POLITIQUE EXTÉRIEURE.

L’ESPAGNE.

La situation de l’Espagne est toujours critique. Nous avons la ferme confiance que la monarchie constitutionnelle finira par l’emporter, mais il n’est pas douteux que cette monarchie ne passe en ce moment par une crise redoutable : l’admirable fermeté, l’habileté politique de la reine Christine sont plus que jamais nécessaires pour la défense des droits de sa fille, menacés à la fois par les conspirations des sociétés secrètes et par les violences du despotisme militaire.

L’issue des évènemens de Barcelone est d’un bon augure. Ces évènemens, si menaçans à leur début, ont fini par tourner à la mystification de leurs auteurs. L’homme que les factieux des clubs et les séditieux de l’armée avaient choisi, d’un commun accord, pour en faire l’instrument de leurs desseins, Espartero, s’est arrêté à moitié chemin. Après avoir consenti à marcher à la tête d’une émeute factice, dans la nuit du 19 juillet, le duc de la Victoire s’est renfermé chez lui, et a refusé obstinément de pousser plus loin son triste avantage. Il a fait plus, comme on sait ; il a mis la ville de Barcelone en état de siége, et réprimé lui-même les tumultes populaires qu’il avait permis d’exciter.

Cette conduite inattendue a dérangé tous les projets des exaltés. Un ministère avait été formé le 20, sous la dictée d’Espartero. Dans ce ministère se trouvaient deux hommes appartenant au parti exalté proprement dit, MM. Gonzalès et Sancho. Ce dernier surtout, connu par ses rapports avec les sociétés secrètes, aurait pu donner quelque suite à l’impulsion révolutionnaire imprimée par les scènes de Barcelone. Mais, averti à temps des hésitations d’Espartero, M. Sancho a refusé, et de ce refus a daté le mouvement rétrograde qui a mis en quelque sorte au néant le grand triomphe remporté à Barcelone par l’ayuntamiento et le généralissime, sur une femme sans défense, la reine, et sur un vieillard de quatre-vingts ans, M. Perez de Castro.

Plus entreprenant ou moins instruit que M. Sancho, M. Gonzalès n’a pas abandonné la partie aussi vite que son collègue. Il s’est rendu à Barcelone, et là, il a présenté son programme à la reine. Ce programme n’était autre que ce qu’avait demandé Espartero dans ses fameuses entrevues de Lerida et d’Esparraguerra : révocation de la sanction donnée à la loi sur les ayuntamientos, dissolution des cortès et destitution des employés nommés par le dernier ministère. La reine, qui n’avait pas cédé au comte-duc à la tête de son armée et des émeutiers de Barcelone, n’a eu garde de céder à un ministère déjà désorganisé par la retraite du plus important de ses membres ; elle a refusé, et M. Gonzalès, complètement abandonné par Espartero, a été forcé de donner, lui aussi, sa démission.

Nous n’en avons pas fini avec les démissions des ministres dans ces bizarres évènemens. Le ministère entier s’était retiré avec son président ; mais les ministres n’étaient pas au bas de l’escalier du palais, que la reine a fait rappeler don Valentin Ferraz, qui faisait partie du cabinet démissionnaire comme ministre de la guerre. Sa majesté lui a offert de garder son portefeuille en prenant la présidence, et don Valentin Ferraz a accepté, et avec lui les autres ministres, à l’exception de M. Gonzalès. Quant au programme, il a été mis de côté ; il a été convenu seulement que l’article de la loi sur les ayuntamientos, qui donne à la reine la nomination des alcades, serait déféré de nouveau aux cortès.

Ce qu’il y a eu de plus curieux dans ce revirement ministériel, c’est que le nouveau président, don Valentin Ferraz, est ayacucho comme Espartero, et comme tel ami intime du généralissime. Le comte-duc prêtait donc les mains à cette combinaison, dont la première condition était l’abandon de tout ce qu’il avait demandé jusqu’alors. La stupéfaction a été générale dans toute l’Espagne, quand cette incroyable nouvelle a été connue. Déjà la première composition du ministère avait étonné, car, à part MM. Gonzalès et Sancho, les autres ministres désignés par Espartero étaient des hommes sans signification politique ; mais ce nouveau pas en arrière passait tout ce qu’on avait pu attendre de la faiblesse et de l’irrésolution bien connues du généralissime.

Cependant la reine, toute désarmée qu’elle était en présence de l’armée et de la municipalité, avait repris d’elle-même, avec un courage qui contraste avec les timidités du duc de la Victoire, le libre exercice de son autorité. À la première nouvelle de l’attentat du 19 juillet, le général O’Donnell, commandant l’armée du centre, avait envoyé sa démission, pour protester contre la violence dont le chef de l’armée s’était rendu complice. La reine lui a renvoyé sa démission, en y joignant le grand cordon de Charles III. Elle a fait plus, elle a envoyé le cordon de son ordre à Mme Perez de Castro, femme du ministre que l’émeute avait déposé après avoir voulu l’assassiner, et elle a distribué également des récompenses à l’équipage de la frégate Cortes, qui avait reçu à son bord le comte de Cléonard, ministre de la guerre, poursuivi par les furieux de l’ayuntamiento et de l’état-major.

Espartero a assisté impassible à ces protestations si claires contre les actes coupables qu’il avait encouragés. Il n’a pas empêché davantage le général Diego Léon, comte de Belascoain, dont le dévouement à l’autorité royale n’est pas douteux, d’entrer à Barcelone avec la division de la garde, et d’amener ainsi à la reine des défenseurs pour le cas d’agressions nouvelles. Enfin, quand la reine a manifesté l’intention de quitter Barcelone, il ne s’est pas non plus opposé à ce départ, qui délivrait sa prisonnière. Il était dès-lors complètement rentré dans le rôle passif qu’il affectionne par tempérament et par système, et dont il n’est sorti un jour si malheureusement que parce qu’il y a été entraîné presque sans s’en douter.

Il n’est intervenu dans le ministère nouveau que pour un fait qui n’a rien de politique. À peine ce ministère a-t-il été constitué, que le généralissime, revenant à ses anciennes habitudes, a brusquement demandé, pour les besoins de l’armée, au ministre des finances, don José Ferraz, douze millions de réaux pour le lendemain, et cinquante-trois millions à des termes très rapprochés. On sait que le gouvernement n’a été long-temps pour Espartero, et il voudrait en être encore là, qu’un fournisseur secondaire, qu’il gourmandait sans cesse, et qui devait se prêter sans murmurer à ses plus excessives exigences. M. Ferraz a été tellement troublé des façons d’agir du généralissime, surtout en présence de la situation actuelle des finances espagnoles, qu’il a eu une attaque d’apoplexie, et qu’il a donné sa démission. C’était la troisième en quinze jours.

MM. Gonzalès et Sancho avaient été déjà remplacés, comme on avait pu, le premier par M. Silvela, qui était à la Corogne, le second par M. Cabello, qui était à Madrid ; M. Ferraz a été remplacé de même par M. Ségalès, directeur des rentes, qui était également à Madrid. Tous ces choix, faits sans le consentement des intéressés, n’avaient évidemment aucune valeur. On n’a pu encore savoir quelles sont les intentions de MM. Silvela et Ségalès ; quant à M. Cabello, il a accepté, mais ce n’a pas été pour long-temps. Il était écrit que ce ministère, enfant équivoque des premières irrésolutions d’Espartero, n’aurait rien de viable, et qu’il ne pourrait faire un pas sans tomber en dissolution.

C’est au milieu de ces avortemens que le prince de Saxe-Cobourg est arrivé à Barcelone. Les journaux ont parlé de la réception qui lui avait été faite, mais cette réception, si nous en croyons des renseignemens particuliers, n’a eu rien qui ait dû le flatter. Il y avait à Barcelone, quand il y est venu, trois autorités distinctes, la reine, la municipalité, l’état-major, toutes trois mécontentes. La reine se renfermait dans son palais ou allait pêcher en mer ; Espartero boudait et ne sortait de son lit que pour passer des revues ; la municipalité, désabusée de ses espérances, affectait de ne se mêler de rien. C’est à peine si le prince a trouvé de quoi se loger et s’il a pu parler à la reine. Il est parti, dit-on, fort peu satisfait de ce singulier pays. S’il a jamais pensé à un mariage, comme on l’a dit, il est peu probable qu’il y pense encore.

Ce marasme général de Barcelone n’a pu même être altéré par la nouvelle que la reine se préparait à quitter cette ville. Une sourde agitation s’est répandue d’abord dans le public ; les exaltés, frémissant à la pensée de laisser échapper cette femme qu’ils avaient déjà vaincue une fois, ont pensé un moment à soulever encore contre elle la clameur de la sédition ; mais tous ces complots sont venus mourir aux pieds de l’immobile Espartero. Le généralissime se sentait blessé de la froideur que lui montrait la reine, et il n’avait pas le courage de rompre avec elle plus ouvertement. Il lui tardait donc d’en finir avec cette situation pénible et embarrassée, et au lieu de craindre l’éloignement de la reine, il le voyait avec un plaisir secret.

La reine est donc partie le 22 août, un mois et quelques jours après l’évènement du 19 juillet. Elle avait annoncé son départ pour le 24 ; mais le bateau à vapeur qui devait la transporter étant arrivé le 21 au soir, elle a voulu s’embarquer dès le lendemain matin, tant elle avait hâte de sortir de Barcelone. Du reste, elle a pu tout disposer à son gré pour son voyage ; elle a pu se diriger d’abord sur Valence, où l’attendait O’Donnell à la tête de l’armée fidèle du centre ; elle a pu donner l’ordre au comte de Belascoain de se porter directement sur Madrid à la tête de sa division de la garde, et de l’y attendre. Trop vain pour reconnaître sa faute et solliciter son pardon, trop faible et trop combattu pour oser davantage, Espartero a laissé faire tous ces préparatifs, qui étaient évidemment dirigés contre lui ; il a accompagné la reine jusqu’à son bâtiment, et n’a nullement insisté pour partir avec elle, quoiqu’il en eût été question précédemment.

Voilà donc cet épisode de Barcelone terminé. La reine et Espartero sont séparés ; une nouvelle période commence. Déjà quelques faits peuvent indiquer le caractère de ceux qui suivront probablement. La reine est arrivée à Valence le 23 ; elle a été reçue avec acclamations par O’Donnell et son armée. Le télégraphe vient d’annoncer que la partie modérée de la population avait voulu donner une sérénade à leurs majestés, mais que les exaltés de Valence avaient menacé de s’y opposer par la force. Les ministres nommés par Espartero se sont rassemblés alors et ont décidé que la sérénade n’aurait pas lieu. Ils ont de plus demandé à la reine d’être autorisés à annoncer que la loi des ayuntamientos ne serait pas exécutée jusqu’à ce qu’il en soit déféré à de nouvelles cortès. La reine a refusé, comme ils devaient s’y attendre, et le ministère a donné sa démission pour la quatrième fois. Mais cette fois sera sans doute la dernière ; les ministres ont vu que leur situation ne serait pas long-temps tenable, et ils n’ont dû faire leur dernière proposition que pour avoir un prétexte de retraite, car cette proposition est contraire au programme qu’ils avaient eux-mêmes arrêté avec la reine lors de la dernière reconstitution du cabinet.

Le ministère formé par Espartero s’est donc dissous de lui-même après un mois entier de l’enfantement le plus laborieux, dès qu’il n’a plus été sous la protection de l’épée du généralissime. Ce dernier trait manquait à la ridicule équipée de Barcelone. C’est sans doute la présence d’O’Donnell qui a défait ce qu’avait fait le duc de la Victoire. Il est probable en effet que le jeune général de l’armée du centre, loyal comme il est, dit-on, aura vu avec peu de sympathie ces ministres se rassembler pour décider qu’une libre manifestation de l’amour des Valenciens pour leur souveraine n’aurait pas lieu, parce que l’émeute s’y opposait. Une concession à l’émeute avait élevé ce cabinet ; une concession à l’émeute l’a renversé.

Que va-t-il arriver maintenant ? Nul ne peut le dire ; mais nous avons bon espoir dans la cause de l’ordre. Jamais dans aucun pays un parti politique n’a plus radicalement montré son impuissance que le parti exalté espagnol dans ces derniers évènemens. Ce parti a eu pour lui la fortune, qui lui a livré la reine désarmée ; il a eu à la fois, chose sans exemple, la puissance des idées révolutionnaires et celle des souvenirs les plus antiques et les plus chers du pays, les souvenirs des libertés locales ; il a eu toutes les municipalités de l’Espagne, dont la loi nouvelle doit détruire l’influence : il a eu enfin, outre ses armes ordinaires, les sociétés secrètes et les journaux, un généralissime à la tête de son armée victorieuse et en possession du pouvoir le plus absolu que jamais homme ait exercé ; et, malgré ces moyens formidables, irrésistibles, malgré ce concours des circonstances et des hommes, il a échoué. Il a suffi de l’inflexible résistance d’une femme pour venir à bout de toutes ces forces combinées.

C’est que l’ascendant moral de la royauté est toujours immense en Espagne, quoi qu’on en dise. La royauté a été souvent humiliée, souvent vaincue dans ces dernières années ; mais elle s’est toujours relevée par sa propre force, et elle a survécu à tous ses vainqueurs d’un jour. Tout n’est pas perdu dans un pays quand il lui reste encore un pareil levier. L’Espagne a toujours ses deux vieilles croyances, elle est monarchique et catholique ; seulement, elle aspire à dégager ces deux grands principes de leurs propres excès, et à les concilier avec les besoins des sociétés modernes. Le problème est loin d’être insoluble ; il faut espérer qu’il sera résolu. Ce qui permet de le croire, c’est la double victoire que la royauté constitutionnelle vient de remporter, l’une sur l’absolutisme personnifié dans don Carlos, l’autre sur l’esprit révolutionnaire un moment représenté par Espartero.

Nous disons qu’il y a eu victoire, quoique la lutte dure encore. Il nous semble, en effet, que les plus terribles épreuves viennent d’être subies, et qu’il ne peut plus se représenter de situation semblable à celle dont nous venons d’être les témoins. La reine délivrée va probablement appeler aux affaires un ministère modéré. Ce ministère aurait sans doute de grandes difficultés à vaincre ; mais, appuyé sur la majorité des deux chambres, soutenu par la royauté, défendu par une partie de l’armée il aurait aussi entre les mains de puissans moyens de gouvernement. L’expérience de Barcelone doit avoir dissipé bien des illusions d’un côté, et fait cesser bien des tâtonnemens de l’autre. S’il y a dans le parti modéré espagnol quelque puissance, quelque vie, quelque chance d’avenir, voici le moment venu de se montrer et de prendre fermement les rênes. L’occasion est décisive.

Craindrait-on quelque résistance dangereuse de la part des municipalités ? Mais cette résistance doit être bien ébranlée par ce qui est arrivé à la municipalité de Barcelone. Dans la première ivresse du succès, l’ayuntamiento de Madrid avait délibéré sur la réception qui serait faite à Espartero, quand il rentrerait dans la capitale traînant après lui la reine asservie. Il avait été décidé qu’on prendrait pour modèle ce qui eut lieu pour l’entrée de Charles-Quint emmenant François Ier prisonnier. L’allusion était claire et facile à saisir ; mais quand on a su que la reine arrivait seule, et que Diego Léon et O’Donnell remplaceraient Espartero, il a bien fallu changer de programme. Il est arrivé en même temps que le capitaine-général de Madrid a défendu à l’ayuntamiento d’agiter la population par des manifestations publiques, et il paraît que l’ayuntamiento s’est montré disposé à se soumettre.

Toute la question est dans l’armée, dans la force publique qui doit faire respecter l’autorité. Or il est certain que, dans les chefs de cette armée, il en est plusieurs, et des plus braves, des plus aimés du soldat, qui brûlent de prouver leur fidélité à leur devoir. Ce serait une grande faute pour les modérés que de songer à licencier une partie de l’armée. Ce que les officiers craignent surtout, c’est la perte de leur grade et de leur solde ; c’est en les effrayant sur leur avenir que les fauteurs de désordre peuvent les entraîner. Que le gouvernement déclare qu’il conservera l’armée sur son pied actuel, et l’armée suivra le drapeau. Quiconque porte une épée est naturellement ami de l’ordre et attaché à son serment. Il faut que le besoin parle bien haut pour que le soldat n’entende pas avant tout la voix de l’honneur.

Et qu’on ne dise pas que l’entretien de l’armée telle qu’elle est coûtera trop cher. Ce qui établit dans un pays le règne des lois ne saurait être cher. Si la force publique est insuffisante, si des émeutes périodiques continuent à troubler les villes, si des bandes impunies parcourent les campagnes, le recouvrement régulier des impôts demeurera impossible, et l’Espagne s’enfoncera de plus en plus dans le gouffre de la banqueroute. Si au contraire l’armée est assez nombreuse pour garantir la sécurité sur tous les points du territoire, si le gouvernement est durable et obéi, si les désordres sont réprimés, si les propriétés sont protégées, alors le sol admirable de la Péninsule produira de nouveau des trésors, et l’agriculture, l’industrie, le commerce, fourniront bien au-delà de ce qui sera nécessaire pour payer leurs défenseurs. C’est l’absence d’une armée qui serait coûteuse, et non la conservation de celle qui existe.

Les exaltés prétendent que l’intention des modérés est de faire un coup d’état, d’abroger par ordonnance la constitution de 1837, et de revenir au régime du bon plaisir. Cette accusation est absurde. À quoi bon la suppression de la constitution pour un parti qui est maître de la presque unanimité des deux chambres ? Pourquoi se priverait-il de gaieté de cœur de la force que donne à un gouvernement l’adhésion certaine des représentans du pays ? La loi sur les ayuntamientos, par exemple, n’est-elle pas plus puissante pour avoir été librement votée par des assemblées librement élues, que si elle émanait uniquement de la royauté ? Ceux-là seuls font des coups d’état qui trouvent de la résistance dans les pouvoirs constitués ; mais on ne fait pas de coups d’état contre soi-même, on ne prend pas par la violence et l’illégalité ce qu’on est sûr de se donner légalement et paisiblement.

Sans doute les modérés veulent se servir de leur majorité dans les chambres et dans la nation pour réparer par des lois nouvelles les maux que des révolutions de caserne et des émeutes soldées ont faits à l’Espagne ; mais ils sont dans leur droit, dans leur droit incontestable, et il n’y a que la force matérielle qui puisse les en empêcher. Ils ont malheureusement manqué jusqu’ici de l’énergie qui aurait facilement triomphé des faibles élémens de désordre qu’ils avaient à combattre ; mais si cette énergie leur est venue, il n’y a rien à dire. Les lois sont sauvées et non compromises, s’ils sont les plus forts. Ce sont les exaltés qui ont toujours procédé par les voies extra-légales ; les modérés ont respecté les formes jusqu’à l’excès ; ils ont obéi jusqu’à des constitutions imposées à l’Espagne par un sergent ivre qui ne savait pas de quoi il parlait.

Les progrès que les idées modérées ont faits depuis sept ans sont immenses. La plupart des hommes éminens qui ont appartenu au parti progressiste, sont maintenant du parti modéré. Tout le monde sait quel changement radical la pratique des affaires a opéré chez M. Isturitz. M. Mendizabal lui-même est presque complètement revenu de ses anciennes erreurs. Ce qui a fait avorter la révolution commencée à Barcelone, c’est moins encore le désistement subit d’Espartero que le peu de foi de tous les hommes de quelque valeur dans les idées progressistes. Pour trouver un véritable ministère exalté, il aurait fallu fouiller dans les clubs et dans les bullangeros. Il n’y a plus d’exaltés que là. Les modérés triompheront sans peine de ce qui en reste, le jour où ils le voudront sérieusement, et en vérité ils seraient inexcusables de ne pas le vouloir dès aujourd’hui.

Reste un obstacle, un seul : c’est Espartero. Encore n’est-il pas bien sûr que ce soit véritablement un obstacle. Le généralissime a dû faire beaucoup de réflexions depuis son incartade de Barcelone. Son attitude montre qu’il s’est repenti, bien qu’il ne veuille pas en convenir. On parle beaucoup moins depuis quelque temps du fameux Linage. Le bruit s’était même répandu qu’il avait été nommé à un commandement qui l’éloignait du quartier-général. Ce bruit n’a pas été confirmé officiellement ; mais qu’il soit fondé ou non, il n’est pas moins l’indice d’une situation nouvelle pour lui. Son ascendant paraît avoir baissé ; celui de la duchesse de la Victoire s’est accru. Il se pourrait à la rigueur qu’Espartero rentrât dans le devoir et reprît le rôle qu’il n’aurait jamais dû quitter.

Disons pourtant avec franchise que nous ne l’espérons pas. Il ne faut pas se faire illusion. Il y aura toujours chez Espartero un terrible argument contre la soumission, c’est l’orgueil. Des adresses de municipalités lui arrivent encore de tous les côtés ; le cri de vive Espartero ! retentit encore sur bien des points plus haut que le cri de vive la reine ! Bientôt va arriver l’anniversaire de la convention de Bergara. Les couronnes d’or vont pleuvoir à son quartier-général. Bien qu’il ait trompé toutes les espérances des exaltés, ils ne cesseront pas de l’entourer, car il est leur dernier espoir. Les commissaires anglais se multiplient depuis quelque temps autour de lui[1]. Il s’entendra dire tous les jours par sa camarilla, car c’est là qu’est vraiment la camarilla aujourd’hui, qu’il est le plus grand homme et le plus méconnu du siècle, et que, s’il le voulait, il serait le maître de l’Espagne. Rien ne sera épargné en même temps pour lui rendre plus amères les attaques dont il va être l’objet, et pour lui grossir les mesures qui seront infailliblement prises pour diminuer le pouvoir dont il jouit.

Il faudrait être doué d’une bien grande vertu pour résister à de pareilles suggestions incessamment renouvelées. On doit d’ailleurs s’attendre, pourquoi ne le dirions-nous pas ? à peu d’efforts du côté de la reine pour ramener Espartero. La reine a dit au généralissime, en partant de Barcelone, qu’elle ne gardait pas de rancune de la jarana (échauffourée) du 19 juillet ; mais est-il possible qu’elle n’en conserve pas au contraire un vif ressentiment ? Elle a dû être d’autant plus offensée de la conduite du comte-duc, qu’elle avait plus compté sur lui. Elle est entourée, elle aussi, de serviteurs que l’ingratitude d’Espartero a blessés profondément, et qui ne cesseront pas de le représenter comme un traître et comme un rebelle. La duchesse de la Victoire avait excité, pendant sa haute faveur, les jalousies de toute la cour ; ces jalousies ne pardonnent pas, et elles ont déjà tout mis en œuvre pour envelopper la duchesse dans la disgrace de son mari, et rompre ainsi l’unique lien qui aurait pu rapprocher la reine d’Espartero.

Toutes les probabilités sont donc pour une lutte entre le gouvernement de la reine et le généralissime. Avant les évènemens de Barcelone, cette lutte eût été impossible ; depuis ces évènemens, les chances sont plus égales. Dans tous les cas, ce sera un terrible jeu que celui-là, et il serait bien à désirer que l’Espagne en pût être préservée ; mais enfin, puisque tout l’annonce, il est bon de l’envisager d’avance de sang-froid. La victoire des exaltés n’est plus possible maintenant que par une révolution qui supprime la royauté ; ils ne se serviront d’Espartero que dans ce but, et comme il leur a déjà échappé une fois au dernier moment, ils prendront leurs mesures pour s’assurer de lui ou se passer au besoin de son concours. Ce sera donc d’une révolution qu’il s’agira si la lutte s’engage, que le généralissime y consente ou non.

Espartero espère toujours se borner à faire le Walstein, et à se créer, à côté du gouvernement régulier, une sorte de principauté militaire indépendante. Il ne le pourra pas long-temps. Déjà les inspirations de son état-major lui ont fait prendre une attitude qui a quelque chose de ridicule à force d’être audacieuse. On sait que les révolutionnaires espagnols mêlent toujours la France dans leurs déclamations contre le gouvernement de leur pays, et qu’ils aiment à confondre dans la même répulsion le nom de la reine Christine et celui du roi Louis-Philippe. Pendant les évènemens de Barcelone, Linage et les siens disaient hautement que, si le gouvernement français faisait mine de vouloir soutenir la reine, cinquante mille Espagnols paraissant sur la crête des Pyrénées, et prononçant le mot de république, mettraient aussitôt la France en feu. Il paraît que ces belles imaginations ont gagné Espartero lui-même, car il groupe depuis quelque temps ses divisions sur la frontière de France, avec une affectation qui a déjà excité quelques alarmes dans la population des Pyrénées-Orientales.

Cette démonstration est si folle, qu’elle ne mériterait pas qu’on en fit mention, si elle n’était l’indice de l’état d’esprit du généralissime. Il veut faire peur à la France, pour intimider plus sûrement la reine. Tout invincible qu’a été jusqu’ici le duc de la Victoire, cette entreprise de sa part a lieu d’étonner ; elle a quelque rapport avec les témérités de ces héros castillans qui ont donné leur nom à la présomption militaire. On raconte aussi que, lors de son dernier triomphe sur Cabrera, il prenait plaisir à rejeter sur notre territoire les armées de don Carlos, disant qu’il était bon que ces hôtes incommodes donnassent de l’occupation au gouvernement français. Cette étrange hostilité s’explique parfaitement, quand on songe à ceux qui entourent Espartero : on peut en induire tout ce dont le généralissime est capable quand son orgueil est en jeu. Celui qui déclare presque la guerre à la France en ce moment pourra bien la déclarer plus tard à sa souveraine.

Eh bien ! nous ne croyons pas au succès d’une révolution en Espagne, quand même le duc de la Victoire se mettrait à la tête de cette révolution. Il ne manque aux modérés que du courage et de l’ensemble ; ce qui vient de se passer doit leur en donner. L’ascendant personnel de la reine Christine s’est nécessairement accru par les scènes qui auraient pu lui être fatales, et dont elle est sortie à son avantage, à force de tact, d’intelligence et de résolution. Encore un coup, avec l’autorité de la couronne, l’adhésion de la nation entière, la sympathie de tous les hommes raisonnables à l’étranger, le gouvernement constitutionnel espagnol doit triompher d’une poignée de factieux, et même de cet homme faible, indécis et vain, que sa gloire facile a enivré, et que son orgueil pousse à usurper la domination, quand son bon sens lui crie de s’en abstenir.


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  1. Le colonel Wylde vient de lui apporter le grand cordon de l’ordre du Bain.