POLITIQUE EXTÉRIEURE.

L’ESPAGNE.[1]

La lutte prévue est engagée en Espagne, et pour le moment les apparences sont toutes contre la monarchie constitutionnelle. Ce n’est pas la première fois que cette monarchie paraît sur le point de s’abîmer, et elle a toujours survécu. Lors de l’insurrection des juntes contre M. de Toreno, lors des évènemens de la Granja, et, plus récemment encore, lors des scènes de Barcelone, on aurait dit, comme aujourd’hui, que l’anarchie triomphait. Qu’en est-il résulté ? et que résultera-t-il du nouveau mouvement qui semble mettre en péril l’existence même d’un gouvernement en Espagne ?

Les exaltés et les modérés espagnols n’ont pas changé. Les exaltés sont toujours ce parti ardent, audacieux, bruyant, mais peu nombreux, qui excelle à faire un coup de main, mais qui ne sait pas, qui ne peut pas organiser sa victoire, parce qu’il rencontre une résistance invincible, quoique passive, dans les mœurs du pays. Les modérés sont toujours ce parti considérable, puissant, mais timide, qui laisse passer sans opposition le premier choc de l’insurrection, et qui reprend ensuite peu à peu ses avantages, comme l’eau d’un lac reprend son niveau après que la chute d’un rocher l’a facilement troublée dans ses profondeurs.

Il est sans doute fâcheux, très fâcheux, que les modérés soient ainsi, mais il paraît que c’est là leur nature. Il faut en prendre son parti. On aurait cru que l’expérience répétée de l’impuissance de leurs adversaires aurait dû leur donner un peu d’énergie. Ils n’en ont pas plus montré cette fois que dans les crises précédentes. Au premier bruit qui se fait dans la rue, ils se cachent et attendent. Ils ont peut-être raison d’en agir ainsi, car ils finissent toujours par reparaître ; toutefois on aimerait à leur voir plus d’initiative et de fermeté. La reine Christine est la seule qui reste sur la brèche jusqu’au bout, et qui ne cède qu’au dernier moment ; ce courage isolé n’en est que plus admirable.

Quoi qu’il en soit, que les modérés aient bien ou mal fait d’avoir recours à leur système habituel de prudence et de temporisation, on peut induire du passé ce qui aura lieu dans l’avenir, et présumer que le soulèvement actuel des exaltés finira comme les autres. Nous serions bien trompés s’il en était autrement. Déjà quelques symptômes d’atténuation commencent à se manifester ; les plus animés parlent de transaction. Attendons la fin. La monarchie constitutionnelle est plus forte en réalité qu’elle n’a paru l’être dans tout ce tumulte ; nous verrions la reine captive des révoltés ou obligée de quitter momentanément le territoire de la Péninsule, que nous croirions encore à son triomphe définitif.

Ce qui se passe en ce moment ne prouve que ce qu’on savait déjà, c’est-à-dire que l’établissement d’un gouvernement régulier en Espagne a contre lui, par des motifs différens, la confédération des municipalités, les sociétés secrètes et Espartero. Nous ne sommes pas de ceux qui ont pu espérer que le duc de la Victoire rentrerait dans le devoir. L’orgueilleux triomphateur peut hésiter quelquefois quand sa vieille loyauté se réveille et lui montre tout le mal qu’il fait à son pays ; mais l’habitude de la dictature reprend bientôt son ascendant et le pousse encore plus loin dans la voie où il est entré. Il n’est pas étonnant qu’il y ait fait un pas de plus ; l’autorité illimitée qu’il exerce et qu’il veut garder est incompatible désormais avec toute organisation politique.

Quant aux municipalités, elles sont très peu d’accord au fond avec Espartero ; mais il est tout naturel qu’elles conspirent avec lui contre l’autorité centrale, qui est l’ennemi commun. Le pouvoir des municipalités, tel qu’il est établi par la constitution de 1812, est immense ; ce sont elles qui perçoivent les impôts, elles qui disposent sans contrôle de la garde nationale, elles qui dressent et remanient à leur gré les listes électorales. Chaque ville est en ce moment une république indépendante. On conçoit que ceux qui sont en possession d’un pouvoir aussi exorbitant ne veuillent pas le laisser échapper, et qu’ils fassent de grands efforts pour le retenir ; et cependant il est bien évident que ce pouvoir n’est pas plus conciliable avec un ordre politique quelconque, que le despotisme d’un général victorieux.

Enfin on savait très bien que les sociétés secrètes s’agitaient contre la reine Christine et contre le pouvoir royal. Les sociétés secrètes sont en Espagne ce qu’elles sont partout, révolutionnaires jusqu’à la folie. Ce qu’elles veulent, ce n’est certainement ni l’absolutisme militaire, ni l’absolutisme municipal, mais le bouleversement de la société constituée, l’égalité républicaine, quelque chose comme la terreur de 93 et le comité de salut public. Livré à lui-même, cet esprit ultra-révolutionnaire a très peu de crédit en Espagne ; mais en s’unissant aux élémens de désorganisation qui abondent dans ce pays, il peut faire un moment illusion. C’est ce qu’il a fait, c’est ce qu’il devait faire.

Il n’y a donc rien de nouveau, rien d’inattendu dans le mouvement actuel de l’Espagne ; la conclusion est la même après qu’avant. Les forces coalisées contre la monarchie constitutionnelle peuvent jeter beaucoup de désordre dans un moment donné, car l’Espagne est toujours prête pour le désordre ; elles ne peuvent rien établir de durable : il faudra toujours en revenir à ce qui est. Il n’y a pas la moindre unité dans les trois principes de la révolte. Si, par malheur, ils arrivaient à triompher de la royauté, l’Espagne serait plongée dans le plus effroyable chaos qu’elle ait encore vu ; une lutte terrible s’établirait entre les vainqueurs, et il serait impossible de prévoir le terme des maux que cette lutte entraînerait.

Jamais, quoi qu’elles fassent, les sociétés secrètes ne seront maîtresses de l’Espagne. Leurs doctrines font horreur à cette nation monarchique. Dans chacun de ces mouvemens populaires qui s’accomplissent en Espagne avec une si déplorable facilité, l’esprit révolutionnaire a toujours été le moteur secret ; mais dès qu’il a voulu se montrer au grand jour, il a été réprimé. Le rêve du comité de salut public, souvent essayé, n’a jamais pu se réaliser. Cette fois encore, il vient de montrer son impuissance. Un journal qui avait un titre accommodé à son but, l’Ouragan, a trahi la pensée des meneurs en exposant naïvement un plan de rénovation et de violence anarchique renouvelé de la convention. Le mouvement de dégoût et de répulsion a été si général dans la garde nationale de Madrid, que l’autorité insurrectionnelle a été obligée de faire saisir l’Ouragan. Voilà les sociétés secrètes déjà vaincues sans avoir combattu.

Il est vrai que la junte n’en essaie pas moins de suivre de loin le programme, mais avec de tels tempéramens qu’il cesse d’être lui-même. En pareille matière, il faut tout ou rien ; on n’est pas persécuteur à demi. La junte porte peine de mort contre beaucoup de gens, mais elle n’a encore tué personne ; elle ordonne des levées en masse de dix-huit à quarante ans, et procède à des destitutions générales, mais le pays n’a guère l’air de prendre tout ce fracas au sérieux. Nous ne disons pas que le parti représenté par l’Ouragan n’essaiera pas de reprendre la direction du mouvement et de remettre l’énergie en vigueur ; mais s’il réussit un moment, il effraiera, il repoussera encore une fois tout le monde ; et s’il ne réussit pas, la révolution sera de plus en plus ce qu’elle est, c’est-à-dire si bénigne, malgré le bruit qu’elle fait, qu’elle cessera d’être une révolution et qu’on se permettra de se moquer d’elle.

Les municipalités sont plus fortes que les sociétés secrètes, elles ont de bien plus profondes racines dans le caractère national, et cependant elles ne sont pas plus destinées à vaincre. Les communes de Castille ont beau faire, elles ne se relèveront jamais de la bataille de Villalar. Il n’est pas vrai d’ailleurs que les ayuntamientos qui se révoltent en ce moment soient les vieilles communes d’Espagne ; ce sont les communes révolutionnaires telles qu’elles ont été organisées par la constitution de 1812 ; elles n’ont de leurs devancières que le nom et l’apparence. Les provinces du nord, qui sont les vraies gardiennes des antiques libertés espagnoles, ne s’y sont pas trompées ; elles ont repoussé le mouvement, comme toute l’Espagne le repoussera dès qu’elle en aura bien démêlé le véritable caractère.

Pour se donner du crédit, les premiers fauteurs de l’insurrection ont prononcé un mot qui aura toujours beaucoup de faveur en Espagne ; ce mot est celui de fédération. Malheureusement pour eux, c’est un mensonge dans leur bouche. Ils ne peuvent pas plus vouloir d’une organisation fédérative que la convention n’en a voulu. L’esprit municipal et provincial est pour eux un moyen et non un but. Ils s’en servent pour détruire ; ils ne s’en serviraient pas pour reconstituer. Il n’y a de fédération possible en Espagne qu’à la condition d’une autorité royale très forte et très respectée. C’est ce que tous les Espagnols savent parfaitement, et voilà pourquoi la conspiration antimonarchique ne pourra pas se cacher long-temps sous le manteau de la vieille Espagne. Le véritable esprit municipal et provincial lui est antipathique.

Cela est possible, dira-t-on peut-être, mais d’où vient alors que le mouvement actuel des municipalités ait tous les caractères d’une manifestation nationale ? À cela nous répondrons d’abord qu’il faut être très sobre de ces mots : nation, national, quand il s’agit de l’Espagne. De tous les mots nouveaux importés dans ce pays par l’invasion des idées françaises, le mot de nation est de ceux qu’il comprend le moins. Quand Ferdinand VII reprit l’exercice absolu de l’autorité royale, après les cortès de 1820 qui avaient beaucoup parlé d’institutions nationales, le peuple de Madrid criait en même temps : viva el rey netto ! vive le roi tout court ! et muera la nacion ! meure la nation ! Nous ne donnons pas ce cri étrange pour l’expression définitive des idées en Espagne, mais il peut mettre sur la voie de la vérité.

Ce qu’on appelle, dans la langue politique, la nation, n’apparaît aujourd’hui que très rarement en Espagne. Ce pays est si profondément divisé, ou plutôt il est si indécis, si sceptique en tout ce qui touche la politique, qu’un mouvement franchement national y est encore pour long-temps à peu près impossible. En revanche, rien n’est plus aisé que de s’en donner les apparences ; l’inertie générale y sert merveilleusement. Il ne faut donc pas prendre au pied de la lettre tout ce qui se dit en ce genre ; la langue du pays abonde en mots ironiques pour désigner ce qui paraît être et ce qui n’est pas.

L’importance de la glorieuse révolution du 1er septembre à Madrid se réduit beaucoup pour quiconque sait ce qu’est en général une émeute espagnole. Il est arrivé mille fois, depuis que la Péninsule est en travail d’une réorganisation politique, qu’une municipalité s’est réunie à l’insu de toute la ville, et qu’elle a rédigé une proclamation portant que l’on cesserait d’obéir au gouvernement. Le public n’est averti de ce qui se passe qu’en voyant afficher la proclamation, et en entendant le coup de tambour qui réunit la milice. Le premier mouvement d’un Espagnol qui est appelé par une autorité quelconque, c’est d’obéir. La milice obéit machinalement, et le journal du lieu célèbre en style pindarique le soulèvement héroïque de la population.

Les citoyens d’une ville espagnole connaissent à peine le gouvernement central ; il ne peut leur répugner beaucoup de se prononcer contre lui. Le pouvoir qu’ils connaissent le plus, parce qu’il est plus près d’eux, c’est celui de la municipalité. Ils ont d’ailleurs entendu dire qu’ils étaient libres, et pour quiconque n’a pas approfondi la notion si complexe de la liberté moderne, être libre, c’est avoir le droit de faire du bruit dans la rue. Le plus grand soin de tous en pareil cas, c’est d’éviter l’effusion du sang. À quoi bon des Espagnols se tueraient-ils entre eux pour des questions politiques qu’ils ne comprennent pas parfaitement ? L’émeute prend bien garde à ne se montrer que lorsqu’elle est sûre de ne pas trouver de résistance ; de son côté, la résistance disparaît et fraternise avec l’émeute. Si quelques coups de feu sont échangés dans le premier désordre, on ne manque pas de vous dire, comme on l’a fait pour ce qui s’est passé à Madrid entre l’escorte du général Aldama et un poste de milice, que c’est l’effet d’un malentendu.

Le 1er septembre, un voyageur français se promenait dans Madrid. Étonné de l’appareil militaire qui remplissait les rues, et de l’air fort peu animé des miliciens sous les armes, il s’approcha de plusieurs groupes pour demander ce qu’il y avait : Nada, rien, lui répondaient les miliciens en fumant leurs cigarettes avec cet inimitable sang froid espagnol qui sert de correctif à l’exagération nationale. Pas un cri n’était proféré ; personne à peu près ne savait de quoi il était question, et ce que voulait le corps municipal. Une petite pluie survint ; chacun laissa son fusil et courut s’abriter de son mieux sous les portes en maudissant son service ; il n’y avait en belle humeur que les manolas ou grisettes de Madrid, pour qui une émeute est un jour de fête, et qui agaçaient les miliciens de bonnes grosses plaisanteries à l’espagnole.

Les autorités de Madrid n’ont fait aucune résistance. Le chef politique ou préfet s’est laissé prendre dès les premiers momens ; il s’est porté avec sept ou huit hommes au milieu d’un rassemblement dirigé par le premier alcade, qui l’a fait prisonnier. Quant au capitaine-général, c’est un homme de cœur, mais qui a promptement perdu la tête. Il avait plus de forces qu’il n’en fallait pour contenir l’émeute, mais il a manqué le bon moment ; il a laissé cinq heures entières à la milice pour occuper les positions les plus militaires. Or, en Espagne encore plus que partout ailleurs, quand les chefs manquent, tout manque à la fois. Dès que le chef politique a été annulé, il n’y a plus eu de gouvernement ; dès que le capitaine-général s’est replié sur le Retiro, il n’y a plus eu d’organisation militaire.

La garde nationale de Madrid se compose de huit bataillons, sans compter la cavalerie, en tout environ neuf mille hommes. Les exaltés sont en majorité dans trois bataillons seulement ; les autres sont modérés. N’importe : tous ont pris part au mouvement ; la garde nationale en Espagne ne comprime pas l’émeute, elle la fait elle-même pour en être maîtresse ; c’est un autre moyen d’aborder la difficulté. Elle a tort, sans doute, mais ce peuple est ainsi fait. On peut être sûr qu’une révolution qui a de pareils instrumens n’ira pas loin. Quand ce sont des bourgeois qui font le tapage, il n’est pas bien grave. Avec de telles habitudes, on n’a pas d’ordre durable, mais le désordre n’est pas sérieux.

On voit que le pronunciamento qui vient d’avoir lieu, est loin d’être aussi significatif qu’il en a l’air. Quant à son étendue, elle a été aussi exagérée ; il a été comprimé à Murcie, Séville, Cordoue, Valladolid ; dans la moitié de l’Espagne, il n’a pas même été tenté ; il n’embrasse réellement jusqu’ici que Madrid, Barcelone, Sarragosse, Cadix et les petites villes qui dépendent de ces capitales progressistes. S’étendra-t-il encore ? c’est ce qui est probable, car l’intérêt des corps municipaux est le même partout ; mais c’est déjà un fait important qu’il n’ait pas partout réussi, qu’il n’ait pas été partout essayé. Sans la défection d’une partie de l’armée, ce ne serait rien, et ceci nous ramène au véritable mal, au danger réel de la situation, qui n’est ni dans les sociétés ni dans les municipalités, mais dans l’armée.

Le duc de la Victoire portera dans l’histoire une des plus grandes responsabilités qui ait jamais pesé sur la tête d’un homme. Il ne faut pas se lasser de le dire : s’il s’était entendu à Barcelone avec la reine régente, la question intérieure était résolue ; l’Espagne avait un gouvernement. La reine Christine a tout fait pour satisfaire son ambition ; elle l’a comblé de titres et d’honneurs, elle est venue le trouver à son quartier-général avec sa fille, elle s’est confiée à lui sans défense, malgré les représentations de tous ses conseillers, et il a indignement répondu à toutes ces prévenances. Cette femme qui venait si généreusement se mettre entre ses mains, pourquoi l’a-t-il laissé insulter par le premier venu ? cette reine qui venait lui demander de protéger son trône et la constitution de son pays, pourquoi a-t-il voulu la forcer à avilir sa couronne par un outrage public aux deux chambres et une violation manifeste de la loi ?

C’est la prétention inconstitutionnelle d’Espartero qui est la difficulté unique. Si cette prétention n’existait pas, si le héros de Bergara et de Morella avait consenti à être le premier sujet de la couronne et de la constitution, tout était dit ; ce pays, que la guerre civile paraît sur le point d’embraser, serait maintenant dans la paix la plus profonde. Cette loi des municipalités, qu’on repousse avec tant d’emportement, serait exécutée sans conteste. Tant qu’on a pu croire à Madrid que le chef de l’armée ferait respecter l’autorité, les ennemis de l’ordre n’ont pas bougé. La loi a été discutée et votée tranquillement ; les orateurs de l’opposition ont reconnu eux-mêmes son utilité. Ce n’est que lorsque le duc de la Victoire a voulu s’arroger le pouvoir suprême que les soulèvemens ont commencé.

On a dit sans doute que la reine aurait dû céder à Espartero, mais c’est là une de ces erreurs de bonne foi qui font plus de mal aux empires que toutes les violences des partis ardens. Dès le jour où la reine cédera à Espartero, et ce jour est peut-être arrivé si la reine suit des conseils funestes, la monarchie constitutionnelle sera suspendue ; le despotisme militaire l’aura remplacée. Même alors, il est vrai, nous ne désespérerions pas du salut de la monarchie et de la liberté ; mais ce serait le plus grand malheur qui leur pût arriver. Quelque court que doive être le règne de la force, il ne peut jamais être accepté comme l’état régulier de la société par ceux qui sont les dépositaires du droit. En livrant le dépôt qu’ils sont chargés de garder, ils lui laissent faire une blessure plus profonde que s’ils devaient le défendre sans succès, et la perturbation qui en résulte est bien plus radicale, en ce qu’elle ôte à l’attentat son caractère et tend à confondre le juste et l’injuste, le bien et le mal.

Tant qu’il restera autour de la reine un soldat fidèle, elle doit résister ; quand même elle serait abandonnée de tous, elle doit résister encore. La révocation d’une sanction donnée à une loi votée par les deux chambres est un acte tellement monstrueux, qu’il ne peut s’accomplir sans tout détruire. Si l’Espagne doit passer sous le joug militaire, il faut que ce joug soit vu dans toute sa nudité, et non déguisé sous la pourpre déchirée du trône. Si la reine résiste, le duc de la Victoire devra se porter à des extrémités qui le feront peut-être reculer, irrésolu comme il est. Dans tous les cas, il faudra qu’il compte alors avec les sociétés secrètes et les municipalités qui conspirent niaisement aujourd’hui à lui donner l’autorité absolue, et qu’il trouvera en face de lui dès qu’il ne sera plus leur complice, mais leur maître.

Avec le concours de l’autorité royale, il viendrait aisément à bout de ses ennemis ; sans ce concours, il serait bientôt dévoré par eux. Les sociétés secrètes sont déjà fort peu satisfaites de ses hésitations et de ses ménagemens ; il est condamné dans leurs conciliabules tout en étant prôné dans leurs publications. Quant aux municipalités, il s’est fait avec elles plus d’une affaire. Lorsqu’arriva à Barcelone l’invitation de la municipalité séditieuse de Madrid, il fit appeler le président de l’ayuntamiento, et l’engagea à ne pas prêter les mains à ce que l’exemple de la capitale fût suivi ; le président ayant insisté, Espartero lui tourna le dos et rentra dans son cabinet sans le saluer. Plus récemment, il a réprimandé Zurbano pour avoir permis à Lerida de faire son mouvement, et il lui a prescrit d’y rétablir les autorités qui avaient été déposées. Tout cela lui serait compté dans l’occasion.

Pendant qu’il rencontrerait des obstacles dans les élémens révolutionnaires de l’Espagne, il en trouverait d’un autre genre dans les élémens conservateurs du pays. Il faut espérer que les modérés se réveilleraient enfin alors, ou que, s’ils sont décidément incapables de tout mouvement actif, ils se renfermeraient au moins de plus en plus dans cette protestation passive, qui est leur plus grande force. La garde nationale n’irait plus sans doute grossir les rangs de l’insurrection, quand il serait bien avéré qu’il ne s’agirait de rien moins que de substituer un dictateur éperonné à la royauté constitutionnelle. C’est la protestation de la garde nationale de Madrid qui a étouffé la voix de l’Ouragan divulguant avant l’heure les projets des clubs ; cette protestation, quelque sourde qu’elle fût d’abord, grossirait bientôt assez contre l’usurpation d’Espartero pour ébranler l’armée elle-même.

Une partie de l’armée s’est réunie à Madrid à la garde nationale, comme la garde nationale s’était réunie à la municipalité. Ces troupes, dont la plupart se plaignent aujourd’hui d’avoir été trompées, n’ont fraternisé avec les révoltés que parce qu’elles croyaient l’autorité royale hors de la question. Du jour où leur chef sera obligé de marcher ouvertement contre la reine, beaucoup le quitteront. Quelques uns de ses lieutenans se sont déjà déclarés contre lui ; d’autres suivront. On pourrait même aller chercher à Gibraltar, pour le lui opposer, un de ces généraux qu’il a persécutés et réduits à quitter l’Espagne, Narvaez. L’instrument de sa puissance une fois brisé entre ses mains, que lui restera-t-il ? Est-il doué d’un de ces génies puissans qui conjurent la fortune et luttent seuls contre tous ? Qu’on le demande à Linage lui-même.

Ce n’est donc pas la reine qui doit craindre, c’est Espartero. Pourquoi céder alors ? Pourquoi renoncer à son droit ? Pourquoi déserter la cause constitutionnelle ? Tout n’est pas encore perdu, Dieu merci. Indépendamment des points d’appui qu’elle a eus jusqu’ici, la reine en a un nouveau dont nous n’avons pas encore parlé et qui est puissant, c’est celui des carlistes ralliés. Les carlistes ralliés sont une des plus fermes espérances de la royauté constitutionnelle en Espagne ; depuis qu’ils ont compris combien le triomphe de l’absolutisme aveugle de don Carlos serait désormais funeste, ils se sont franchement attachés à la jeune Isabelle. C’est dans les provinces basques surtout que cet esprit domine. Ces généreuses provinces ont protesté contre le mouvement de Madrid : sur quelques points, on a proposé de marcher contre la capitale. La reine Christine et sa fille y trouveraient au besoin un asile inviolable, et les plus grands ennemis d’Espartero seraient ceux qu’il a gagnés lui-même à l’Espagne nouvelle par la convention de Bergara.

Quant à nous, Français, nous devons désirer pour plus d’un motif que la reine résiste et l’emporte. Il y a entre le soulèvement qui la poursuit et la situation actuelle de la France en Europe une singulière coïncidence. La véritable cause de ce redoublement de passion, ce n’est pas l’état de l’Espagne, mais l’état de l’Orient ; l’Angleterre ne se contente plus de lutter contre notre légitime influence dans un pays qui nous a déjà coûté tant de sacrifices, elle veut encore le tourner contre nous ; ses intrigues sont les liens secrets qui unissent cette triple conspiration des sociétés secrètes, des municipalités et d’Espartero. Un journal révolutionnaire de Madrid, l’Éco del Comercio, a révélé cette tactique dans un article violent contre la France et contre son ambassadeur ; il y est proposé en propres termes de se joindre à nos ennemis, si la guerre éclate.

Que la reine cède ou soit vaincue, qu’Espartero parvienne à faire contresigner par elle ses volontés, et nous aurons à défendre nos frontières du côté des Pyrénées aussi bien que du côté des Alpes et du Rhin. Espartero appartient maintenant aux Anglais ; il a besoin d’eux comme ils ont besoin de lui. On a pu lire une lettre que lui a écrite le duc de Sussex, oncle de la reine Vittoria, et qui était jointe au grand cordon de l’ordre du Bain. Jamais un grand dignitaire anglais n’a écrit à un étranger avec ce degré d’adulation ; Espartero y est loué de son dévouement et de son respect pour sa souveraine, ironie étrange de la part d’un prince après les évènemens de Barcelone. Quel langage doivent tenir au duc de la Victoire les agens anglais qu’il a toujours auprès de lui, quand de semblables paroles lui viennent des marches du trône britannique !

Si au contraire la reine est la plus forte, ce n’est pas seulement la liberté constitutionnelle qui l’emporte avec elle ; c’est encore le parti français. La France alors peut être tranquille sur les Pyrénées ; elle peut même puiser quelque secours dans l’adhésion d’un gouvernement régulier en Espagne. Les ports de la Péninsule sur la Méditerranée ne sont pas sans importance pour le cas d’une guerre maritime. Nous pouvons d’ailleurs inquiéter par-là la puissance anglaise dans le Portugal. L’importance que les Anglais attachent en ce moment à s’assurer de l’Espagne révèle assez quel intérêt la France doit y mettre de son côté. Certes il ne peut être question de porter atteinte à cette indépendance nationale qu’on se plaît à dire menacée par nous ; mais l’Espagne est notre voisine, notre vieille alliée, et son amitié est en quelque sorte notre bien.

Il y a des gens, nous le savons, qui conseillent à la France de s’allier avec les exaltés et Espartero. Cela est tout simplement impossible. On ne change pas en un jour les sympathies établies de longue main. Les exaltés sont le parti anglais ; les modérés sont le parti français ; il n’y a pas moyen de sortir de là. Que ce soit un bien, que ce soit un mal, c’est un fait. Tout Français qui vient en aide aux exaltés porte secours aux ennemis de la France, qu’il le veuille ou non. Nous pensons, nous, qu’il est bien que les rôles soient ainsi divisés, et que la France a la bonne part ; nous pensons qu’il est digne de notre société reconstituée, de notre monarchie nouvelle, de notre liberté légale, de donner la main à la société en travail, à la monarchie régénérée, à la liberté laborieuse de l’Espagne, pour les conduire dans les mêmes voies ; mais, enfin, il en serait autrement, que nous ferions encore des vœux pour ceux qui font des vœux pour la France.


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  1. Voyez les dernières livraisons.