il avait d’ailleurs de fréquens prétextes de se présenter chez le pope, avec qui Clician était en rapports suivis. Il en usait, et, sans parler d’amour à Popovitza, il avait clairement donné à voir qu’il prétendait à l’épouser. Popovitza le laissait faire. C’était en somme un honnête garçon, bien bâti, et aucune fillette n’avait fait fi de ses politesses.

Notre récit commence au mois d’avril 1854, au moment où les Russes se préparaient à envahir la Turquie. Le prince Gortchakof était à Bucharest et occupait la Valachie. L’armée russe venait de mettre le siège devant Silistrie. Omer-Pacha campait à Choumla avec le gros de l’armée turque et attendait les événemens. La guerre n’allait pas assez vite au gré du pope Eusèbe, qui conspirait résolument en faveur des Russes.

Il était nuit, Eusèbe venait de s’enfermer dans la pièce la plus reculée de la maison, celle où une petite lampe toujours allumée brûlait devant l’image de la Panagia. Avec lui se trouvaient le consul Kaun et le négociant Clician, tous deux alliés à ses projets. Kaun était un Prussien que les hasards d’une vie vagabonde avaient amené à Routchouk. Il y avait d’abord fait le commerce et gagné quelque argent. Il avait alors cherché, comme la plupart des marchands européens des villes turques, à se faire nommer consul, et avait obtenu ce titre d’un gouvernement lointain et complaisant. Dès que Kaun eut un galon d’or autour de sa casquette, au lieu de profiter de son influence pour étendre son commerce, il devint un politique ténébreux. Il lut Machiavel et n’eut plus qu’une idée fixe, supplanter le consul d’Autriche, qui était jusqu’alors le dominateur de Routchouk. Le consul d’Autriche s’étant montré favorable aux Turcs, Kaun s’était jeté avec ardeur dans le parti contraire, et il entretenait des correspondances avec les généraux russes campés en Valachie. C’était un homme bilieux, inquiet et méfiant. Il avait le visage dur, le front bas, les sourcils joints sur le nez, la barbe noire, épaisse et courte, le port assuré, la parole brève et rude.

Clician était le négociant fin, doucereux, prêt à tout, habile à se plier aux circonstances, méprisant les hommes avec une forme polie : profil de renard au bout d’une échine longue et souple. Certes Clician, comme beaucoup de Grecs, avait de bonnes raisons pour désirer se soustraire au pouvoir du sultan ; mais il y en avait une qu’il n’avouait qu’après boire à ses bons amis, et pour laquelle il était impatient de voir les Russes entrer en Bulgarie. Ayant obtenu, l’année précédente, l’adjudication de la dîme du blé dans une grande partie de la province, il avait eu le talent d’enlever et d’emmagasiner la récolte et de ne payer qu’un faible à-compte au gouvernement turc; c’était une question entre lui et Saïd-Pacha, gouverneur de Routchouk, à qui il avait représenté que les temps étaient durs, que l’argent était rare et que les blés ne se vendaient pas, toutes choses que Saïd avait parfaitement comprises moyennant un fort pot-de-vin. Le Grec espérait donc que l’invasion des Russes liquiderait ses comptes, et qu’il vendrait ses blés au général Gortchakof sans avoir besoin de les payer au sultan.

Tels étaient les auxiliaires que les circonstances avaient donnés à Eusèbe, et qui venaient, le soir où nous les rencontrons chez le pope, lui communiquer d’importantes nouvelles.

Clician arrivait d’un voyage d’exploration à travers la Bulgarie, et avait examiné les positions de l’armée ottomane. Il avait remarqué, en avant de Choumla, à Rasgrad, une avant-garde de quatre mille hommes, commandés par un gentleman anglais qui débarquait des Indes tout exprès pour se faire pacha et qui ne savait dans quelle langue se faire comprendre de son état-major. Depuis Torlak jusqu’au camp de Mustapha, à deux heures de Routchouk, étaient campés douze ou quinze cents bachi-bozouks, bandits indisciplinés et n’obéissant à personne: depuis trois jours cependant il leur était venu un général, un Polonais, habile homme, disait-on, et qui avait fait de beaux vers dans son pays, mais qui se mourait d’une maladie de poitrine. La garnison de Kalafat, de l’autre côté du Danube, était complètement abandonnée à elle-même, sans que le généralissime songeât à communiquer avec elle. Il en était de même de Silistrie, qui restait privée de tout secours, pendant que les généraux turcs, montés sur les tours de Choumla, passaient leurs journées à regarder avec de grandes lunettes du côté de la ville assiégée. Aussi la garnison découragée était-elle disposée à capituler ; mais Hussein-Bey, qui commandait un régiment égyptien enfermé dans la place, avait déclaré qu’au besoin il la défendrait seul avec ses Arabes.

Clician fournit encore un grand nombre de renseignemens précis, et Eusèbe les consigna dans une note, afin d’en donner connaissance au général Kroulof, avec qui les conjurés étaient en correspondance. Kaun prit ensuite la parole, et rendit compte d’un message de la plus haute gravité qu’il avait reçu le soir même de Kroulof. Le général russe était maintenant à Daïa, à cinq heures du Danube. Répondant aux ouvertures qui lui avaient été faites par le pope et le consul, il consentait à tenter un coup de main pour s’emparer de Routchouk. Il demandait que l’on déterminât le jour où aurait lieu sa tentative, et que les conjurés fissent une diversion pour occuper les Turcs au moment opportun. Il offrait d’envoyer à cet effet quelques sous-officiers qui d’avance passeraient secrètement le fleuve, resteraient cachés sur la rive turque, et se mettraient à la tête des Bulgares pour attaquer la petite garnison de Routchouk la nuit où les Russes traverseraient le Danube.

Eusèbe accueillit avec joie cette proposition: mais il était difficile de compter sur la population bulgare pour l’exécution d’un pareil dessein. — Kroulof fait beaucoup d’honneur à nos gens, dit le pope. Ils manient vigoureusement la charrue, mais ils n’ont jamais touché un boutchaq.

On discuta sur les moyens d’agir. — Voici, dit enfin Eusèbe. comment mes Bulgares pourront servir le général dans son expédition. Pendant la nuit qui commence le mois de mai, nous avons, comme vous le savez, coutume de faire à travers la ville une grande procession pour inaugurer le mois consacré à la Panagia. Les Turcs y sont habitués, et le tumulte qui remplira Routchouk pendant cette nuit ne les étonnera pas. Kroulof peut en profiter pour passer le Danube au-dessous des îles et se jeter à l’improviste sur nos forts. Nous recevrons à l’avance les hommes qu’il offre d’envoyer: ils se déguiseront, étudieront le terrain, et guideront les Russes à leur débarquement.

Ce plan fut approuvé de Clician et de Kaun. Ils arrêtèrent le détail des avis qu’il fallait envoyer au général russe, et rédigèrent une proclamation que celui-ci avait à publier à son entrée en Bulgarie. Eusèbe l’écrivit en langue grecque et en langue bulgare. Il y était dit que le tsar envoyait ses soldats pour délivrer les populations chrétiennes du joug des Turcs et leur donner un gouvernement libre, qu’elles pouvaient continuer à s’occuper de leurs travaux, que toutes les fournitures faites aux troupes russes seraient scrupuleusement payées, etc. Il s’agissait ensuite de trouver le messager qui se rendrait auprès de Kroulof. Un homme qui appartenait à Kaun, et qui avait été chargé des précédens rapports avec le généra! russe, était surveillé par la police turque, et ne pouvait plus sans danger passer le Danube. Il fallait un autre émissaire, sûr et adroit.

— Nous emploierons, si vous le voulez, dit Eusèbe à Clician, votre commis Cyrille. Je me charge de lui parler et de le décider à partir.

On tomba d’accord à ce sujet, et, après avoir arrêté les dernières dispositions, les conjurés se séparèrent.

Le lendemain matin, le pope fit appeler Cyrille, le mena devant l’image de la Panagia, lui fit jurer le secret, puis le mit au courant de ce qu’on attendait de lui. Il devait se rendre auprès de Kroulof, lui porter exactement les avis des conjurés, et ramener à Routchouk les hommes que le général lui donnerait à conduire. Ce voyage ne laissait pas de présenter de grandes difficultés. Toute communication entre les deux rives était sévèrement défendue tant par les Turcs d’un côté que par les Russes de l’autre; une surveillance active était établie, et il n’était question que de pendre et de fusiller ceux qui traverseraient le fleuve. Ce n’était point d’ailleurs lettre morte que ces menaces, et on avait déjà à Routchouk passé par les armes des gens suspects. Cyrille fut d’abord étonné de la mission qu’on lui confiait. Toutefois il se déclara prêt à la remplir, et s’estima heureux d’avoir à servir dans une circonstance si importante le père de Kyriaki. Il sentit une vive émotion quand le pope, le regardant fixement et appuyant sur ses paroles, lui dit :

— Je crois, mon garçon, que Kyriaki sera contente de toi, si tu réussis. Vois-la avant de partir : elle t’encouragera et se montrera reconnaissante du service que tu nous rendras.

Eusèbe fit alors apprendre par cœur au jeune Bulgare la note qu’il avait écrite, et où était contenu tout ce qu’il voulait faire savoir à Kroulof. Enfin le pope donna à Cyrille un anneau formé de deux parties qui se recouvraient, et qui était un signe de reconnaissance destiné à l’accréditer auprès du général. Puis il lui recommanda de partir la nuit suivante.

Dans la journée, Cyrille revint chez Eusèbe. Il était fier, heureux, résolu. Il rencontra Popovitza. Celle-ci, sans rien dire, le mena, à travers la maison, dans le jardin qui bordait le Danube.

— Je viens te dire adieu, dit-il.

— Je connais, répondit-elle, la mission que mon père t’a donnée; je sais que tu vas exposer ta vie pour la remplir.

— Je le fais, reprit-il, pour servir la Panagia, pour être utile aux gens de ma nation; je le fais surtout pour l’amour de toi.

— Sois prudent, ajouta-t-elle.

— J’ai tout combiné pour réussir, dit Cyrille. Je voudrais avoir mille fois plus de dangers à courir pour mériter ton estime.

— Nie tout, si tu es surpris, et ne perds pas mon père.

— Je nierai jusqu’à la mort!

Popovitza regardait le jeune homme, dont les yeux exprimaient un dévouement si entier qu’elle se sentit touchée.

— Je pars cette nuit, reprit Cyrille. La nuit qui viendra après, et les suivantes jusqu’à mon retour, laisse une lumière à cette fenêtre (il montrait une des fenêtres qui regardaient la rive); je sais qu’on peut la voir du Danube. Ta lampe me guidera, elle m’aidera à trouver la petite anse qui est au bas de la falaise et où je veux débarquer à mon retour.

— Je le ferai,-— dit Kyriaki. Puis : — Attends-moi, dit-elle, je vais le donner une branche de buis bénit qui est auprès de ma Vierge. Elle alla chercher et rapporta la branche, que Cyrille mit sur sa poitrine.

— Ton père m’a donné cet anneau, dit-il, ne me donneras-tu pas aussi celui que tu portes?

Elle détacha de son doigt une bague grossière de cuivre et la remit au Bulgare.

Quand ils se quittèrent, Cyrille se sentait plein d’une ardeur héroïque, et il lui semblait qu’aucune entreprise n’était au-dessus de son courage. Au milieu de la nuit, il descendit silencieusement sur la berge, dans un endroit où une barque était amarrée. Il y monta, détacha la corde et se laissa dériver quelque temps, couché au fond du canot. Les nuages étaient bas, la nuit sans lune et obscure. Au bout d’une heure, il gagna le large, étouffant le bruit de ses avirons, et put ainsi s’éloigner sans être aperçu par les sentinelles turques; il se dirigea vers les îles, et enfin le matin, après plusieurs heures d’une navigation cauteleuse, atteignit Giurgevo. Il y fut arrêté, interrogé, jeté dans un corps de garde, et n’obtint qu’à grand’peine d’être conduit auprès du général Kroulof, qui se trouvait à mi-chemin de Bucharest et de Giurgevo, au grand village de Kalougarini. On l’introduisit auprès du général, qui achevait de déjeuner dans une cabane de paysan. Kroulof, vieille moustache grise, avait fait la campagne de 1828 contre la Turquie, assisté à la bataille de Choumla et au siège de Varna. Il se rappelait à peu près la langue bulgare, qu’il avait su parler à cette époque. Il accueillit Cyrille avec rudesse, et, après avoir examiné l’anneau dont le jeune homme était muni, il l’invita à parler. Cyrille, tremblant, récita de son mieux tout ce que le pope lui avait appris, et comme, intimidé, il hésitait quelquefois, le général le regardait, les sourcils froncés, d’une façon qui lui donnait la fièvre. Quand il eut achevé : — Fais bien attention, lui dit Kroulof, que si tout cela n’est pas vrai, tu seras pendu. — Oh! Kyriaki! Kyriaki! se disait Cyrille, qu’il en coûte pour vous mériter !

Il tira alors de sa poche la proclamation qu’Eusèbe avait écrite de sa plus belle main, en grec et en bulgare, et la remit au général. — Lis-moi cela, dit Kroulof. Quand Cyrille en eut lu quelques lignes, Kroulof lui prit le papier, et en fît tranquillement une torche pour allumer sa pipe. Puis il questionna Cyrille sur les dépôts de blé, d’orge et de paille qui se trouvaient en Bulgarie. Le jeune homme, craignant de compromettre son maître Clician, essayait d’éluder certaines demandes; mais Kroulof, qui connaissait à fond le pays, ne prenait pas le change, et, chaque fois que Cyrille balbutiait, il parlait de le faire pendre; le Bulgare subit ainsi un interrogatoire qu’il trouva fort long. Le vieux dogue s’adoucit enfin quand il eut assez terrifié le jeune homme pour en tirer les renseignemens qu’il voulait . — Bois-moi ça, dit-il en lui versant un verre de raki. On va te donner quatre hommes pour que tu les introduises à Routchouk; ils feront tout ce que tu leur diras, mais prends bien garde qu’il ne leur arrive rien de mauvais. Si on ne les retrouve pas tous les quatre quand nous aurons passé le Danube, c’est à toi qu’on s’en prendra. Dis à ceux qui t’ont envoyé qu’ils comptent sur nous pour la nuit qu’ils indiquent. Va, et tais-toi !

Cyrille sortit. Un aide-de-camp reçut l’ordre de mettre à sa disposition quatre sous-officiers qu’il devait emmener. Pendant que ceux-ci se préparaient et recevaient du général des instructions sur le rôle qu’ils devaient jouer à Routchouk, Cyrille entra dans la grande auberge du village pour y déjeuner et y méditer sur les moyens d’exécuter ce qu’il avait encore à faire. L’auberge, située au centre du village, sur une immense place d’où l’on domine la plaine, est la station obligée de tous les voyageurs qui vont de Bucharest au Danube. Elle était bruyante et animée. Devant la porte, des chariots et des voitures étaient dételés; deux chaises de poste, garnies de bagages élégans, indiquaient la présence de voyageurs de distinction. Des charretiers, des postillons frottaient les yeux de leurs chevaux et leur tiraient vigoureusement les oreilles; c’est une façon de leur faire oublier leur fatigue. A l’intérieur, des officiers russes déjeunaient tumultueusement dans la salle principale, prés de la cuisine, et allaient jusque sur les fourneaux, malgré les injures du cuisinier, enlever les plats trop lents à venir. Un nain bossu servait en gambadant et grimaçant; quatre musiciens ambulans, vêtus de longues robes et de bonnets fourrés, jouaient des airs de danse très vifs sur des instrumens criards. Cyrille, qui avait besoin de calme pour réfléchir, se glissa dans une salle écartée et s’assit devant une petite table dans un coin. Trois personnes déjeunaient autour d’une autre table dans cette salle : c’étaient deux Valaques, la princesse Aurélie Inesco et le prince Nicolas Inesco, son mari, accompagnés d’un Français, le comte Henri de Kératron de Sennadref. Comme ces personnages doivent prendre une place importante dans notre récit, il est nécessaire que nous nous arrêtions un instant pour esquisser en quelques traits leur physionomie et leur histoire.


II.

La princesse Aurélie était une jeune femme de vingt-trois ans environ, grande, mince et d’une suprême élégance. Ses yeux, très noirs et très grands, étaient ordinairement voilés d’une langueur un peu maladive: son profil était fin et nettement dessiné, le nez long. la bouche moqueuse; sa tête penchait sur un cou onduleux qui semblait parfois las de la porter. Ces apparences cachaient une femme d’un esprit très résolu. Aurélie avait été élevée par son père, séparé de bonne heure de sa femme, bon boyard de la vieille race, habile à faire rendre aux terres tout leur revenu, à tondre de près ses troupeaux et ses paysans. Il n’avait rien négligé pour l’éducation de sa fille, et lui avait donné les plus excellens maîtres. Celle-ci avait porté dans l’étude une grande liberté d’esprit, goûtant à tout avec beaucoup d’ardeur, sinon avec beaucoup de patience, n’admettant que ce qui lui était démontré, démolissant sans pitié les enseignemens légers que ses professeurs lui présentaient comme des choses sérieuses, rejetant tout le clinquant qu’on essayait de lui donner pour de l’or, comblant son vieux père d’étonnement et d’admiration. Comme ni le père ni la fille n’attachaient une grande importance à la question du mariage, elle épousa en 1849, étant alors âgée de dix-neuf ans, le prince Nicolas Inesco, qui avait de grandes terres, vingt-cinq ans et les dents blanches. Il n’y eut d’autre raison à ce mariage qu’un rapport éloigné de parenté. En entrant dans le monde, la princesse Inesco montra tout d’abord un caractère aussi hardi que son esprit, et qui fut remarqué à Bucharest, où l’on est cependant habitué à voir chacun agir à sa guise. Les jeunes boyards valaques avaient alors de grandes fortunes, très obérées pour la plupart, mais dont ils jetaient les restes par les fenêtres avec un magnifique mépris de l’avenir. Ils se donnaient leurs franches coudées et laissaient carrière à toutes leurs fantaisies. Peu nombreux, se connaissant tous, ils dédaignaient d’ailleurs de jouer la comédie les uns pour les autres. A quoi bon simuler des vertus ou dissimuler des vices sans espoir de tromper personne ? Les hommes s’affichaient sans voile avec des courtisanes, se grisaient à fond dans de tumultueuses orgies, et jouaient avec fureur ou avec adresse. Les femmes, habituées au train de leurs maris, prenaient de leur côté des amans où elles en trouvaient, en changeaient souvent, et faisaient de leur vie une sorte d’odyssée amoureuse où la recherche du plaisir paraissait avoir plus de part que les entraînemens du cœur. Du reste, cette société corrompue ne montrait dans ses opinions aucune intolérance; ceux qui voulaient vivre différemment, et il y en avait, comme on se l’imagine, le faisaient sans que personne s’en étonnât. Liberté absolue pour le bien comme pour le mal. On trouva donc tout naturel à Bucharest qu’Aurélie se montrât très attachée à son mari. On remarqua la franchise de ses manières et un ton tranchant qui contrastaient avec la langueur habituelle de son maintien. Elle s’étudiait avant tout à être vraie à ses propres yeux comme à ceux des autres. Ses volontés étaient nettes, ses caprices même impérieux. Le prince Nicolas Inesco, cavalier accompli et gai compagnon, avait toujours vécu en excellens termes avec la princesse. Il avait reconnu en elle une femme supérieure à la plupart de celles qui l’entouraient, et il avait eu le bon esprit de s’en louer. Après les premières douceurs du mariage cependant, il avait failli glisser plusieurs fois sur une pente qui l’aurait ramené à sa vie de garçon; mais Aurélie l’avait retenu, tantôt par d’ingénieuses railleries, tantôt par de franches explications, toujours par le charme de sa nature distinguée et loyale. Les époux avaient voyagé ensemble, étaient allés à Vienne, à Paris, à Londres, à Saint-Pétersbourg. A Bucharest, cherchant une occupation pour abréger ses journées, Nicolas s’était donné avec ardeur a la photographie, et n’avait pas craint de livrer ses belles mains aux morsures des nitrates et des chlorures. Pendant l’hiver qui précéda l’année 1854, Nicolas Inesco était donc regardé parmi les boyards de Valachie comme le modèle des maris et des photographes, quand arriva à Bucharest, voyageant pour se distraire, le comte Henri de Kératron de Sennadref, capitaine de cavalerie dans l’armée française.

C’était un garçon fort original que le capitaine de Kératron. Né au fond de la Bretagne, d’une vieille famille ruinée, il était resté jusqu’à vingt ans dans un manoir délabré, vivant au milieu des bruyères et des ajoncs, ne voyant qu’à de longs intervalles quelques gentilshommes de son canton, sauvage et cherchant la solitude, catholique fervent, légitimiste exalté, chevaleresque en tous ses sentimens. Cependant, comme il ne pouvait toujours vivre ainsi, il vint à Paris et entra aux écoles. L’esprit du siècle l’envahit alors. La foi de sa jeunesse s’obscurcit en face des croyances nouvelles de ses camarades. La vie de régiment acheva d’effacer chez lui le vieil homme. De ces deux éducations successives résultait un mélange bizarre. Chez M. de Kératron, les habitudes de l’enfant et les opinions de l’homme se livraient un combat continuel et produisaient des effets d’autant plus piquans que, sincère en tout, il ne cherchait pas à les cacher. Il aimait les choses et les hommes en raison de la loyauté qu’il y rencontrait. Comme il se livrait tout entier, sans arrière-pensée et avec ses inconséquences, il exigeait qu’on fît de même à son égard. Il avait conservé de sa jeunesse solitaire quelque gaucherie dans ses allures. Défiant de lui-même, il éprouvait un grand besoin de se dévouer. Nul souci du ridicule ne tempérait ses enthousiasmes, parfois exagérés. Aussi ses amis l’appelaient-ils don Quichotte. Il avait bien d’ailleurs quelque ressemblance physique avec l’illustre hidalgo, étant maigre, assez grand, avec un visage spirituel et des pommettes saillantes. Le comte de Kératron, avons-nous dit, avait peu de bien; mais nul ne savait comme lui se passer d’argent. Il s’élevait si naturellement au-dessus des mesquines exigences de la vie, qu’il ne lui arrivait pas une fois par an de désirer d’être plus riche. Henri avait environ vingt-huit ans, lorsque dans les derniers jours de 1853, comme il se promenait à travers l’Europe pour passer le temps d’un congé de semestre, le hasard le conduisit à Bucharest. Il fut présenté par le consul-général de France chez la princesse Inesco. Dès le premier jour, la conversation s’établit entre eux sur des sujets intéressans qui mirent en évidence les qualités d’Aurélie. Henri, en rentrant chez lui, n’avait plus d’autre idée que de revoir le plus vite et le plus souvent possible cette aimable personne. Dès ce moment, il devint pour elle un cavalier servant. Il passait avec elle la plus grande partie de ses journées. Dans l’après-midi, à l’heure où tout Bucharest se rend à la promenade de la Chaussée, on était certain de voir M. de Kératron à cheval à la portière d’Aurélie, et si elle descendait de voiture, il ne manquait pas d’être là pour lui offrir le bras. Le soir, on ne le rencontrait que dans deux ou trois maisons que fréquentait la princesse. Uniquement occupé d’elle, il avait été insensible aux avances de quelques dames valaques. Quelques-uns des officiers russes de la garnison qui occupait alors Bucharest s’étant montrés trop empressés auprès de la princesse Inesco, Henri les avait reçus avec raideur, en homme qui entend qu’on lui laisse le terrain libre. Aurélie s’était vite accoutumée aux assiduités de M. de Kératron; sa conversation lui plaisait, et elle ne pouvait plus se passer de lui. Le prince Inesco regardait leur intimité en mari valaque, habitué dès longtemps à n’attacher qu’un médiocre intérêt à la fidélité des femmes, et songeant que le pis qui pouvait lui arriver était de reprendre sa liberté, si sa femme faisait de même.

Quant aux relations du prince avec le capitaine, elles étaient des plus satisfaisantes. Ils n’avaient point manqué d’occasion de s’expliquer sur ce que leur situation présentait de délicat. Quelques paradoxes développés par l’un et par l’autre sur un ton moitié sérieux, moitié plaisant, avaient résolu la difficulté. Henri soutenait qu’il rendait un véritable service au prince, qu’un mari ne saurait prétendre à remplir entièrement la vie de sa femme, que celle-ci était toujours portée à laisser sa pensée s’égarer dans des rêves inconnus, que l’inconnu était le vrai rival fait pour effrayer un mari, et qu’il ne pouvait rien lui arriver de plus désirable que d’avoir près de sa femme un malheureux qui consentait à se donner tout entier en échange de quelques sourires et de quelques causeries. Nicolas répondait qu’il était attendri de ce procédé, que, n’ayant point de harem comme les Turcs pour enfermer la princesse, il était exposé à ce qu’elle eût du goût pour quelque autre, qu’elle en avait pour M. de Kératron, mais qu’en effet il aimait mieux cela que l’inconnu. — D’abord vous me plaisez, disait-il, et puis je saurai du moins à qui m’en prendre, si je dois faire un jour un éclat.

Ainsi se passèrent les premiers mois de l’année 1854. Avril venu, Aurélie déclara qu’elle désirait voyager. Les hostilités commencées dès le mois d’octobre précédent entre les Russes et les Turcs allaient prendre une nouvelle vigueur sur le Danube. Elle désirait voir les troupes en campagne, assister à quelques combats et se rendre par terre à Constantinople. L’idée de ce voyage sourit au prince Nicolas ; quant à Henri, il accepta avec joie l’offre de les accompagner.

Tous trois se mirent donc en route avec le dessein de gagner Giurgevo au moyen de la poste valaque, d’y traverser le Danube, de rester plusieurs jours à Routchouk, puis de continuer à cheval et à petites journées leur route par Torlac, Rasgrad, Choumla, Yassitépé, jusqu’à Varna ; là ils trouveraient des bateaux à vapeur pour gagner Constantinople. Ils partirent de Bucharest avec deux voitures où l’on avait mis tous les bagages qui étaient nécessaires à leur expédition . Nicolas, Aurélie et Henri étaient dans la première voiture ; dans la seconde se trouvaient Constantin, valet de chambre et aide-photographe du prince, et une femme de la princesse. Kalougarini fut la première station de ce voyage. Ils s’y étaient arrêtés pour déjeuner dans la grande auberge du village, quand les événemens que nous avons racontés y amenèrent également Cyrille.

Attablé dans un coin de la salle, le Bulgare considéra attentivement les voyageurs. Il ne pouvait comprendre leur conversation, qui avait lieu en français ; mais il avait vu leurs voitures, échangé quelques paroles avec leurs postillons et appris qu’ils se rendaient à Routchouk. Tout plein de son entreprise, la pensée d’y employer ces étrangers lui traversa l’esprit ; son ardente envie de réussir lui suggéra une conception hardie, et son plan était arrêté lorsque Henri et Nicolas sortirent de la salle pour s’occuper de préparer le départ. Aurélie était restée seule. Le jeune Bulgare, sentant bien qu’il avait plus de chance d’obtenir son aide que celle de ses compagnons, saisit cette occasion et s’approcha respectueusement de la princesse. Le peu qu’il avait appris de la langue valaque dans ses précédens voyages ne lui permettait guère de développer la requête qu’il avait à présenter ; mais il trouva heureusement une autre ressource à sa disposition : Aurélie en effet, comme beaucoup de dames valaques, parlait le grec ; un assez grand nombre de familles phanariotes s’étant établies à Bucharest depuis deux ou trois siècles, la langue grecque s’y est répandue, et, sans qu’elle soit d’un usage commun, il est du bel air de la connaître parfaitement. Cyrille put donc déployer son éloquence. Il demanda à la princesse qu’elle voulût bien permettre à quatre hommes qu’il avait avec lui de la suivre, déguisés en domestiques, et de passer le Danube avec elle. Il ne put dissimuler qu’il s’agissait d’un service de quelque importance à rendre aux Russes, et, refusant d’ailleurs de rien préciser, il eut l’art d’éveiller la curiosité d’Aurélie. Comme elle l’interrogeait sur les motifs qui le poussaient dans une entreprise où il y avait apparence qu’il courait quelque danger, il parla de Kyriaki et avoua que l’amour seul le faisait agir. Par là il acheva de gagner sa cause, et Aurélie consentit à ce qu’il demandait. Cyrille alla chercher ses gens; il leur donna un costume qui pût, à leur arrivée à Routchouk, les faire prendre pour des serviteurs valaques de la princesse : un bonnet de peau de mouton, une blouse blanche avec ceinture argentée, des jambières roulées autour des mollets par des lanières entrelacées. Il se munit des saufs-conduits nécessaires pour gagner et quitter Giurgevo sans éprouver d’obstacle de la part des Russes, et vint avec ses hommes prendre place dans la voiture destinée aux domestiques. Le prince Inesco, qui n’avait point été consulté en cette affaire, demanda des explications; Aurélie dit ce qu’elle savait, c’est-à-dire peu de chose, et ajouta qu’elle entendait qu’on la laissât satisfaire son caprice. Les deux chaises de poste étaient prêtes, attelées chacune de douze chevaux, les postillons en selle; on partit au grand galop.

« La poste française trotte, la poste anglaise galope, la poste valaque vole. » C’est un proverbe qui a cours sur les bords de la Dombovitza, et de fait les petits chevaux maigres et mal peignés de la poste valaque ont une ardeur extrême. On en attelle huit ou douze, deux par deux, aux voitures un peu lourdes, avec un postillon pour quatre bêtes, et ce long attelage fend la plaine, traverse au galop les ravins les plus rudes, passe sans ralentir son allure sur les planches mal jointes des ponts les plus étroits. Faut-il tourner court dans un chemin tortueux, les postillons lancent leurs bêtes hors du chemin, puis les ramènent vigoureusement quand la voiture a atteint le tournant, et toujours au galop! Mais on arrive au relais : les petits chevaux, qui n’ont jamais connu l’écurie, paissent librement dans les prés ou se roulent dans la poussière; on les appelle, et, s’ils ne viennent pas, il faut faire une battue pour les ramener à la maison de poste. Cette manœuvre ne laisse pas d’être assez longue. Enfin on attelle; rien de plus simple que les harnais : une corde en forme de collier où le cheval passe le col et où sont fixés les deux traits; pour les chevaux porteurs, une autre corde passée dans la bouche en guise de mors et de bride : voilà tout le système. Et les postillons prennent le galop, poussant de longs cris lentement modulés. Tous les quarts d’heure, les cordes de l’attelage se rompent; il faut s’arrêter et les renouer. Souvent c’est la voiture que les cahots détraquent, et qu’il faut réparer. Fréquemment enfin on rencontre des chevaux de la poste voisine qui ont poussé leur promenade un peu loin; les postillons mettent pied à terre, appellent les vagabonds, et les attachent aux côtés des autres chevaux pour les ramener au logis. Toutes ces causes de retard expliquent pourquoi la poste valaque, si elle vole, comme le dit le proverbe, arrive cependant moins vite que les autres.

Il était nuit quand les voyageurs atteignirent Giurgevo. Le lendemain de bon matin, on songea à passer le Danube. Les Valaques et M. de Kératron étaient munis de passeports délivrés par le ministre des affaires étrangères de Bucharest, avec une autorisation spéciale pour entrer en Bulgarie. Ils pensaient que ces pièces leur donneraient à Routchouk un facile accès, puisque le gouvernement valaque, malgré l’occupation russe, traitait toujours la Porte comme suzeraine, et que l’hospodar Stirbey parlait même en ce moment de se retirer avec son ministère à Constantinople. Cependant, par précaution, le prince Inesco, dès le point du jour, envoya dans une barque Constantin à Routchouk, pour se mettre en règle vis-à-vis des autorités ottomanes. Saïd-Pacha fit dire que le passage du Danube était formellement défendu, et qu’il ne pouvait admettre aucun voyageur venant de Valachie. Il offrait cependant d’en référer à la Sublime-Porte et d’envoyer les passeports à Constantinople, d’où une décision pourrait arriver en trois semaines. Quand le domestique revint avec cette réponse, la princesse s’emporta contre le pacha, et déclara que rien ne l’empêcherait de franchir le Danube le jour même. Nicolas et Henri, qui, livrés à eux-mêmes, auraient sans doute montré plus de patience, épousèrent la colère de la princesse et se rangèrent à son avis. Il fut résolu qu’on passerait le fleuve malgré les ordres de Saïd. Les deux hommes inclinaient cependant à ne pas se charger de Cyrille et de ses gens. — Au contraire, dit la princesse, je les prendrai avec moi, et je n’ai qu’un regret, c’est de ne pas avoir dix personnes de plus à faire débarquer à la barbe de ce Turc mal élevé! Et je lui conseille, quand nous serons dans sa ville, de venir me faire poliment ses excuses; sans cela, je veux perdre mon nom, si, arrivée à Constantinople, je ne le fais pas destituer!

On tint conseil sur les moyens de passer le fleuve. On renonça à le traverser en plein jour, sous les yeux des cavas, qui pouvaient faire une esclandre et mettre les voyageurs dans un grand embarras. On s’arrêta à l’idée d’essayer pendant la nuit un débarquement clandestin. Cyrille affirmait qu’on avait grande chance de réussir, Une fois débarqués, il donnerait aux Valaques et à Henri un gîte pour la nuit, et le lendemain ils auraient le loisir de s’expliquer avec le pacha. Si pourtant la police s’apercevait de l’arrivée du bateau, ce qui pourrait en résulter de désagréable se passerait du moins la nuit, et on ne serait point en spectacle aux gens. Cette décision prise, Cyrille fut chargé de se procurer une barque et de diriger l’expédition. Vers dix heures du soir, le prince et sa femme, Henri, les deux domestiques, Cyrille et les quatre soldats déguisés, entrèrent dans le bateau. Il était suffisamment grand pour les contenir, mais les bagages ne s’y entassaient qu’avec peine. Le prince Inesco proposait d’en laisser la plus grande partie à Giurgevo, sauf à les faire chercher le lendemain, quand leur folle équipée aurait réussi. — Qu’est-ce à dire? dit Aurélie. Je n’abandonne pas mes effets devant l’ennemi : pas un colis ne restera en arrière! — Il fallut tout charger. Après être sortie du port de Giurgevo, la barque se mit à remonter le Danube et rasa la rive valaque. Cyrille descendit à terre avec les quatre Russes, et à l’aide d’une corde ils hâlèrent le bateau. Pendant trois bonnes heures, ils marchèrent ainsi dans la vase. Quand on se trouva fort au-dessus de Routchouk, ils remontèrent à bord, quittèrent la rive et s’engagèrent dans le fleuve. Cyrille gouvernait, les Russes tenaient les avirons. Le Danube coulait avec violence, et quoiqu’on ramât vigoureusement contre le courant, le bateau descendait le fleuve peu à peu à mesure qu’il se rapprochait de la rive turque. Un vent froid faisait courir les nuages; de fortes vagues déferlaient contre l’embarcation, la remplissant d’eau et fouettant les voyageurs. Le pauvre petit bateau, lourdement chargé, dansait comme sur une mer agitée et menaçait de chavirer. Aurélie plaisantait.

— Je pense, lui dit Henri, que vous en êtes à votre première campagne. Vous la faites bravement.

— Oui, dit-elle, et c’est votre pacha Saïd qui paiera les frais de la guerre. Ce gros Turc qui dort tranquillement à cette heure dans son harem, pendant que mes chapeaux sont là ballottés et peut-être mouillés dans mes caisses ! Des chapeaux de Paris !

Cependant la nuit restait noire. On ne voyait ni l’une ni l’autre des deux rives. Au milieu du tumulte monotone des élémens déchaînés, nos héros, ne sachant s’ils avançaient ou reculaient, trouvaient la traversée interminable. Cyrille, placé au gouvernail, cherchait des yeux la lumière que Kyriaki devait avoir allumée. Il l’aperçut enfin à travers la pluie, qui commençait à tomber drue et forte, en même temps que le vent et le fleuve s’apaisaient. S’orientant à l’aide de ce point lumineux, il devina les grandes masses sombres de la rive, et gouverna vers la petite anse d’où il était parti deux nuits auparavant. Il y aborda enfin deux heures avant le jour. On mit pied à terre dans le plus grand silence. Les bagages furent débarqués, et ce qu’on ne put emporter tout de suite fut déposé dans une cabane abandonnée. Cyrille y laissa, d’abord les quatre Russes, et, guidant le reste de l’expédition, monta par un chemin fort raide jusqu’à la principale rue du quartier grec. Là était la maison du consul kaun. Cyrille franchit un mur pour ne pas éveiller l’attention par un appel fait du dehors, pénétra dans la maison, y introduisit les Valaques et Henri, et, ayant fait éveiller le consul, lui présenta ces hôtes inattendus. Il retourna ensuite au rivage, et amena les Russes chez Clician suivant ce qui avait été convenu avant son départ. Toutes ces manœuvres se firent heureusement et échappèrent à la police turque. Le jour commençait à poindre lorsque Cyrille, ayant mis tout son monde en sûreté et justement lier d’une entreprise si bien conduite, se présenta chez le pope Eusèbe pour lui faire part de son succès et lui rendre compte des instructions du général Kroulof.


III.

Les étrangers s’installèrent à Routchouk sans rencontrer aucun obstacle de la part des autorités turques, de sorte qu’ils eurent vite oublié ce que leur arrivée avait eu d’irrégulier. Les Valaques, fort bien accueillis par le consul Kaun, étaient restés chez lui. Henri s’était logé non loin de là, dans une petite maison de bois garnie d’une terrasse donnant sur le Danube. Nicolas avait déballé ses appareils photographiques et parcourait le pays avec son valet Constantin. Aurélie, fatiguée et enrhumée par sa traversée du Danube, gardait la chambre. Le capitaine passait ses journées auprès d’elle.

Le troisième jour après les événemens dont nous avons fait le récit, Aurélie était donc avec Henri dans une petite pièce qui lui servait de salon, pièce meublée avec un certain comfortable et garnie, à la manière turque, d’un divan bas régnant tout le long des murs. À demi couchée sur le divan, la princesse fumait un narghilé. Henri, une petite pincette à la main, retirait, les charbons qui venaient de servir à en allumer le tabac, lorsqu’un grand tumulte se fit entendre. Kyriaki traversait la cour de la maison en poussant de grands cris, se précipitait dans la chambre et se jetait aux genoux de la princesse. Le consul Kaun accourut pour savoir la cause de ce bruit. La pauvre Popovitza se frappait la poitrine avec ses mains et donnait tous les signes d’une grande douleur. Elle raconta enfin avec des gémissemens que Cyrille venait d’être arrêté et mis aux fers par ordre de Saïd-Pacha, la police turque ayant été informée du débarquement nocturne que le jeune Bulgare avait dirigé.

— Par pitié ! disait-elle à Aurélie, vous qui êtes une grande dame et qui n’avez rien à craindre, intercédez en sa faveur! Tirez-le des mains du pacha!

Cette affaire intéressait la princesse Inesco, et l’on touchait au moment où sa folle équipée pouvait amener de funestes conséquences. Elle pria donc Henri de se rendre auprès de Saïd-Pacha pour provoquer des explications. Le capitaine, accompagné de Kaun, partit pour se rendre au konak du gouverneur. Cyrille s’y trouvait, au dire de Kyriaki, et ils devaient avant tout chercher à le voir pour en tirer des renseignemens.

Le konak était précédé d’une immense cour, inégale et boueuse. Dans cette cour, entourée d’une galerie, quelques cavas fumaient. Des prisonniers employés aux travaux publics, c’est-à-dire aux travaux du pacha, la chaîne aux pieds, étaient couchés çà et là, attendant l’heure du travail. Dans un angle de la cour, sous la galerie, on voyait dans de petits cachots grillés d’autres prisonniers, à l’égard desquels le gouverneur avait sans doute recommandé une surveillance plus rigoureuse. C’est dans l’un de ces cachots que Kaun et M. de Kératron aperçurent le pauvre Cyrille. Ils s’approchèrent pour lui parler. Une vieille mendiante voilée, accroupie sous la galerie, fit signe à un des cavas qui se trouvait près d’elle. — Vois, lui dit-elle, des chrétiens parlent à tes prisonniers !

Le cavas, sans se déranger, lui montra un chien qui passait son museau à travers la grille d’un autre cachot. — Regarde, répondit-il à la mendiante, les chiens aussi s’approchent des prisonniers sans qu’on les en empêche.

Grâce à cette philosophique indifférence, le consul et Henri purent sans aucune gêne interroger Cyrille, qui déclara que le pacha n’avait manifesté aucun soupçon au sujet des quatre soldats russes, et ne lui reprochait que d’avoir traversé le Danube sans permission. Ils entrèrent ensuite chez le gouverneur. Saïd fit apporter les pipes et le café, et se montra des plus courtois. Il fit connaître qu’il avait écrit à la Sublime-Porte au sujet de l’arrivée irrégulière du prince et de la princesse Inesco, ainsi que du capitaine de Kératron, qu’il avait informé le grand-vizir de la qualité des étrangers. Il ne doutait pas qu’on ne leur permît de continuer leur voyage avec leurs gens. Quant à Cyrille, on voulait seulement savoir ce qui l’avait conduit à passer le Danube, et, selon toute apparence, il en serait quitte pour quelques coups de bâton.

Henri et Kaun revinrent avec ces nouvelles rassurantes trouver Aurélie, auprès de qui Popovitza était restée. Quand ils rentrèrent, la jeune fille était assise auprès de la princesse, qui la consolait en la caressant. Henri rendit compte en français de sa mission, et Aurélie redit ses paroles en grec à Popovitza. La jeune fille, essuyant avec le revers de sa main ses joues encore humides de larmes, arrêtait ses grands yeux pleins de reconnaissance tantôt sur Henri, tantôt sur Aurélie. La princesse effaçait elle-même avec un mouchoir les dernières traces des larmes de Kyriaki, et rajustait de ses mains les cheveux de la jeune enfant. La fille du pope, encore toute rouge, était vraiment belle à voir: un effroi contenu, une joie incertaine, un étonnement respectueux se peignaient tour à tour sur son visage. Enfin elle baisa la main d’Aurélie en la priant d’offrir ses remercîmens au consul et au capitaine, et de leur recommander qu’ils n’oubliassent pas le pauvre Cyrille; puis elle sortit avec une démarche pleine de grâce et de dignité.

— La jolie fille! dit le capitaine quand elle fut partie. Je ne plains pas ce grand nigaud qui est derrière les grilles du konak, si elle l’aime!

— Elle! dit Aurélie; elle n’y tient guère.

— Qu’en savez-vous?

— Ne vient-elle pas de m’ouvrir son cœur? Savez-vous vous-même à quoi elle songe, votre jeune protégée? Elle pense à chasser les Turcs de son pays. C’est une petite Jeanne d’Arc, ni plus ni moins. Quant à son Bulgare, elle s’y intéresse parce qu’il a risqué sa tête pour l’amour d’elle, et qu’elle veut le tirer du mauvais pas où il s’est engagé. Encore il m’a semblé que la pauvre enfant tremblait plutôt pour son père que pour son amant. Vous devez être au courant de cela, monsieur le consul. Il paraît que le père conspire en faveur des Russes, et qu’il pourrait être très compromis.

— Moi, madame, dit Kaun, j’ignore tout. Je regarde ici les événemens sans même essayer de les prévoir.

Là-dessus il quitta ses hôtes avec un air solennellement mystérieux qui voulait dire : — Tous les incidens de la guerre qui commence sont renfermés dans le creux de ma main.

— Vous savez qu’il est du complot? continua Aurélie quand elle fut seule avec Henri.

— Du complot! du complot! dit le capitaine; on dirait que vous en êtes également, et que je ne suis pas loin d’en être, Dieu me pardonne! Ma chère princesse, je n’ai pas besoin de vous dire que je ne me soucie guère ni des Turcs, ni des Russes, ni des Grecs, ni des Bulgares, ni de votre pope; mais je vous avoue que je m’inquiète des intrigues où vous vous êtes jetée si étourdiment.

— Et d’où vient, s’il vous plaît, que vous traitez avec cette suprême indifférence tout ce qui se passe ici? Ne sauriez-vous porter quelque intérêt à des gens qui risquent beaucoup pour devenir libres? Sans doute vous regardez tout ce qui peuple le Bas-Danube comme des sauvages indignes de votre attention ! A votre aise ! Quant à moi, vous me permettrez de n’avoir point ce dédain superbe. Certes, vous le savez aussi bien que moi, je ne me suis pas mise en voyage pour faire les affaires du général Gortchakof ; mais du moins je ne saurais regarder froidement ce qui se passe sous mes yeux, et je prends parti malgré moi. Croyez-vous donc que ce ne soit pas une cruelle humiliation pour nous autres, gens de Bucharest, de vivre sous la suzeraineté des Turcs ? N’est-il pas temps que cela finisse ? Et parce que nous portons des robes et des chapeaux de Paris, pensez-vous que nous ne plaignions pas ces Bulgares, chrétiens comme nous, qui vivent comme des troupeaux exploités par les pachas ? Un peu plus ou un peu moins barbares, nous nous tenons de près, nous tous qui habitons les bords du Danube, et puisque le grand fleuve s’est mis en colère, puisqu’on n’entend que des bruits de guerre et de révolte sur ses deux rives, laissez-moi m’échauffer avec lui !

— Peste ! dit Henri, ce sont donc les lauriers de votre petite Jeanne d’Arc qui vous empêchent de dormir ?

— Peut-être, reprit Aurélie. C’est un cœur bien trempé. Quand elle était ici tout à l’heure, je croyais voir personnifiée en elle cette nation bulgare, vigoureuse et naïve, au corps sain et à la foi robuste, toute prête à laisser éclater sa force.

Henri affirma qu’il ne trouvait rien à redire à ce portrait de Popovitza ; mais, avant de prendre congé d’Aurélie, il l’engagea à ne plus chanter trop haut ses hymnes de liberté et à se défier du vieux Saïd.

Le soir même de cette journée, le capitaine de Kératron se promenait seul sur la rive du Danube. Il suivait ce chemin étroit et crevassé qui règne entre les derniers jardins du quartier grec et la falaise abrupte. Le soleil venait de se coucher derrière les batteries de la ville. Le temps était calme, et la brise apportait, comme un écho affaibli, le bruit des trompettes russes qui sonnaient la retraite à Giurgevo. Henri s’arrêta devant une palissade dont les planches mal jointes fermaient le jardin du pope Eusèbe. À travers les fentes de cette clôture, il apercevait, dans le jardin, Kyriaki occupée à ramasser du linge étendu sur des cordes. Il resta longtemps à la regarder ; puis, ses yeux ayant rencontré ceux de la jeune fille, il lui sourit en lui faisant de la main un signe amical. Popovitza lui rendit son salut. Henri l’invita alors par un geste à s’approcher ; mais la jeune fille, sans rien répondre, continua son ouvrage. Cependant, quand tout le linge fut rassemblé, plié et posé sur un banc, comme Henri était toujours resté à la même place, elle s’approche : lentement, en souriant, les yeux baissés, et vint se mettre en face de lui. Ici commençait pour tous deux un grand embarras. Henri ne savait aucune des langues que parlait Popovitza. Ils ne pouvaient s’entendre que par gestes. La conversation fut donc muette et d’abord languissante. Cependant, pour que la jeune fille ne fût pas tentée de la rompre trop tôt, Henri s’était assis sur une grosse racine d’arbre qui barrait en cet endroit l’étroit chemin, et il avait prié Kyriaki d’aller chercher pour elle une chaise dans le jardin. Elle était revenue avec un petit pliant sur lequel elle s’assit à son tour. Ils étaient donc là tous deux, l’une dans le jardin, l’autre sur le chemin, séparés par la clôture et riant de cette situation. Henri hasarda bientôt les mots turcs, grecs, bulgares, valaques, qu’il avait appris depuis quelques jours. Le répertoire n’en était pas varié et se composait surtout de quelques-unes de ces locutions hybrides qui arrivent à former un patois mixte dans les endroits où vivent ensemble plusieurs peuples parlant des langues différentes. Kyriaki, avec une merveilleuse prestesse d’esprit, répondait en se servant des termes qu’Henri connaissait, et trouvait des périphrases pour exprimer ce qu’elle voulait dire à l’aide des mots mêmes qu’il avait prononcés. Avec les ressources fort restreintes de ce vocabulaire, ils purent parler de la belle soirée qu’il faisait et de la nuit qui arrivait rapidement. La jeune fille indiqua qu’elle ressentait pour Aurélie une admiration sans bornes; puis elle recommanda de nouveau à Henri de retirer Cyrille de son cachot, et Henri promit de s’y employer de tout son pouvoir. Ils parlèrent de la guerre et des Russes, et Popovitza exprima l’impatience avec laquelle elle attendait la délivrance de son pays. Il fallut pourtant se séparer, et la fille du pope quitta le capitaine.

Le lendemain, à la même heure, Henri, sans trop se rendre compte de ce qu’il faisait, se retrouva à la même place. Il éprouva un certain dépit de ne pas voir Kyriaki et l’attendit longtemps. La petite parut enfin, et, le capitaine l’ayant invitée à s’asseoir dans l’endroit où elle s’était assise la veille, elle le fit avec quelque hésitation. Ils recommencèrent alors à causer. Leur vocabulaire allait s’enrichissant. Non-seulement Popovitza employait les termes que Henri connaissait déjà, mais, à l’aide de ceux-là, elle l’initiait à de nouvelles formules que l’élève retenait rapidement. Par un geste, par un tour du visage, par un mouvement des yeux, ils amplifiaient ou dénaturaient le sens de certains mots déjà admis dans leur langage : ainsi, par un travail progressif, ils passaient de l’expression des objets visibles à celle des idées abstraites, et devenaient capables de rendre les nuances de leur pensée. Il arrivait quelquefois que pendant un certain temps ils ne pouvaient s’entendre. C’étaient alors d’ingénieux efforts pour triompher de l’obstacle qui venait de se dresser entre leurs esprits ; ils cherchaient mille manières de le tourner ou de le franchir; tout à coup, par une heureuse combinaison, ils se comprenaient, et un rire joyeux saluait leur succès. Henri se faisait raconter la vie de Popovitza, de quelle façon elle élevait ses frères et ses sœurs, comment dans ses journées remplies par les soins domestiques il y avait place pour des rêves audacieux, et il prenait plaisir à voir le feu qui brillait dans ses yeux quand elle parlait des projets de son père. Kyriaki, de son côté, voulait savoir dans quel pays Henri était né, comment on y vivait, s’il avait une mère, s’il avait fait la guerre, s’il avait été blessé. Elle lui demandait si les gens de sa nation ne viendraient pas, ainsi que faisaient les Russes, pour aider les Bulgares à chasser les Turcs, et comme Henri lui disait que, selon toute apparence, les gens de sa nation feraient précisément le contraire, elle le suppliait d’écrire pour les détourner d’un dessein si barbare. La jeune fille interrogeait ensuite Henri sur le rôle qu’il remplissait auprès d’Aurélie; mais ici le capitaine feignait d’être dérouté et se dérobait à l’aide des lacunes de son dictionnaire. Ils parlèrent ainsi longtemps à travers la palissade. Quelques branches de chèvrefeuille et d’aubépine, qui la tapissaient en cet endroit, encadraient leurs visages. Des violettes qui avaient poussé au pied de la clôture, du côté du chemin, leur envoyaient une douce odeur. Sur la fin de l’entretien, Henri les chercha, les cueillit, et indiqua qu’il désirait franchir la palissade pour les offrir à Kyriaki. Il lui était facile de sauter dans le jardin ; mais Popovitza s’y opposa vivement. Comme elle vit qu’il se préparait à enfreindre cette défense, elle s’enfuit brusquement et courut s’enfermer dans la maison.

La nuit était venue. Popovitza, troublée, agitée, s’occupa à la hâte des soins qu’elle prenait chaque soir avant de s’endormir. Elle parcourut la maison pour s’assurer que tout était en ordre; puis, montant dans les chambres du premier étage, elle tira des armoires les matelas sur lesquels les enfans du pope se couchaient chaque nuit. Quand ses frères et ses sœurs furent plongés dans un profond sommeil, elle vint tout éplorée se prosterner devant une image de la Vierge qui était dans un coin de sa chambre et devant laquelle une petite lampe brûlait jour et nuit. C’était une madone peinte grossièrement sur un panneau de bois. Deux panneaux latéraux, tournant autour d’une charnière, pouvaient se rabattre sur le tableau principal; ils représentaient d’une part saint Irénée, de l’autre sainte Pulchérie. Un grand rideau, cachant la Vierge et la lampe, faisait de cet angle de la chambre une sorte de petite chapelle. Popovitza resta longtemps agenouillée, la face contre terre; enfin elle leva les yeux sur l’image sacrée :

— Pardonnez-moi, bonne Panagia, dit-elle, et soutenez-moi, car j’ai besoin de votre secours. Je sens que je devrais aimer Cyrille, parce que c’est un garçon qui est dévoué à votre sainte cause et qui est aujourd’hui dans un cachot pour vous avoir servie. Cependant je sens que je ne l’aime point. Je ne l’ai jamais aimé, bonne Panagia; je ne lui ai jamais rien dit qui pût l’encourager à me vouloir pour femme.

Popovitza tenait ses regards attachés sur le visage de la madone. Il lui sembla en ce moment que les yeux de la Panagia prenaient une expression de colère et qu’elle lui disait :

— N’as-tu pas donné ton anneau à Cyrille quand il partait pour exécuter les ordres de ton père ?

— Hélas! oui, dit Popovitza toute tremblante, il allait s’exposer à de si grands dangers! Il allait remplir une mission à laquelle mon père attachait tant de prix ! Le triomphe de votre sainte cause en dépendait. Je lui ai donné aussi une branche de ce buis qui est auprès de vous. C’est elle qui l’a fait réussir, avec votre divine protection. Vous achèverez de le sauver, vous le tirerez de son cachot. Il paraît que le pacha n’est pas irrité. Quant à l’anneau, eh bien! je m’expliquerai avec Cyrille, je le lui redemanderai, il me le rendra; il sera heureux avec une autre femme. Je connais plus d’une fille entre mes compagnes qui sera joyeuse de le prendre pour mari, Elenco d’abord, Paraskévi aussi; il pourra choisir.

Elle crut entendre la Panagia, ayant toujours l’air irrité, lui dire alors : — Parle-moi donc du jeune étranger!

Un frisson glacial courut dans les veines de Kyriaki, qui resta longtemps sans rien répondre.

— Je suis bien coupable! dit-elle enfin. Comment en si peu de temps suis-je devenue si faible ? Mais vous viendrez à mon aide, ma bonne protectrice! Je n’aurais pas dû aller ce soir au jardin, car je me doutais bien qu’il viendrait. Si vous l’exigez, Panagia, je ne le verrai plus. Si vous voulez que je vous en fasse la promesse, je vous la ferai.

Comme la Panagia, que Kyriaki regardait toujours attentivement, ne répondait pas, celle-ci, un peu enhardie, reprit après un silence : — Cependant il est si bon! il a mis tant d’empressement à me rendre service ! il sait tant de choses, et il vient de si loin après avoir vu sur son passage tant de contrées différentes ! Cela ne le rend pas fier, et il cause avec moi bien simplement. Et puis il est connu dans son pays comme très courageux, et s’il embrasse ici votre cause, il pourra puissamment aider mon père.

— Crois-tu donc qu’il veuille t’épouser? — Telle fut la question qui sembla sortir alors des lèvres de la Panagia.

— Hélas! répondit Kyriaki, je suis bien indigne de lui! M’épouser! comment faire? Cependant, Panagia, si vous vouliez m’aider, vous pourriez toucher son cœur. J’ai vu qu’il n’a pas de mépris pour moi, quoique je sois bien ignorante. Protégez-moi! faites qu’il m’aime !

En ce moment, le vent de la nuit, qui avait fraîchi, ouvrit une fenêtre de la chambre; le rideau qui cachait Kyriaki et la madone s’agita vivement; les panneaux de l’image sainte furent ébranlés, et celui qui se trouvait du côté de la fenêtre vint avec bruit s’appliquer sur le panneau central. Une grande frayeur saisit la pauvre enfant. Il lui sembla que la Vierge indignée voilait sa face. Elle poussa un cri, et, s’enfuyant, vint se blottir à l’autre bout de la chambre au milieu de ses frères endormis.

Peu à peu son effroi se calma; mais son cœur resta plein d’une anxiété douloureuse. — La colère de la Panagia est bien juste, se disait-elle. Sont-ce là les pensées qui devraient m’occuper à la veille du jour où mon père va risquer, pour délivrer son pays, une si terrible aventure?

C’était en effet dans la nuit suivante qu’allait avoir lieu cette procession solennelle pendant laquelle les Russes, suivant les dispositions concertées avec le pope Eusèbe, devaient s’emparer de Routchouk. Si le complot allait échouer! Cyrille était encore prisonnier; le pacha avait-il quelque soupçon? Peut-être était-il instruit de tout, et attendait-il le dernier moment pour saisir le pope et le mettre à mort; mais cette funeste pensée ne fit que glisser dans l’esprit de Kyriaki. Elle reprit courage. L’heure si impatiemment attendue par son père, par elle-même, était enfin venue. Dans deux jours, les Turcs seraient en fuite, et les Bulgares tendraient la main à des libérateurs qui adoraient la Panagia! Que se passerait-il d’ailleurs à l’arrivée des Russes? Y aurait-il un combat? Le sang coulerait-il dans les rues de la ville? Popovitza y songeait sans en être effrayée; elle s’était tracé le rôle qu’elle voulait jouer. Elle irait soigner les blessés, et depuis longtemps, dans cette prévision, elle remplissait ses armoires de linge et de charpie.

Cependant Kyriaki, n’avait pu encore s’entretenir avec son père des événemens qui se préparaient. Si elle savait que le complot devait éclater la nuit suivante, c’était grâce à la vigilance affectueuse avec laquelle elle surveillait les actions du pope; celui-ci ne lui en avait rien dit. Si près du moment suprême, la jeune fille se sentait attristée de cette réserve ; elle se repentait de n’avoir point parlé la première, et le silence lui pesait. Bien que la nuit fût fort avancée, elle descendit avec précaution l’escalier. Le pope couchait habituellement dans la salle principale du rez-de-chaussée; Kyriaki en vit la porte ouverte, et, entrant sans bruit, elle aperçut son père qui se promenait lentement, songeur et soucieux. Dans un angle de la chambre, près du grand fauteuil du pope, une lampe brûlait; Eusèbe rêvait silencieusement aux événemens du lendemain. Kyriaki, étouffant le bruit de ses pas, s’approcha sans être vue; quand elle fut près de lui, elle lui passa doucement les bras autour du cou et appuya sa tête sur le sein de son père. — Tout est donc prêt pour la nuit prochaine? dit-elle. — Et comme Eusèbe la regardait sans répondre : — Je sais, ajouta-t-elle, tout ce qui va se passer. — Le pope, attirant sa fille vers lui, alla s’asseoir dans le fauteuil, et l’enfant se mit à ses genoux. La lampe éclairait de près leurs deux visages; une émotion douce se peignait dans les yeux du pope, et deux larmes coulèrent sur ses joues maigres. Il se sentait fortifié par les caresses de sa fille et heureux de pouvoir lui parler de ce qui l’occupait tout entier. Quant à elle, après les agitations qui l’avaient assaillie pendant cette soirée, elle éprouvait un grand apaisement. Tous deux étaient soulagés en se trouvant réunis dans une pensée commune.

Eusèbe exposa alors à sa fille le détail de ce qui devait arriver pendant la nuit suivante et lui indiqua les dernières dispositions qui avaient été concertées entre les conjurés. Pendant une des nuits précédentes, un de ces sous-officiers russes que Cyrille avait introduits dans Routchouk avait réussi à repasser le Danube; après avoir vu le général Kroulof et lui avoir exposé l’état des choses, il avait rapporté les instructions définitives du général. Dès la tombée de la nuit, comme on était à une époque où il n’y avait pas de lune, un régiment russe traverserait le fleuve dans des barques à deux lieues au-dessous de Routchouk. Un détachement partirait immédiatement pour tourner la ville du côté opposé au Danube et venir attaquer la batterie qui est en amont et qui défend le port; un des Russes débarqués précédemment avait étudié le terrain pour servir de guide dans cette manœuvre. Un autre détachement, avec un guide semblable, se porterait tout droit sur la batterie d’aval, qui est à l’orient de la ville. S’ils s’emparaient de ces deux positions, les Russes étaient maîtres de Routchouk, et la garnison qui gardait les autres forts n’avait plus qu’à se retirer. L’assaut des deux batteries aurait lieu au même instant, à la cinquième heure (c’est-à-dire environ vers une heure du matin); les deux corps qui devaient opérer isolément ces deux attaques agiraient au moment précis, sans se donner d’ailleurs l’un à l’autre aucun signal, de crainte d’éveiller l’attention. On espérait surprendre les Turcs par une brusque escalade.

Le bruit dont, suivant l’habitude, la grande procession de la Panagia remplirait la ville devait dissimuler l’approche des Russes. Le pope guiderait la procession. Il avait mis dans son secret quelques jeunes gens dont le dévouement lui était acquis, et qui devaient diriger le tumulte avec adresse. L’un d’eux, Costaki, avec des gens dévoués, surveillerait le quartier qu’habitent les Turcs du côté de la ville qui est opposé au Danube. Les Turcs ne se préoccupent guère des processions des raïas et dorment d’ordinaire tranquillement pendant que ceux-ci font leur tapage ; mais si, éveillés par le bruit des attaques, ils couraient du côté des batteries, Costaki, avec ses gens, leur barrerait la route et gagnerait du temps en engageant une rixe. A cet effet, Eusèbe lui avait remis quelques armes secrètement rassemblées et sur lesquelles il avait appelé la bénédiction de la Panagia : c’étaient quelques boutchaqs ou poignards et quelques longs pistolets que les jeunes conjurés pouvaient cacher dans leurs amples culottes, et dont Costaki ne devait leur permettre de faire usage qu’à la dernière extrémité, car le pope répugnait à l’idée de faire couler le sang des siens. Enfin un jeune Grec nommé Christodoulo et le négociant Clician devaient se tenir toute la nuit à la tête de la procession, aux côtés du pope, prêts à porter ses ordres en cas d’accident. Le cœur de Kyriaki battait violemment pendant que son père lui exposait toutes ces choses. Elle éprouvait quelque effroi de savoir tant de gens dans la confidence du terrible secret; mais, par des mesures si bien combinées, le succès lui semblait assuré. — Et moi aussi, mon père, dit-elle, je serai près de vous toute la nuit avec Clician et Christodoulo. Servez-vous de moi, si vous aimez votre fille.

— Je le veux bien, dit le père, et que la Panagia soit avec nous! Va dormir.

Eusèbe se leva. Kyriaki, remontant dans sa chambre, dressa son lit avec des nattes et des couvertures, et s’y étendit tout habillée, suivant l’usage du pays. Elle rêva bataille : Costaki et les autres Bulgares engageaient une terrible mêlée avec les Russes; elle y assistait, elle animait les combattans, elle recevait les blessés dans ses bras, puis elle se trouvait transportée à l’attaque des batteries. Dans l’ombre, les Russes escaladaient le parapet; ensuite la fusillade s’engageait, les Turcs fuyaient; l’image glorieuse de la Panagia s’élevait au-dessus des forts, entourée de flots de lumière, couronnée d’une auréole étincelante, et éclairant au loin la ville et le Danube. Alors Eusèbe, en grande pompe, dans l’église brillamment parée, disait la messe de la délivrance. Au sortir de l’église, d’innombrables quantités de Grecs et de Bulgares, accourus des contrées les plus lointaines, se jetaient à ses pieds et baisaient les mains de leur libérateur. Enfin, quand déjà le jour allait poindre, Kyriaki rêvait encore, elle rêvait que la Panagia reprenait l’anneau donné à Cyrille et le passait au doigt d’Henri.

IV.

Depuis quelques jours, la ville de Routchouk se remplissait de paysans des campagnes environnantes. Des villages entiers avaient voulu assister à la grande procession que ramène chaque mois de mai. Les femmes avaient leurs belles jupes de couleur chocolat, bordées de larges dessins blancs; de grosses épingles argentées étaient plantées dans leurs cheveux ; elles allaient par groupes bruyans, riant et causant des objets qu’elles achèteraient à la ville. Les hommes marchaient derrière, les jambes enlacées de bandelettes de cuir jaune, la tête couverte du calpac en peau de mouton. Ces laboureurs au visage bronzé, aux larges épaules, avaient l’air timide et effrayé; il semblait qu’ils s’appliquassent à marcher inaperçus et à ne pas éveiller l’attention de leurs maîtres les Turcs, de peur qu’il ne prît à ceux-ci fantaisie de les dépouiller du peu qu’ils pouvaient avoir. Cette foule remplissait les rues du quartier habité par les Grecs et se portait principalement du côté de l’église.

L’église, très basse et fort simple, cachée par un groupe de maisons, est entourée d’une grande cour circulaire qui communique avec la rue par une allée. Un puits public se trouve sur un des côtés de l’édifice. Pendant toute la journée qui précéda la fête religieuse, la cour servit de lieu de campement à un grand nombre de paysans. Les uns dînaient avec les provisions apportées de leur hameau, pain noir, fèves bouillies, gâteaux faits de miel et de graisse de mouton; d’autres dormaient pour ménager leurs forces et se préparer à suivre la procession toute la nuit. Dans un coin, des jeunes filles tournaient en rond et à petits pas autour d’un musicien qui jouait de la flûte; ailleurs des jeunes gens, d’une voix animée par les libations d’un jour de fête, chantaient une litanie. Les habitans de la ville se mêlaient à ceux de la campagne.

Quand la nuit fut arrivée, le son d’un marteau frappant à coups redoublés sur une pièce de bois appela les fidèles. C’est par le marteau, on le sait, que les popes ont remplacé les cloches, interdites par les Turcs. Chacun alors prit un cierge dans sa main et l’alluma. La foule entra dans l’église, trop petite pour la contenir, et se pressa contre les portes. L’église se remplit d’une épaisse fumée à travers laquelle brillaient d’une lueur rougeâtre les innombrables cierges des fidèles. Eusèbe monta dans la chaire, et, tout en célébrant les louanges de la Panagia à propos de sa fête traditionnelle, il prépara les esprits aux événemens qui allaient se passer. — La Panagia, disait-il, est connue pour les miracles qu’elle a toujours faits. Vous savez, hommes bulgares, que si elle veut qu’une chose noire devienne blanche, cela ne lui est pas plus difficile qu’à vous d’allumer un cierge! Faites attention ! La Panagia m’a instruit qu’elle va faire un grand miracle, parce qu’elle veut que quand vous mettez des semences de blé dans un champ, ce soient vous et vos enfans qui mangiez le blé, et non pas les cavas. Elle ne veut pas non plus que des hommes entrent dans vos maisons, y mangent, y dorment, y nourrissent leurs chevaux avec de l’orge, et s’en aillent sans vous payer un para[2]; au contraire, si vous avez un chaudron qui leur plaît, ils l’emportent. Voilà pourquoi elle fera grand tapage cette nuit même, afin d’empêcher tous ces abus. Vous suivrez donc la procession, et vous ne vous étonnerez de rien. Si je vous dis d’aller à droite, vous irez à droite, et si je vous dis : Criez bien fort! vous crierez. — Popovitza, qui était dans l’église, tremblait de ces paroles imprudentes; elle fut bien plus effrayée encore, quand le pope ajouta : — Je vous ai annoncé que la Panagia va faire un miracle. Déjà tantôt elle en a fait un. Quand le soleil s’est couché tout à l’heure, un de ces muezzins, qui était monté comme un chat de gouttière dans la tour de la mosquée d’Osman, a voulu dire sa chanson ; mais la langue lui a tourné, et au lieu de crier : Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète ! le chat de gouttière a crié : Musulmans, faites vos paquets pour fuir, la Panagia va vous chasser! — Ceux qui étaient près du pope entendirent seuls son discours, car il se faisait un grand bruit dans l’église; mais ses paroles circulèrent rapidement, et un singulier sentiment de surprise et d’attente se répandit dans la foule.

Cependant la procession sortit. Eusèbe marchait en tête, entouré des gens de l’église et brillamment éclairé par un grand nombre de grosses lanternes à six chandelles. Puis venait une image de la Panagia, dorée et fixée au bout d’un bâton. Une dizaine de jeunes gens, se tenant par la main, formaient un cercle autour de l’image. Derrière eux s’agitait la masse des Bulgares portant une multitude de cierges. Une longue série de lumières mobiles se mit à circuler avec bruit à travers les rues tortueuses, comme un serpent de feu. De temps en temps, de nouveaux fidèles venaient pour remplacer ceux qui se tenaient autour de la Panagia; mais cette escorte d’honneur ne cédait la place aux nouveaux occupans qu’après une lutte violente. Dans ces processions, il est honteux pour ceux qui entourent l’image sacrée de quitter leur poste avant d’être couverts de horions; cette place, toujours enviée, était cette nuit-là recherchée avec d’autant plus d’ardeur que chacun voulait voir de près le miracle qui avait été annoncé. A chaque instant donc, les hommes rangés autour de l’image sainte étaient repoussés par de nouveaux assaillans qui les chargeaient avec de grands cris, et le désordre de ces luttes se communiquait au loin dans les rangs de la procession. Costaki, avec ses affidés, montait la garde dans les rues qui avoisinent le quartier des Turcs. Là, comme dans les forts, tout semblait tranquille. On était arrivé à la deuxième heure (dix heures du soir), et le moment de l’attaque des forts était encore éloigné, quand un incident se produisit qui exerça une fâcheuse influence sur les événemens de cette nuit.

La tête de la procession venait de s’arrêter dans un carrefour où s’élevait un turbé ou tombeau musulman. Un vieux derviche avait eu la fantaisie de se faire enterrer sur cette place, en léguant une petite rente à un homme chargé d’entretenir la tombe et de l’éclairer la nuit. Une balustrade de bois entourait une petite colonne aiguë, terminée par un bonnet de derviche grossièrement sculpté dans la pierre. Dans un des coins de cette clôture était suspendue une lanterne religieusement allumée chaque soir par le gardien du tombeau, un confiseur turc, qui, pour mieux exercer sa surveillance, demeurait dans une des maisons de la place. Pendant que ceux des Bulgares qui étaient en avant stationnaient sur la place du turbé, de nouveaux arrivans voulurent s’établir autour de la Panagia. Une lutte s’engagea, et dans la mêlée la balustrade du derviche fut renversée, la lanterne s’éteignit et se brisa. Le confiseur, de sa fenêtre, vit le dégât sacrilège, et, sortant en toute hâte, courut crier vengeance dans le quartier de Mahomet. Aussitôt un grand nombre de Turcs se lèvent, prennent leurs armes et se dirigent vers l’endroit que le confiseur avait indiqué ; mais les premiers d’entre eux, au sortir de leur quartier, rencontrent Costaki et ses gens, qui, fidèles à la consigne donnée et protégés par l’obscurité, cherchent à leur barrer le passage en engageant une querelle. Des injures sont échangées. Bientôt on entend partir quelques coups de pistolet.

Voyant les choses prendre une mauvaise tournure, un tcherbadji[3] du quartier turc monta aussitôt à cheval et courut à travers la campagne au khan de Mustapha, situé à deux lieues de Routchouk, et autour duquel étaient campés les bachi-bozouks de Sadyk-Pacha. Le tcherbadji jeta l’émoi dans le camp, et cria aux bachi-bozouks qu’ils eussent à se rendre au plus vite à Routchouk, où les raïas se révoltaient contre les Turcs. Les bachi-bozouks n’avaient pas reçu de solde depuis fort longtemps; ils saisirent avec joie cette occasion de se jeter la nuit sur une ville qui avait la réputation d’être fort riche, et où, puisque les raïas se révoltaient, les occasions de pillage ne manqueraient pas. — Le sultan, disaient-ils, ne nous donne point d’argent, et nous ne nous plaignons pas de lui, puisqu’on nous assure qu’il n’en a pas. Du moins nous en trouverons dans les maisons de ces chiens damnés! — Les bachi-bozouks furent donc à cheval en peu d’instans et arrivèrent dans la ville, où le désordre allait croissant. Les Turcs, triomphant sans peine de la résistance de Costaki, s’étaient jetés sur la procession. Les Bulgares débandés avaient fui d’abord de tous côtés; mais plusieurs des jeunes gens qu’Eusèbe avait enrôlés les réunissaient sur quelques points et essayaient de faire tête aux assaillans. Toutes les rues retentissaient de clameurs aiguës. Une partie des fuyards s’était réfugiée dans la grande cour de l’église. Le pope, ne pouvant plus continuer sa marche, y était revenu lui-même, et s’était arrêté avec l’image de la Panagia à l’entrée de l’allée qui joignait la cour à la rue. Il avait avec lui l’escorte de la Panagia, restée autour d’elle pour la protéger, et Kyriaki, qui n’avait point quitté son père. Le tumulte n’avait point encore gagné cet endroit; mais partout ailleurs les Turcs courant avec des torches, les Bulgares avec leurs cierges, s’injuriaient, se battaient, se démenaient. C’est en ce moment que les bachi-bozouks arrivèrent, lançant leurs chevaux dans les rues si fantastiquement éclairées et déchargeant au hasard leurs pistolets; ensuite ils mirent pied à terre, détachèrent de leurs selles de grands sacs de toile qu’ils avaient apportés, et, pour les remplir, commencèrent à entrer dans les maisons. Dès lors rien ne les détourna plus de cette besogne.

Cependant Eusèbe, dans l’allée où il avait cherché un asile, attendait avec anxiété l’heure où l’assaut devait être donné aux batteries. C’était l’instant décisif où allait se jouer le sort de la conjuration. L’idée d’un suprême effort à faire lui vint à l’esprit, et, pour exécuter son projet, il chercha des yeux autour de lui quelques-uns des jeunes hommes courageux qui lui étaient dévoués. Aucun n’était à ses côtés; la lutte les avait dispersés. Il n’aperçut que sa fille, qui, le cœur agité, mais le visage calme, attendait comme lui les événemens. — Va, lui dit-il, chercher Costaki, Christodoulo, ceux des leurs qui peuvent agir, et envoie-les ici.

Popovitza, rapide et légère, se mit à courir par les rues, cherchant ceux que son père lui avait désignés. Elle trouva Costaki et ses amis, et leur fit savoir que le pope voulait les voir. Bientôt même elle rencontra Cyrille, qui, à la faveur du désordre, venait de s’échapper de son cachot. — Cours, lui dit-elle, près de mon père. Bénie soit la Panagia qui t’a délivré, et qui te permet de la servir au moment suprême !

Quand le pope vit arriver ceux qu’il attendait, il prit à part le jeune Costaki. — Tu as bien agi, mon fils, lui dit-il; maintenant emmène tes compagnons avec toi, et va près de la batterie qui est en amont du fleuve. Quand la cinquième heure sera venue, et dans le moment même où tu entendras que les Russes commencent leur escalade, vous vous précipiterez dans l’enceinte en forçant l’entrée mal gardée du côté de la ville, et vous pousserez de grands cris en demandant le secours des soldats de la forteresse contre les bachi-bozouks qui pillent la ville; vous jetterez ainsi le désordre parmi les soldats, et, vous approchant des parapets, vous aiderez les Russes à les gravir. — Il vit ensuite Cyrille, et lui dit : — Sois le bienvenu. — Il donna à Christodoulo, pour agir à la batterie d’aval, les mêmes instructions qu’il venait de donner à Costaki, et désigna Cyrille pour se joindre à cette expédition. Les deux petites troupes allèrent se mettre chacune au nouveau poste qu’Eusèbe leur assignait.

La batterie qui est en amont, du côté du port, fut en effet attaquée à l’heure dite. A la tombée de la nuit, les Russes, au nombre de trois mille environ, sous la conduite du colonel Fotzer, avaient traversé le Danube sans difficulté fort au-dessous de Routchouk. Dès qu’ils furent établis sur la rive droite du fleuve, le colonel fit partir le détachement qui devait tourner la ville, ainsi qu’il avait été convenu, et qui avait un long chemin à faire. Ce détachement, fort d’un millier d’hommes, opéra heureusement sa marche tournante. A l’heure indiquée, les hommes s’approchèrent silencieusement de la forteresse. Les premiers, munis d’échelles, descendirent en un point du fossé où il n’y avait pas d’eau, puis les échelles furent appliquées contre la muraille; mais depuis longtemps la garnison, réveillée par le bruit extraordinaire qui se faisait dans la ville, avait pris les armes. Les sentinelles aperçurent les Russes, donnèrent l’alarme, et, au moment où les assaillans allaient déboucher sur la crête, toutes les échelles furent à la fois détachées du parapet et renversées dans le fossé. Une vive fusillade partit alors de la batterie, et peu d’instans après des boulets de canon balayèrent le revers du fossé. En ce moment même, Costaki et les siens, avec un sang-froid et un courage dignes de triompher, franchirent une porte qui était ouverte du côté de la ville, parce que des soldats turcs se préparaient à sortir. Ils se précipitèrent dans l’enceinte, criant qu’ils voulaient voir le commandant pour demander aide et vengeance, et, courant de tous côtés, ils jetèrent quelque désordre parmi les Turcs; mais bientôt, maltraités et poursuivis à coups de baïonnette, ils furent obligés de fuir sans avoir pu s’approcher du parapet. Alors l’officier qui commandait le détachement russe, désespérant de réussir, fit sonner la retraite, rallia de son monde tout ce qu’il put et retourna sur ses pas, suivant le chemin par où il était venu, pour essayer avant le lever du jour de rejoindre le colonel Fotzer. Quant à Cyrille et aux autres jeunes gens qui, avec Christodoulo, surveillaient la batterie située en aval de la ville, ils restèrent longtemps immobiles, sans avoir l’occasion d’exécuter les ordres du pope, car l’attaque qu’on attendait sur ce point ne put avoir lieu par suite d’incidens que nous allons raconter.

Le tcherbitdji qui était allé jeter l’alarme au camp des bachi-bozouks avait continué sa route, et une heure plus loin avait rencontré deux bataillons de troupes ottomanes régulières, établis au village de Torlak, en avant de Rasgrad. C’était une sorte d’avant-garde que le général qui occupait Rasgrad, ce pacha anglais dont nous avons parlé au début de notre récit, avait détaché pour surveiller les bachi-bozouks. Ces deux bataillons étaient sous les ordres d’Eumer-Bey, jeune officier courageux et habile, et qui, étant fils d’un des grands dignitaires de la Porte, avait lui-même rang de général dans l’armée. Dès que le tcherbadji lui eut rendu compte de ce qui se passait, Eumer résolut de marcher sur Routchouk avec ses deux bataillons; mais au lieu de prendre la route qu’avaient suivie les bachi-bozouks, et qui conduit aux portes opposées au Danube, il se dirigea en droite ligne sur le fleuve, afin d’entrer dans la ville par une porte latérale. À cette heure de la nuit, le colonel Fotzer, après avoir fait partir, comme on l’a vu, le détachement destiné à l’attaque de la première batterie, et avoir attendu un certain temps pour lui laisser prendre l’avance nécessaire, marchait lui-même lentement vers la seconde batterie, qu’il devait attaquer en personne. Les Turcs d’Eumer-Bey se heurtèrent contre les vedettes du colonel Fotzer. On échangea quelques coups de fusil, puis chacun resta en place. La nuit était fort noire. Les deux commandans, également surpris, distinguaient à peine des masses obscures de soldats dont ils ne pouvaient estimer le nombre. Fotzer, se voyant découvert, renonça à l’assaut qu’il devait tenter. Il recula un peu pour s’appuyer au Danube et se rapprocher de ses barques; mais il résolut d’attendre le point du jour pour juger des forces de l’ennemi et connaître le résultat de l’assaut livré par son lieutenant. Eumer, de son côté, décida qu’il n’attaquerait pas avant le crépuscule. Bientôt on entendit le canon de la batterie qui, de l’autre côté de la ville, se défendait contre les Russes. Eumer laissa ses troupes dans l’endroit où elles étaient, et, recommandant aux chefs des deux bataillons de ne pas attaquer avant son retour, il courut avec quelques officiers vers Routchouk.

Il se rendit d’abord au konak de Saïd-Pacha. Le gouverneur, le defterdar[4] et plusieurs fonctionnaires, réunis en conseil, accroupis avec leurs longs chibouques, parlaient dans la plus grande confusion sans rien décider. Eumer déclara qu’il prenait le commandement militaire de la place. Il envoya des officiers porter ses ordres dans les différens forts, se rendit à la batterie d’où les Russes venaient d’être repoussés, visita tous les points où il craignait quelque danger. Quand il eut pris les dispositions nécessaires pour mettre la petite garnison en état de résister à une attaque sérieuse, il s’occupa de rétablir le calme dans l’intérieur de la ville.

Les bachi-bozouks pillaient toujours au milieu d’un grand bruit. Les uns, après avoir rempli leurs vastes sacs de vivres, de vaisselle, de tout ce qu’ils avaient pu trouver de plus précieux, les chargeaient sur leurs chevaux et reprenaient le chemin de leur camp, poursuivis par les imprécations de ceux qu’ils avaient dépouillés. D’autres, animés du désir de détruire, jetaient au milieu des rues les tables, les matelas, tous les meubles qui leur tombaient sous la main. Une grande partie s’étaient portés du côté du bazar, avaient enfoncé les devantures des boutiques et en tiraient pêle-mêle tout ce qui était à leur convenance. Ceux-ci remplaçaient leurs vieilles chaussures et leurs vieux vêtemens par des babouches, des vestes et des culottes neuves, remplissaient leurs ceintures de pistolets et de couteaux, chargeaient sur leur dos des brides et des selles. Ceux-là battaient en criant les marchands accourus à la défense de leur comptoir, et ces luttes étaient d’autant plus vives que les boutiques des Turcs n’étaient pas plus respectées que celles des raïas. Un grand nombre de chevaux abandonnés par leurs maîtres et excités par le bruit galopaient tumultueusement par les rues et se jetaient les uns sur les autres pour se mordre avec furie. Quelques torches lancées au hasard avaient allumé des maisons. Des bandes de chiens aboyaient aux incendies.

Certes la princesse Inesco, qui voyageait pour se distraire et qui avait espéré trouver à Routchouk des spectacles nouveaux, devait être contente de sa nuit. Elle avait assisté à la procession, escortée de son mari et du capitaine, et malgré leurs instances était restée dans les rues pendant que les Turcs chargeaient les Bulgares. Elle refusa également de rentrer chez elle au moment de l’irruption des bachi-bozouks. Comme elle se portait volontiers partout où le tumulte était le plus fort, elle faillit vingt fois être renversée dans la foule. Elle entendit des balles siffler à ses oreilles sans songer à fuir le danger. Elle criait « bravo! » à ceux des Bulgares qui se comportaient vaillamment; elle apostrophait les fuyards, elle injuriait les Turcs. Quoique fort animée, elle conservait les apparences d’un grand calme et trouvait à plaisanter sur les incidens burlesques qui naissaient au milieu de la bagarre. Enfin cependant, comme elle vit que pour la protéger ses deux défenseurs risquaient souvent de se faire un mauvais parti, elle consentit à rentrer chez elle. En ce moment, le pillage gagnait les maisons qui bordent le Danube. Kaun et ses domestiques, Inesco et Constantin, ainsi que le capitaine de Kératron, barricadèrent la maison, et, armés jusqu’aux dents, se préparèrent à recevoir vigoureusement les bachi-bozouks, s’ils venaient pour la piller.

Quant à Henri, il avait pris part à sa façon aux agitations de cette nuit. Ce n’est point qu’il s’occupât des projets du pope Eusèbe, et nous avons vu qu’il n’attachait guère de prix à savoir si les Bulgares secoueraient le joug de leur pacha, ou si les Turcs déjoueraient les complots des Russes. Pendant toute la nuit, il fut occupé de la princesse et de Kyriaki. Attaché aux pas d’Aurélie, attentif à la préserver de tout danger, il songeait en même temps à Popovitza, qui de son côté sans doute courait des hasards. Il avait près de lui une grande dame capricieuse et spirituelle, conduite par sa fantaisie et sa curiosité, qui riait elle-même de son propre enthousiasme; mais il eût voulu savoir ce que faisait ailleurs la courageuse fille du pope. Sa pensée allait de l’une à l’autre, et s’il lui eût fallu dire à laquelle des deux il s’intéressait le plus, il n’eût pas répondu facilement. Aurélie, pour sa part, témoignait le désir de connaître ce qu’avait fait Popovitza. — Allez voir, dit la princesse au capitaine. Nous voilà fortifiés et en état de résister à un coup de main. Je n’ai plus besoin de vous.

Henri sortit en effet et courut de tous côtés à la recherche de Kyriaki. Il la trouva enfin dans l’église, et vint à temps pour la sauver d’un grand danger. Le pope, averti que les Russes avaient été repoussés dans l’assaut livré à l’un des forts et désespérant de voir attaquer la seconde batterie après l’heure convenue, avait abandonné le poste où il se tenait à l’entrée de la cour, et était rentré dans l’église avec les fidèles qui s’étaient groupés autour de lui. Bientôt après les bachi-bozouks envahirent le sanctuaire, et se mirent à enlever tous les ornemens sacrés. Eusèbe, monté dans la chaire, criait aux siens qu’ils les laissassent faire, et que toute résistance était devenue inutile; mais les Bulgares, sourds à sa voix, s’armant des balustrades, des bancs, de toutes les pièces de bois ou de fer qui leur tombaient sous la main, frappaient sur les agresseurs. On en vint aux armes, et les couteaux bénits sortirent du fourreau. Le pavé de l’église commençait à se couvrir de blessés, quand le capitaine y entra. Il aperçut en ce moment Popovitza, et à peine l’avait-il vue qu’elle fut renversée à terre au milieu de la lutte. Elle avait perdu connaissance et allait être foulée aux pieds, quand Henri se fit jour jusqu’à elle et l’enleva dans ses bras. Il parvint ensuite à sortir de l’église, et il avait même fait quelques pas dans la rue, quand Cyrille le rejoignit, l’accosta d’un air bourru et l’aida à porter Kyriaki évanouie. Ils se dirigèrent ainsi vers la maison du pope. En y arrivant, ils la trouvèrent toute dévastée; les pillards avaient passé par là.

Pendant ces derniers incidens, Eumer-Bey parcourait la ville et parvenait à arrêter le désordre. Il avait réuni autour de lui quelques bachi-bozouks moins avides que les autres, et il marchait avec eux, criant qu’au lieu de saccager les maisons, il fallait aller combattre les ennemis, qui étaient aux portes de la ville; il enjoignait aux pillards de se réunir sur une petite place qui est vers la porte de Choumla. Un certain nombre d’entre eux, cédant à son autorité, allèrent avec leurs chevaux au rendez-vous indiqué. Ils entassaient leur butin autour de leurs selles ou le confiaient en dépôt à des musulmans de la ville. On vit alors des patrouilles de troupes régulières qui forcèrent les derniers bachi-bozouks à quitter la place, et s’occupèrent d’éteindre le feu des maisons qui brûlaient. Les cris cessèrent; les rues, tout à l’heure éclairées par les torches et les incendies, rentrèrent peu à peu dans la nuit. La ville, si tumultueuse pendant plusieurs heures, finit par ne plus produire qu’un bruissement vague, comme un malade, après une crise violente, s’apaise en poussant de sourds gémissemens.

Deux cents cavaliers environ s’étaient rendus à l’appel d’Eumer; les autres avaient déjà quitté la ville ou s’étaient dispersés au gré de leur fantaisie. Ce ne fut pas sans peine qu’on fit monter cette petite troupe à cheval : les chevaux et les hommes étaient lourds de butin. Cependant une heure avant le crépuscule Eumer put sortir de Routchouk à la tête de cette cavalerie et rejoindre ses deux bataillons, restés immobiles dans l’endroit où il les avait laissés. Le jour commença enfin à poindre. Eumer-Bey et le colonel Fotzer purent se rendre compte de leur position. L’officier turc était dans une situation périlleuse. Entre lui et le rivage, il avait un corps de deux mille hommes, bien supérieur au sien. Du côté opposé, il apercevait l’autre détachement russe, revenu de son expédition et prêt à le prendre à revers. S’il essayait de se retirer sous la protection des canons de la ville, il courait risque d’être attaqué des deux côtés pendant ce mouvement, et il laissait l’ennemi se rembarquer sans obstacle. Il prit sans hésiter un parti contraire, et, déployant son infanterie devant les troupes de Fotzer, il résolut de charger l’autre détachement avec ses deux cents cavaliers; mais cela n’était point du goût des bachi-bozouks. Quand il leur commanda de marcher en avant, ils hésitèrent; des murmures coururent dans la troupe; enfin l’un d’eux déclara qu’ils n’avaient point encore fait leurs ablutions, et que Mahomet défendait qu’on chargeât l’ennemi dans cet état d’impureté. Tous crièrent alors qu’il fallait retourner à Routchouk pour faire les ablutions. Eumer, désespéra, se voyait près d’être abandonné de ses cavaliers. En cet instant critique, sa présence d’esprit le sauva. Dans l’espace qui s’étendait entre les bachi-bozouks et les Russes, il y avait sur la gauche une sorte de mare peu profonde qui se déversait dans un petit ruisseau. Eumer la montra aux siens: — Mes enfans, dit-il, nous ferons en chargeant un détour de ce côté. Les pieds de nos chevaux tremperont dans l’eau. Allah n’en demande pas plus pour ce matin! — C’est vrai! le général a raison! sus à l’ennemi! — crièrent les plus courageux, et ils entraînèrent ceux qui hésitaient. La petite troupe partit au galop, se détourna pour traverser la mare, et tomba avec de grands cris sur les Russes, qui se débandèrent en fuyant de toutes parts.

Du côté de la mer cependant, Fotzer avait engagé résolument le feu avec l’infanterie turque : on voyait les officiers russes, avec leurs cannes, abaisser les fusils des soldats pour les faire tirer droit; mais, lorsque son lieutenant eut été défait, le colonel descendit vers le rivage et commanda à ses troupes de monter dans les bateaux. Eumer, laissant les bachi-bozouks poursuivre les fuyards, vint se mettre à la tête de ses deux bataillons, et poussa vigoureusement les soldats de Fotzer. L’embarquement, commencé avec ordre, s’acheva dans le plus grand tumulte. Les Russes s’entassaient sur les bateaux et gagnaient précipitamment le large sous un feu meurtrier. Un grand nombre, acculés au rivage, étaient précipités dans le Danube. La déroute fut complète. Deux canons de campagne qui se trouvaient dans Routchouk, et qu’Eumer avait fait chercher en toute hâte, arrivèrent à temps pour se mettre en batterie sur la rive et couler au milieu du fleuve des barques lourdement chargées. Le Danube se couvrit de cadavres et de bateaux renversés. Un millier de Russes environ, qui restaient dispersés sur la rive turque, mirent bas les armes et furent conduits comme prisonniers à Routchouk.


V.

Le soleil était à peine levé depuis deux heures quand Eumer-Bey, vainqueur, rentra dans la ville avec les bachi-bozouks, les deux bataillons d’infanterie et ses prisonniers. Il avait le droit d’être fier du succès qui venait de couronner ses efforts; mais le gouverneur de la Bulgarie, le vieux Saïd-Pacha, voyait avec déplaisir le rôle brillant qu’était venu jouer chez lui le jeune général. Eumer avait passé plusieurs années de sa jeunesse dans les ambassades; il parlait les langues des nations de l’Occident; Saïd n’aimait pas ces jeunes effendis, corrompus par une civilisation étrangère, et qui, disait-il, amèneraient la ruine de l’empire. Bien qu’il eût montré la plus profonde incurie pendant cette nuit périlleuse, il se plaignait déjà des pouvoirs qu’Eumer s’arrogeait dans Routchouk. Aussi, lorsque que celui-ci se présenta au konak, il le reçut avec une politesse solennelle, le remercia avec toute sorte de métaphores du secours qu’il avait apporté à la ville, et lui insinua dans le style le plus fleuri qu’il n’avait plus qu’à se retirer pour aller rejoindre le gros de l’armée. Eumer répondit, avec les circonlocutions les plus orientales, qu’il n’était pas prêt à partir, qu’il voulait avant tout mettre la place en état de défense, et que, sans entraver l’autorité du gouverneur civil, il y conserverait provisoirement le commandement militaire.

Ils se quittèrent très mécontens l’un de l’autre. Eumer plaça les troupes dans les forts, fit ramasser les soldats blessés dans la ville et dans la plaine, installa des hôpitaux. Saïd s’enferma dans le konak, et déclara qu’il ne ferait rien tant que le général n’aurait pas quitté la place. On vint lui représenter que la conduite des Bulgares pendant cette dernière nuit était de nature à exciter des soupçons, qu’ils avaient opposé aux Turcs une résistance inattendue, qu’ils possédaient des armes et en avaient fait usage, qu’il fallait arrêter un certain nombre d’entre eux pour en tirer des aveux. — C’est affaire, répondit-il, à monsieur le gouverneur militaire ! — On vint dire les mêmes choses à Eumer-Bey, en l’invitant à s’assurer de quelques individus qui pourraient le mettre sur la trace d’un complot. — C’est affaire, répondit-il, à son excellence le gouverneur civil! — Grâce à ce défaut d’entente, les conjurés ne furent point inquiétés.

Le pope Eusèbe, après être demeuré dans l’église jusqu’au moment où les bachi-bozouks, rappelés par Eumer-Bey, l’abandonnèrent, était enfin rentré dans sa maison. Il y avait trouvé sa fille, qui venait de reprendre connaissance grâce aux soins d’Henri et de Cyrille. Il remercia les deux jeunes gens; puis, ceux-ci s’étant retirés, il ferma sur eux la porte de son habitation dévastée, et revint auprès de ses enfans, qui se pressèrent autour de lui en pleurant. Les uns lui montraient les traces du pillage ; les autres lui racontaient tumultueusement la scène à laquelle ils avaient assisté. Eusèbe les consola, et, après les avoir renvoyés tous à l’exception de Kyriaki, il tint conseil avec elle sur ce qu’il convenait de faire. Elle voulait qu’il prît la fuite. — Nous partirons ensemble avant le jour, disait-elle. Je vous accompagnerai; je suis forte, et je ne sais pourquoi je me suis évanouie tantôt, car j’ai à peine quelques meurtrissures. Nous fuirons. Le consul Kaun aura soin de vos autres enfans. Nous trouverons quelque moyen de passer le Danube, et on nous donnera asile en Valachie. — Mais le pope repoussa cette idée. — Je veux rester à mon poste, répondit-il; je veux revoir nos jeunes amis, et les féliciter du courage qu’ils ont montré; je veux savoir ceux qui ont été blessés. Je n’ai pas eu assez de confiance en eux. Ils sont capables de plus d’audace que je ne le supposais. Nous sommes battus pour cette fois; mais nous recommencerons. J’ai eu tort de penser que mes Bulgares ne sont bons qu’à manier la charrue. Nous leur trouverons des armes, et ils sauront s’en servir. Le sang versé cette nuit n’aura pas coulé inutilement. — Kyriaki lui rappela les paroles imprudentes qu’il avait prononcées la veille dans l’église, et qui avaient pu être rapportées au pacha. Heureusement les Bulgares seuls les avaient entendues, et le pope espérait qu’il ne serait pas trahi. Il prendrait d’ailleurs des précautions pour sa sûreté, ferait surveiller le pacha par Kaun, et se ménagerait les moyens de fuir, si on songeait réellement à l’arrêter.

Ainsi Eusèbe releva le courage de sa fille, et bientôt tous deux ne songèrent plus qu’aux devoirs qu’ils allaient avoir à remplir pendant la journée pour secourir tous ceux qui avaient souffert de cette nuit funeste. Kyriaki, les membres encore tout endoloris, appela d’abord ses frères et ses sœurs, et chercha avec eux à faire disparaître dans la maison les principales traces du pillage. Le pope sortit dans la ville, surveillant de l’œil les cavas, mais redressant sa taille voûtée et portant haut le front. Il vit Kaun, et le consul, déjà instruit du dissentiment qui avait pris naissance entre Saïd-Pacha et Eumer-Bey, lui apprit qu’il n’avait lieu de rien craindre. Jugeant d’ailleurs le moment venu de se présenter chez le pacha, Kaun revêtit son uniforme consulaire et se rendit auprès de Saïd. Il le félicita d’abord sur la défaite des Russes; puis, de sa voix la plus rude, il se plaignit hautement des excès commis par les bachi-bozouks, demanda que le butin qu’ils avaient en leur possession leur fût enlevé, et déclara que les consuls réunis allaient exiger pour les victimes du pillage une forte indemnité. Saïd, avec son affabilité ordinaire, le pria de porter ses félicitations et aussi ses griefs auprès d’Eumer. Soit qu’il dissimulât ses soupçons, soit que réellement il attribuât au hasard tout ce qui venait de se passer, Saïd ne témoignait aucune défiance contre personne. Clician vint aussi au konak; rassuré par le tour que prenaient les choses, mais pensant qu’à tout hasard un bon procédé dans un pareil moment ne pouvait que le servir auprès du gouverneur, il s’était muni de quelques belles pièces d’or bien nettoyées. D’un ton mielleux, il porta plainte au sujet des dégâts qui avaient été commis dans ses magasins, demanda qu’on lui rendît justice, et, sous prétexte de payer d’avance les frais du procès, déposa à côté du pacha sa poignée de pièces d’or.

Ainsi pendant cette journée la ville de Routchouk s’apaisa. Le calme revint dans les rues. Les esprits de ceux qui avaient tant à craindre à cause des événemens de la nuit précédente se rassurèrent aussi, grâce à l’incurie des autorités ottomanes. Les uns, comme le pope Eusèbe, recommencèrent à rouler dans leur tête des projets d’indépendance; les autres s’abandonnèrent aux pensées plus personnelles qui leur tenaient au cœur. Le jour commençait à baisser quand Cyrille vint à la maison du pope. Il voulait demander à Eusèbe s’il devait fuir, ou si, pour n’exciter aucun soupçon, il ferait mieux d’aller reprendre ses fers. Ce fut Popovitza qui reçut le jeune Bulgare. Elle montra en sa présence le plus grand embarras, répondant mal à ses questions, préoccupée d’une pensée qu’elle n’osait dire. Enfin, comme Cyrille, déconcerté par cet accueil, allait se retirer : — Viens avec moi, lui dit-elle; il vaut mieux que je te parle aujourd’hui que plus tard. — Elle le conduisit dans le jardin, et s’arrêta dans l’endroit où elle lui avait dit adieu huit jours auparavant, le soir où il s’apprêtait à passer le Danube pour obéir aux ordres d’Eusèbe.

— Ici même, lui dit-elle, il y a une semaine, tu m’as quittée, et je t’ai donné mon anneau. Pardonne-moi si j’ai agi avec légèreté. Je ne puis pas être ta femme, Cyrille, et je demande que tu me rendes cet anneau.

Cyrille ne répondit pas ; mais, s’appuyant contre un arbre, il baissa la tête et se mit à pleurer. Popovitza, n’osant le regarder, restait debout devant lui, les yeux fixés à terre.

— Tu t’en iras pour quelque temps, dit-elle enfin doucement. Cela vaut mieux pour toi en ce moment ; la prudence l’exige. Tu ne penseras plus à moi... Rends-moi l’anneau, ajouta-t-elle de sa voix la plus caressante.

— Jamais ! dit Cyrille en essuyant ses larmes. Ton père m’a promis que tu serais ma femme. Ne me l’as-tu pas promis toi-même, fille impudente? Ose tout avouer. Aussi bien je sais tout! Il suffit donc qu’un étranger vienne et te regarde pour que tu me méprises! Que t’a-t-il dit, cet homme qui ne sait pas notre langue?

— Plus bas, Cyrille, plus bas! dit Popovitza; ne t’irrite pas ainsi!

— Ah! tu me demandes que je reste bien humble, bien obéissant pour que tu puisses plus facilement te jouer de moi! Cyrille, mon esclave méprisé, rends-moi mon anneau! Veux-tu aussi que j’aille le chercher, ton voyageur franc, et que, comme un chien fidèle, je fasse le guet autour de vous pendant que vous parlerez ensemble !

Effrayée de l’agitation qui s’emparait du Bulgare, Popovitza s’était reculée peu à peu, et, rencontrant un banc, s’y était assise. — Cyrille, je ne t’ai jamais vu ainsi ! tu me fais peur !... Va-t’en ! dit-elle en détournant la tête et en cachant son visage dans ses mains.

— Que je m’en aille! Oui, que je retourne dans mon cachot! C’est ce que tu désires. J’y étais bien, n’est-ce pas? Pourquoi en suis-je sorti comme un trouble-fête quand on ne songeait déjà plus à moi? Eh bien! j’y retournerai dans ce cachot, j’irai me livrer de nouveau; mais auparavant je le tuerai, lui d’abord! puis j’irai me montrer aux cavas : — Voici votre prisonnier, dirai-je, menez-moi auprès du gouverneur. Alors j’expliquerai à Saïd ce que j’ai été faire de l’autre côté du Danube, je nommerai celui qui m’a envoyé... Ah! si tu voulais te jouer de moi, il fallait empêcher ton père de me livrer ses secrets! J’en suis le maître maintenant, et tu fais bien d’avoir peur !

Kyriaki s’était levée de son banc, et se rapprochant du jeune homme : — Tu n’es qu’un misérable! lui dit-elle les lèvres tremblantes ; je suis honteuse de toi.

Mais la colère de Cyrille était déjà calmée par les paroles violentes qu’il venait de dire. — Pardonne-moi, dit-il en reprenant un ton soumis, je ne sais plus ce que je fais; mais songe que tu viens de détruire en un instant l’espoir qui m’a rendu heureux depuis deux ans. Capricieuse enfant, tu agis sans motif, je puis bien parler sans mesure. Reviens à toi, comme je le fais moi-même. Demain, demain, nous nous reverrons ; tu me diras de meilleures paroles.

— A la bonne heure, dit Popovitza, je te retrouve tel que je t’ai connu autrefois.

— Et toi, dit Cyrille, redeviendras-tu pour moi ce que tu étais pendant les jours passés?

Terrifiée des menaces qu’il venait de faire, Popovitza eût voulu trouver quelques paroles d’encouragement pour lui permettre d’espérer encore; mais en même temps elle sentait en elle-même le ferme dessein d’en finir avec une fausse position qui lui avait coûté tant d’angoisses. N’osant mentir, n’osant plus s’expliquer trop durement, elle demeura immobile, silencieuse, les yeux baissés, pendant que Cyrille s’éloignait.

Quand elle fut seule, elle se rappela avec effroi ce qu’elle venait d’entendre. Cyrille avait parlé de tuer Henri, de trahir Eusèbe ! Cette exaltation du jeune Bulgare l’avait tellement frappée que, dès qu’elle ne le vit plus, elle ne put s’empêcher d’imaginer qu’il était parti pour mettre ses menaces à exécution. Dominée par cette idée, elle résolut d’en parler soit à son père, soit à Henri. Elle courut dans la maison, mais le pope n’était pas rentré. Elle revint dans le jardin et elle s’approcha de lapalissade, où elle espérait voir Henri; mais le capitaine n’y était pas. — J’irai le trouver, dit-elle, et je l’avertirai du danger qu’il court. — Elle appela un de ses petits frères, lui commanda de l’accompagner, et se dirigea rapidement, par le chemin qui borde le Danube, vers la maison qu’occupait M. de Kératron.

C’était une maisonnette de planches entourée d’un jardin ; elle n’avait qu’un seul étage, assez élevé au-dessus du sol et autour duquel régnait une galerie, où l’on montait par un escalier extérieur. Popovitza, impatiente de voir Henri, traînant son petit frère par la main, entra précipitamment dans la chambre où se trouvait le capitaine, et, lui expliquant comme elle put le motif pour lequel elle venait le trouver, elle le conjura de se mettre en garde contre les mauvais desseins de Cyrille. Henri ne fit que rire de ses craintes, et, l’invitant à s’asseoir sur le divan qui régnait tout autour de la chambre, il se mit auprès d’elle. Le capitaine n’avait pas laissé d’être étonné en voyant arriver chez lui la jolie fille du pope, et, bien qu’elle fut sous la protection d’un enfant de huit ans, cette démarche lui paraissait des plus flatteuses pour son amour-propre. Toutefois il craignait d’effaroucher la jeune fille et sentait qu’il devait répondre par une grande réserve à la confiance qu’elle montrait. En somme, il était embarrassé de sa contenance. Ce qu’il eût voulu dire était assez délicat pour ne pouvoir point s’exprimer dans la langue primitive dont il se servait avec Kyriaki. Il se taisait donc, laissant à ses yeux le soin de parler; mais la jeune fille, intimidée de ce silence, n’osait plus le regarder : elle cherchait un moyen de se retirer sans gaucherie, et n’en trouvait pas. Cependant le petit frère de Popovitza, qui examinait avec une curiosité enfantine tous les détails d’un appartement occupé par un étranger, passa dans la chambre voisine. Sa sœur le rappela. Comme il ne tenait pas compte de cet ordre, elle voulut se lever pour l’aller chercher. Henri arrêta Popovitza, et profita de cette circonstance pour entourer de son bras la taille de la jeune fille. Elle se rassit confuse, et tout le sang de son cœur lui monta au visage. Elle essaya de repousser le bras d’Henri, inclinant la tête pour cacher sa rougeur, et elle exposa ainsi son cou tout empourpré et tout frémissant, sur lequel le capitaine imprima ses lèvres. Ils étaient ainsi tous deux assis devant une fenêtre qui donnait sur la galerie, et ils n’apercevaient pas un troisième personnage qui depuis quelques instans se tenait debout à l’extérieur. C’était Cyrille, qui avait épié les pas de Popovitza, et qui regardait les deux jeunes gens, ivre de jalousie. En ce moment, il se pencha par la fenêtre, le bras armé d’un long couteau, et comme Henri se retournait au bruit, il le frappa au milieu de la poitrine. Le capitaine poussa un cri, saisit un pistolet pendu au mur et ajusta Cyrille, qui fuyait dans le jardin. La balle vint frapper le Bulgare à l’épaule et le renversa à terre. Kyriaki, éperdue, lui cria par la fenêtre : — Sois maudit! sois maudit deux fois! — Puis elle reçut dans ses bras le capitaine, qui s’affaissait tout sanglant.


VI.

Le jeune frère de Kyriaki courut aussitôt chez Kaun, et bientôt le consul, Aurélie et Nicolas furent auprès d’Henri. On transporta le capitaine dans la maison du consul, où il était plus facile de le soigner que dans la maisonnette qu’il occupait, et on l’installa dans une chambre munie d’un lit à l’européenne. Un chirurgien turc fut appelé et sonda la plaie, qui était profonde et des plus dangereuses, car elle avait effleuré un poumon. Kyriaki et Aurélie s’établirent au chevet du blessé, et lui prodiguèrent ces soins dont les femmes ont le secret, et qui, mieux que les remèdes, guérissent les maladies et les blessures.

De longues journées se passèrent ainsi, pendant lesquelles Popovitza éprouva tour à tour les douleurs les plus cuisantes et les joies les plus vives. Si Henri occupait déjà toute sa pensée avant l’attentat de Cyrille, que ne devint-il pas pour elle le jour où elle le vit blessé à côté d’elle et à cause d’elle! Mais ce jour-là aussi une cruelle incertitude la saisit. Comment expliquerait-elle le crime du jeune Bulgare? comment excuserait-elle sa propre présence chez Henri? Que dirait-elle à son père? Car c’était là le juge dont l’opinion la préoccupait surtout. Quant à la Panagia, il lui semblait qu’en lui ouvrant son cœur elle l’avait mise dans ses intérêts. Que penserait donc le pope? Après une nuit d’hésitation, Kyriaki l’aborda et lui exposa tout ce qui s’était passé. Il y eut bien quelques restrictions dans son récit, quelques circonstances présentées sous un jour adouci; en somme, la pauvre enfant fit noblement ses aveux. Eusèbe les reçut avec douceur, en homme étranger à ces sortes de choses, et dont l’esprit est ailleurs. Il trouva pourtant des paroles de prudence pour sa fille, et l’engagea à ne plus voir le capitaine; mais, comme elle lui représentait que ce n’était pas au lendemain du jour où il venait d’être dangereusement blessé qu’elle pouvait ainsi le fuir, il convint qu’elle devait d’abord le soigner. Il la laissa ainsi toute réconfortée, après lui avoir recommandé toutefois de ne voir le capitaine qu’avec réserve, et de l’oublier le plus vite possible. Popovitza le promit timidement à son père, se le promit à elle-même plus timidement encore, et vint s’établir auprès du lit de son cher malade. Il lui restait en ce moment de mortelles inquiétudes au sujet des révélations que Cyrille avait menacé de faire aux autorités turques. Elle avait appris en effet que le Bulgare, blessé et se traînant à peine, avait été ramassé dans la rue par les cavas et reconduit en prison. Le ressentiment, la douleur, pouvaient le porter à réaliser son odieuse menace. Le second jour cependant un jeune garçon vint remettre secrètement à Kyriaki un billet de Cyrille, qui portait ces mots : «Cyrille voudrait qu’on lui eût coupé le poignet avant qu’il eût frappé; il jure du moins qu’on lui coupera la langue avant qu’elle ne parle. » Le lendemain, le même garçon apporta encore un second billet, qui disait : «Cyrille a agi comme une bête fauve; il va mourir. Jusqu’à son dernier moment, Kyriaki peut compter sur lui comme sur un chien soumis. » Elle fut émue de ce repentir, et elle renvoya à Cyrille par son messager un billet sur lequel elle avait écrit : « Kyriaki a dit de mauvaises paroles sur toi. Elle te pardonne et se fie à ta promesse. Demande à la Panagia qu’elle guérisse celui que tu as frappé. »

Ainsi délivrée des craintes qui auraient pu la distraire de son amour, Popovitza s’y abandonna tout entière. Elle passait plusieurs heures par jour auprès du lit d’Henri, et pendant le reste du temps elle songeait aux heures qu’elle avait passées près de lui. Henri était tout désormais pour elle. Elle ne se demandait plus, comme les premiers jours, où son amour pouvait la conduire; elle s’y livrait en toute confiance, heureuse du jour présent, insouciante du lendemain. Tout ce qu’elle pouvait rêver d’aimable, de beau, de grand, de généreux, elle le voyait dans Henri. C’était pour elle un être d’une nature supérieure, et elle était comme honteuse de ne pas se trouver capable d’en sentir toutes les perfections. Elle le soignait donc avec une déférence profonde, et aussi avec une adresse merveilleuse. En le voyant au lit, souffrant, abattu, trop faible pour parler, elle craignait quelquefois de voir arriver l’époque de la guérison, et il lui semblait que lorsqu’il serait rétabli, elle n’oserait plus soutenir son regard. Quant à douter de son rétablissement et à craindre pour ses jours, cette idée ne lui était même pas venue, tant elle vivait de la vie de son malade, tant elle sentait en elle-même de ressources et de dévouement pour le guérir. Aux signes les plus imperceptibles, elle comprenait sa pensée ; elle lisait dans son esprit en même temps que lui-même. Désirait-il le silence et le repos, elle s’effaçait comme une ombre; voulait-il n’être pas seul, elle arrivait comme si elle eût répondu à un appel mystérieux. Elle savait exactement le degré de bruit, de mouvement, de lumière, qu’il pouvait supporter autour de lui. Avait-il soif, avant qu’il eût fait un signe, elle lui présentait à boire. Voulait-il remuer sa tête fatiguée, avant qu’il l’eût dit, elle soulevait son oreiller d’une main à la fois vigoureuse et délicate, et plaçait dans une nouvelle position le malade soulagé. Toujours rose et fraîche, avec ses grands yeux bienveillans, elle lui infusait peu à peu la santé et la vie.

Au bout de trois semaines, Henri fut hors de danger. Il se trouva en état de parler, de sourire ; sa chambre s’égaya et devint un lieu de conversation où les hôtes de la maison du consul se réunissaient pour distraire le convalescent. Alors commença une rude épreuve pour la pauvre Kyriaki. Pendant les trois semaines qui venaient de s’écouler, la princesse Inesco, tout en partageant avec la jeune fille le soin de veiller au chevet d’Henri, avait pour ainsi dire laissé à celle-ci le beau rôle. Aurélie pouvait passer pour une garde-malade inexpérimentée et maladroite. Elle n’excellait point à présenter une tasse de tisane. Sa méthode consistait surtout à rester de longues heures assise dans un grand fauteuil, à demander souvent : « Comment vous trouvez-vous? » et quand elle voulait de ses belles mains servir le capitaine, elle le faisait d’ordinaire hors de propos. Kyriaki le comprenait : elle en souffrait quelquefois pour Henri, tout en n’étant pas fâchée au fond du cœur de voir qu’elle faisait mieux que cette grande dame; mais quand le capitaine recommença à causer, Aurélie reprit tous ses avantages. Popovitza assistait à des conversations faites dans une langue qu’elle ne comprenait point, et auxquelles elle ne pouvait prendre aucune part. Elle éprouvait de son côté pour s’exprimer des difficultés nouvelles. Quand par hasard elle était seule avec Henri, elle osait causer avec lui ; mais devant Aurélie, devant Inesco, devant Kaun, un sentiment singulier la paralysait. Le patois turc qu’elle parlait avec Henri s’était enrichi, dans leurs entretiens, d’une foule de locutions conventionnelles, et elle éprouvait une sorte de répugnance à trahir le secret de ce langage devant tout le monde. Il lui semblait que les formes intimes de ce vocabulaire ne convenaient qu’à leurs tête-à-tête, et elle rougissait quand Henri devant ses hôtes s’en servait avec elle. Popovitza s’effaçait donc dans les entretiens qui avaient lieu d’ordinaire l’après-midi autour du lit du capitaine; mais en se taisant elle enviait la princesse, qui avait à son service une langue où elle pouvait tout lui dire. Rentrée chez elle, la pauvre fille pleurait amèrement; elle se promettait de ne pas retourner dans la maison du consul, où M. de Kératron n’avait plus guère besoin de ses soins, et où elle subissait pendant plusieurs heures une gêne de plus en plus douloureuse. Le jour suivant néanmoins elle ne manquait pas d’aller s’exposer à ce supplice, dont elle gémissait de nouveau le soir. Henri montrait d’ailleurs pour elle une tendre reconnaissance. Une grande familiarité était née entre elle et lui depuis qu’elle l’avait assisté dans ses souffrances. Les attentions du capitaine réconfortaient la pauvre enfant, et c’était à lui maintenant de la soulager et de la soutenir. Si pendant une journée il avait paru trop attentif aux discours d’Aurélie, s’il s’était moins occupé de Popovitza, elle retournait chez son père, inquiète et accablée ; elle tyrannisait les enfans, les grondait sans motif, puis, sans motif aussi, les embrassait violemment. Le lendemain, si Henri la recevait en souriant, elle retrouvait le calme et la joie. Elle était devenue d’une sensibilité extrême, interprétant les moindres signes, prompte à s’affliger, prompte à se réjouir. Un jour, comme elle allait partir, et que, depuis son arrivée, le capitaine lui avait à peine parlé, elle était debout près de son lit, lui tournant le dos et s’entretenant avec Aurélie. Henri prit alors les deux tresses blondes qui tombaient, longues et lourdes, sur les épaules de la jeune fille, et les secoua familièrement. Kyriaki se retourna vivement, saisit la main du capitaine et y colla ses lèvres avec énergie. — Quelle petite sauvage ! — dit Aurélie, pendant qu’Henri, un peu confus, essayait doucement de dégager sa main.

Cependant le capitaine de Kératron reprenait rapidement ses forces. Il fut bientôt en état de marcher, et la première fois qu’il sortit, il alla, accompagné de la princesse Inesco, passer l’après-midi sur la terrasse de sa petite maison du Danube. On était alors au milieu du mois de juin. Le ciel était pur, l’air tiède. Le fleuve coulait calme et uni. Un grand silence régnait sur la rive. Toute la nature était en paix. Henri et Aurélie, abrités par le toit de la maisonnette contre les rayons du soleil, restèrent assis plusieurs heures sur la terrasse. Comme la princesse félicitait le capitaine de sa guérison : — Je ne sais trop si je dois m’en réjouir, répondit Henri ; j’étais si bien soigné ! je me trouvais si heureux avec ma blessure !

— C’est donc pour cela, dit Aurélie, que vous la faisiez durer ? Il me semble en effet que vous, un officier qui devez être habitué à recevoir de gros boulets de canon au travers du corps, vous êtes resté bien longtemps couché pour un méchant coup de couteau ; mais tout est pour le mieux : vous voilà fort, et je vais pouvoir continuer ma route vers Constantinople.

— Déjà ?

— Certainement. Je suis à Routchouk depuis six grandes semaines, et on ne s’y bat plus. Il est temps d’aller ailleurs.

— N’attendrez-vous pas quelques jours pour que je puisse supporter le voyage ?

— Vous, mon ami !… Mais je suppose que vous restez ici.

— Et pourquoi faire, s’il vous plaît ?

— Pour faire le bonheur de votre petite sauvage et le vôtre aussi, j’imagine. Est-ce que vous voudriez l’abandonner ? Ce serait à mon tour de vous dire : Déjà !

— Tout de bon, est-ce que vous supposez que j’aie l’intention de séduire cette enfant ?

— Je ne suppose rien, et je ne vous demande pas compte de vos intentions. Dieu merci ! ce ne sont point là mes affaires… À vrai dire, vous êtes un homme si singulier et vous faites si peu les choses comme les autres, qu’on ne vous comprend que quand vous vous êtes expliqué.

— Ma chère princesse, on m’appelle don Quichotte au régiment, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous l’apprendre. Et si vous voulez dire par hasard que je mériterai mon surnom en respectant Popovitza, par mon patron ! je n’ai jamais été si décidé à le mériter ! La pureté de cette enfant est sacrée pour moi. Nous sommes ainsi, nous autres, dans notre vieille Bretagne. L’innocence d’une jeune fille nous inspire un respect religieux.

— A merveille, reprit Aurélie; mais j’avais toujours pensé que si vous avez reçu cette grande estocade au milieu de la poitrine, c’est que vous aviez fait quelque chose pour la mériter.

— Que ceux qui sont sans faiblesse me jettent la première pierre, ceux qui n’ont jamais eu à comprimer un premier mouvement, ceux qui n’ont jamais eu à faire un pas en arrière!

— Avouez, mon cher ami, que vous aviez un peu perdu de vue les sentimens de votre vieille Bretagne, et que le mois que vous venez de passer au fit vous a bien aidé à redevenir sage. Eh bien! mais épousez-la. Pourquoi ne pas l’épouser?

— Je vais partir avec vous pour Constantinople.

— J’attendrai la noce si vous voulez, et j’attacherai dans les cheveux de Kyriaki les bandelettes nuptiales. D’abord cette enfant m’intéresse, et puis je lui dois bien cela, car enfin c’est elle qui m’aura délivrée de vos hommages et qui nous aura tirés, vous et moi, d’une position difficile. Elle fera bonne figure à Paris, à votre bras. On dit les Parisiens très avides de nouveautés et très friands de ces sortes d’épousées. Ce sera une jolie petite comtesse à produire dans une loge de l’Opéra.

— Non, madame, non! je ne vous donnerai point ce spectacle. Certainement, s’il fallait choisir, j’aimerais mille fois mieux être son mari que son amant. Son mari! En le devenant, je commettrais sans doute une faute, et j’aurais peut-être à me repentir plus tard de m’être engagé dans une aventure bizarre; mais être son amant! ce serait un crime dont la pensée me révolte et qui empoisonnerait ma vie. Je ne serai pas plus l’un que l’autre. Voilà les réflexions que j’ai faites pendant cette maladie qui m’a, comme vous dites, aidé à redevenir sage.

— Et vous avez résolu...

— De partir, je vous l’ai dit.

— Voilà qui va bien pour vous; mais elle, que deviendra-t-elle quand vous vous serez éloigné?

— Elle épousera Cyrille, que la Panagia tout exprès a guéri de sa blessure. Ce garçon aime Kyriaki avec fureur, si j’en juge par les coups de couteau qu’il donne.

— Vous dites cela ainsi, d’un ton dégagé, parce que vous savez que cela ne sera pas. Vous comptez bien au contraire qu’après votre départ la petite séchera de désespoir, et qu’elle passera le reste de ses jours à adorer votre souvenir.

— Quelle plaisanterie! — Soyez content du reste. Elle en mourra, je m’y connais, et vous pouvez m’en croire.

— Avec quels yeux avez-vous vu cela ?

— Avec les yeux d’une femme que ce spectacle intéressait. Croyez-vous donc qu’il me soit indifférent de voir qu’on vous aime et que vous aimiez ?

En disant ces mots, Aurélie avait quitté le ton léger qui lui était habituel, et une émotion qu’elle ne cherchait point à cacher faisait vibrer sa voix.

— Cela ne vous est pas indifférent ?… dit Henri. Est-ce que cela vous fait de la peine ou du plaisir ?

— Cela me fait plaisir, reprit Aurélie avec cet accent qui dément les paroles.

Ils se turent, s’abandonnant l’un et l’autre à leur pensée intérieure. Aurélie, cédant à l’entraînement d’un instant, mais surtout obéissant à la loyauté hautaine de sa nature, avait laissé voir le sentiment qui la dominait maintenant : elle était devenue jalouse de Popovitza. Le capitaine se trouvait étonné et comme embarrassé de cette sorte d’aveu. Ce n’est pas qu’il lui fût désagréable de voir la princesse amenée par la jalousie au point où il avait si longtemps cherché à la conduire ; mais, au moment où il découvrait l’empire qu’il avait pris sur le cœur d’Aurélie, il n’en ressentait point tout le plaisir qu’il en aurait attendu. Trop franc pour mentir sur ce sujet, il aimait mieux ne point parler. Ce fut donc avec une certaine brusquerie qu’il rompit cet entretien. Ils reprirent, en causant péniblement de choses indifférentes, le chemin de la maison du consul. Comme ils rentraient : — Je vois, dit Aurélie, qu’il ne fait pas bon à se jeter en travers de vos nouvelles amours. Vous ne voulez être ni son mari, ni son amant, disiez-vous ! Dans ce cas, mon ami, c’est demain qu’il faut que vous partiez d’ici ! demain, et pas plus tard !

Pendant les jours qui suivirent, le capitaine de Kératron agita successivement les desseins les plus divers. Il s’était installé de nouveau dans sa petite maison. Il passait encore l’après-midi chez Kaun au milieu des hôtes habituels du consul ; mais il se réservait les soirées et se retirait chez lui, prétextant qu’il devait écrire à ses amis pour leur donner des nouvelles de son rétablissement. Aurélie prétendait qu’il écrivait aux étoiles. Quelquefois Henri se demandait s’il n’était pas dupe de faux sentimens en essayant de résister au penchant qui le portait vers Popovitza. — Où vais-je chercher cette délicatesse ? se disait-il. Et n’est-ce point un sot rôle que je joue là en m’occupant ce soir à regarder couler le Danube, quand il y a près d’ici une belle fille qui pense sans doute à moi ? Je crois, Dieu me pardonne ! qu’Aurélie en rit sous cape. Et Kyriaki elle-même, est-elle en état de bien comprendre mes scrupules? — Mais ensuite il en venait à détester ses propres pensées, et le lendemain, quand il revoyait Popovitza chez le consul, il la traitait avec rudesse afin de l’éloigner de lui. Il affectait de ne point lui parler, ou bien il lui faisait durement sentir qu’il ne pouvait y avoir entre eux rien de commun. Popovitza, toujours attentive à ses moindres paroles, allait cacher ses larmes dans un coin de la chambre, et revenait, humble et soumise, chercher à adoucir le capitaine. Plusieurs fois il résolut d’en finir avec la jeune fille par une franche explication; il lui dirait tout ce qu’il s’était dit déjà à lui-même; il lui ferait comprendre qu’il ne pouvait lui donner une plus haute marque d’amour que de rompre une situation fatale, et qu’ils devaient tous deux se quitter par un mutuel sacrifice. Il préparait d’avance des phrases dans la langue hybride qu’il parlait avec Kyriaki, et comme il se trouvait quelquefois seul avec elle dans la maison de Kaun, il essayait d’aborder ce sujet; mais le courage lui manquait au moment décisif ou bien Popovitza ne le laissait pas achever. Elle se trouvait heureuse du présent, sans vouloir songer à l’avenir. Si le capitaine parlait de son prochain départ : — Je m’en irai avec toi, lui disait-elle.

— Où cela?

— Partout où tu iras.

— Tu quitterais ainsi ton père et les tiens?

— Oui, répondait-elle toute rougissante avec l’accent d’une résolution inébranlable.

S’il alléguait qu’il ne pouvait l’épouser : — Pourquoi? demandait-elle.

— Notre religion n’est pas la même.

— J’apprendrai la tienne.

Un matin Popovitza accourut chez le consul, toute palpitante de colère. Henri s’y trouvait seul. Elle s’avança vers lui, et, dénouant un foulard dans lequel ses cheveux étaient enroulés, elle montra qu’il ne lui restait plus qu’une seule de ses deux nattes; l’autre était coupée. Elle expliqua alors au capitaine que cette mutilation de sa chevelure était une injure sanglante, une marque de déshonneur qu’une fille bulgare recevait de ses compagnes quand la voix publique lui prêtait un amant. C’était pendant son sommeil qu’on lui avait fait cet affront, et elle ne savait de qui elle l’avait reçu. Henri la prit dans ses bras pour la consoler. Elle appuya sa tête sur l’épaule du capitaine, apaisée, presque souriante, levant sur lui ses yeux tout humides. — Tu es bon! dit-elle. Que m’importe ce qu’ils disent? que m’importe ce qu’ils pensent? Va, ils peuvent bien m’insulter! Pourvu que je t’aime, pourvu que je te voie, que me fait le reste? — Elle revint dans l’après-midi, ayant coupé elle-même la seconde de ses nattes. Ses cheveux courts lui donnaient une grâce nouvelle ; ses yeux brillaient d’une joie intérieure : il semblait qu’elle fût heureuse d’avoir à offrir à Henri un affront souffert pour lui.

Ainsi les jours s’écoulaient. Aurélie ne parlait plus de partir, et Henri n’y songeait guère.


VII.

Ce fut une catastrophe qui mit fin à cette situation, une catastrophe des plus cruelles et des plus inattendues.

La guerre continuait sur les rives du Danube, et l’attention des deux armées était portée sur la ville de Silistrie, dont les Russes poussaient le siège avec vigueur. Eumer-Bey, qui était toujours à l’avant-garde de l’armée d’Omer-Pacha, s’était replié sur Rasgrad et attendait une occasion favorable pour faire une diversion contre les troupes des assiégeans. Un changement important s’était accompli à Routchouk. Le vieux Saïd-Pacha, gouverneur de la Bulgarie, avait été brusquement révoqué par un ordre arrivé de Constantinople. Ce n’est point, comme on pourrait le croire, que le grand-vizir, averti des incidens qui s’étaient produits pendant la nuit de la procession, voulût le punir de son inertie; mais il était énormément riche, et le divan désirait lui faire rendre gorge pour quelques millions de piastres. Le nouveau gouverneur, Véfik-Pacha, arriva donc un matin avec son firman en poche, consigna Saïd dans ses appartemens, fit mettre en prison tous les fonctionnaires de la ville et nomma dans leurs emplois les courtisans qu’il avait amenés à sa suite. Il arriva, comme d’ordinaire, que les nouveaux employés s’étudièrent à faire le contraire de ce qu’avaient fait leurs prédécesseurs. Dans ce mouvement de réaction, on s’occupa de découvrir quelle part la population des raïas avait pu prendre à l’attaque des Russes. Véfik-Pacha fit arrêter quelques Grecs et quelques Bulgares. Il les envoya à Eumer-Bey, à qui, par une délicate attention et en raison du rôle qu’il avait joué dans ces événemens, il laissait le soin d’instruire cette affaire. Le convoi des prisonniers fut dirigé sur le camp d’Eumer.

En même temps, le pacha se préoccupa des motifs qui avaient amené à Routchouk le prince et la princesse Inesco. La façon singulière dont ils avaient franchi le Danube à la barbe du vieux Saïd était bien faite pour exciter les soupçons. Aussi un beau matin le cavas-bachi du nouveau gouverneur vint leur signifier qu’ils devaient se considérer comme prisonniers dans la ville, et qu’ils ne la quitteraient que lorsqu’on saurait bien clairement ce qu’ils y étaient venus faire. Quant à M. de Kératron, sa qualité d’officier français lui assurait des immunités spéciales, et on ne lui demanda aucune explication. Grande fut la fureur de la princesse; mais que faire contre un ordre formel? Le capitaine, complètement rétabli et en état de supporter un voyage, offrit de se rendre à Choumia, où était le généralissime Omer-Pacha. Ayant les moyens de lui être présenté, il se faisait fort d’en obtenir des ordres supérieurs pour délivrer les Valaques des injonctions de Véfik. C’était l’affaire de trois ou quatre jours. On s’arrêta en effet à ce parti, et Henri, ayant demandé des chevaux de poste, se mit à courir vers Choumla.

Cette absence, bien qu’elle dût être fort courte, causa à Popovitza une profonde tristesse. Quand le capitaine lui annonça sa résolution, elle fut comme atterrée, et ne trouva rien à répondre. Le jour où il partit, elle alla sur la route avec un de ses frères, reçut tristement les adieux du capitaine, et le suivit des yeux le plus longtemps qu’elle put; puis elle rentra inquiète et accablée.

Elle eut bientôt d’autres motifs de trembler. Parmi les prisonniers conduits au camp d’Eumer se trouvait Cyrille, qui, après avoir failli mourir des suites de sa blessure, était enfin guéri. En revenant à la vie, il était revenu aux mauvais sentimens qui avaient inspiré son crime. Instruit au fond de son cachot de la passion toujours croissante de Popovitza et oubliant vite les promesses qu’il avait faites quand il se croyait près de sa fin, il songeait à se venger. La seule vengeance qu’il eût à sa disposition était de dénoncer le pope. Arrivé au camp d’Eumer, il s’était ouvert de ce dessein à un de ses compagnons de chaîne, et celui-ci, ayant été relâché peu de jours après, vint, tout effrayé des menaces de Cyrille, les rapporter à Kyriaki. La jeune fille, déjà émue des mesures que prenait le nouveau gouverneur, sentit renaître toutes ses anxiétés au sujet de son père. C’était un véritable miracle que le pope, si imprudent, si compromis, fût encore dans sa maison, et que, parmi les gens qui avaient été mis aux fers, aucun n’en eût dit assez pour le faire arrêter. Kyriaki ne pouvait se le dissimuler, et de nouveau elle pressait son père de fuir avec elle. Fuir! hélas! c’était cependant pour elle s’arracher à ce qui faisait maintenant sa vie ! Mais le pope refusait de partir : obstinément attaché à son but, il avait conçu déjà de nouveaux desseins et renoué ses correspondances avec le général Kroulof. Il avait l’œil fixé sur Silistrie, qu’il comptait bientôt voir tomber au pouvoir des Russes, et, si grand que fût le péril, il ne voulait pas s’éloigner du champ de bataille. Les angoisses de Kyriaki redoublèrent quand on vint lui dire ce que méditait Cyrille. Elle résolut aussitôt de se rendre au camp d’Eumer-Bey et de voir le prisonnier, espérant qu’elle aurait encore assez d’empire sur lui pour lui imposer silence. S’il avait déjà parlé, elle saurait du moins ce qu’il avait dit et ce qu’Eusèbe pouvait craindre. Elle fit approuver le jour même ce projet à son père. Il ne s’agissait plus que de trouver un compagnon de route qui pût convenablement la guider. Kaun déclina cette mission. Ce fut le négociant Clician qu’on en chargea, comme un homme adroit et prudent.

Kyriaki passa une partie de la nuit devant l’image de sa madone pour se préparer au voyage. Elle lui avait déjà raconté tous les troubles de son âme et n’avait plus de secrets pour elle. Le lendemain matin, elle était vaillante et alerte au moment du départ. Elle monta avec Clician dans une petite voiture découverte qui appartenait à ce dernier, et qui était attelée de deux chevaux. Un domestique de Clician conduisait la voiture, qui prit le chemin de Rasgrad. Quand elle commença à s’éloigner de Routchouk, Popovitza sentit son cœur se serrer. Henri était parti d’un côté, elle partait de l’autre: quand le reverrait-elle ? Un secret effroi l’envahissait, et elle tournait la tête avec inquiétude vers la ville où était son père, et dont les derniers minarets venaient de se cacher derrière les collines. Bientôt le mouvement du voyage, l’ardent désir de mener à bien l’entreprise qu’elle tentait, lui rendirent son courage. Elle ne songea plus qu’aux moyens dont elle se servirait pour faire avouer à Cyrille tout ce qu’il avait dit et pour l’amener à donner le change à ses juges, s’il avait fait déjà quelque révélation compromettante. Elle préparait d’avance ses paroles, consultait Clician sur les ruses qu’elle devait employer, et méditait sur les coquetteries dont elle userait pour dominer le Bulgare.

Arrivés à Rasgrad, les voyageurs apprirent qu’Eumer-Bey venait de se déplacer avec son corps d’armée; il s’était mis en marche la veille pour gagner Turtukaï, qui est située sur le Danube, au-dessous de Routchouk, et d’où il pourrait facilement se porter sur Silistrie dans un moment favorable. On leur dit qu’il devait sans doute camper le jour même en avant du village de Dérékeuï, à quatre heures de Rasgrad. Eumer-Bey avait d’ailleurs emmené avec lui Cyrille et les autres prisonniers envoyés par Véfik-Pacha. Kyriaki voulut gagner Dérékeuï sans retard, bien que les chevaux fussent fatigués, et, Clician y ayant consenti, on se remit en route immédiatement. Ils arrivèrent à Dérékeuï une heure avant la nuit. Au-delà du village, dans un terrain inégal et coupé de broussailles, au travers duquel passait la route de Turtukaï, on apercevait, assez régulièrement disposées, les tentes rondes des soldats turcs. Clician et Kyriaki, laissant la voiture et le domestique dans un grand khan du village, entrèrent dans le camp d’Eumer, cherchant à savoir où était Cyrille et comment ils pourraient lui parler. Ils avaient, chemin faisant, arrangé une fable, la plus vraisemblable qu’ils avaient pu imaginer pour expliquer leur démarche, et ils la débitaient aux officiers qu’ils rencontraient, afin qu’on leur permît de voir le prisonnier. Tout ce qu’ils purent obtenir, ce fut d’être conduits devant Eumer-Bey.

Vers le milieu du camp, la route se rétrécissait pour s’engager entre deux collines ombragées de petits arbres. Cet endroit en temps ordinaire formait une de ces stations naturelles qu’en Turquie le voyageur rencontre de loin en loin sur sa route, et où la main de l’homme ajoute d’ordinaire quelques accessoires utiles aux agrémens que présente la disposition des lieux. Sur un côté de la route, au pied d’une des collines, coulait une belle fontaine; près de là, une toiture grossière, supportée par quatre poteaux, protégeait un plancher un peu élevé au-dessus du sol et disposé pour le repas des voyageurs. En face, au pied de l’autre colline, était une maisonnette où un cavedji tenait prêts à toute heure son feu et sa cafetière de cuivre.

La nuit commençait à tomber lorsque Clician et Kyriaki furent amenés en ce lieu. Eumer-Bey fumait, accroupi devant la porte du café. Quelques officiers attachés au service du général, quelques soldats se tenaient debout autour de lui. Quand la jeune fille et son compagnon furent en présence d’Eumer, Clician commença le récit qu’ils avaient préparé : la mère de Cyrille était mourante ; ils venaient supplier le général qu’il permît au prisonnier de retourner à Routchouk pour embrasser la bonne femme avant sa mort ; si le général refusait cette faveur, ils demandaient du moins qu’on les laissât voir le jeune homme, afin de reporter ses paroles à sa mère. Eumer le laissa parler longuement sans l’interrompre. Il regardait Kyriaki, dont le charmant visage était tout ému, et qui de temps en temps appuyait d’un mot ou d’un geste le discours de Clician. Quand celui-ci eut fini, Eumer se leva, et, ayant dit quelques mots aux gens qui l’entouraient, il s’éloigna. Un officier invita alors Kyriaki à entrer dans la maisonnette; comme elle hésitait, ne comprenant rien à ce qui se passait, il l’y conduisit de force. Pendant ce temps, des soldats avaient saisi Clician et l’entraînaient malgré ses cris. Ils lui lièrent les poings, lui attachèrent un bandeau sur la bouche, et le poussèrent rudement avec les crosses de leurs fusils jusque hors des limites du camp. Là ils le laissèrent roué de coups, le menaçant de le tuer s’il revenait sur ses pas. Clician, meurtri, désespéré, se traîna jusqu’à Dérékeuï, où il passa la nuit à pleurer et à maudire le nom d’Eumer.

Le lendemain, les clairons des Turcs sonnèrent au point du jour; les troupes d’Eumer levèrent le camp et continuèrent leur marche vers Turtukaï. Dès qu’elles furent parties, Clician se rapprocha du terrain qu’elles avaient occupé, s’avançant avec prudence et évitant soigneusement les traînards qui, çà et là, par groupes, rejoignaient le gros de l’armée. Il arriva à la maisonnette du petit café. Le cavedji, grand vieillard à barbe blanche, était assis devant sa porte, dans l’endroit même où la veille se trouvait Eumer. Clician s’approcha de lui.

— Tu as vu ce qui s’est passé hier, dit-il. Qu’a-t-on fait de la jeune fille? L’ont-ils emmenée avec eux?

— Tout ce qui est écrit d’avance arrivera, répondit le cavedji impassible.

En vain Clician le pressa de questions, le vieux Turc se taisait. De temps en temps il répondait par ce geste familier aux gens de sa nation, qui consiste à lever un peu la tête en faisant claquer légèrement la langue contre les dents; c’est une manière de refus ou de négation. Enfin cependant il se leva, gravit lentement un sentier qui montait le long de la colline, et regarda tout autour de lui. Quand il se fut assuré qu’il n’y avait plus de soldats dans les environs, il revint vers Clician.

— Tu es le père de l’enfant? lui demanda-t-il.

— Oui, répondit Clician, espérant ainsi l’émouvoir.

— Viens avec moi, dit le vieillard.

Ils s’enfoncèrent dans les taillis, derrière la maisonnette. Après avoir marché quelque temps, et comme ils arrivaient à la lisière du petit bois, le cavedji s’arrêta et dit de nouveau :

— Tout ce qui arrivera est écrit d’avance!

En ce moment, Clician poussa un cri en apercevant à terre le corps inanimé de Popovitza. Ses vêtemens déchirés laissaient le cadavre à demi nu. Des taches de sang marbraient le corps. Son visage lui-même était tout sanglant et couvert de cheveux en désordre. Autour du cou était passé un cordon qui avait servi à étrangler la jeune fille.

Quelle part Eumer-Bey prit-il au crime odieux qui termina les jours de Popovitza? Quelle part y prit la soldatesque? Le général commanda-t-il le meurtre ou fut-il accompli sans ordre par les gens à qui Eumer remit sa victime? Quelles luttes, quelles souffrances subit la courageuse jeune fille? C’est ce qu’on n’apprit jamais des témoins de ce tragique événement.

Clician et son compagnon prirent Popovitza dans leurs bras, et, l’ayant apportée sur la petite place où était la maisonnette du cavedji, ils l’étendirent sur le plancher, sous le toit rustique qui était auprès de la fontaine. Le Turc donna une couverture qu’ils roulèrent autour de son corps, puis ils lui lavèrent le visage. Clician alla chercher la voiture qui était restée à Dérékeuï, y plaça la jeune fille et reprit en toute hâte, avec ce triste fardeau, le chemin de Routchouk. Il y entra avant la fin du jour.

La nouvelle de la mort de Popovitza se répandit aussitôt dans la ville. Une colère sourde gronda dans toutes les familles des Bulgares et des Grecs, et il semblait que chacune d’elles eût perdu un de ses enfans. Une foule compacte se porta devant la maison d’Eusèbe, où Clician avait déposé le cadavre de Kyriaki. Cette foule se taisait, semblant attendre qu’un signal de vengeance partît de l’intérieur de la maison. Son attitude était si menaçante que le gouverneur envoya tout de suite des émissaires à Omer-Pacha pour lui demander des troupes de renfort.

La princesse Aurélie fut frappée de stupeur en apprenant l’événement. Dans les derniers jours qui venaient de s’écouler, aigrie contre Popovitza par une jalousie qu’elle cherchait en vain à dompter, elle lui avait dit quelquefois de dures paroles. Elle se les reprocha amèrement, et songea avec émotion à la tendresse qu’elle avait ressentie pour la jeune fille dans les premiers temps où elle l’avait connue. Elle se rendit chez le pope pour embrasser du moins les restes de la pauvre enfant, après avoir fait monter à cheval le valet de chambre de son mari, chargé de rejoindre en toute hâte M. de Kératron pour lui annoncer la fatale nouvelle.

De son côté, le corps consulaire s’émut. Les consuls se rendirent tous ensemble chez Véfik-Pacha : ils lui remirent une déclaration, rédigée dans les termes les plus énergiques et signée de tous, par laquelle ils demandaient qu’une commission d’enquête fut immédiatement chargée de rechercher les coupables, quels qu’ils fussent, et de poursuivre la punition du crime; ils exigeaient qu’un d’entre eux au moins fît partie de cette commission. Véfik leur assura qu’il partageait leur indignation, et qu’il ne négligerait rien pour qu’un si odieux forfait ne restât pas impuni; il désigna à cet effet, séance tenante, plusieurs de ses officiers, auxquels on adjoignit Kaun. Les commissaires, emmenant Clician avec eux, partirent le soir même pour se rendre au quartier-général du commandant en chef.

Le lendemain matin, la ville de Routchouk était pleine de paysans bulgares arrivés des villages voisins pour rendre les derniers devoirs à la fille du pope. Le récit de sa mort s’était propagé avec une incroyable rapidité dans les campagnes. Les hommes étaient venus seuls, laissant leurs femmes aux champs. Leurs visages, brûlés par le soleil, étaient sombres et irrités. Ils remplissaient les rues qui menaient à la demeure d’Eusèbe. Les gens de la ville en garnissaient les abords et se pressaient dans la cour. Dans la grande salle qui était au bas de la maison, le corps de Kyriaki reposait sur une estrade, dans un cercueil découvert. Elle était vêtue d’une veste et d’un pantalon de soie rose et placée sur un drap de satin blanc; au cou, elle portait un collier de pièces d’or; ses cheveux, qu’Aurélie avait pris soin d’arranger, étaient garnis de fleurs et pailletés de bandelettes brillantes; son visage, pâli par la mort, avait conservé une expression de fierté et de menace. Au pied de l’estrade était assis le pope, silencieux, entouré de ses autres enfans. Quand l’heure fut venue, il se leva, et, s’approchant de la porte qui donnait sur la cour, il dit :

— C’est maintenant que nous allons mener Kyriaki à sa dernière demeure. Elle a été la consolation de son père; elle a servi de mère à ces enfans que voilà. Vous savez tous avec quel cœur vaillant elle a aimé la Panagia!... Voici également, hommes bulgares, ce que j’ai à vous dire. Il a été écrit qu’il faut pardonner à ceux qui nous frappent; mais ceci aussi a été entendu qu’il n’est point permis qu’on tue les enfans des Bulgares, et il a été écrit ailleurs : Œil pour œil, dent pour dent!...

Un frisson courut dans la foule; elle s’agita avec bruit, et l’on entendit des cris : — Mort aux meurtriers! — Quand le tumulte fut un peu apaisé, le pope reprit :

— Dites à ceux qui sont plus loin et qui n’entendent pas ma voix que cela est bien. Je sais qu’il y en a qui sont venus de pays très éloignés : il y en a de Dilau, de Bergas, de Krasna, d’Arnautkeuï, qui sont en remontant le Danube; il y en a de Kuzudschyk, de Maradin, de Prosena, de Kabacoulak, qui sont en descendant le Danube; il y en a de Schékéré, de Koschovva, de Bozin, de Pisanza, de Karach, qui sont dans les terres en allant du côté de Torlak. Ils ont bien fait de venir. Dites-leur que le pacha a promis que Kyriaki serait vengée. Quand ils seront retournés dans leurs villages, ils devront s’informer de ce qui est arrivé, et je le leur enverrai dire; mais s’ils n’entendent parler de rien, qu’ils reviennent à la ville pour s’informer!... Tous ces villages-là sont des villages de chrétiens : il y a Omankeuï, qui est un village de musulmans, et aussi Masanlar, et aussi Jenikeuï;... mais, si vous comptez bien, ces villages-là sont peu nombreux, et par conséquent, si vous y veillez, on n’égorgera pas vos filles... Que chacun y pourvoie chez soi, afin qu’il ne lui arrive pas comme à moi...

Le pope s’arrêta, pleurant et ne pouvant plus parler. La foule s’agitait de nouveau, et on recommençait à crier : — Qu’on tue les meurtriers !

Lorsqu’on emporta Popovitza de la maison de son père, un grand nombre de femmes se précipitèrent autour d’elle, poussant des cris déchirans, cherchant à arrêter les gens qui portaient le cercueil, et se pressant pour voir encore les traits de la jeune fille. Elles l’accompagnèrent avec des lamentations jusqu’aux portes de la ville. Eusèbe marchait d’un pas ferme en tête du cortège avec les serviteurs de l’église qui tenaient l’image de la Panagia. Tous les consuls présens à Routchouk suivaient en uniforme, escortés de leurs cavas et de leurs domestiques. Le pacha avait envoyé plusieurs de ses officiers, qui marchaient avec les consuls. Un détachement de troupes d’infanterie s’avançait derrière eux pour rendre honneur à la fille du pope, et pour contenir au besoin la foule qui paraissait toujours irritée et menaçante.

Il y avait déjà vingt-quatre heures que Kyriaki reposait dans le petit cimetière des chrétiens lorsque M. de Kératron arriva à Routchouk. Il était à Choumla quand le domestique du prince le joignit, et il partit aussitôt à franc étrier. Il ne s’arrêta qu’un instant en route auprès des commissaires de l’enquête, qu’il rencontra sur son chemin, et il voulut tenir de la bouche de Clician le lugubre récit qu’il avait déjà entendu. Que venait-il faire à Routchouk? Il espérait sans doute voir une dernière fois celle qui l’avait aimé. Quand il arriva, l’agitation provoquée par les funérailles de Popovitza avait déjà cessé, et il lui sembla qu’il entrait dans un désert. Quelques jours auparavant, il se demandait quel rôle Kyriaki devait jouer dans sa vie. En ce moment, il lui paraissait qu’elle seule l’attachait à la terre, et qu’en la perdant il avait tout perdu. Pourquoi était-il parti ? Comment avait-il pu s’éloigner? Il se rappelait l’adieu de la jeune fille quand elle l’avait quitté près des portes de la ville, les yeux voilés de larmes et chargés de noirs pressentimens. Il aurait dû rester alors, pensait-il, et il ne serait point arrivé malheur à Kyriaki; cette pensée l’écrasait comme un remords. Aurélie voulut s’efforcer de le consoler; mais elle s’aperçut tout de suite que sa vue même était devenue insupportable au capitaine. Dès qu’il le put, il prit congé d’elle; comme il avait rapporté pour la princesse et le prince Inesco les saufs-conduits nécessaires, il les laissa continuer leur voyage vers Constantinople, et seul s’achemina tristement vers la France.

Les commissaires de l’enquête, poussés par Kaun, poursuivirent pendant plusieurs mois la punition du crime qu’ils avaient mission de châtier. Ils firent comparaître Eumer-Bey et ses principaux officiers, interrogèrent une grande quantité de témoins. Après de longs efforts, ils réussirent à faire condamner à mort un sergent qui ne fut jamais exécuté.


EDGAR SAVENEY.

  1. Kyriaki veut dire dimanche en grec.
  2. Petite monnaie de cuivre.
  3. Sorte de chef de section.
  4. Sorte de gouverneur adjoint chargé des finances.