POLITIQUE EXTÉRIEURE.

AFFAIRES D’ESPAGNE.

L’Espagne a fortement occupé dans ces derniers temps l’attention publique. Au moment où tout paraissait calme du côté des Pyrénées, des bruits mystérieux de conspiration se sont tout à coup répandus. Sur trois points à la fois, à Madrid, à Paris et à Londres, ces bruits ont éclaté. À Madrid, le gouvernement a pris avec fracas des mesures militaires ; à Paris, les journaux qui ont embrassé la cause du régent ont crié à la trahison ; à Londres, des explications solennelles ont eu lieu dans le parlement. Jamais secret n’avait été plus mal gardé ; on savait à point nommé où devait commencer le mouvement, qui devait le tenter, quelles étaient les ressources préparées, les moyens mis en jeu. Qu’est-il arrivé à la suite de tout ce bruit ? Absolument rien. Cabrera, qu’on disait à Paris, n’a pas quitté Lyon ; Narvaez, qu’on cherchait à Tanger, a été vu à l’Opéra. Tout s’est borné à l’arrestation d’un révérend père capucin qui écrivait des brochures furibondes de carlisme, et qui s’est trouvé être un agent secret de l’ambassade d’Espagne en France. Ce qui tient à l’Espagne se présente souvent sous la forme d’un imbroglio. La politique de ce pays ressemble à ces comédies où il y a toujours quelqu’un de dupé.

Cette fois, quel était le mot de l’énigme ? Nous craignons bien que ce ne soit en Angleterre qu’on doive le chercher. L’ancien ministère whig tient avec raison à soutenir le gouvernement actuel de l’Espagne ; c’est son œuvre, et il a bien ses motifs pour la trouver bonne. Le nouveau cabinet tory n’était pas engagé comme son prédécesseur en faveur d’Espartero ; il l’est maintenant. Ce que les bruits de conspiration ont jusqu’ici produit de plus clair, c’est la déclaration de lord Aberdeen à la chambre des lords et celle de sir Robert Peel à la chambre des communes. Les ministères changent à Londres, la politique suivie à l’égard de l’Espagne ne change pas : voilà ce qu’il était important de constater. La fameuse machination carlo-christine n’a été inventée que pour en fournir l’occasion. Maintenant l’Espagne sait que lord Aberdeen pense comme lord Clarendon, et sir Robert Peel comme lord Palmerston, sur le produit des émeutes de septembre ; elle sait qu’au besoin l’Angleterre enverra des vaisseaux de guerre sur ses côtes pour la protection des intérêts anglais. Cela suffit. Cabrera peut se promener en paix sur les bords du Rhône, et Narvaez au foyer de nos théâtres ; on n’a plus besoin d’eux en Navarre et sur la côte d’Afrique. Quant au père Casarès, c’est un maladroit ; on en sera quitte pour ne plus se servir de lui.

Il y a bien quelque chose à dire sur cette attitude prise par les ministres tories. Ces ministres n’ont pas toujours jugé comme aujourd’hui les affaires d’Espagne. C’est d’après les conseils et avec le secours des tories anglais que don Carlos partit d’Angleterre en 1834 pour aller porter la guerre civile en Navarre. Lord Aberdeen était moins favorable alors au gouvernement de fait, mais il est arrivé depuis bien des évènemens qui ont changé la face des choses. D’abord don Carlos a été vaincu, ce qui n’est pas une recommandation auprès des hommes d’état en général ; ensuite, il s’est formé, sous les auspices du ministère whig, un parti anglais en Espagne, et ce parti a maintenant le haut du pavé. Après tout, que veut l’Angleterre ? Dominer, toujours dominer, et surtout exclure l’influence française. On avait cru pouvoir se servir de don Carlos dans ce but ; don Carlos a manqué, mais Espartero s’est présenté ; va pour Espartero. Qu’importe la différence des moyens, pourvu que le résultat soit le même ? Un bon ministre anglais n’y regarde pas de si près, et, quand l’intérêt de son pays est satisfait, il ne s’inquiète pas de se mettre d’accord avec lui-même. Sur ce point comme sur d’autres, le ministère tory a adopté la politique du ministère whig après l’avoir long-temps combattue, et il s’est prêté de fort bonne grace à l’interpellation convenue.

Cette petite mystification a été exécutée avec beaucoup d’ensemble. Plusieurs de nos journaux se sont fait surtout remarquer par leur zèle à servir de compères. C’est là le rôle que la France a joué dans la représentation, et il est triste. Le degré d’aveuglement que certains organes de notre presse apportent dans cette malheureuse question d’Espagne, a quelque chose de désolant. Il suffit qu’il y ait quelque part une apparence de libéralisme, pour qu’ils se croient obligés d’en prendre la défense. Cette disposition est honorable sans doute, seulement elle peut les mener fort loin, s’ils n’y prennent garde. Il n’est pas de conte si invraisemblable qu’ils ne l’accueillent avec empressement, dès que leur passion est flattée. Il s’agissait ici d’un prétendu complot quasi absolutiste ; comment résister à la tentation de le divulguer et d’en faire grand bruit ? On ne s’est pas occupé de savoir si les faits étaient vrais, s’ils étaient seulement vraisemblables ; on ne s’est pas demandé si, en les publiant, on ne servirait pas quelque intrigue antinationale ; on a tout accepté sans contrôle, sans examen, et, quand le dénouement est arrivé, on a été tout surpris d’avoir été joué, ce qui n’empêchera pas qu’on recommence demain.

Nul ne respecte plus que nous la cause de la liberté en Espagne comme partout. Mais cette cause n’est pas en question ; depuis l’exclusion de don Carlos, elle est gagnée. Si nous pouvions croire à une alliance des carlistes et des christinos, nous en serions aussi inquiets que personne. Nous chercherions à savoir à quelles conditions elle se ferait, et si le progrès naturel des institutions nouvelles chez nos voisins nous paraissait menacé le moins du monde, nous serions les premiers à nous récrier. Mais rien ne prouve que de pareils soupçons soient fondés. Le débat reste ce qu’il était hier ; il n’est pas entre les contre-révolutionnaires et les libéraux, mais entre les deux nuances du parti libéral en Espagne. Or, nous savons que le parti qui domine aujourd’hui est hostile à la France, et nous nous tenons en garde contre ses embûches. C’est ce sentiment que nous voudrions voir partagé par les journaux français. Il est dans l’intérêt évident du gouvernement actuel de l’Espagne de se donner pour le représentant exclusif de la régénération nationale ; de leur côté, les Anglais de toutes les couleurs se montrent très pressés de prendre ce gouvernement au mot, et de le proclamer l’unique dépositaire de l’avenir constitutionnel du pays. Ce doit être pour l’opinion en France une raison de se défier et de ne pas accepter légèrement ce qu’on lui dit. Ceci n’est pas seulement une question espagnole, c’est une question française. Est-ce trop exiger que de demander à des Français de la traiter un peu sous le point de vue français ?

On répond à cela que, si le parti dominant en Espagne se montre mal disposé envers la France, c’est la faute de notre gouvernement. D’abord ce reproche serait fondé, qu’il ne justifierait pas ceux qui le font. Le mal est accompli maintenant, si mal y a, et ce serait le devoir de tout bon Français de se ranger avant tout sous le drapeau national. Mais ceux qui font parmi nous les affaires de la ligue anglo-espagnole n’ont même pas cette excuse. Il y a ici un malentendu singulier qui dure depuis trop long-temps pour qu’il ne soit pas volontaire. De toutes parts, en Espagne, en Angleterre, en France, nous entendons parler de l’intervention du gouvernement français dans les affaires intérieures de la Péninsule. Où voyez-vous donc cette intervention ? Quel est l’acte ou seulement le mot qui puisse la faire soupçonner ? Il en est de l’action de la France en Espagne comme de la fameuse conspiration carlo-christine ; le bruit en est partout, la réalité nulle part. Nous craignons bien plutôt que la politique française ne soit inactive sur notre frontière des Pyrénées, comme on l’accuse de l’être ailleurs, et que, là aussi, elle n’ait d’autre but que de ne point se créer d’embarras. Nous concevrions qu’on lui fit le reproche de ne pas agir, de laisser dépérir nos alliances, de tout abandonner à la fatalité des évènemens ; mais l’accuser de trop d’action, lui faire un crime de ses prétentions envahissantes, c’est se moquer.

Il faut pourtant bien que la vérité se fasse jour une fois pour toutes. Le fait est que, depuis sept ans environ, la France n’a exercé absolument aucune action sur l’Espagne. Dans les premières années de la régence de la reine Christine, il y a eu de la part de notre gouvernement quelques conseils donnés ; ces conseils n’ont pas été étrangers à la promulgation de l’estatuto real et à l’établissement du gouvernement représentatif. Depuis le ministère de M. de Toreno, les avis même ont cessé. On s’est borné à quelques secours pour l’extinction de la guerre civile, d’après la lettre stricte du traité de la quadruple alliance, et pour tout ce qui touche la direction des affaires intérieures du pays, notre gouvernement a suivi dans toute sa rigueur la politique de non-intervention qu’on lui recommande aujourd’hui si chaudement. À notre avis, ce fut un tort. C’est pendant ce temps que l’influence anglaise a grandi à mesure que la nôtre se retirait. Le parti qui s’était appuyé sur nous et que nous avons livré à lui-même a perdu successivement toutes ses positions, tandis que le parti contraire, activement soutenu par l’Angleterre, gagnait de plus en plus du terrain. Enfin l’expulsion de la reine Christine est venue proclamer la défaite de nos anciens amis, sans que nous ayons rien fait pour empêcher cette catastrophe.

Depuis que la reine est exilée, la même politique a été suivie. L’hospitalité de la France a été accordée à la veuve de Ferdinand VII et aux nombreux proscrits qui l’accompagnent : voilà tout ce que la France a fait pour cette cause. On a voulu, dans notre chambre des députés, accuser le ministère français d’avoir tenté d’agir en Espagne ; on n’a fait que préparer un facile triomphe à M. le ministre des affaires étrangères, qui a coupé court à la discussion en démontrant qu’il n’en était rien. Depuis, de nouveaux témoignages sont venus confirmer ces déclarations de notre gouvernement. Écoutez les ministres anglais ; ils s’empressent de reconnaître que la France ne se mêle en aucune façon des affaires d’Espagne. Écoutez les ministres espagnols eux-mêmes ; ils sont forcés de faire le même aveu. Non-seulement la France ne s’est pas montrée hostile au gouvernement d’Espartero, mais elle lui a fait des avances ; elle lui a envoyé un ambassadeur. Ce n’est pas sa faute si le régent n’a pas voulu recevoir cet ambassadeur suivant les règles du droit des gens et les formes usitées dans toutes les monarchies du monde. Les instructions qu’avait reçues M. de Salvandy ne sont aujourd’hui douteuses pour personne ; il apportait à la régence la reconnaissance officielle de la France. Est-là une preuve d’hostilité ?

D’un autre côté, le refus de recevoir notre ambassadeur n’est pas la seule preuve d’animadversion que la France ait reçue du gouvernement actuel de l’Espagne. Ce gouvernement, qui est né au bruit des cris de mort contre les Français, est resté fidèle à son origine. Il ne se passe pas de jour où, dans ses journaux et dans ses assemblées, la France ne soit insultée. On a vu les déclamations absurdes d’un membre du sénat fort connu par ses rapports avec la légation anglaise, contre notre pays. À Valence, un capitaine-général à bu publiquement, dans un banquet patriotique, à la mort du roi des Français. Qu’a dit notre gouvernement ? Rien. A-t-il demandé réparation ? Non. Un nouveau tarif de douanes a été mis en vigueur sur notre frontière qui exclut en quelque sorte nos marchandises du sol espagnol ; d’incroyables règlemens de navigation ont été inventés pour supprimer les rapports existans entre les ports de la Péninsule et les trois quarts de nos ports[1]. Qu’a fait la France ? Rien. A-t-elle seulement adopté quelques mesures rétorsives ? Non. Ainsi on repousse notre représentant, on proscrit notre commerce, des fonctionnaires publics nous outragent impunément ; nous ne nous plaignons même pas, et il se trouve des Français pour dire que notre gouvernement manque d’égards pour le gouvernement espagnol !

Tout cela devrait faire ouvrir les yeux, ce nous semble, aux plus prévenus. La liberté espagnole n’est pas intéressée, que nous sachions, à l’interdiction du commerce entre la France et l’Espagne. Des gens de très bonne foi demandent, pour sortir de là, que notre gouvernement fasse de nouveaux efforts pour se rapprocher d’Espartero. Nous voudrions bien qu’on nous indiquât comment il devrait s’y prendre. À moins de fermer à la reine Christine les portes de la France et de faire amende honorable pour avoir suivi les usages diplomatiques dans l’affaire des lettres de créance, on ne peut guère faire plus qu’on n’a fait. Aussi bien la France se déshonorerait par ces concessions et d’autres semblables, qu’il ne serait pas encore sûr qu’elle rentrât en grace auprès de ceux qui dirigent aujourd’hui l’Espagne. Il faut bien finir par reconnaître que l’hostilité contre la France est le principe même de l’existence de ce gouvernement. Espartero voudrait se mettre bien avec nous qu’il n’en obtiendrait que très difficilement l’autorisation de son parti. M. Olozaga a été obligé de se disculper, à son retour de France, d’avoir admis un moment la pensée d’un rapprochement ; pour faire oublier cette faute, il a dû faire cause commune avec les plus violens et subir en quelque sorte un second baptême. Et nous ne voyons rien là que de très naturel, après tout ce que les exaltés doivent aux Anglais.

Il y a quelques années, les ultrà-révolutionnaires n’avaient aucune consistance en Espagne. Quand les Anglais virent leurs espérances déçues du côté de don Carlos, ils se tournèrent vers l’opinion dominante et cherchèrent à s’y donner un point d’appui. Les modérés s’étant déjà prononcés pour la France, ce fut aux exaltés que les agens anglais s’adressèrent. Bientôt ce parti qui manquait d’organisation en eut une, grace à l’activité, à l’intelligence et aux ressources matérielles de ses nouveaux alliés. Un coup de main fut tenté par lui, et réussit ; c’était le fameux complot de la Granja. Mais les vainqueurs n’étaient pas assez forts à eux seuls. Un moment surpris par cette brusque attaque, les modérés se remirent bientôt. Quelques mois après le scandale de la Granja, les élections, faites en vertu même de la constitution de 1812 et sous l’empire du ministère exalté, avaient rendu le pouvoir aux modérés. Alors les Anglais comprirent qu’ils avaient besoin de joindre au parti dont ils disposaient une nouvelle force. Ils jetèrent les yeux sur le pouvoir militaire. Aussitôt on vit des commissaires anglais accourir en foule au quartier-général d’Espartero et y jouer un grand rôle. Le généralissime s’étant laissé entraîner, on travailla activement à son élévation, et, avec l’aide de ce nouvel instrument, l’intrigue britannique parvint à ses fins. Pouvons-nous espérer de briser maintenant des liens ainsi formés, et qui ont profité également aux deux parties ?

Ce n’est pas en un jour que s’établissent les amitiés politiques. On peut dire que le gouvernement français aurait dû, lui aussi, nouer de longue main des relations avec le parti exalté et Espartero ; nais peut-on attendre raisonnablement que ces relations se forment avec eux du soir au matin, au moment où ils viennent de l’emporter par des moyens entièrement dirigés contre nous ? Quand on a été battu, il est très commode de passer à l’ennemi ; seulement il y a une condition préalable, c’est que l’ennemi veuille bien vous recevoir. Il peut sembler étrange que la France ait été battue en Espagne quand elle n’y soutenait personne ; c’est ce qui est arrivé cependant. Quand on a vu que nous nous tenions sur la défensive, on a pris l’offensive contre nous avec d’autant plus de vigueur. Plus nous nous séparions du parti qui invoquait notre appui, plus on affectait de le confondre avec nous. C’est la même tactique qu’on suit encore. Est-ce quand ce plan d’attaque a pleinement réussi que nous pouvons espérer de le faire abandonner par les vainqueurs ? Non ; il est trop glorieux d’avoir triomphé à la fois de la reine Christine et du roi Louis-Philippe, des modérés espagnols et du gouvernement français. On aime à poursuivre cette double victoire, et, après tout, on a raison. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’Angleterre cherche à nous chasser d’Espagne ; elle y avait déjà réussi sous l’empire, elle vient d’y réussir encore. Depuis qu’elle a obtenu ce nouvel avantage sur nous, elle doit faire ce qu’elle peut pour le garder.

Maintenant est-il vrai que la France eût bien fait de s’entendre dès l’origine avec les exaltés et Espartero. Avec Espartero, c’eût été possible, et il est fort à regretter qu’on ne l’ait pas fait ; avec les exaltés, c’était impossible. On sait ce que c’est que le parti exalté espagnol ; on l’a vu à l’œuvre à plusieurs reprises, et on a pu l’estimer ce qu’il vaut moralement et politiquement. Les rapports étroits qui existaient entre les sociétés secrètes d’Espagne et celles de France ne sont ignorées de personne, et le fameux club des vengeurs d’Alibaud à Barcelone en dit plus par son titre seul que nous n’en pourrions dire. Le gouvernement français a-t-il jamais pu faire alliance en Espagne avec les complices de ceux qui travaillaient en France à le renverser ? C’est là une simple question de bon sens qui ne demande pas une minute de réflexion. La position incertaine des Anglais et la solidité de leur gouvernement les rend naturellement moins difficiles. D’ailleurs, avec le système de neutralité que nous avons adopté à l’égard de l’Espagne, le parti qui aurait compté sur nous aurait été battu, quel qu’il fût. Si nous avions fait alliance avec les exaltés, les Anglais se seraient mis du côté des modérés, comme ils ont failli un moment se mettre du côté de don Carlos. Avec le secours des menées et de l’argent anglais, les modérés auraient été les plus forts, comme les exaltés l’ont été par les mêmes moyens, et ce serait aujourd’hui la reine Christine qui remplirait sur le trône d’Espagne le rôle anti-français d’Espartero. Nous aimons mieux que les choses soient comme elles sont ; il y a plus de remède.

Il s’en faut bien, en effet, que tout soit perdu, comme on voudrait le faire croire. Sans doute il vaudrait mieux que les évènemens de septembre eussent eu une autre issue ; cependant, si compromise qu’elle soit, nous préférons encore la situation de la France en Espagne à celle de l’Angleterre. Si l’on nous poursuit avec tant d’acharnement, tout triomphant qu’on est et malgré notre inertie absolue, c’est qu’on a un profond sentiment de notre force, et qu’on craint de nous voir en user. Le parti modéré a fait de grandes fautes ; il a manqué de décision, d’ensemble et de vigueur ; il n’a su ni défendre la reine Christine quand elle était sur le trône, ni lui rendre sa couronne après qu’elle a été brisée. Il porte la peine de ses erreurs et de ses faiblesses ; il est dispersé, ses chefs sont proscrits, son nom même tend à disparaître. Tout cela est vrai, mais en résulte-t-il que les hommes dont se composait ce parti aient cessé d’exister ? Ces hommes ne sont-ils pas encore les plus éclairés et les plus nombreux de l’Espagne ? Leur concours n’est-il pas nécessaire, sous quelque forme qu’il soit donné, pour fonder quelque chose de stable et de définitif ? Ne faudra-t-il pas qu’on en revienne à eux tôt ou tard, et ceux-là même qui les poursuivent aujourd’hui ne seront-ils pas obligés de leur tendre la main, du jour où ils voudront sortir de la situation violente où ils sont ?

On dit, il est vrai, que toutes les prévisions sur la durée probable de l’établissement de septembre ont été démenties par l’évènement. Nous l’avouons, Espartero a du bonheur, et tout ce qui a été tenté contre lui n’a servi jusqu’ici qu’à le consolider. Est-ce une raison suffisante pour désespérer de l’avenir ? Le gouvernement du régent a duré dix-huit mois ; c’est beaucoup sans doute, beaucoup plus qu’on ne devait s’y attendre ; mais enfin, qu’est-ce que dix-huit mois ? Que sera-ce même que deux ans, trois ans encore, si l’on veut ? Les Anglais ont attendu leur moment plus long-temps ; voilà près de huit ans qu’ils conspiraient sans relâche pour en venir où ils en sont. Nous pouvons bien être patiens à notre tour. Ce n’est pas que nous devions conspirer, nous aussi. Les complots sont, le plus souvent, de mauvais moyens qui tournent contre ceux qui les emploient. À chacun ses armes d’ailleurs. Les hommes d’ordre et de gouvernement sont des conspirateurs médiocres. Le dernier des exaltés en sait plus, en fait de trames, que le plus habile des modérés ; c’est à quelque chose de plus puissant et de plus sûr, à la réaction naturelle des idées et des intérêts, que les honnêtes gens doivent se confier. On a beau dire que l’état actuel des choses en Espagne est un état régulier, tout le monde voit bien qu’il n’en est rien, et que cette apparence de tranquillité intérieure n’est que le résultat de l’immense fatigue que dix ans de guerre civile ont laissée dans le pays.

Est-ce à dire pour cela qu’il soit question de s’attaquer en Espagne à la constitution et à la liberté ? Pas le moins du monde. S’agit-il de remettre la reine Christine sur son trône ? Pas davantage. Il s’agit uniquement d’attendre une situation qui ne soit pas, comme celle-ci, l’œuvre exclusive de l’Angleterre. Cette situation nouvelle arrivera nécessairement d’une manière ou de l’autre, car les Anglais se sont laissé engager bien loin. Ils ont beau faire aujourd’hui pour donner le change ; leur parti n’est pas le vrai parti constitutionnel en Espagne, c’est le parti ultrà-révolutionnaire. Le gouvernement qu’ils ont inauguré est le produit d’une insurrection militaire, c’est-à-dire de ce que les peuples libres doivent avoir le plus en horreur. Or, ne sait-on pas que le triomphe des partis violens et subversifs a été de tout temps essentiellement transitoire ? L’Espagne n’a pas sa révolution à faire ; elle est faite. Il ne s’agit plus que d’organiser, de régulariser les résultats de cette révolution. L’œuvre de conciliation entre le passé et l’avenir peut-elle avoir pour instrumens les hommes qui ont envahi le pouvoir en foulant aux pieds toutes les lois ? Depuis qu’ils sont en possession, ces hommes ont-ils doté l’Espagne des institutions qui lui manquent ? Ont-ils réformé la justice, créé l’administration, rétabli les finances ? Ils disent qu’ils le feront ; c’est ce qu’il faudra voir. Pour le moment, ils ne l’ont pas fait, et tout donne à penser qu’ils ne peuvent pas le faire.

Ils doivent aujourd’hui leur principale force à la funeste issue de la conspiration d’octobre. Ç’a été un bien triste et bien fatal épisode que cette échauffourée. Avant cette malheureuse tentative, le gouvernement du régent était faible, méprisé de ceux même qui l’avaient élevé. Aujourd’hui qu’il a résisté à une insurrection, il a pris un ascendant réel. Et cependant, Dieu sait combien il a peu mérité l’honneur que lui fait sa victoire. C’est l’imprévoyance de ses ennemis qui l’a sauvé. Jamais peut-être on ne montra plus d’audace, mais jamais aussi grande affaire ne fut menée avec plus de précipitation. Les cortès venaient d’enlever à la reine Christine la tutelle de ses filles. Blessés au cœur par ce nouvel affront fait à la mère d’Isabelle, quelques serviteurs dévoués se jettent inopinément dans une entreprise qui aurait dû être préparée de longue main. Leur indignation leur ferme les yeux sur l’absence des ressources les plus indispensables. Ils voient combien le gouvernement qu’ils repoussent a peu de racines dans la nation, mais ils ne voient pas combien il est difficile de rallumer à si peu de distance la guerre civile dans un pays qui en est encore au premier bonheur d’en avoir fini avec elle. À peine engagés, tout leur manque à la fois. Ils essaient d’y suppléer par la résolution ; mais que peut le courage de quelques hommes, quelque brillant qu’il soit, contre le défaut de direction et le sentiment tardif de l’inopportunité ?

En Navarre, le brave et malheureux Montès de Oca reste quinze jours absolument seul, sans argent, sans munitions, sans nouvelles, sans secours d’aucun genre. Les jeunes gens des provinces se présentent ; on n’a point d’armes, on est forcé de les renvoyer chez eux pour attendre un nouveau signal. On a trouvé dans la citadelle de Pampelune quelques centaines de vieux fusils ; des ouvriers les raccommodent en toute hâte, mais ils ne peuvent suffire aux besoins ; trente fusils par jour, voilà tout ce que peut fournir cet atelier improvisé. À Madrid, les chefs dispersés ne s’entendent pas. Le jour fixé pour le mouvement passe sans qu’on ait pu se concerter. Un nouveau jour est choisi. La veille au soir, un des conjurés entend une décharge ; il s’imagine que c’est le signal et se rend à une caserne dont il soulève les soldats. De là il se porte sur le palais, qu’il attaque ; le bruit des coups de feu apprend aux autres généraux qu’il est engagé. Ceux-ci accourent sur les lieux, seuls avec leur épée, pour voir ce qui en est. Ils se mêlent aux combattans ; le palais est envahi ; la garde extérieure s’est déjà réunie à eux, quand dix-huit hallebardiers ferment une porte et se barricadent dans l’appartement de la reine. Les assaillans s’arrêtent alors, l’hésitation se met dans leurs rangs ; les chefs rentrent en eux-mêmes, et, voyant qu’ils se sont compromis sans but, ils sortent du palais et de la ville sans rien tenter de plus.

Que faisait cependant le régent du royaume ? Était-il au palais pendant qu’on attaquait le palais ? Non certes ; il s’était renfermé chez lui, laissant la reine Isabelle sous la garde de quelques hommes, les troupes sans chef et la ville sans police. Il passa dans l’inaction la nuit entière du 7 octobre, et, comme le disait naïvement un journal le lendemain de l’évènement, quand le général Espartero est arrivé sur les lieux à cinq heures du matin, tout était fini. Tout était fini aussi quand il parut en Navarre. Une lettre de M. Olozaga, qu’il n’avait pu ni prévoir ni inspirer, avait porté le découragement dans tous les esprits, en donnant à croire que la reine Christine désavouait ceux qui mouraient pour elle. Dans les provinces comme dans la capitale, le régent n’a eu qu’à triompher. Le vice radical du coup tenté contre lui était son caractère exclusivement militaire ; les moyens politiques proprement dits n’y entraient pour rien. Or, pour que de semblables surprises réussissent, il faut beaucoup d’ensemble, de précision et de discipline. Ces qualités ne sont pas familières aux Espagnols en général. Elles ont complètement manqué dans l’exécution du complot d’octobre. Isolée, l’attaque du palais n’avait aucun sens et ne pouvait mener à rien ; cette attaque ne devait être et n’était en effet qu’une portion du plan général ; on a vu par quel malentendu elle est devenue l’effort exclusif de la révolte, et l’avortement du coup de main de Madrid a tout arrêté sur les autres points.

Ce serait fermer les yeux à l’évidence que de nier la conséquence naturelle d’un échec aussi grave. La lutte intestine qui travaille le gouvernement espagnol depuis son origine en a été suspendue, et c’est ce qui pouvait arriver de plus heureux à ce gouvernement. Depuis qu’ils avaient été réunis par les Anglais dans un but commun de renversement, les deux principes vainqueurs en septembre tendaient à se séparer. Après s’être servis du duc pour chasser la reine, les meneurs exaltés avaient commencé à lui faire la guerre le lendemain même de la révolution de septembre. On se rappelle ce qui faillit arriver lors de la discussion sur la régence. Les ennemis d’Espartero voulaient une régence triple, et la veille du vote, malgré tout ce qu’on avait pu faire, ils étaient en majorité. C’en était fait sans la défection de vingt-deux sénateurs modérés, qui, par des motifs de crainte personnelle et contre l’opinion unanime de leur parti, qui avait résolu de s’abstenir, donnèrent, au dernier moment, à la régence unique, une majorité de huit voix. Ce que la faiblesse de quelques membres du parti modéré avait fait en cette occasion en faveur d’Espartero, l’imprudence de quelques autres l’a fait plus tard. Les républicains, un moment contenus par le vote sur la régence unique, avaient repris leur travail contre l’autorité du régent, et le poursuivaient avec ardeur. Après la vaine tentative de Diego Léon, le sentiment d’un danger commun a réuni de nouveau tous les septembristes. La lutte n’est pas finie cependant ; elle a même recommencé déjà ; ces diverses suspensions n’ont fait que la ralentir.

L’heureux concours de circonstances, qui a jusqu’ici prolongé cette situation, n’a donc rien changé au fond des choses. Le gouvernement ne cesse pas de louvoyer entre les exigences des anarchistes et celles de tout ordre régulier. De là des indécisions qui sont toujours les mêmes, une impuissance radicale qui n’a pas diminué. Il dure, mais à la condition qu’il ne fera rien. Le seul point qui soit fixe pour lui, c’est l’opposition à la France, il trahit par là son origine étrangère. Quant à ce qui est de l’administration intérieure, il sait moins ce qu’il veut, et c’est en effet ce qui importe le moins à ses patrons. Pour satisfaire les exigences des révolutionnaires purs, il avait proposé un projet de constitution civile du clergé assez semblable à celle qui avait été décrétée en France, car on n’est pas très inventif en Espagne, et pendant que le régent copie les discours du premier consul, ses ministres copient les mesures de nos assemblées politiques. L’opposition qu’on a rencontrée, même dans une portion notable du parti dominant, a fait, dit-on, abandonner ce projet. Une autre fois, des symptômes de résistance dans les ayuntamientos avaient fait naître l’idée de présenter aux cortès une loi municipale conforme en tout à celle dont l’adoption a fait renverser la reine Christine. On a reculé devant une palinodie aussi scandaleuse. La seule mesure qu’on ait réalisée est le licenciement d’une moitié de l’armée, et cette mesure, qui était inévitable dans l’état des finances, peut passer pour une faute, car elle est un affaiblissement pour Espartero.

Quant au régent lui-même, on aura bien de la peine à faire admettre par quelqu’un que ce soit décidément un grand homme. Il a paru plus difficile jusqu’ici de mériter ce nom. Son succès ne prouve qu’une chose, c’est que le succès tient souvent à des causes générales et qui n’ont rien de personnel. On avait cru de tout temps qu’un usurpateur ne pouvait se maintenir qu’en accomplissant de grandes choses. Ce n’est pas en se levant tous les jours à trois heures de l’après-midi et en passant leur journée à fumer et à jouer au tressillo, que Bonaparte et Cromwell sont devenus les maîtres de deux grands pays. Il paraît qu’en Espagne il en est autrement ; soit, mais on conviendra qu’il est permis alors de réserver son admiration. Au point où Espartero est arrivé, il est impossible de dire où et quand il s’arrêtera. Déjà, dit-on, on s’est distribué autour de lui les grades et les titres de la future cour impériale. La destinée lui réserve-t-elle ce dernier honneur ? Ce serait un spectacle curieux, original, bizarre, et dont nous serions loin de contester la piquante nouveauté, mais qui ne prouverait que la vanité de la gloire, de la puissance et de l’ambition. L’avancement seul ne suffit pas ; il faut encore le justifier par des services rendus à son pays. Sinon la plus haute fortune n’est qu’une énigme qui peut intriguer les contemporains et déconcerter l’histoire, sans donner la véritable grandeur à celui qui la personnifie.

Nous ne savons ce que le gouvernement français se propose de faire ; mais il nous semble d’autant plus à propos d’attendre, avant de se prosterner devant l’heureux dominateur de l’Espagne, qu’une crise prochaine doit nécessairement arriver dans les affaires de ce pays. La reine Isabelle aura douze ans dans six mois. Or, en Espagne les jeunes filles sont légalement nubiles à douze ans, et, si l’on en croit le bruit qui circule, la nature s’est déjà mise d’accord avec la loi. La question du mariage de la reine peut donc se présenter à tout moment. Il est vrai que, si le gouvernement veut en ajourner la solution, il peut la renvoyer à la majorité proprement dite, qui n’aura lieu que dans deux ans et demi. Mais il peut arriver aussi qu’on veuille précipiter la conclusion. Dans tous les cas, que la question se pose dans six mois ou dans deux ans, elle peut être considérée comme imminente, car ce n’est rien qu’un délai de deux ans pour une affaire aussi importante. Que la royauté doive subsister ou disparaître, son sort va se décider. Dans six mois, le mariage est possible, dans deux ans la régence finit de droit. L’une ou l’autre de ces échéances doit amener des complications graves ; dans toutes deux, le parti modéré peut trouver une occasion de reprendre ou de partager le pouvoir politique, et par suite le gouvernement français peut espérer de neutraliser l’influence anglaise, car ces deux causes sont indissolublement unies par les évènemens, et de même que la défaite a été commune, les chances de revanche sont communes aussi.

Jusqu’ici on a parlé de cinq prétendans pour la main de la reine : un fils de don Carlos, un fils de l’infant don Francisco, un Cobourg, un prince français et un archiduc. À ces divers noms se rattachent des combinaisons et des espérances diverses.

Le mariage de la reine avec un prince français serait sans doute pour nous la solution la plus brillante. C’est aussi celle que désire en première ligne le parti modéré. Dans d’autres temps, ce mariage eût été possible et même facile ; aujourd’hui ce serait une entreprise énorme, et dont les avantages ne compenseraient peut-être pas les dangers. Il y a d’ailleurs une raison décisive pour qu’il soit impossible. Cette raison, c’est que le gouvernement français n’y songe pas. Le temps est passé où Louis XIV mettait l’Europe en feu pour assurer à son petit-fils la couronne des Espagnes. Nous ne sommes plus aussi conquérans. Si la France avait eu la moindre arrière-pensée d’alliance, elle aurait soutenu plus efficacement la reine Christine. L’idée est venue d’Espagne et non de France. Le Journal des Débats, qui a quelquefois des boutades sur les questions extérieures, a adopté un moment cette politique aventureuse, mais il parlait uniquement pour son propre compte. Demandez-lui maintenant ce qu’il en pense, et vous verrez. Les exaltés espagnols et leurs amis les Anglais ne saisiront pas moins ce prétexte pour crier à l’insatiable ambition du roi Louis-Philippe, mais ils savent parfaitement à quoi s’en tenir.

Il serait fort à désirer que ce fantôme disparût de la polémique. C’est un de ceux qui peuvent le plus obscurcir cette question espagnole, naturellement si claire quand on la dégage des nuages accumulés à dessein. L’opinion publique en France ne serait pas très favorable à un pareil projet ; on ne peut donc, en le proposant, qu’ajouter au malentendu qui trouble déjà bien des jugemens. Le gouvernement français, qu’on n’en doute pas, s’exagère plus qu’il ne s’atténue les difficultés. Il croit que nous ne pourrions marier un prince français à la reine Isabelle qu’à la condition de nous mettre toute l’Europe sur les bras. Il pense que les mariages des princes sont bien loin d’avoir maintenant l’importance politique qu’ils avaient autrefois. Après avoir fait un roi d’Espagne, en supposant qu’on y parvînt, il faudrait encore le soutenir, soit contre les étrangers, soit peut-être contre ses propres sujets. De nos jours d’ailleurs, les nations suivent d’autres règles, pour se rapprocher ou s’éloigner, que celles des alliances princières. Qu’on se rassure : tout cela est compris, et si le mariage avec le duc d’Aumale est encore rêvé par quelques personnes, ce n’est pas par ceux qui ont de l’influence dans les conseils du gouvernement.

Si le mariage avec le duc d’Aumale n’a pas de chances, le mariage avec un archiduc n’en a pas heureusement beaucoup plus. Ce serait à peu près une déclaration de guerre de l’Europe à la France, et, quelque patient que soit notre gouvernement, nous ne le croyons pas d’humeur à la souffrir. L’Europe n’a aucun intérêt à nous pousser à bout. L’exemple que nous donnons en renonçant de nous-mêmes à mettre un prince français sur le trône d’Espagne, nous autorise à attendre et même à exiger une réserve du même genre de la part des autres puissances. Le gouvernement autrichien n’est pas plus entreprenant que le nôtre : si la force des choses lui amène cet avantage sans danger, il le prendra ; mais on doit croire qu’il ne fera rien de chanceux pour le conquérir. Outre l’opposition de la France, qui est bien quelque chose, on rencontrerait aussi probablement celle des intérêts nouveaux et des idées libérales en Espagne. Il n’est pas à croire qu’un archiduc consentît à subir un gouvernement constitutionnel, et cette condition sera pourtant la première qui sera imposée, selon toute apparence, au mari de la reine Isabelle.

Enfin, il est un troisième nom qui ne paraît pas beaucoup mieux choisi que les deux premiers. C’est celui d’un fils de don Carlos. Le but de cette combinaison est évident ; il s’agirait de réunir les deux partis carliste et modéré dans un seul parti de gouvernement. Cette fusion aurait quelques avantages ; elle aurait aussi des inconvéniens graves, surtout pour nous. Elle tendrait à nous débarrasser du voisinage fâcheux des anglo-exaltés, ce qui serait un bien ; mais il serait à craindre qu’elle n’amenât l’excès opposé. Le chemin du juste milieu est glissant et pénible à tenir, surtout en Espagne. Si un fils de don Carlos était roi, le parti modéré pourrait bien s’absorber quelque jour dans le parti carliste proprement dit. Ce dernier est actif ; il a pour lui une grande partie du peuple des campagnes ; il a surtout la force des habitudes et la pente du caractère national vers tout ce qui est extrême. On finirait alors par en venir à la restauration pure et simple du principe absolutiste, et nous n’aurions fait que changer d’ennemis. Cette conséquence n’est pas infaillible, mais elle est très probable, et elle doit être prise en grande considération, tant par notre gouvernement que par les Espagnols amis d’une sage liberté. Si jamais ce mariage se réalisait, il serait prudent de bien prendre ses précautions d’avance, et de mettre le nouveau roi dans l’impossibilité d’abuser de son pouvoir. Ce serait difficile sans doute ; ce serait pourtant nécessaire dans l’intérêt des deux pays.

Mais ce n’est pas là le seul embarras de ce projet. Nous venons d’en parler comme s’il avait réussi ; que dirons-nous des obstacles que rencontrera son succès ? Le plus grand de tous est l’obstination de don Carlos lui-même, qui ne veut pas sacrifier le principe de la légitimité. Au point de vue des idées qu’il représente, ce prince a raison, et ses refus ne sont pas sans dignité. Quelle que soit l’utilité pratique du moyen qu’on lui propose, c’est une transaction. Or, il est de l’essence même du principe de la légitimité de ne pas transiger ; il doit vaincre ou mourir tout entier. Ce n’est pas tout. Supposons la résistance de don Carlos vaincue : quels seront les moyens d’exécution ? Le gouvernement espagnol ne donnera probablement pas les mains à ce mariage ; il faudra donc l’y contraindre par la force ? Ce serait alors le cas de la grande expédition carlo-christine dont on a tant parlé ; mais l’empressement que le gouvernement espagnol a mis à dénoncer d’avance cette expédition doit montrer qu’il la désire, au lieu de la craindre. Si un pareil drapeau était levé contre lui, il deviendrait bien réellement ce qu’il veut être, le représentant de la révolution en Espagne. Or, c’est ce que ses ennemis doivent éviter avant tout. Puis se figure-t-on, dans la même armée, combattant pour la même cause, les ennemis d’hier, et, pour prendre les deux noms qui ont été mis en avant pour personnifier les deux partis, Narvaez et Cabrera ? Une telle alliance est-elle possible ? Ne serait-ce pas arborer en quelque sorte l’anarchie et la confusion ?

Sans doute l’avenir n’est pas entièrement fermé à l’ancien parti carliste ; mais ce n’est pas comme parti distinct qu’on doit désirer de le voir se relever. Il y a une grande différence entre la situation du parti modéré et celle du parti carliste, quoiqu’ils paraissent confondus maintenant dans une même proscription. Le principe même du parti carliste a été exclu ; celui du parti modéré ne l’est pas. La reine Christine n’a pas emporté avec elle tout le symbole du parti modéré, comme don Carlos a emporté tout le symbole du parti carliste. Tant que la reine Isabelle reste sur le trône, le vrai drapeau des modérés restera debout ; ils ne sont inconciliables qu’avec Espartero. Il y aurait donc une sorte de duperie à eux d’admettre le parti carliste sur le pied d’égalité. Ce serait d’autant plus maladroit que ce serait dangereux et inutile. Nous venons de voir en quoi ce serait dangereux ; voici maintenant en quoi ce serait inutile. Si jamais il s’établit un gouvernement en Espagne, la grande masse de l’ancien parti carliste viendra d’elle-même au secours de ce gouvernement. Elle a déjà prouvé à plusieurs reprises qu’elle ne demande que de la protection contre les innovations du radicalisme et le désordre matériel. Ce genre d’adhésion n’aurait aucun danger de la part du gros du parti. Quant aux chefs de l’insurrection absolutiste, il est à la fois honorable et politique de ne point chercher leur appui ; leur cause est unie avec celle de don Carlos lui-même et de tout ce que représente don Carlos.

Restent deux prétendans qui peuvent également être acceptés par tout le monde : un Cobourg et un fils de l’infant don Francisco. C’est une singulière destinée que celle de cette maison de Cobourg, qui profite avec tant de persévérance, depuis dix ans, des complications de la politique européenne. Voilà trois princes de cette maison qui sont déjà rois ou maris de reine ; l’un est le roi des Belges, le second est le mari de la reine d’Angleterre, le troisième est roi-consort du Portugal. Il serait très possible qu’un quatrième épousât la reine d’Espagne. Celui dont il est question est catholique ; c’est un frère de Mme la duchesse de Nemours et du roi de Portugal, neveu du roi Léopold et cousin du prince Albert. Un des fils de l’infant don Francisco se recommande à d’autres titres ; il est Espagnol et Bourbon. Quel que soit celui des deux que l’Espagne préfère, et quel que soit en général le mari de la reine Isabelle, ce qu’il y a d’excessif et de tendu dans la situation actuelle cessera très probablement à son avénement, ou au plus tard à l’époque de la majorité de la reine. Quoi que fasse la politique anglaise pour confisquer encore à son profit cet incident, il est bien difficile que son échafaudage ne s’affaisse pas alors par quelque côté, et qu’il n’y ait pas place à des influences moins exclusives, moins étroitement passionnées que celles qui dominent aujourd’hui à Madrid.

Un seul évènement pourrait éloigner encore cette désirable issue. C’est l’exclusion violente de la royauté et l’établissement d’une république avec ou sans un dictateur. L’avenir de l’Espagne serait alors jeté au vent des tempêtes, et il serait bien à craindre que le cercle des convulsions intestines ne finît par aboutir à don Carlos. Ce nouveau pas serait la conséquence logique de tout ce que les anglo-exaltés ont fait jusqu’ici. Nous aimons à espérer pourtant qu’ils ne le tenteront pas. Ils se sont jetés dans une impasse : voudront-ils en sortir par un crime ? Si, malheureusement, ils le peuvent, rien n’autorise à leur en prêter la pensée. Peut-être auront-ils recours à des atermoiemens ; peut-être voudront-ils au contraire brusquer le mariage pour en être maîtres. Dans tous les cas, l’embarras est de leur côté, car, quand on n’avance pas en révolution, on recule. Nous ne saurions faire trop de vœux pour que la vérité de cette situation soit généralement comprise en France. Soit fatalité, soit mauvaise politique, la France a perdu sa position en Espagne ; mais le mal n’est pas irréparable. Seulement il ne faut pas songer à un rapprochement impossible avec un gouvernement qui nous est hostile par son origine même ; il faut savoir s’abstenir et attendre. Le temps, l’intérêt de l’Espagne, travaillent pour nous, et nous n’aurons peut-être pas à attendre beaucoup la crise qui peut nous servir.


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  1. Pour donner une idée à ces mesures, il suffira de citer l’art. 15 de la nouvelle loi sur les douanes. Cet article est ainsi conçu :

    « Ne jouiront pas du bénéfice du pavillon les bâtimens (espagnols) qui viendront chargés de fruits, denrées et effets de Gibraltar, des ports situés entre les rivières de la Gironde inclusivement et de la Bidassoa, du Minho et de la Guadiana, des ports compris entre la limite d’Espagne et de France et Marseille inclusivement, et des ports appartenant à des puissances européennes sur la côte d’Afrique dans la Méditerranée. »

    Il résulte de cet article, exclusivement dirigé contre nous malgré quelques extensions insignifiantes, que le commerce est interdit de fait aux navires espagnols avec Bordeaux, Bayonne, Marseille, tous nos ports de la Méditerranée et ceux des possessions françaises dans le nord de l’Afrique. Ce parti pris de faire la guerre à son propre pavillon pour nuire à une nation voisine est peut-être sans exemple.