Politique coloniale de la France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 35 (p. 409-449).
◄  07
POLITIQUE COLONIALE
DE LA FRANCE

LA GUYANE.

I. Mission de Cayenne et de la Guyane française, 1857. — II. Guyane française, ses limites dans l’Amazone, par A. de Saint-Quantin, 1858. — III. La Guyane française, ses limites du côté du Brésil, 1859. — IV. Franzôsische Rechtszustände, insbesondere die Resultate der Strafgerichtspflege in Frankreich und die Zwangs-Colonisation von Cayenn, von Franz von Holtzendorff, 1859. — V. Etudes sur la végétation des Plantes potagères propres à la Guyane française, par M. Sagot, 1860. — VI. Rapports de la Banque de la Guyane, 1855-1860. — VII. Rapports de la Compagnie de l’Approuague, 1860-1861. — VIII. De la Transportation, aperçus législatifs, philosophiques et politiques sur la colonisation pénitentiaire, par C.-O. Barbaroux, 1857.

On a souvent dit que l’Algérie était une énigme posée à la France par le sphinx de la colonisation. Ce mot s’explique dans une certaine mesure par les mobiles destinées de la France africaine, s’essayant au régime civil et retombant toujours dans le régime militaire ; toutefois il s’appliquerait bien plus justement à la Guyane. Pour l’Algérie, la solution, bien que d’une application complexe et difficile, est théoriquement connue, et n’attend que la sanction d’une expérience fermement décrétée, fermement conduite, tandis que, pour la Guyane, les termes du problème sont à peine établis. Depuis le commencement du XVIIe siècle, où quelques Français, abordant ses rivages, la gratifièrent du nom pompeux de France équinoxiale, les ébauches de colonisation tentées par les compagnies et par l’état ont toutes avorté, et le mauvais renom que ces échecs ont valu à la Guyane s’est aggravé encore du sinistre reflet des rigueurs de la déportation politique et du régime des bagnes. C’est ainsi que, par un fatal concours de circonstances, la Guyane est restée la plus discréditée et la moins peuplée de nos colonies à culture, tandis qu’elle en est une des plus vastes par son étendue et des plus séduisantes par l’éclat de sa végétation. Pour une surface de seize ou dix-huit mille lieues carrées, la moitié de la France, elle ne possède guère que vingt mille habitans, et ne produit que 7 ou 800,000 francs de valeurs d’exportation, comme il y a cent ans. Elle coûte plus de 2 millions par an à la France tant en dépenses d’administration générale qu’en subventions au budget local, sans lui fournir en compensation ni un marché sérieux d’approvisionnement ni un important débouché, et tandis qu’après la crise qui a suivi l’abolition de l’esclavage toutes nos autres colonies ont déjà regagné et plusieurs même dépassé leur ancien niveau de production et de consommation, elle seule ne se relève pas malgré les secours financiers extraordinaires qu’y a versés le nouveau système pénitentiaire. En même temps, par un contraste qui a quelque chose d’humiliant, voilà que, près d’elle, dans des conditions équivalentes, les Guyanes hollandaise et anglaise prospèrent malgré les épreuves qu’elles ont subies. La raison d’un tel état de choses n’est-elle pas dans la violation des lois de la nature et-des leçons de l’expérience ? N’est-on pas fondé à espérer mieux d’une conduite plus habile et de réformes adaptées à l’esprit de notre temps ? Enfin de quelle aide ou de quel embarras a été la translation des bagnes ? Telles sont les questions vers lesquelles nous porte le courant de nos études coloniales[1], et que nous allons essayer de résoudre.


I. — CONDITIONS NATURELLES ET GÉOGRAPHIQUES.

Le caractère essentiel de la Guyane, le principe même de sa constitution naturelle, c’est une grande chaleur alliée à une extrême humidité. La chaleur, moindre pourtant que ne le fait supposer le nom vulgaire de zone torride, lui vient de sa position géographique entre le 2e et le 6e degré de latitude nord ; elle dépasse rarement 31 ou 32 degrés centigrades, que la canicule de juillet nous a rendus familiers. Le feu des rayons du soleil, perpendiculaires deux fois par an et toujours fort voisins de la ligne verticale, est tempéré par les brises continues qui tout le jour, pendant la plus grande partie de l’année, soufflent de la pleine mer. La fraîcheur est entretenue par les brises de terre qui leur succèdent, ainsi que par la longueur des nuits, à peu près égales aux jours et souvent mouillées de rosées et de brouillards. L’excès de chaleur vient plutôt d’une moyenne température de beaucoup supérieure à celle d’Europe, parce que, dans les saisons et les heures les plus rafraîchies, le thermomètre ne baisse pas au-dessous de 19 ou 20 degrés. Cette moyenne est évaluée entre 25 et 27 degrés. Aussi le climat de Cayenne est-il justement classé parmi les climats chauds du globe.

Un caractère plus remarquable encore de ce climat, c’est l’excès d’humidité : les cultures et l’industrie, la vie sociale même, tout en ressent l’influence. C’est l’humidité extrême qui a fait la Guyane ce qu’elle est : elle lui vient de toutes parts, de la mer, du ciel, du sol. Que les vents alizés, qui règnent toute l’année entre les tropiques, souillent, suivant la saison, du nord-est ou du sud-est, les vapeurs aqueuses qu’ils enlèvent à la surface échauffée de l’Océan-Atlantique, et qu’ils portent sur le continent, se heurtent au massif de montagnes, contre-fort de la chaîne des Cordillères, qui forme le centre de la Guyane. Les forêts épaisses qui couvrent tout ce massif condensent et reçoivent ces vapeurs, qui tombent en pluies et coulent de toutes parts en sources, en rivières, en fleuves même. De l’Araouari au Maroni, sur une longueur de cent vingt-cinq lieues, qui forme le littoral de la Guyane, plus de vingt courans larges et profonds se jettent dans la mer. Au-delà de ce massif, un second réseau de rivières, qui sont les affluens de l’Orénoque au nord, de l’Amazone au sud, est alimenté, outre les pluies tropicales, par les neiges éternelles de la chaîne des Cordillères, dont les cimes, sous ces latitudes, atteignent de 6 à 7,000 mètres, et les hauteurs moyennes de 3 à 4,000. Soumise à de telles influences, la Guyane française reçoit, pendant une période qui dure six ou sept mois, des pluies assez abondantes pour former à la surface du sol, si l’eau s’y accumulait, une couche de 3 mètres 1/2. La chaleur se combinant avec l’humidité, l’évaporation sature constamment l’atmosphère.

La configuration du sol vient encore exagérer ces inconvéniens météorologiques. Entre le pied des montagnes et la mer s’est formée, par le lent travail des siècles, une plaine de quatre ou cinq lieues de large, champ obligé de la colonisation, composée en partie des alluvions que charrient les fleuves aux dépens des massifs intérieurs, en partie des vases qu’entraînent les hautes marées. Entre ces deux forces contraires s’établit une lutte permanente qui couvre la surface générale de la contrée de nappes liquides, moins cependant que ne font les averses fluviales. Inondée des deux côtés, et par l’eau douce et par l’eau salée, cette plaine doit se défendre contre deux ennemis, dont les menaces peuvent pourtant se tourner en bienfaits sous forme d’irrigation, de dépôts limoneux et de forces motrices : manœuvre difficile, qui sollicite toute la vigilance et la puissance de l’industrie humaine, et qui jusqu’à ce jour, trop imparfaitement accomplie, laisse s’accumuler sur d’immenses espaces des masses d’eaux stagnantes. De là des marais fangeux et des savanes noyées, premières sources de l’insalubrité dont la voix populaire plus encore que l’opinion raisonnée accuse la Guyane.

Cette insalubrité, qui éclate en fièvres intermittentes et pernicieuses, est en tout pays la conséquence des émanations paludéennes. L’Europe, si fière de son climat, n’échappe point partout à la malignité des miasmes. La légende d’Hercule purgeant de l’hydre aux mille têtes les marais de Lerne raconte, sous le voile transparent d’un mythe héroïque, l’état primitif de la région méditerranéenne, jadis pestilentielle tant qu’elle fut barbare, aujourd’hui salubre depuis qu’elle est civilisée. De trop nombreuses traces de l’état primitif survivent encore dans le midi et à l’ouest de la France, en Corse, en Italie, aux bouches du Danube et de la plupart des fleuves; on les retrouve au cœur de l’Europe, en Hongrie et ailleurs, au nord surtout, en Hollande. L’Asie et l’Afrique paient tribut au fléau comme l’Amérique et l’Europe. Gardons-nous donc d’en faire un crime particulier à la Guyane, où des travaux de dessèchement peuvent, comme ailleurs, rendre la santé, la joie et la force aux populations, à la condition de mesurer l’énergie et la persévérance de l’effort à l’intensité du mal.

Une influence plus funeste et plus difficile à combattre pèse encore sur la Guyane : nous voulons parler de l’insensible et progressif affaiblissement du corps humain, dû à une chaleur qui, sans avoir rien d’excessif en aucun moment, épuise le« forces par sa continuité, tout en masquant le péril sous le charme des plus douces sensations. Au besoin d’activité que l’étranger apporte d’Europe succède, par une invisible transformation, un goût de mouvement modéré, puis de repos, comme sous le climat séducteur de l’Inde. Les ressorts de la vie intellectuelle se fatiguent avec ceux de la vie physique, et l’amollissement du corps y est suivi de l’affaissement de la pensée. Que les facilités de la chasse et de la pêche ou la libéralité de la nature, offrant spontanément ses dons, dispensent les populations d’une culture assidue, elles s’étioleront de langueur, et si quelque généreuse secousse n’arrive au secours de leur volonté, elles s’abstiendront de travailler, et négligeront même de croître et de multiplier.

À ces accusations les amis de la Guyane opposent l’exemple des flibustiers, des boucaniers et des engagés blancs qui furent pendant deux siècles les premiers et principaux pionniers de la zone torride. L’exemple, pour avoir une grande valeur, devrait fournir la statistique de la mortalité dans ces trois classes de colons, ce qui manque entièrement. Au lieu de nier une influence certaine et funeste, il vaut mieux constater qu’elle peut être; heureusement combattue. Les preuves abondent pour la Guyane d’une mortalité modérée des garnisons, d’une vie moyenne à peine inférieure à ce qu’elle est ailleurs, de longs services de fonctionnaires, de santés florissantes parmi les Européens qui ont longtemps vécu et voyagé dans la colonie, même d’une longévité centenaire des blancs. La nature ne fait point de sauts, a dit Linné; dans la série de ses créations, tous les extrêmes se relient par des transitions. C’est ainsi qu’elle a préparé le séjour de la Guyane même aux Européens par une agréable ventilation des brises de terre et de mer, et par l’abondante rémunération d’un travail léger. Que l’Européen aide la nature de son côté par une hygiène tonique, par la sobriété dans les travaux et les plaisirs, par une discipline régulière de la vie, et peu à peu ses organes s’assoupliront aux exigences du milieu nouveau, et il pourra couler de longs et heureux jours sous un ciel qu’il redoutait. Sa postérité, née dans le pays, y vivra plus facilement encore; ne voit-on pas à Cuba et à Porto-Rico un grand nombre de blancs créoles travailler la terre, du moins pour les cultures autres que la canne? Que le préjugé ou la loi ne s’oppose pas aux alliances entre races diverses, et une race mixte se formera, mieux trempée encore pour la fatigue.

La colonisation rencontre malheureusement des obstacles d’un autre genre dans la rareté des bons ports et l’isolement géographique. Les bons ports sont le point de départ de toute colonisation prospère, et la Guyane en est à peu près privée. Le rivage de la Guyane forme une ligne tantôt continue en ligne droite, tantôt légèrement ondulée, qui ne s’ouvre nulle part en quelqu’une de ces découpures profondes et abritées si recherchées de la navigation : du côté des terres, deux ou trois lieues de terrains fangeux et noyés; du côté de la mer, un glacis de vase qui se prolonge fort au loin et tient les bâtimens à distance. Sur la ligne indécise de séparation entre les eaux et les terres se dresse une forêt de palétuviers, grands arbres qui envahissent le sol humide et de leurs branches projettent des racines aériennes qui s’implantent à côté des tiges. Autour de chaque débris végétal qui tombe, la boue s’accumule, un réseau de nouvelles branches et de nouvelles racines s’entrelace; moitié solide et moitié liquide, la masse branlante devient un îlot de bois et de fange qui se fixe à la longue, précieuse défense contre une attaque, si elle n’était un obstacle aux communications pacifiques et un écueil pour les navires en quête d’un refuge. Cependant, à mesure que l’action des élémens la consolide, la canne à sucre y trouve un excellent fonds. A travers cette longue et épaisse bordure de palétuviers, qui marque les contours du rivage, les nombreux fleuves de la Guyane font autant de trouées pour verser leurs eaux dans la mer, sans fournir des emplacemens favorables à l’établissement des villes maritimes : presque toutes ces bouches fluviales sont obstruées par des bancs de sable, des îlots de terre, flanquées d’alluvions vaseuses ou fermées par des barres. A Cayenne seulement, une rade de quatre milles de tour offre un mouillage aux navires tirant moins de treize pieds d’eau, c’est-à-dire de 250 à 300 tonneaux. Les grands navires ne peuvent jeter l’ancre et trouver un abri contre les mauvais temps qu’aux îles du Salut, situées en pleine mer, à vingt-sept milles de Cayenne, en face du territoire du Kourou, dont ils ne peuvent approcher. Même les communications sur la côte, faciles tant qu’on suit le vent, deviennent très pénibles pour la voile quand il faut au contraire remonter le courant aérien, et l’on y a vu des traversées de cinquante ou soixante lieues seulement durer aussi longtemps que celle de France en Amérique. Les bâtimens d’un léger tonnage peuvent, il est vrai, remonter la plupart des rivières, particulièrement le Maroni, l’Approuague et l’Oyapock, beaucoup plus larges que nos grands fleuves de France, mais sans pouvoir s’avancer au-delà de quinze ou vingt lieues. Les dures roches de granit qui composent la charpente osseuse des montagnes de la Guyane ayant résisté à l’érosion des eaux, le lit des rivières est brusquement coupé par des sauts et des cataractes qui barrent la navigation.

Réduite à son modeste mouillage de Cayenne, privée des avantages nautiques et commerciaux qu’offrent aux autres Guyanes les fleuves du Surinam, du Corentin, du Berbice et de l’Essequibo, plus profonds à leurs embouchures et navigables sur un cours plus long, la Guyane française aurait encore pu prospérer sans l’isolement géographique où elle se trouve. Rien n’aboutit à la Guyane, et elle ne mène à rien, à la différence des Antilles, qui se sont trouvées sur le trajet des grandes voies commerciales du globe, de l’ancien monde au nouveau, de l’Amérique du Nord à l’Amérique du Sud. La Guyane, isolée, n’a pu prendre à ce mouvement qu’une très faible part. Une seule fois, sous l’empire, profitant des vents et des courans qui portent ses eaux dans le golfe du Mexique, elle se mêla aux croisières dirigées contre le commerce anglais et s’y enrichit; encore était-elle trop pauvre pour avoir une véritable marine, comme ses sœurs de la Guadeloupe et de la Martinique, surtout de Saint-Domingue, et d’ailleurs les champs de course étaient trop éloignés.

A jeter un coup d’œil sur la carte, on croirait la Guyane plus favorisée : au-delà de la zone du littoral, premier théâtre de la colonisation, s’étendent à l’infini des terres montueuses enserrées par l’Amazone et l’Orénoque. Ne pourrait-on tenter quelque heureuse sortie vers ces solitudes inexplorées, comme ont fait les pionniers des États-Unis vers les déserts naguère inconnus et inhabités du far west ? La fortune n’y promettrait-elle rien aux audacieux ? À ces questions que posa de tout temps une patriotique ambition, la nature et la politique semblent répondre par d’insurmontables obstacles. De près comme de loin, tout est entrave. Au-delà de ces sauts de roches que nous avons indiqués comme termes de la navigation intérieure, toute exploration ne peut se faire qu’à pied, et le voyageur, à peine débarqué, se trouve engagé dans une forêt immense, inextricable. Dans ce fouillis de troncs et de flancs dont aucun sentier n’éclaire le labyrinthe, au milieu d’un silence accablant qu’interrompent seuls quelques cris d’oiseaux et de singes, dans une atmosphère étouffante, bien vite les forces s’épuisent et le courage faiblit. Les plus intrépides rebroussent bientôt chemin, heureux s’ils rencontrent la cabane de quelque pauvre famille sauvage qui leur donne l’hospitalité, quoique peut-être elle n’ait pas toujours eu à se louer-de la civilisation ! On croit généralement que des émigrans ont avantage à trouver devant eux un pays vide de tout habitant. C’est une erreur. Le sauvage lui-même est un ami pour le pionnier qui sait gagner sa confiance, et il lui rend, pour les besoins d’une première installation, de précieux services.

La course la plus lointaine entreprise au cœur de la Guyane a été celle des jésuites Béchamel et Grillet, qui en 1674 pénétrèrent à quatre-vingts lieues dans l’intérieur. Malgré quelques autres excursions, on ne peut dire des explorations, la Guyane, dans son massif central, reste couverte de voiles presque aussi épais que le jour où, sur la fin du XVe siècle, Walter Raleigh s’y jetait en aventurier pour gagner la faveur de la reine Elisabeth : on ne les soulèverait qu’à l’aide d’une expédition munie de puissans moyens d’action et fortifiée par l’esprit des grandes découvertes. Livrée à ses misères et à ses divisions, la société guyanaise est incapable de tels efforts, et le gouvernement local se garde de desseins aussi téméraires. Contrairement d’ailleurs à l’observation générale, qui constate que la température baisse en proportion de l’élévation des lieux au-dessus du niveau de la mer, on croit à Cayenne que l’intérieur de la colonie serait encore plus difficilement habitable que le littoral. La brise de mer n’y peut parvenir, dit-on, arrêtée qu’elle est par les forêts et le cercle extérieur des montagnes : l’atmosphère, concentrée et pesante, jamais ventilée, doit y être viciée. De tels doutes ne peuvent être dissipés que par l’inspection même des lieux. Rappelons toutefois que, par une singulière tendance de son imagination, l’homme a toujours peuplé de monstres et d’épouvantails les régions qu’il ne connaissait pas, l’Océan avant que Colomb ne le traversât, hier l’Australie, aujourd’hui encore l’Afrique intérieure. A mesure que le mystère s’évanouit sous les yeux de quelque hardi chercheur, la nature se révèle avec une munificence imprévue. On peut espérer qu’il en sera ainsi de la Guyane dans ses plus sombres profondeurs.

Deux voies moins insondables restaient ouvertes aux hardiesses du génie colonisateur, les magnifiques cours de l’Orénoque et de l’Amazone, qui jusqu’en-deçà du XVIe siècle limitèrent seuls la Guyane française, comme en font foi les chartes de compagnies octroyées par Louis XIII et Louis XIV, simples ratifications des entreprises individuelles des marchands de Rouen et des marins engagés sous leurs ordres. Les compagnies et la royauté ont fait perdre à la France cette double et inappréciable richesse. Uniquement préoccupées de leurs gains immédiats et manquant de l’intelligence des grandes affaires autant que de résolution et de patriotisme, les compagnies privilégiées laissèrent les Hollandais s’implanter en-deçà de l’Orénoque, si bien que lorsque l’établissement de Cayenne, commencé en 1635, prit quelque consistance, nous, étions déjà resserrés sur la rive droite du Maroni. A l’autre extrémité, il restait encore, pour nous ouvrir les profondeurs du pays, l’Amazone et le Rio-Negro, l’un de ses principaux affluens. Par le traité d’Utrecht, Louis XIV abandonna cette limite, renonçant même à tout droit de navigation sur l’Amazone et ses tributaires, sacrifiant ainsi d’un trait de plume au Portugal, maître du Brésil, un itinéraire commercial de quinze cents lieues, comme il abandonnait l’Acadie et Terre-Neuve à l’Angleterre à titre d’appoint de ses combinaisons dynastiques.

Les nouvelles limites respectivement assignées à la France et au Brésil furent si mal déterminées, qu’elles sont, depuis le règne de Louis XV, l’objet d’un litige non réglé encore malgré une accumulation de notes et de conférences diplomatiques où se trouve invoquée de part et d’autre la grande autorité de Humboldt, qui voyageait dans ces régions vers le commencement du siècle. Le désaccord vient de la détermination du Cap-Nord et de la rivière de Vincent-Pinçon ou Japoc, assignés par le traité d’Utrecht pour limite méridionale à la Guyane française. L’interprétation portugaise confond ces deux points avec le cap d’Orange et la rivière d’Oyapock, ce qui enlève les trois quarts de la surface et la moitié du littoral revendiqués par la France, laquelle reporte ses limites à la rivière Araouari, au voisinage du Cap-Nord. Si tel est notre droit, nous avons un intérêt sérieux à le maintenir. Sur le plateau élevé où l’Oyapock et divers affluens de l’Amazone prennent leur source, la colonisation trouverait des vallées tièdes et des terres vierges éminemment propres au caféier, au cacaoyer, au cotonnier. Plus près du rivage, des savanes et des lacs poissonneux pourraient attirer et fixer les Indiens. Il serait même possible d’établir un port dans ces parages, affranchis du prororoca, ce terrible heurt entre les ondes de l’Amazone, les vagues de la mer et les vents alizés, qui désole les terres les plus voisines du Cap-Nord.

Ainsi fermée de toutes parts aux entreprises du commerce, qui assurent, mieux que celles de l’agriculture, les débuts d’une colonisation, la Guyane n’a point vu s’élever sur ses rivages une de ces villes maritimes dont l’influence réagit énergiquement sur l’économie de toute une contrée. Cayenne n’a jamais réuni dans ses murs plus de cinq mille habitans, tandis que Paramaribo, capitale de la Guyane hollandaise, en a compté plus de vingt mille, et Démérari, capitale de la Guyane anglaise, plus de vingt-cinq mille. Si une part de cette supériorité revient au génie colonisateur de la Hollande et de l’Angleterre, une part plus grande doit être faite aux conditions naturelles : des terres de culture plus rapprochées les unes des autres, une moindre distance des îles anglaises et hollandaises, points d’appui dans la mer des Antilles, et surtout des fleuves mieux disposés pour la navigation et le commerce. Tout en confessant que la Guyane française n’est pas une de ces terres bénies du ciel où la population humaine n’a qu’à poser le pied pour prendre racine et prospérer, ne dissimulons pas, même pour pallier nos fautes, les compensations que la destinée lui assure. Elle possède une vaste étendue de terres vierges, fertiles, propres à toutes les cultures tropicales. Elle n’est point sous la menace permanente des ouragans qui dévastent les Antilles ; les ras de marée et les tremblemens de terre y sont très rares et inoffensifs. La fièvre jaune, ce terrible fléau qui ravage le Mexique et la Louisiane au nord, le Brésil au sud, ne fait à Cayenne que de lointaines apparitions. L’absence de tout grand port écarte de cette ville les flottes ennemies. La Guyane peut donc consacrer à la production des forces que beaucoup de colonies sont condamnées à dépenser en fortifications et en armemens, ou à réparer des désastres sans cesse renouvelés. L’examen de ses ressources naturelles va montrer que, dans la carrière économique, elle peut rivaliser avec les plus heureux établissemens par le nombre, l’importance et la variété des produits.


II. — RESSOURCES AGRICOLES ET INDUSTRIELLES. — DENRÉES D’EXPORTATION, LE BOIS, L’OR.

Toute l’économie rurale de la Guyane se rapporte aux trois divisions naturelles du sol : les terres hautes, les terres basses, les savanes.

Les terres hautes, qui sont les prolongemens du massif montagneux à travers la zone du littoral, se détachent en collines, en buttes, en mornes isolés. Sur le bord de la mer, au vent de Cayenne, elles forment un long bourrelet où les colons aiment à dresser leurs habitations pour respirer un air plus sain et surveiller leurs cultures. On les distingue en terres hautes de la montagne et terres hautes de la plaine, suivant leur point d’attache, et les unes comme les autres se composent d’un noyau granitique, d’un sous-sol argileux formé par la décomposition du feldspath, d’un sol siliceux avec une couche de terreau : le calcaire y manque absolument comme dans toute la Guyane, excepté aux bords de la mer, où les coquillages sont roulés avec la vase et le sable. En de tels terrains, la puissance de la végétation forestière donne en Amérique, de même qu’en Europe, une idée exagérée de leur fertilité. C’est une composition défectueuse qu’il faut corriger par des amendemens et des engrais dont on ignore l’art et dont on redoute le prix dans les colonies naissantes. La fertilité de la surface, due plutôt aux détritus séculaires des plantes et des animaux qu’à la richesse propre des élémens constituans, s’épuise vite en proportion même du jet rapide et luxuriant de la végétation; les pluies incessantes, en lavant le sol, entraînent l’humus et hâtent l’épuisement. Après quelques années d’exploitation, les récoltes annuelles et herbacées refusent de se renouveler : les champs doivent se reposer; mais ce repos n’est point sous l’équateur, comme la jachère dans notre zone tempérée, accompagné d’un simple pâturage succédant à une production plus vigoureuse : sous l’action stimulante de l’eau et du soleil, un bois pousse, qui trouve dans les profondeurs du sol un aliment suffisant, et quand l’alternance de la culture ramène le travail sur le même terrain, il faut nécessairement abattre ces arbres. Cet obstacle toujours renaissant force l’agriculteur à recommencer toujours sa plus grosse tâche, le défrichement: conditions pénibles, et qui ne permettent pas au cultivateur la même admiration qu’au naturaliste.

Les terres basses sont plus favorisées sous le rapport de la fertilité. Composées d’alluvions terrestres et de vases marines, où les coquillages abondent parfois, elles se prêtent à une succession presque indéfinie de cultures; mais la surabondance des eaux y est un embarras de tous les jours contre lequel il faut se défendre par des digues et des écluses, par des fossés et des canaux, qui forcent d’associer les procédés d’une industrie avancée à ceux d’une agriculture naissante.

Quant aux savanes guyanaises, ce sont d’immenses pâturages naturels assez semblables aux prairies de l’Amérique du Nord, aux pampas de l’Amérique du Sud, et qui s’étendent entre le pied des montagnes et la mer; elles caractérisent les vastes espaces au sud de Cayenne, entre l’Amazone et l’Oyapock, et au nord depuis le Kourou jusqu’au Maroni. La surface de ces plaines, légèrement et irrégulièrement ondulée, parsemée d’arbres nains et de rares bouquets de haute futaie qui en coupent la monotonie, affecte une pente générale fort douce vers les montagnes de l’intérieur, ce qui permet aux eaux courantes d’y vaguer en tout sens. Beaucoup de ces savanes, noyées sous ce trop-plein d’irrigation, forment des marécages d’un aspect particulier, dits pripris, qui peuvent recevoir et nourrir d’innombrables troupeaux de bœufs. L’herbe s’y améliore rapidement, comme dans toutes les prairies, quand elle est pacagée et surtout fauchée ; mais c’est de quoi on ne s’avise guère à Cayenne, où les chevaux de la gendarmerie ont souvent consommé du foin expédié de Bordeaux et revenant à 32 francs les 100 kilogr., par les mêmes causes sans doute qui ont fait longtemps préférer en Algérie le foin d’Italie et d’Angleterre, payé 15 ou 20 fr. le quintal, à celui du pays, qui n’eût coûté que moitié!

Par cette triple division du sol, la nature avait indiqué les voies à la colonisation, qui s’attaqua d’abord aux terres hautes, comme les plus salubres et les plus faciles à travailler. On pressent quelles déceptions suivirent ces premières entreprises : des défrichemens continuels, des terres rapidement épuisées, ne pouvaient procurer cette prompte et éclatante prospérité qu’on demande aux colonies. A la Guyane française, même à la Guyane hollandaise, tant que la culture se restreignit aux terres hautes, le pays ne fit que languir ; il ne connut de meilleurs jours que lorsqu’on aborda les terres basses, qui se montrèrent propices à la canne à sucre. Les colons néerlandais, préparés par l’éducation du pays natal aux travaux hydrauliques que ces terres demandent, en firent les premières applications à Surinam, et ce fut un de leurs ingénieurs, Suisse d’origine, nommé Guizan, qui introduisit le même art aux environs de Cayenne et dans le quartier d’Approuague. En engageant cet habile maître, Malouet, alors administrateur à la Guyane, rendit le plus éminent service à l’établissement français.

Dès lors s’introduisit une répartition des cultures, qu’il s’agissait de mettre en harmonie avec les aptitudes de chaque espèce de terrain : aux terres basses les plantations de canne à sucre, aux terres hautes les espèces arborescentes, et un peu partout les cultures vivrières, comme on dit aux colonies. La propriété rurale et la société tout entière se réglèrent d’après le même système : l’aristocratie du sol ou la grande propriété fit du sucre; la bourgeoisie ou la moyenne propriété récolta du rocou, du café, des épices, du coton; le menu peuple se procura des vivres dans les jardins que lui abandonnaient les maîtres, et plus tard sur des abatis de petite étendue, qui, après l’émancipation, devinrent sa propriété. Les sucreries ou grandes habitations, qualifiées de manufactures par excellence, dédaignèrent toute autre culture, tandis qu’on vit sur les petites propriétés le rocou s’associer au coton, le girofle au café ou au cacao. La nature semblait se faire complice du système des castes. L’émancipation est venue, au grand chagrin des admirateurs du passé, troubler ces harmonies; les genres de culture s’entremêlent comme les classes, sans égard à la couleur de la peau du cultivateur, et l’on a dit, avec autant d’esprit que de raison, que le jour où les noirs feront du sucre, ils seront bien près de se croire blancs; mais il leur faudrait, pour s’élever à cette noblesse, des usines centrales qui pussent manipuler leurs petites récoltes.

L’introduction de la canne à sucre remonte aux premiers âges de la colonie. Pendant un siècle et demi, l’espèce dite créole domina seule; vers 1790, elle fut remplacée par celle de Taïti, à laquelle on a depuis associé deux variétés de Batavia, l’une jaune, l’autre violette, comme étant plus hâtives. Cultivée primitivement dans les terres hautes, la canne a trouvé de bien meilleures conditions dans les terres basses, bien qu’on accuse ces fonds marécageux et argileux de profiter plus à la quantité qu’à la qualité du sucre. Quand, après de longues années de production, les terres sont fatiguées, on les répare au moyen d’une inondation d’eau douce. Le capital considérable qui est nécessaire pour l’installation d’une sucrerie a toujours beaucoup restreint le nombre de ces établissemens à la Guyane, où capitaux et crédit ont également manqué. En 1726, le père Labat en comptait vingt. Plus d’un siècle après, en 1837, il y en avait quarante-quatre, et ce fut l’apogée. On ne comptait plus, il y a quatre ans, que quatorze ou quinze établissemens, qui consacraient à la canne 3 ou 400 hectares et exportaient environ 400,000 kilogrammes, moins que certaines usines de la Réunion ou des Antilles. Ces nombres se sont aujourd’hui un peu relevés. Aux meilleurs jours, la production n’a pas dépassé 2 millions 1/2 de kilogrammes, d’une qualité un peu inférieure, soit par la faute du terroir ou celle de la fabrication. Il est vrai qu’une grande quantité de vesou est directement transformée en rhum.

La canne à sucre a trouvé à la Guyane un rival d’importance, sinon d’honneur, dans un modeste arbuste, le rocouyer, à peu près inconnu partout ailleurs, et qui croît spontanément à Cayenne. Les indigènes extrayaient de son fruit une pâte avec laquelle ils se teignaient le corps en une couleur rouge qui en renforçait la nuance naturelle. Les colons s’empressèrent d’adopter une plante dont la matière tinctoriale trouva aussitôt un débouché en Europe dans les emplois industriels qui donnent à la soie, à la laine, au coton, des tons rouges de divers degrés. La chimie moderne en a extrait et concentré le principe sous les noms de bixine et demi-bixine. En 1726, la colonie comptait 86 rocoueries ; elle en a aujourd’hui 300 malgré des oscillations de prix qui varient entre un maximum de 5 ou 6 fr. le kilogramme et un minimum de 50 ou 80 centimes : à 1 franc 50 centimes, la rémunération est encourageante. Quand la baisse est trop forte, on suspend les travaux d’entretien, on néglige la récolte, sauf à recommencer les années suivantes quand les cours s’améliorent, ce qui ne tarde guère, la Guyane française étant à peu près le seul pays qui fournisse à l’Europe le 5 ou 600,000 kilogr. de rocou qui s’y consomment. Un ou deux ans d’intermittence rétablissent les prix, et c’est grâce à ce privilège que depuis deux siècles le rocou se maintient dans la colonie en faveur croissante. Quoiqu’il réussisse dans les terres hautes, il donne ses plus belles récoltes après les hivers pluvieux ; il brave les variations de température ; il est peu attaqué par les insectes ; il produit au bout de dix-huit ou vingt mois, et dure quinze ou vingt ans. Le rocouyer, on le voit, constitue une ressource de quelque valeur pour la Guyane : aussi la population lui reste-t-elle fidèle malgré toutes les amorces de l’administration locale pour l’attirer à d’autres cultures, et l’année 1857 a vu une exportation de 582,000 kilogrammes de rocou donner un revenu brut et net supérieur à celui du sucre. Le rendement par hectare, qui est en moyenne de 300 kilogrammes, s’élève jusqu’à 900 dans les terres le plus propices, comme celles du quartier de Kaw. Si l’on pouvait étendre l’emploi industriel de cette matière colorante, nul encouragement ne serait plus favorable à la moyenne culture. Une usine à vapeur existe à Cayenne pour la trituration de la graine de rocou, et d’autres ne tarderaient pas à s’établir, pour peu que le développement de la consommation encourageât la production.

Dans le cours du XVIIIe siècle, le caféier, le cacaoyer, le cotonnier, vinrent multiplier les élémens de l’agriculture guyanaise : le premier, importé de Surinam vers 1716 ; le second, croissant spontanément dans l’intérieur du pays, où il forme de véritables bois, mais adopté seulement en 1728 ; le troisième, emprunté aux sauvages on ne sait à quelle époque précise. Ce furent trois utiles innovations qui, pendant plus d’un siècle, accrurent les revenus de la Guyane, où le caféier et le cacaoyer se maintiennent encore avec quelque succès. Le caféier croît à merveille dans les terres hautes ; cependant la préférence des colons se tourne vers le cacaoyer, qui porte, comme son rival, ses premières gousses à quatre ou cinq ans, est en plein rapport à sept ou huit, et dure une quarantaine d’années, beaucoup plus longtemps que le caféier. Celui-ci succomberait sous cette concurrence sans l’avantage d’un rendement et surtout d’un prix plus élevé. L’administration dans ces derniers temps a excité l’une et l’autre culture par des primes qui profiteront surtout aux petits habitans, à qui ces récoltes conviennent en raison de la main-d’œuvre modérée qu’elles réclament.

Malgré des encouragemens plus énergiques, le cotonnier, qui prend aussi sous l’équateur la taille d’un arbuste, est en pleine décadence à la Guyane. Ce n’est pas qu’il n’y puisse réussir : des sauvages le cultivent, en filent la fibre, la tordent, en font des hamacs; mais dans les terres hautes, qui lui conviennent le mieux, la récolte est peu abondante : dans les terres basses, où il prospère aussi, lorsqu’elles sont bien desséchées, la qualité est médiocre. La faveur commerciale dont le coton de la Guyane jouissait au XVIIIe siècle, alors que les pays producteurs étaient peu nombreux, il l’a perdue le jour où les États-Unis ont inondé tous les marchés du globe de leur courte-soie à vil prix. Il restait la ressource du longue-soie, et le gouvernement local s’en est avisé en offrant d’acheter, pour le compte de l’état, à des prix fort élevés, toute la récolte : peine à peu près perdue ! Cette variété ne prospère que dans les terres basses, et les noirs, répugnant au travail pénible, ne s’y portent pas volontiers; elle périt par les grandes pluies de janvier et de février, que le climat ramène infailliblement tous les ans. Aussi la préférence se porte-t-elle sur les espèces indigènes, qui sont plus rustiques et exigent moins de soins; il est vrai que les résultats se réduisent à peu de chose. L’exportation, qui atteignait il y a une vingtaine d’années près de 300,000 kilogrammes, en dépasse à peine 8,000 aujourd’hui!

Les arbres à épices, parmi lesquels comptent surtout le giroflier, le muscadier, le cannellier et le poivrier, ont joui d’une faveur inégale. Les trois derniers ont successivement décliné jusqu’à ne plus compter aujourd’hui dans les produits sérieux de la colonie : la douane n’a constaté en 1857 la sortie d’aucune quantité de muscade; elle n’a eu à signaler que 60 kilogr. de cannelle, 100 kilogr. de poivre. Pour le cannellier, on accuse l’infériorité du produit, comparé à la cannelle de Ceylan, pour le muscadier une végétation médiocre, pour le poivrier une fécondité qui s’éteint on ne sait pourquoi. Probablement il y a au fond de toutes ces révolutions de culture des questions de prix et aussi de convenance économique. Les administrateurs français ont le goût de l’acclimatation, et ils tirent vanité du moindre succès; à les entendre, chaque colon devrait adopter tous les végétaux que le pays comporte : vues d’horticulteurs, non d’agriculteurs! La simplification est le secret de la prospérité agricole. Un petit nombre de plantes bien choisies et bien exploitées rapporte plus qu’une multitude de végétaux dont les exigences se combattent.

Ces réflexions n’accusent pas le principe même de l’acclimatation, en faveur duquel le giroflier, introduit à la Guyane vers 1777, sur la plantation la Gabrielle¸ est un heureux témoignage, qui fut justement consacré par un monument élevé dans l’ancien jardin public de Cayenne. On rapporte ordinairement au Lyonnais Poivre, intendant des îles de France et de Bourbon, l’honneur d’avoir dérobé aux Hollandais les arbres à épices et d’en avoir doté d’abord les colonies de la France, et par elles le monde entier. La justice de l’histoire doit associer à son nom ceux de Provost, ancien commis de la compagnie des Indes, et des marins Trémigon et d’Etchèvery, qui, munis des instructions de Poivre, ont en personne accompli deux voyages aux Moluques et enlevé des chargemens de giroflier et de muscadier malgré la jalouse surveillance des maîtres de ces îles. Si Poivre conçut et organisa la double expédition, ces trois voyageurs l’exécutèrent au péril de leur vie. Rapportés à l’Ile-de-France et aux Seychelles, les précieux plants furent ensuite envoyés à la Guyane, pour en assurer la conservation contre les risques de guerre ou de mortalité; de là ils se répandirent à la Martinique et à Saint-Domingue. Le giroflier s’est toujours depuis cette époque maintenu avec éclat autour de Cayenne, plus abondant en terre basse, plus aromatique en terre haute. Il ne décline depuis quelques années qu’à cause du bas prix où l’a fait tomber, entre autres concurrences, celle de Zanzibar : aussi la production, évaluée encore à 113,000 kilogrammes en 1837, quand le girofle se vendait 2 francs, est-elle tombée, vingt ans après, à moins de 80,000, valant à peine 50,000 fr., le prix n’étant plus que de 60 à 65 centimes.

Après ces articles principaux de la production guyanaise, on ne peut mentionner en denrées d’exportation comme des souvenirs ou des espérances, plutôt qu’à titre de revenus sérieux, que l’indigo, le tabac, la vanille et la soie; le reste des forces disponibles s’applique en fait d’alimentation aux vivres ou au bétail, en fait d’industrie au bois ou à l’or. Si le système qui présida à l’établissement des colonies ne les eût jetées dans des voies artificielles, l’économie rurale eût prescrit de débuter par la culture des vivres et l’élève du bétail, premiers et nécessaires alimens de toute population. Comme les sociétés européennes, les colonies auraient traversé la période pastorale et céréale (en étendant ce dernier mot aux grains et racines qui remplacent le blé sous les tropiques), pour atteindre la période industrielle. L’agriculture extensive, qui convient quand on a beaucoup de terres et peu de moyens de les exploiter, eût devancé l’agriculture intensive, qui suppose peu de terres avec beaucoup de capitaux et de bras ; mais, loin d’aspirer à fonder des sociétés qui pussent marcher par elles-mêmes, le pacte colonial ou plutôt l’égoïsme légal des métropoles entendait ne faire des colonies qu’un simple marché de matières premières, un simple débouché d’articles manufacturés. Les vivres ne devaient se cultiver qu’en stricte proportion des besoins des noirs ; la métropole devait nourrir les blancs. Le bétail lui-même, que les savanes semblaient réclamer, devait être fourni par la France, ou par l’étranger en passant par les entrepôts de France. La Guyane, poussée vers les denrées de luxe par les compagnies et le gouvernement, dut subir la loi commune et s’appliquer au superflu avant de s’assurer le nécessaire : vice radical de sa constitution économique, qui lui infligea de fréquentes disettes, empêcha l’accroissement de sa population laborieuse, et pervertit l’esprit public au point que même aujourd’hui, alors que la Guyane pourrait être balayée de la surface du globe sans que la France s’en aperçût autrement que par une sympathique commotion, ses administrateurs professent que la principale destinée de cette colonie consiste à approvisionner la mère-patrie de denrées exotiques. Ils en font la condition de toute concession provisoire de propriété.

Ainsi tenus en dédain, les vivres ne sont produits qu’en minime quantité, et la disette se fait sentir pour peu qu’un accident accroisse les besoins ou diminue les récoltes. Ces vivres consistent, comme dans la plupart des colonies, en manioc sous ses deux formes, le couac ou farine, la cassave ou galette ; en maïs et petit mil, empruntés aux sauvages ; en riz blanc et rouge, si bien adapté à un pays où les eaux d’irrigation surabondent, et qui réclame déjà, dans les quartiers où il prospère, comme la Mana, des usines à décortiquer ; en bananes, cette manne providentielle des régions équatoriales, et en une multitude de racines, de légumes et de fruits, tous différens de ceux des zones tempérées.

Quant au bétail, le peu qu’on en élève autour de fermes rustiques appelées hattes ou ménageries se réduit à quelques milliers de bœufs et de vaches dispersés sans soin et sans secours dans les savanes naturelles, livrés à de pauvres ménagers blancs épars çà et là, qui les font garder par des noirs. Ces animaux manquent en général de parc pour les réunir, de hangar pour les abriter, de fourrages pour la saison sèche. Quelques-uns sont dévorés par le tigre d’Amérique ou jaguar, d’autres deviennent sauvages et s’enfuient dans les bois, enfin une partie périt faute de nourriture. Pour suppléer aux fourrages naturels, il faudrait en faire provision d’avance ou les remplacer par des prairies artificielles d’herbe de Para et d’herbe de Guinée, la première propre aux terres humides, la seconde aux terres sèches. De toutes ces précautions si simples, très peu d’éleveurs s’avisent : on laisse les malheureux animaux maigres et affamés dans les boues des savanes, sous des torrens de pluie. L’administration se sent-elle un jour émue de ces misères, elle institue quelques primes, donne quelques bêtes de choix, mais elle interdit rigoureusement l’exportation. Est-il pourtant un encouragement plus efficace pour la production ? La libre exportation révélerait probablement que la Guyane, placée au vent de l’Amérique centrale et des Antilles, est admirablement disposée pour faire un grand commerce de bétail avec tout l’archipel. Au contraire, l’approvisionnement même des habitans est insuffisant, et la Guyane tire ses bœufs du Sénégal, ses mulets du Poitou, ses viandes conservées d’Europe et d’Amérique, tandis qu’à côté d’elle la province brésilienne du Para s’enrichit par le bétail.

Mieux dotée pour l’industrie que la plupart de nos autres colonies, la Guyane a sous la main deux sources de fortune dans les bois qui couvrent son territoire, dans l’or mêlé à ses roches et déposé au fond de ses criques. La Guyane n’est pour ainsi dire qu’une forêt qui présente quelques éclaircies cultivées. La forêt borde la mer, contourne les marais, envahit les savanes à peine desséchées, se développe le long des rivières; par lignes, par groupes, par massifs, elle envahit tout. A l’intérieur, elle forme comme un immense bloc verdoyant de futaies d’une majestueuse et sombre magnificence, d’une profondeur indéfinie, où des arbres gigantesques représentent la succession des siècles et sollicitent la hache de l’homme. L’exploitation à grande distance en est difficile par l’absence de routes : plus près de la mer, elle trouve à sa portée les voies liquides des fleuves et des canaux; partout elle éprouve l’inconvénient du mélange confus des pieds de chaque essence au lieu d’une association par espèces et genres. En compensation, des scieries mécaniques seraient faciles à établir sur tous les cours d’eau. Ici encore l’administration se montre d’une rigueur inopportune: des permis limités à trois ou cinq ans ne peuvent que détourner les capitaux intelligens de l’établissement de vastes chantiers. Les bois de la Guyane sont cependant aussi variés que précieux. La marine de l’état y a trouvé des pièces du plus fort calibre. Les constructeurs des pénitenciers les ont appliqués à tous les usages de la menuiserie et de la charpente. L’ébénisterie parisienne, qui en a depuis peu d’années commencé l’exploitation régulière, a récemment étalé au Palais de l’Industrie des échantillons d’une rare beauté, dont les teintes parcourent la gamme presque entière des couleurs, avec toutes les variétés de dessin et de grain. La dureté de plusieurs de ces bois les recommande pour les traverses de chemins de fer. Entassés à fond de cale, ils formeraient un lest bien préférable au sable dont se chargent tant de navires en quittant Cayenne. A l’industrie forestière s’en rattacheraient quelques autres dont il est plus facile d’entrevoir que de préciser l’importance. On sait combien la végétation tropicale, où la sève déborde, est riche en résines, en gommes, en aromates. Déjà la sève de balata pénètre dans le commerce à côté du caoutchouc et de la gutta-percha, dont elle possède les propriétés combinées. Le quinquina, qui fut trouvé par l’académicien La Condamine, sur la rive droite de l’Amazone, dans des forêts pareilles à celles de la Guyane, existe très probablement dans ces dernières, où l’art pharmaceutique peut aussi recueillir la salsepareille, le baume de copahu, l’huile de carapa, que les Indiens mêlent à la pâte de rocou pour oindre leurs corps. La vannerie et la sparterie tireront parti des flancs et des matières textiles, dont ces mêmes sauvages tressent des filets et des hamacs estimés des Européens pour leur solidité.

Sans être plus utile, l’exploitation de l’or a plus de prestige, et la Guyane compte parmi ses meilleures chances la découverte de gisemens aurifères dans une partie de ses terrains. La tradition en avait de tout temps donné l’espoir, car c’est dans les profondeurs des forêts guyanaises, sur les bords du mystérieux lac Parima, qu’elle plaçait l’Eldorado, ce mirage ardent du XVIe siècle, et la science des Buffon et des Humboldt avait confirmé la probabilité de la présence de l’or par des aperçus pleins d’autorité. Des recherches commencées sur les indications de l’Indien Paoline donnèrent, il y a quelques années, à ce soupçon le caractère de la certitude, et dès 1857 une compagnie se forma, composée de la plupart des propriétaires et fonctionnaires de la colonie. Dans l’intention de dédommager ses membres des pertes que l’abolition de l’esclavage leur avait fait subir, un décret leur accorda un privilège d’exploration et d’exploitation, sur une étendue de 200,000 hectares, dans le bassin de l’Approuague, sans redevance pendant cinq ans. Au bout de cette période, un contrat définitif entre la compagnie et l’état devra régler les conditions de la colonisation agricole, autant qu’industrielle, de cette vaste possession. L’année suivante, la compagnie était constituée en société anonyme au capital de 20 millions, et se mettait à l’œuvre, sous la direction de M. le commandant Charrière, avec une résolution qui ne s’est pas un seul jour démentie et un succès qui va croissant d’année en année. En quatre années, de 1857 à 1860, la compagnie, avec un petit atelier de cent travailleurs, a récolté 179,209 grammes d’or dans ses quatre placers d’Aïcoupaïe, Madeleine, Counamaré, Chicdagom ; elle en a acheté aux indigènes qui cherchent l’or pour leur propre compte une quantité de 56,853 gr., ce qui fait, au prix de 3 francs le gramme, une valeur totale de 708,189 francs. La production varie, suivant les saisons pluvieuses ou sèches, de 5 à 9 kilogrammes par mois; depuis quelque temps, elle s’élève sensiblement, et les dernières nouvelles constatent un rendement mensuel de 13 kilogrammes, soit près de 40,000 francs. Jusqu’à présent, on exploite les alluvions d’anciens cours d’eau, partout disséminées, en attendant que les filons d’or natif se révèlent, grâce à d’incessantes prospections.

Toutefois l’état, en concédant un tel monopole, eût compris d’une manière bien mesquine le rôle des mines d’or en ce monde, s’il n’y avait vu qu’un moyen d’enrichir quelques actionnaires. L’histoire atteste qu’en tout pays où les mines de métaux précieux ont été librement exploitées, une population agricole, une société avec tous ses élémens réguliers, ne tardent pas à s’établir; il semble que l’or ne soit qu’une amorce providentielle pour faire peupler et cultiver toutes les régions de notre planète. Voyez aujourd’hui la Californie et l’Australie, dans l’antiquité les régions explorées par les Phéniciens et les Carthaginois, ces ancêtres de nos chercheurs d’or! On affirme que les placers de la Guyane, abandonnés aux émigrans européens, leur seraient mortels et ne feraient que multiplier les catastrophes qui ont si malheureusement discrédité la colonie, que ces travaux d’extraction excessivement pénibles ne peuvent être, sous un tel climat, livrés qu’à des ouvriers d’élite africains ou asiatiques, et que ceux-ci ont besoin d’une direction intelligente, sans parler de la puissance des capitaux, qui leur manque encore plus qu’aux ouvriers européens.

Sans rejeter des explications qui nous semblent plausibles, nous maintenons que le devoir de l’état comme l’ambition de la compagnie doivent être le peuplement et la colonisation du pays à qui est échue la bonne fortune des mines d’or. cette règle se mesurera le succès social, distinct du succès financier, le seul qui donne aux directeurs d’une grande entreprise une gloire durable. L’acquisition qu’ils ont faite de l’habitation-sucrerie appelée la Jamaïque pour la relever de ses ruines, en combinant les travaux de l’agriculture avec ceux des mines, nous donne l’espoir qu’ils comprennent ainsi leur mission. De proche en proche ils peuvent ramener l’aisance là où la misère s’est faite, et conduire la colonie tout entière, dont l’intérêt s’identifie avec celui de la compagnie, vers des destinées plus prospères qu’elle n’en connut jamais. Ils reprendront ainsi l’idée qu’avait conçue, il y a une quinzaine d’années, une autre société dont les plans furent ici même l’objet d’un examen bienveillant[2], et qui se proposait d’opérer la transformation du régime de l’esclavage en régime de liberté au moyen d’une organisation nouvelle de la propriété et du travail, qui eût embrassé l’ensemble des intérêts et des populations dans un vaste mécanisme administratif. Malgré quelques efforts récens pour les rajeunir, nous restons quelque peu incrédule à l’égard de ces systèmes créés de toutes pièces, qui introduisent trop d’art et d’autorité dans le jeu des sociétés humaines; nous aimons à voir ces sociétés se développer naturellement et librement, non pas sans direction, mais sans contrainte. Tandis que la plupart des compagnies coloniales de l’Angleterre et de la Hollande ont prospéré au profit de leurs actionnaires et de leur patrie, pourquoi la plupart des compagnies françaises du même genre ont-elles échoué? Parce qu’au lieu de naître sur place et à leur heure, comme un fruit naturel de leur pays et de leur temps, elles ont été conçues a priori par des ministres et gouvernées à distance par des courtisans, des prélats, des financiers, des gentilshommes, qui n’y voyaient qu’une occasion de gain brillant et rapide. Ce n’était point, comme chez nos rivaux, l’agrégation réfléchie et logique d’individus qui rapprochaient leurs forces isolées; c’était l’alliance artificielle de spéculateurs qui unissaient leur impuissance. Au nom de ces souvenirs, nos vœux sont pour la compagnie de l’Approuague, agrandissant son action par des progrès annuels, dirigée par des chefs qui ont fait leurs preuves d’habileté, plutôt que pour une compagnie improvisée à neuf, qui viserait à racheter à l’amiable toutes les propriétés de la Guyane en vue d’enrôler dans ses rangs les anciens propriétaires comme actionnaires, administrateurs, gérans, employés, et les anciens esclaves comme ouvriers embrigadés. La première nous représente la croissance naturelle des êtres, telle que tous les jours elle s’accomplit sous nos yeux ; la seconde nous rappelle les créations improvisées qui ne se voient que dans les légendes, parce que leur succès suppose une dose merveilleuse de force, de génie et de vertu que la Providence accorde rarement à l’humanité.

Après les brillantes perspectives que l’or éveille dans les esprits, et qui font oublier le fer, que recèlent d’autres parties du territoire, l’humble industrie de la pêche maritime peut paraître d’un bien mince intérêt ; nous oserons pourtant la recommander comme l’une des mieux adaptées aux convenances d’une colonie que baigne une mer poissonneuse. Les matériaux des bâtimens à construire sont sous la main comme la proie elle-même. Il en naîtrait une vraie flottille de pêche et une race de pêcheurs qui de proche en proche poursuivraient de plus hardies et lointaines entreprises. La pêche en vue des salaisons fut le début de toute nation maritime, et doit être l’une des principales occupations de toute colonie riveraine de la mer : nulle ne fortifie mieux les âmes et les corps.

III. — LA POPULATION. — HISTOIRE DES ÉTABILISSEMENS. — LE TRAVAIL ESCLAVE ET LE TRAVAIL LIBRE.

Tant de richesses ont été jusqu’à ce jour bien peu exploitées. Depuis plus de deux siècles, l’homme et la nature sont en présence sur le sol de la Guyane sans contracter de féconde alliance. C’est que la nature ne livre que des forces indisciplinées et parfois malfaisantes, qui, pour être gouvernées, demandent l’action habile et puissante d’une nombreuse population humaine. Celle-ci fit toujours défaut, et le peu de bras et de capitaux qui s’y portèrent y sont devenus, depuis l’émancipation, réfractaires et méfians. Dès l’origine, les Français se sentirent peu de goût pour la Guyane. A toute race d’émigrans, la colonisation d’une telle contrée eût paru fort difficile, nous avons dit pourquoi ; elle devait sembler presque impossible à nos compatriotes, bien moins familiers que les Hollandais avec les travaux hydrauliques, aussi indispensables pour la culture que nécessaires à l’assainissement. Ces travaux exigeaient des connaissances pratiques et des ressources d’argent rares chez la plupart des colons, cadets de famille, marins et soldats libérés, aventuriers riches d’ambition et légers de bourse, presque tous aussi ignorans que pauvres. Avec moins de peine, Saint-Domingue et les Antilles leur promettaient une bien plus rapide fortune.

Par son utilité publique et son prix élevé, le réseau de canaux et de routes à établir comme prélude de toute colonisation rentrait dans les attributions de l’autorité, dont il ne fut qu’un souci très secondaire, et les compagnies ne se montrèrent pas plus actives que l’état. Toutes préoccupées de gains immédiats et faciles, elles n’avaient garde d’enfouir leurs trop minces capitaux en des opérations improductives. A la Guyane d’ailleurs plus peut-être qu’en toute autre colonie, l’es compagnies ne se signalèrent que par l’incapacité de leur administration, l’indignité de leurs agens, l’âpreté cupide de leurs trafics. L’état, plus généreux de sa nature, comprit à contre-sens sa libéralité. Il accorda de vastes concessions, mais sans limites précises et à titre seulement provisoire. Il ouvrit des magasins où chacun put, sur la foi d’engagemens illusoires et à peu près au gré de ses besoins, emprunter des bestiaux, des semences, des outils, des nègres, même de l’argent; c’était un encouragement aveugle à l’inertie et à la dissipation bien plus qu’un secours à la bonne volonté. Une dévote sollicitude écarta les hérétiques et les Juifs, qui enrichirent Surinam de leur intelligence et de leurs capitaux. Ministres, gouverneurs et intendans manquèrent de tout plan suivi, que l’instabilité des fonctionnaires eût d’ailleurs annulé. Au détriment des autres grands services publics, la défense militaire, en un pays où elle était presque superflue, fut seule organisée avec un luxe de personnel et de matériel qui absorba la meilleure part des subventions de l’état. La ville de Cayenne, qui en un climat chaud avait tant besoin d’air et d’espace, fut enserrée dans une ceinture de murs et de bastions, de tours et de fossés, qui lui causa plus de mal que n’eussent jamais fait des boulets ennemis, et ne l’empêcha point de tomber, sous l’empire, aux mains des Portugais. En un mot, les colons de la Guyane ne furent ni livrés à eux-mêmes, ce qui eût excité l’esprit d’expédient inné dans la race française, ni appuyés par le gouvernement local ou métropolitain. Ils furent tenus en tutelle sans tuteur : la pire des conditions, parce qu’elle n’impose de responsabilité et n’accorde d’initiative à personne.

Lorsque le duc de Choiseul, ministre sous Louis XV, honteux d’avoir fait perdre à la France le Canada et la Louisiane par le traité de Paris, jeta les yeux sur la Guyane pour y prendre une honorable revanche, il commença par en partager la propriété entre les deux branches de sa famille à titre de fief héréditaire; puis il expédia sur les rives désertes et isolées du Kourou douze ou quinze mille malheureux, divisés en seigneurs, vassaux et prolétaires, sous la conduite d’agens secondaires et inexpérimentés, sans abris pour les personnes ni pour les vivres, sans étude préalable des localités, sans concert avec les autorités de Cayenne : en toutes choses, il porta une imprévoyance et une précipitation qui font de cette entreprise une des plus criminelles folies qui pèsent sur la mémoire du règne de Louis XV. Vingt-cinq ou trente millions furent engloutis dans cet audacieux défi à tout bon sens et à toute morale ; douze mille personnes au moins y périrent misérablement, et un discrédit immérité en rejaillit sur la Guyane.

Il faut arriver au règne de Louis XVI pour découvrir quelques lueurs de sagesse dans le gouvernement de cette malheureuse colonie. Malouet fut chargé d’y aller inaugurer, avec une politique loyalement résolue au bien, les assemblées provinciales par lesquelles Turgot et Necker faisaient, à la même époque, renaître en France les états provinciaux[3]. Sous le nom, trop prétentieux sans doute, d’assemblée nationale, la réunion des députés de la Guyane montra, par de sincères et éclatantes démonstrations, que les colons n’appréciaient pas moins que les habitans de la mère-patrie ce retour à l’ancien droit national. « Jamais, écrit au ministre l’administrateur dans le style naïvement emphatique de l’époque, cette pauvre colonie ne s’était vue honorée d’une marque aussi flatteuse de la bonté du roi et de la bienveillance de son ministre… Les Français, dans quelque pays qu’ils habitent, savent mieux qu’aucun autre peuple manifester la sensibilité qui les distingue. Si vous aviez pu jouir du spectacle que vous nous avez procuré, il vous aurait touché d’autant plus que personne n’apprécie et ne connaît mieux que vous les sentimens qu’inspire la bienfaisance... Lorsque nous avons ouvert la séance, les esprits étaient encore dans une sorte d’inquiétude sur ce qui allait se passer. On ignorait ce qu’on avait à espérer ou à craindre. Un spectacle nouveau, auquel nous avons cru devoir mettre de la dignité, frappait seul les regards; mais l’exposition successive des volontés du roi, de vos vues, de vos opinions et ensuite de vos dépêches, des devoirs qui nous sont imposés, des pouvoirs dont nous sommes revêtus et des bornes qui y sont assignées, — ce développement de sagesse et d’équité a fait l’impression la plus touchante. Le respect, l’admiration et la joie étaient dans tous les yeux; chacun se félicitait d’être témoin de cette heureuse époque : tous étaient honorés d’être comptés pour quelque chose dans la délibération. La Guyane s’est agrandie à leurs yeux, et cet instant a vu naître un esprit public et des vues générales. Ils sentent tous que leurs opinions vont décider de leur sort en déterminant le parti à prendre. En effet, monsieur, si, avant de faire des projets et d’aventurer ici des hommes ou de l’argent, on eût pris le parti que votre sagesse a adopté, ce pays-ci serait déjà florissant, ou n’occuperait plus personne. » Dans ces belles apparences, il y avait beaucoup de mirage : l’assemblée, réduite à un rôle purement consultatif, n’avait que des vœux à émettre, et devait laisser au représentant de la royauté, éclairé par ses conseils, le soin de prononcer sur les réformes; mais les peuples habitués au joug se contentent de si peu que les colons de la Guyane se prirent d’un courage nouveau dans leur entreprise. On institua d’ailleurs des récompenses pécuniaires et des distinctions pour ceux qui se feraient remarquer dans une branche quelconque de culture ou d’industrie. On alla même jusqu’à tenter un essai d’émancipation des esclaves dans la belle propriété domaniale dite la Gabrielle, dont le roi fit don au général La Fayette après la guerre d’Amérique. La direction en fut confiée à un homme qui avait montré une rare capacité dans la Haute-Guienne, l’ingénieur Richeprey; malheureusement il y mourut bientôt, et nulle trace ne survécut de cette noble tentative.

Dans la période qui s’écoula de 1789 à 1815, les troubles de la révolution, les guerres de l’empire, l’occupation de Cayenne par les étrangers, ne pouvaient accroître la population de la Guyane; un incident politique en éloigna même pour longtemps tout recrutement volontaire du dehors. Le directoire y déporta environ cinq cents victimes de ses lois et de ses coups d’état, parmi lesquelles se trouvaient des hommes célèbres à divers titres, Billaud-Varennes et Collot d’Herbois, Barbé-Marbois et Pichegru, avec un grand nombre d’exilés moins connus. Les récits des uns et des autres émurent douloureusement l’opinion, et ajoutèrent les noms sinistres de Konanama et de Sinnamary à celui de Kourou, pour raviver l’antipathie contre la Guyane, bien que cette fois encore le pays et le climat fussent pour bien peu de chose dans les désastres. En un lieu quelconque de la terre, les mêmes souffrances et les mêmes privations eussent enfanté les mêmes malheurs.

Sous la restauration, qui en 1817 reprit la Guyane des mains du Portugal, les bords de la Mana devinrent le théâtre d’une nouvelle expérience de cette colonisation arbitraire et artificielle dont le gouvernement français ne peut se déshabituer malgré les leçons éclatantes de l’histoire. Quoique entourée de plus de précautions que celle du Kourou, celle-ci avorta pour diverses causes : mauvais choix de la localité, à la fois insalubre, isolée, non préparée; rivalité des chefs de la colonie et des commissair.es du gouvernement, jalousie des anciens habitans contre les nouveaux colons, envoi d’ouvriers citadins au lieu de robustes campagnards, trop petit nombre de familles pour doter une société de ses élémens essentiels. La colonie de la Mana n’a pourtant pas disparu, comme celle de Kourou, ne laissant après elle qu’une tramée sinistre de honte et de sang. Au bout de cinq années de vains et coûteux efforts pour la soutenir, elle fut livrée à Mme Jahouvey, supérieure d’un ordre religieux, qui la dirigea pendant près de vingt ans avec une remarquable vigueur de caractère, y appelant tour à tour des familles européennes et des noirs pris sur des navires négriers, mais s’appuyant, il faut le reconnaître, sur d’énormes subventions officielles. En 1847, elle abandonnait elle-même une mission où le succès moral ne répondait pas à ses efforts, et l’état rentrait en possession des terrains, qu’il confiait à M. Mellinon avec ordre d’adjoindre aux nègres les enfans abandonnés de la colonie. Dès son entrée en fonctions, le nouveau directeur constatait, ce qu’aurait pu faire prévoir quelque connaissance du cœur humain, que Mme Jahouvey avait tenté une œuvre impossible en s’appliquant à fonder une société sur les deux bases de la famille et de la religion sans les relier par une troisième, non moins essentielle, la propriété privée. En devenant, sous la nouvelle direction, propriétaires des terres qu’ils défrichaient et cultivaient, les noirs acquirent soudain des vertus de prévoyance, d’épargne, d’ordre, dont on les avait crus incapables, et l’intérêt personnel triompha de certains défauts de la race africaine mieux que les plus pieuses prédications, qui ne s’adressaient qu’aux âmes.

A travers ces tâtonnemens, qui lui apportaient peu de forces, peu de lumières et presque point de population nouvelle, la Guyane atteignait péniblement l’année 1847: elle se voyait ainsi, à la veille de l’émancipation des esclaves, dans la plus pauvre condition où jamais grande colonie se fût trouvée. Un millier de blancs créoles, quatre ou cinq mille hommes de couleur, douze mille esclaves noirs, et ce faible contingent de maîtres et de serviteurs répartis dans une petite ville, deux ou trois villages et trois cents habitations rurales, tel était l’inventaire des forces humaines chargées de mettre en valeur un territoire de dix-huit mille lieues carrées. C’était une perspective accablante pour la Guyane. Aussi depuis une dizaine d’années l’ébranlement était-il manifeste, et si l’émancipation l’a mis à nu, elle ne l’a point déterminé; elle pouvait au contraire provoquer une salutaire réaction en forçant l’administration et les habitans à sonder jusqu’au vif les vraies causes des misères de la colonie : sous le coup de la première surprise, nul ne s’en avisa. Les habiles ou ceux qui se croient tels imaginèrent un système en vertu duquel il ne devait y avoir de changé que les mots. L’esclavage survivrait par la dépendance absolue du travailleur envers le maître, et s’appellerait d’un nom qui était en faveur au moment de l’émancipation, — l’organisation du travail. Pendant douze ans, ce système a présidé à la plupart des mesures administratives qui ont été prises pour maintenir de force dans les sucreries la population des affranchis : constitution de la moyenne et petite propriété, police du travail, instruction primaire, administration civile, justice, impôts, tout s’est ressenti de cette atteinte officielle et préméditée à la liberté de la main-d’œuvre et à l’égalité légale des conditions.

L’abandon des sucreries, qui a été dans toutes les colonies anglaises et françaises comme une première conquête du droit nouveau, moins absolue pourtant qu’on ne croit généralement, avait à la Guyane une excuse particulière. Quelques années avant 1848, le sucre étant en hausse, diverses habitations destinées à la culture et aux manipulations de la canne avaient été construites dans le quartier de l’Approuague, réputé le plus favorable, et de nombreuses bandes de noirs, jusqu’alors employés aux environs de Cayenne sur des terres à girofle et à coton, avaient été transportés sur ce nouveau et lointain territoire, dans le seul intérêt des planteurs. Devenus libres, les noirs n’eurent rien de plus pressé que de retourner aux lieux où ils avaient passé leur enfance et laissé quelques-uns de leurs parens. Sur les autres points où cet entraînement n’existait pas, la plupart des serviteurs, cédant à l’habitude de la discipline et à l’ascendant des maîtres, seraient restés, si une direction sage, paternelle et habile, payant scrupuleusement les salaires, s’était appliquée à les retenir; mais ce concours heureux d’influences fit défaut presque partout. Ici le maître, résidant à Cayenne ou même en France, s’en rapportait à un gérant pour la conduite de ses affaires, il était inconnu sur son habitation ; là manquaient les ressources pécuniaires pour acquitter les salaires en argent; ailleurs la colère ou l’amour-propre voulait imposer de force une collaboration qu’il eût fallu obtenir par persuasion. En attendant, les anciens esclaves désertèrent de plus en plus le travail; les champs se couvrirent de bois, les halliers envahirent les usines, les maisons furent abandonnées, et les quarante-quatre sucreries de 1847 se trouvaient dix ans après réduites à quatorze !

Pour prévenir de douloureuses catastrophes, le gouvernement fit de bonne heure appel aux talens de M. Sarda-Garriga, que recommandaient ses succès à la Réunion. M. Sarda-Garriga se rendit à son nouveau poste; mais, soit que la position fût déjà trop compromise, soit qu’il ne trouvât point autour de lui ce concours, aussi actif que dévoué, des habitans qui l’avait si énergiquement aidé lors de sa première mission, le succès fit défaut à ses efforts. On favorisa dès lors autant qu’on le put le système de l’association pour les bénéfices entre le propriétaire et le travailleur, système ingénieux pour les patrons qui ne peuvent payer régulièrement un salaire, système qui dure encore, comme la gêne de beaucoup d’entre eux, mais qui ne saurait porter de bons fruits. L’engagé, voyant ajournée toute rémunération de son travail jusqu’à la vente des produits et au partage des bénéfices, ne sent pas cet aiguillon d’un gain immédiat et palpable qui seul pourrait entretenir son ardeur. Il n’accorde à la propriété d’autrui que quelques heures et quelques jours de loin en loin, réservant pour ses propres cultures les meilleurs momens. De son côté, le patron est privé de toute autorité sur un colon qu’il ne peut renvoyer qu’en le payant, qu’il n’ose pas même réprimander de crainte de le faire fuir. Ce colonage par association se réduit presque toujours à une fiction qui satisfait à la légalité plus qu’à la production; d’une voix unanime, il est condamné à la Guyane comme dans les autres colonies, et le manque d’argent seul le maintient encore.

Le salariat lui-même, là où il existe, est restreint au cadre inflexible d’un engagement annuel. Les conventions au jour, au mois, à la saison, ne sont pas admises comme accomplissant la loi qui impose le livret, c’est-à-dire un contrat d’un an au minimum, sous peine de vagabondage punissable, à quiconque ne justifie pas de moyens personnels d’existence. Cette durée a paru insuffisante, parce qu’elle n’embrasse pas le cycle entier d’une récolte de sucre, et un règlement a été proposé, non adopté toutefois, pour étendre la limite à trois ans. Or l’expérience a partout démontré que les longs engagemens paraissent aux hommes même les plus sensés une lourde chaîne, et les biais ne manquent pas pour la briser à celui qui la supporte impatiemment. Il nous est arrivé en Algérie d’employer des centaines d’ouvriers arabes, race aussi fainéante que puisse être la noire; au moment de la moisson, sous le feu du sirocco et du soleil, certes le travail presse autant que pour la coupe des cannes : nous avons toujours reconnu que le salaire, ou le prix de la tâche, exactement payé, non-seulement à la semaine, mais quelquefois tous les soirs, appelait et retenait les bras mieux qu’aucun livret, et nous aurions ri de quiconque nous eût proposé de louer les Arabes à l’année pour nous les assurer au moment de la récolte. Habitués à leur lourd et compliqué mécanisme, les créoles se doutent à peine de la merveilleuse vertu du salaire librement réglé, exactement payé. Pour amener les paresseux au travail, mieux vaut une pièce d’or ou d’argent bien reluisante que les gendarmes et la prison. La vieille fable de Phœbus et de Borée, du rayon qui réchauffe et de la bise qui glace, est d’une grande vérité économique; c’est ce que la science exprime dans son langage en disant que l’offre répond habituellement à la demande, pour le travail comme pour les marchandises. Il est peu probable que la Guyane échappe à cette loi, ou bien nous soupçonnerions le taux du salaire proposé d’être inférieur à celui qu’un libre débat établirait, et que l’équité réclame[4]. Enfin, là comme ailleurs, les bestiaux, les instrumens et les machines auraient pu fournir des secours dont on s’est avisé aussi peu et aussi tard que possible : la houe pour la terre, le sabre pour les herbes, la hache pour les arbres, telle est, sauf de rares exceptions, toute la machinerie agricole de ce pays aujourd’hui comme il y a deux siècles. L’industrie proprement dite s’est montrée plus avisée en adoptant la vapeur pour force motrice là où la sécheresse suspendait les chutes d’eau; maintenant vienne le tour du progrès agricole, et la main-d’œuvre elle-même s’assouplira.

Au lieu d’aborder de front le problème en facilitant la liquidation des situations obérées, en venant au secours des propriétaires au moyen du crédit fondé sur l’indemnité qui leur était assurée, l’administration s’est jetée en des expédiens médiocrement estimables. Pour empêcher les noirs de bâtir des cases et des villages loin des habitations, elle les a menacés de les chasser de toutes les terres domaniales où ils s’établiraient indûment, en un pays où toute terre vacante est domaniale et le sol non cultivé à peu près sans valeur. Pour leur fermer l’acquisition légale de petites propriétés, elle a imaginé un impôt sur les mutations immobilières, progressif en raison inverse de l’étendue des terres, impôt qu’il a fallu supprimer après quatre années de plaintes et d’amères critiques, en confessant que cette mesure n’avait abouti qu’à favoriser le vagabondage. On a réglé, en adoptant une pénalité sévère, le nombre de jours et d’heures que les noirs doivent sous le régime du salaire et celui de l’association, sans imposer au maître l’obligation correspondante de leur garantir un travail exactement rétribué. Ils ne peuvent quitter leur résidence sans un passeport, et ce passeport doit être à chaque déplacement visé par le commissaire-commandant de leur quartier (pour toute la Guyane il y en a quatorze), ce qui les condamne chaque fois à un voyage de plusieurs lieues, souvent de plusieurs journées. Dans le premier mouvement de fraternité, la république de février avait fondé la fête annuelle du travail, où l’élite des affranchis et des patrons recevait des récompenses pécuniaires ou honorifiques; on a laissé tomber ces fêtes en désuétude. Pour en finir avec cette triste énumération, en 1859 le gouvernement local supprima les écoles gratuites dans les campagnes, et imposa double taxe aux enfans des cultivateurs qui se présentaient pour être admis aux écoles de Cayenne : autre mesure qui, dès l’année suivante, a dû céder à la pression de l’opinion publique et du gouvernement métropolitain, mais qui suffit pour indiquer quelles influences rétrogrades et hostiles à l’émancipation morale de la race noire pénètrent au sein de l’administration. Un plan poursuivi avec tant de persévérance a bien pu entraver et ralentir la constitution de la moyenne et de la petite propriété; elle n’a pu l’empêcher tout à fait. Dans plusieurs quartiers, et notamment dans l’île de Cayenne, à Macouria, Kourou, Tonnégrande, Monsinéry, les noirs ont fondé de petites fermes où l’on remarque une certaine aisance, et qu’environnent des cultures entretenues avec soin. Une excitation indirecte est venue du gouvernement lui-même, qui, en transférant des milliers de forçats à la Guyane, a augmenté la consommation de vivres que les anciens esclaves, recherchant un produit immédiat, aiment particulièrement à cultiver.

Dût-on ramener tous les anciens esclaves et leurs enfans aux usines, aux champs et aux habitations des créoles, espoir chimérique assurément, leurs bras ne suffiraient pas aux besoins de la Guyane. Là mieux que nulle autre part, l’immigration étrangère se justifie par les plus impérieuses nécessités. On a successivement essayé, mais sur de petites proportions, de Madériens blancs de race et chrétiens de culte, déjà usés à la Guyane anglaise par la misère et la maladie, de noirs d’Afrique, d’Indiens asiatiques, enfin de Chinois. On prise peu les Indiens comme trop faibles, et l’on se défie des Chinois comme trop difficiles à manier. La préférence reste acquise aux Africains du continent, et entre ceux-ci l’on estime surtout les habitans de la côte de Krou, dans le golfe de Guinée, doux, intelligens et forts, mais dont le recrutement a donné lieu à un grave incident. En 1860, un certain nombre d’entre eux se sont enfuis à Surinam et à Démérari, alléguant que, par une supercherie coupable, les recruteurs les avaient trompés sur la durée de leur engagement : ils avaient entendu stipuler pour cinq lunes, c’est-à-dire cinq mois, tandis qu’on prétendait les garder cinq soleils, c’est-à-dire cinq ans. Leur allégation s’accorde avec les dires des navigateurs et des consuls européens: d’après leur témoignage, les Kroumen ne consentent d’ordinaire qu’à de courts engagemens sur les navires qui fréquentent la côte occidentale d’Afrique, où ils sont fort appréciés comme pilotes, matelots, portefaix. A cette accusation, on a opposé une enquête; on a expliqué le départ de ces noirs par des menées répréhensibles. Enfin cet incident a trouvé un heureux correctif dans la rapatriation d’un convoi d’Africains, opérée en 1861 aux frais de la colonie, et qui a prouvé l’intention d’accomplir loyalement envers eux les conditions du contrat, même les plus onéreuses.

Il est dans l’intérieur de la Guyane une population autochthone dont les missionnaires se sont plus occupés que les gouverneurs. A une époque où le travail des esclaves était seul admis, le travail libre des indigènes ne pouvait trouver faveur ; aussi furent-ils souvent refoulés avec violence, opprimés avec dureté ou écartés comme importuns. D’autres temps inspirent d’autres conseils. Dispersés en tribus et en familles dans les forêts, réduits aujourd’hui à quelques milliers d’individus, répugnant à toute discipline régulière, les sauvages de la Guyane, les seuls qui survivent dans nos colonies à culture, ne suffiraient pas aux besoins agricoles, et ils peuvent néanmoins rendre des services à qui les accueille avec bonté et les traite avec justice. Adroits dans un petit nombre d’industries primitives, ils creusent des pirogues dans les arbres qu’ils abattent, fabriquent des pagaies et des hamacs, des fils et des toiles, et ce qui peut mieux profiter aux planteurs, ils servent volontiers de guides à travers les forêts, de pilotes sur les fleuves; ils fournissent du bois brut aux scieries; ils apportent sur les marchés, avec les produits de la chasse ou de la pêche, leurs petites provisions de lignes et de cordes, de tabac et de maïs; on en obtint même des services domestiques pendant la première révolution, alors que les planteurs virent s’éloigner de leurs demeures les esclaves affranchis. De nos magasins, ils emportent un peu de mercerie et de quincaillerie, aliment du commerce local, et plus volontiers encore des armes et des spiritueux. Leur intérêt et leur goût les attirent vers les blancs ; mais ce mouvement est entravé par une autre population également désireuse de vivre en bons rapports avec nous, celle des nègres marrons, dont les villages occupent le haut des rivières, principalement du côté de la Guyane hollandaise, d’où ils se sont enfuis au siècle dernier ; ces nègres, plus forts et plus intelligens, voudraient se réserver les bénéfices du petit trafic avec nos populations. Dans le cours de l’année 1860, des traités ont été conclus par l’autorité française avec les chefs de plusieurs de ces peuplades, tant indiennes que noires, pour assurer la liberté des communications avec nos postes et nos villes, où les noirs eux-mêmes se rendent volontiers comme ouvriers et manœuvres. « Nous allons bien loin et à grands frais, écrit dans son rapport un officier de marine chargé des négociations, recruter des engagés chinois et indiens ; il pourrait donc être très profitable d’attirer à nous les Boshs (nègres des bois) et les Indiens. » À la condition de ne pas exagérer ce secours, la politique doit ratifier ces sages paroles.

Après avoir appelé à eux des coopérateurs de toute race et de toute langue, les blancs de la Guyane devront faire un retour sur eux-mêmes. Combien en est-il parmi eux qui pratiquent la vie rurale comme il convient de la pratiquer pour que le patron soit toujours entouré d’un cortège empressé de serviteurs ? Résident-ils sur leurs habitations pour y mener l’existence, nous ne dirons pas laborieuse, mais vigilante du propriétaire ? Le nombre est petit des habitans qui conduisent sur place leurs domaines, comme le pionnier des États-Unis, le boër du Cap, qui habite pourtant un pays bien chaud, et même comme le planteur de Bourbon. Si le séjour des campagnes semble trop périlleux aux blancs, qu’ils puisent donc dans ce sentiment de leur faiblesse, joint à des raisons politiques et morales, des motifs pour rapprocher d’eux la race de couleur plus rustique, mieux acclimatée, et qui aspire à justifier l’égalité conquise dans la loi par l’égalité dans la fortune et dans la hiérarchie des fonctions. À la Guyane comme dans les autres colonies, un préjugé contre nature creusa jadis un abîme entre les blancs et leurs enfans de couleur ; banni des institutions, il se réfugie dans les mœurs. L’intérêt public en demande instamment le sacrifice. En rapprochant ainsi dans une sympathique solidarité d’existence et d’intérêts toutes les forces vives qui peuvent concourir à la colonisation, la Guyane verrait croître sa population humaine, premier et nécessaire instrument de sa transformation. Avec tous ces élémens réunis, nés dans le pays ou appelés du dehors, elle possède à peine vingt mille habitans, tandis qu’elle en pourrait nourrir aisément plusieurs millions. Sans aspirer de longtemps à des chiffres aussi éblouissans, qu’elle songe à la Guyane anglaise, peuplée de 160,000 individus, à la Guyane hollandaise, qui en a 80,000, sans posséder ni l’une ni l’autre un sol plus riche. La production s’accroîtrait plus vite encore; elle reste au-dessous d’un million de francs[5], tandis que la Grande-Bretagne reçoit de la Guyane anglaise plus de 10 millions de produits, et la Hollande une valeur à peu près égale de Surinam !


IV. — ORGANISATION ADMINISTRATIVE. — LE GOUVERNEMENT LOCAL. — LES PÉNITENCIERS.

Pour atteindre à ce niveau, les habitans de la Guyane ont besoin du concours de l’administration, mais non pas sous la forme directement tutélaire où elle aime à l’accorder. Cet excès d’intervention administrative commence à la base même de toute société, la commune. A la Guyane, la ville seule de Cayenne est érigée en une commune dont le conseil municipal est tout entier nommé par le pouvoir, ce qui en fait une simple commission officielle. Tout le reste du pays manque du germe même d’une telle institution : ses quatorze quartiers sont administrés par autant de commissaires-commandans, investis de toutes les attributions de l’état civil, de la police, de la justice de paix, du commandement; fonctionnaires amovibles, qui, pour l’étendue du pouvoir, sinon pour la façon dont ils l’exercent, laissent bien à distance les pachas turcs, car en Turquie il y a des cadis pour rendre la justice. Avec ce cumul, plus de garantie contre les abus d’autorité d’un fonctionnaire qui décrète et qui juge; plus de carrière ouverte à ces modestes ambitions locales qu’éveillent, au grand profit de la chose publique, le talent, la fortune, la considération. En Europe, les honneurs municipaux comptent légitimement parmi les liens qui attirent et retiennent les propriétaires sur leurs domaines, et relèvent par quelque influence l’obscure existence des champs. Dans toutes leurs colonies, l’Angleterre et la Hollande, même l’Espagne et le Portugal, s’empressent de fixer les populations au sol par le plaisir que les colons éprouvent à s’administrer eux-mêmes. La France ne s’y résigne que le plus tard et le moins qu’elle peut. A cet égard, la Guyane est au bas de l’échelle, non-seulement de nos colonies, mais de tous les pays civilisés, on peut même dire sauvages, car il n’en est peut-être pas un seul où les habitans soient autant dépouillés de toute immixtion dans leurs propres affaires. Les nègres de l’Afrique ont leurs palabres, comme les Arabes et les Kabyles de l’Algérie leurs djemmas, pour délibérer sur les intérêts de la communauté. La Guyane n’a rien en dehors de Cayenne.

Quoiqu’il suffise de quelques centaines d’habitans pour constituer les élémens d’une municipalité, la dispersion de la population à travers une étendue de quatre cent cinquante lieues carrées a été quelquefois alléguée comme excuse de cet état de choses, et l’on a même proposé de déposséder les colons de toutes leurs propriétés éparses pour les installer, à portée de Cayenne, en groupes compactes, sur un espace mieux proportionné à leur nombre. D’incontestables facilités en découleraient pour l’administration : la police, la justice et la viabilité seraient moins coûteuses, la défense militaire plus concentrée, les marchés moins éloignés; en un mot, la sociabilité y gagnerait de toutes façons. Ces considérations auraient dû prévaloir à l’origine de la colonie: aujourd’hui une expropriation générale blesserait au vif cet attachement du propriétaire au sol où il a bâti sa demeure, planté des arbres, imprimé sous toutes ses formes le sceau de sa possession. Les indemnités seraient écrasantes pour le budget. Ce système de dissémination n’est pas d’ailleurs sans cause ni sans compensation. Il résulte de la variété des sols et des essais tentés en divers points. Les vastes étendues d’ailleurs sont nécessaires à l’élève du bétail, qui serait exclu des terres de culture; elles accroissent dans le propriétaire ce sentiment d’importance et de puissance personnelle que la monarchie anéantit jadis, parce que la féodalité l’avait exagéré, mais qui doit renaître, comme dans les sociétés anglaises et américaines, pour devenir un principe d’action et d’émulation. Le colon se sent moralement agrandi en raison même de la grandeur de ses domaines; sur un étroit îlot de terre, coudoyant de tous côtés des voisins, il use sa force en petits conflits et en petites œuvres; une plèbe agricole se forme sans une bourgeoisie et une aristocratie territoriales qui aient assez d’éducation et de loisir pour s’appliquer au maniement des intérêts publics. Si l’autocratie de l’état ne se heurte plus à aucune résistance, si l’administration devient facile par l’obéissance passive des administrés, ceux-ci seront sujets et non citoyens, et la vigueur leur manquera aux jours des luttes solennelles contre la nature ou l’ennemi. Ouvrez le pays tout entier aux libres entreprises et à une prompte appropriation, et vous admirerez avec quelle rapidité ces habitations isolées sur le bord de la mer et des fleuves, aventurées même dans la forêt, deviennent des centres de population où la paroisse prépare la commune. Prenez confiance au spectacle des États-Unis : là le pionnier s’enfonce seul au plus profond des déserts ; quelques années après, la ferme est devenue un village, souvent une ville, et le pays entier s’est colonisé. La liberté fait ces merveilles mieux que la servitude, l’administration spontanée des habitans mieux que l’administration officielle de l’état.

Au-dessus de la vie municipale plane la vie coloniale, et à la Guyane c’est encore une force à créer. Le régime absolu de Louis XIV et de Louis XV admettait auprès du gouverneur un conseil supérieur investi de hautes attributions ; on a vu que Louis XVI avait institué une sorte d’assemblée provinciale. La révolution admit dans ses assemblées les députés de la Guyane à côté de ceux des autres colonies. La restauration et le gouvernement de 1830 créèrent un conseil colonial électif et des délégués ; la république de 1848 rappela les députés et introduisit les conseils-généraux. Aucune de ces formes de représentation n’a trouvé grâce sous le nouvel empire, car on ne peut reconnaître ce caractère à un conseil privé composé d’une majorité de fonctionnaires et d’une minorité d’habitans désignés par le gouverneur lui-même, qui peut trouver en eux d’excellens conseils, jamais un contre-poids ni une résistance. Le pouvoir absolu a donc bien des charmes pour que les plus puissans souverains et les plus éminens ministres n’en dédaignent aucune parcelle ! L’histoire en a conservé un exemple opportun à rappeler ici. Sous Louis XIV, un gouverneur du Canada rendait compte à Colbert de l’avantage qu’il trouvait à réunir l’élite des colons pour prendre leur avis sur les affaires communes : aussitôt le ministre de répudier vivement cette voie pernicieuse, parce qu’elle portait atteinte aux prérogatives du grand roi, assez éclairé pour discerner par lui-même le bien de ses sujets ! L’esprit de Colbert et de Louis XIV vivrait-il encore quand le monde entier s’est renouvelé ? On voudrait en douter en voyant l’ombre du jury, sous la forme d’assesseurs, assister la cour impériale de Cayenne dans ses arrêts. Cependant le jury municipal et colonial pour les affaires d’administration importe plus à établir que le jury criminel, car les plus honnêtes gens sont tous les jours et à tout instant de leur vie justiciables de l’administration ; ils le sont rarement des tribunaux répressifs.

Par un privilège qui n’a pas de précédent, croyons-nous, dans la législation contemporaine ou passée d’aucun pays, le gouverneur de la Guyane est investi, depuis 1854, du droit de fixer à son gré la nature et l’assiette des impôts, d’en régler seul la quotité, la perception, l’emploi. Du jour au lendemain, il peut les improviser à son gré. Le 1er janvier 1860 vit paraître un budget, exécutoire du jour même, arrêté la veille, qui doublait et triplait certaines taxes, à la grande stupéfaction du commerce, dont l’imprudente naïveté avait réglé ses opérations en vue de tarifs qu’il supposait fixes jusqu’à nouvel avis donné en temps utile. Que doit-il en être dans les affaires de moindre importance, où l’intervention des citoyens n’est plus, comme pour le vote de l’impôt, garantie par un droit national de quatorze siècles! Pour ajouter au péril, le renouvellement incessant des gouverneurs est de tradition. Ce sont presque tous de fort habiles officiers supérieurs de la marine, mais qui ne passent guère plus de trois ans dans ces postes, où l’on ne navigue pas, sous peine de compromettre leur avancement. Ils arrivent pleins de feu et souvent de talent, à défaut d’expérience administrative. Les uns travaillent avec ardeur à s’initier à tous les devoirs de leur mission; d’autres s’en tiennent à la haute direction, et abandonnent à leurs inférieurs les soins étrangers à la politique. Au bout de peu d’années, les gouverneurs repartent avant qu’aucun abus soit déraciné, aucune réforme accomplie. Incarné dans les fonctionnaires qui vieillissent sur place, l’esprit de routine triomphe de l’esprit de progrès. Et puis l’on crie sur tous les tons : La Guyane se meurt, la Guyane est morte! Comment vivre sans droit personnel sous des chefs qui passent et s’en vont comme des ombres? De 1817 en 1857, en quarante ans, elle a reçu quatorze gouverneurs titulaires et six intérimaires. Cessons donc de fermer complaisamment les yeux sur les institutions pour n’accuser que le sol, le climat, les colons. Avec un tel régime, qui duré, sauf quelques variantes, depuis plus de deux siècles, les capitaux tant soit peu prudens ont dû se tenir à distance. Un des premiers articles de la charte octroyée à la compagnie hollandaise de Surinam reconnaît aux citoyens le droit de délibérer sur les affaires publiques, et chacun sait le droit des colons anglais. Dans notre Guyane, non-seulement toute délibération est supprimée dans les campagnes et fort réduite à Cayenne, mais le droit de pétition collective, que le sénat a suffisamment consacré dans ses séances, est interdit, et tout contrôle de la presse manque là où n’existent que l’imprimerie et la gazette du gouvernement, La population serait comme une cire molle et muette aux mains du pouvoir local sans l’écho qu’elle trouve dans la métropole auprès des journaux et même du ministère de la marine et des colonies, sans cesse occupé à réprimer des tendances trop peu constitutionnelles.

Malgré toutes ces dérogations au droit commun de la France, la viabilité coloniale, qui ne comprend que six ou sept canaux et une douzaine de chemins, est loin d’être satisfaisante. Cent mille francs au plus lui sont consacrés annuellement. Sur un budget de près d’un million, dont moitié est fournie par le pays, moitié par la France, la meilleure part est absorbée par les frais d’une administration des plus compliquées. Pour une population de vingt mille âmes, les documens officiels ne comptent pas moins d’un millier de fonctionnaires à un titre quelconque, sans parler de la garnison de terre et de mer : d’où un chiffre énorme de frais généraux qui doivent être, ou réduits à de plus simples proportions, ou répartis sur une population et une production plus considérables. Dès aujourd’hui, la moyenne d’impôts par chaque individu à la Guyane est de 23 francs. L’état complète le déficit par une subvention annuelle de 500,000 fr. au service local et par une allocation de 1,600,000 fr. au budget de l’état, double contribution qui ne peut s’alléger que par l’essor donné à la colonisation. Ce subside devrait singulièrement s’aggraver, pour peu que l’on cédât aux fantaisies, comme en l’année 1836, où l’on projeta un puits artésien pour le pays le mieux arrosé qu’il y ait sur le globe, tandis qu’en opérant avec une sage épargne, en rayonnant de proche en proche autour du centre, ne posant jamais, comme le poète italien dans le royaume invisible des ombres, un pas nouveau que le précédent ne soit affermi, on couvrirait peu à peu d’un réseau de communications praticables au moins la partie habitée de la colonie. Un canal latéral à la mer, de Cayenne au Maroni, serait particulièrement utile.

Nous nous étonnons qu’en présence de cette insuffisance de ressources financières, la pensée ne soit pas venue d’essayer de battre monnaie, comme les États-Unis, comme l’Angleterre, avec les terres et les forêts du pays. À l’origine, on concéda tout gratuitement, avec la munificence qui caractérise les gouvernemens de race latine ; on cédait au double désir de faire du bien et de faire acte de faveur. Les résultats furent, là comme partout, déplorables ; ils n’échappèrent pas à la perspicacité de Malouet. « On redemande des concessions de terre dans la Guyane, dit-il dans un de ses mémoires ; je propose de les vendre. Les Anglais, qui aiment à se rendre raison de leurs usages, disent que la concession des terres en Amérique est nuisible au défrichement, que le plus grand nombre de ceux qui se présentent pour obtenir des concessions, n’ayant pas le moyen de les mettre en valeur, en privent ceux qui seraient en état d’en tirer un meilleur parti ; qu’en vendant à un prix modique les terres à défricher, le colon aisé ou celui qui projette des établissemens n’en peut être empêché par une légère avance qui lui assure sa propriété, tandis que l’homme pauvre et stérile est dans l’impuissance d’usurper sa place. Ces raisons sont infiniment plus sensées que celles sur lesquelles nous fondons des concessions gratuites. » Malouet proposait donc d’adopter l’usage des Anglais en vendant la terre au plus bas prix possible. Une loi qui proclamerait la mise en vente, ajoutait-il, rappellera l’attention sur la Guyane. Nombre de particuliers seront tentés de s’y assurer une possession qu’ils établiront au moment opportun. Les acheteurs feront quelques avances pour défricher, et insensiblement l’émulation et les essais croîtront avec les spéculations. Un premier succès en amènera mille autres, tandis qu’en continuant le système établi, les concessions les plus indiscrètes se multiplieront en pure perte. On ne se lassera pas de demander et d’acquérir gratuitement sans avances de culture. Il n’y aura de réuni au domaine que les terres de particuliers sans appui, tandis que les plus grands concessionnaires prolongeront à leur volonté les délais limités par leur charte. — Ces argumens, fort bons au XVIIIe siècle, ont acquis une autorité irréfragable par le succès des États-Unis et de l’Angleterre, au point qu’il est permis de poser la vente des terres comme la première règle de l’art de coloniser. Le discrédit de la Guyane modérerait sans doute au début l’affluence des acheteurs, mais la confiance renaîtrait avec l’expérience; à défaut des blancs, les hommes de couleur et les noirs, proscrits ou méprisés en une partie de l’Amérique, se présenteraient. Le prix ne fùt-il, comme aux États-Unis, que de 15 à 16 francs l’hectare en moyenne, le revenu en serait bientôt appréciable pour les finances de la colonie, et l’accroissement de la population constituerait un profit d’un ordre plus élevé encore. Les forêts pourraient sans doute être vendues plus cher, sans éloigner une intelligente spéculation qui consentirait volontiers à payer à un prix modéré la sécurité de longue jouissance qui est refusée à toute concession gratuite et provisoire, et peut-être la colonie trouverait-elle dans cette nature de biens, dont elle ne tire aucun parti, le gage d’un emprunt qui lui permettrait d’exécuter dans un bref délai les travaux publics les plus urgens.

La propriété certaine et définitive d’un domaine bien délimité relèverait en même temps le crédit des particuliers, réduits aujourd’hui à la confiance personnelle qu’ils inspirent à la banque de la Guyane. Celle-ci, fondée en 1855, au modeste capital de 300,000 fr., a fait plus de bien que de bruit. En 1859-60, elle a escompté, au taux de 6 pour 100, pour 2 millions et 1/2 d’effets, émis 700,000 fr. de billets en circulation, fait pour 16 millions d’affaires, distribué 11,30 pour 100 de dividende à ses actionnaires : chiffres qui établissent que la vie commerciale est loin d’être aussi éteinte à Cayenne qu’on le suppose. Cette vitalité inattendue, que, sous l’apparence d’une atonie générale et malgré un grand discrédit de l’opinion, révèlent des chiffres authentiques, tient à deux causes dont nous n’avons point encore parlé : une consommation considérable parmi les anciens esclaves et l’établissement des pénitenciers. Sous cette double influence, l’importation annuelle dépasse de 6 millions l’exportation différence que le commerce acquitte en espèces ou en traites sur le trésor[6].

A Cayenne, la classe affranchie ne s’est pas, au lendemain de l’émancipation, jetée dans l’oisiveté aussi absolument que ses détracteurs se plaisent à le dire. Elle n’a souvent délaissé les sucreries, qui lui rappelaient plus particulièrement le travail odieux de l’esclavage, que pour se livrer à des cultures moins fatigantes, telles que les vivres et le rocou. Elle a donc fait, avec un travail modéré, sur les denrées d’exportation, d’assez beaux profits qu’elle a consacrés à ses goûts de luxe. La production des vivres est devenue elle-même plus lucrative par l’arrivée du personnel des pénitenciers. Aussi ne voit-on à la Guyane ni misère ni mendicité qu’à de très rares exceptions. Le peuple gagne de l’argent, et en attendant qu’on dirige ses pensées vers la caisse d’épargne, il dépense son gain, ce qui accroît l’importation sans accuser ni une dette croissante ni la destruction des capitaux.

L’autre cause de l’activité commerciale qu’attestent les comptes-rendus de la banque dérive, avons-nous dit, des pénitenciers, dernier aspect de la situation de la Guyane, qu’il nous reste à considérer à un point de vue local et sans prétendre traiter la grande question de la réforme pénale dans ses principes, dans ses méthodes et ses effets. L’établissement pénitencier de la Guyane, créé par décret du 8 décembre 1851, a reçu deux espèces de transportés : la première comprend les suspects ou délinquans incriminés d’insurrection ou de participation aux sociétés secrètes, de rupture de ban, de surveillance, de fuite en dehors du territoire où ils étaient internés ou expulsés; on les a généralement qualifiés de condamnés politiques. La seconde classe comprend les forçats transférés des bagnes, dont la suppression est déjà un fait accompli pour ceux de Rochefort et de Brest; le bagne de Toulon est seul conservé comme dépôt.

D’après des renseignemens à demi officiels, dont l’exactitude n’a pu être vérifiée, le nombre des transportés de la première catégorie serait monté, de 1851 à 1856, à trois ou quatre cents individus, n’ayant avec les forçats que les rapprochemens momentanés commandés par d’impérieuses circonstances. L’obligation du travail leur aurait été appliquée avec peu de rigueur. Beaucoup ont été autorisés à rester en liberté sous caution, soit à Cayenne, soit dans les quartiers. La mortalité des quatre premières années aurait frappé seulement 52 individus sur 320, soit annuellement li pour 100, résultat très satisfaisant en effet, si le secret qui préside au recrutement et aux mouvemens de cette catégorie du personnel n’autorisait des doutes que la rumeur publique accueille volontiers. Depuis 1856, toute indication même approximative manque sur le nombre des transportés par mesure de sûreté.

Des renseignemens précis font également défaut pour les forçats de France et réclusionnaires des colonies transférés à la Guyane, dont le nombre total, depuis l’année 1852, où fut décrétée la suppression des bagnes, est évalué à dix mille environ. A leur arrivée, ils ont été déposés aux îles du Salut, érigées en quartier-général de la transportation, pour être de là évacués dans des succursales sur mer ou sur terre. En mer, les îlots de la Mère et de Rémire ont servi de succursales ; sur terre, les établissemens ont été répartis entre le bassin de l’Oyapock (Montagne-d’Argent, Saint-George), celui de la rivière de la Comté (Sainte-Marie, Saint-Augustin et Saint-Philippe), et le bassin du Maroni (Saint-Laurent, Saint-Louis). Deux ou trois navires ont servi de pontons pour les conditions exceptionnelles. Aux condamnés qui achèvent leur peine et qui doivent néanmoins rester dans la colonie pour un temps limité ou à perpétuité, les postes de Montjoly, de Bourda, de Baduel, ont été assignés comme résidence. Pendant quelques années, la séquestration fut si peu rigoureuse qu’un grand nombre de forçats purent résider à Cayenne, où les uns étaient employés comme ouvriers et domestiques, tandis que d’autres tenaient en ville des auberges et des boutiques. Sur les vives réclamations du conseil municipal de Cayenne, le gouvernement métropolitain fit cesser, il y a trois ans, une tolérance qui dégénérait en scandale.

Autant que l’on peut connaître une organisation sur laquelle les documens officiels ont toujours été rares et discrets, les choix des stations de l’Oyapock et surtout de la Comté ont été malheureux : les maladies y ont sévi avec violence, et la production agricole a été insignifiante. L’habileté industrielle de beaucoup de forçats a été trop souvent détournée de sa vraie destination au profit de fantaisies particulières. La réforme n’a donc paru produire aucun résultat bien sérieux jusqu’en 1860, où un décret impérial a affecté à la transportation la moitié du territoire qui s’étend entre la Mana et le Maroni, du côté de ce dernier fleuve, qui sert de limite à la colonie. Sur ce vaste territoire ont été fondés les établissemens de Saint-Laurent et de Saint-Louis. « Trois cents pionniers, racontait un voyageur témoin de la première installation de Saint-Laurent, abandonnant les lieux habités, ont remonté une rivière, et attaquant sur un de ses bords la forêt vierge qui la couronne, ont ouvert une clairière, débarrassé le terrain des bois et des broussailles, défriché, planté des arbres fruitiers, semé des légumes, scié des bois, construit des loges, tracé des avenues qui deviendront des têtes de routes, élevé un quai, établi des chantiers de charpentiers, de menuisiers, de sabotiers, monté des fours à briques, préparé des terres pour les cultures et érigé une église dont le clocher envoie dans le feuillage ses tintemens qui animent la solitude. Le village naissant n’éveille aucune idée de prison, et le châtiment des fautes se réduit à renvoyer les coupables sur un autre pénitencier, pour les remplacer par de meilleurs sujets. »

Dans les solitudes du Maroni a commencé pour la première fois la véritable réforme pénitentiaire, qui reconnaît pour ressorts nécessaires la famille et la propriété. Des mariages suivis de concessions de terres sont venus très heureusement favoriser les bonnes résolutions. Par leur présence, le gouverneur et le préfet apostolique ont donné à ces cérémonies une solennité calculée pour le bien. On peut considérer comme à peu près perdu en vaines expériences tout ce qui a été fait en dehors de cette voie, qui sera, on l’espère, étendue à toutes les situations qui le comportent ; mais tout le monde n’est pas à marier dans les bagnes, et l’on souhaiterait la faveur d’une concession à tous les condamnés qui le mériteront par leur bonne conduite. Quant aux hommes célibataires, dont l’évasion n’est pas à redouter, soit à cause de leur caractère, de leur âge, du peu de temps que les peines ont à courir, la population de la Guyane s’étonne de ne pas les voir employés aux travaux publics, surtout aux routes, pour lesquels les bras font défaut, plutôt qu’à des cultures de sucre ou de café, qui n’ajoutent rien à la prospérité du pays et coûtent à l’administration dix fois plus qu’elles ne rapportent. Par les labeurs, même périlleux pour la santé, qui assainissent un pays, l’expiation s’accomplit, la réhabilitation s’opère mieux que par quelques heures de culture indolente ou par le louage des services en dehors de la ville et de l’île de Cayenne, récemment autorisé en faveur des condamnés dont on est satisfait. On reproche avec raison à l’autorité militaire, qui a conservé jusqu’à ce jour la direction des pénitenciers, de ne pas savoir faire tourner le travail des forçats à l’utilité générale. En effet, la colonie tient beaucoup à ses transportés pour les services indirects qu’elle en retire. Le service pénitencier y verse tous les ans 3 ou 4 millions, qui ont peut-être préservé la Guyane d’une liquidation. Les communications régulières et fréquentes avec la métropole ont éveillé le sentiment, jusqu’alors inconnu, de la protection de la France. Par cette conviction, le courage des colons s’est raffermi comme leur patriotisme, et la pensée d’une cession aux États-Unis, qui un moment traversa les esprits après 1848, s’est évanouie comme un mauvais rêve.

Sur l’état sanitaire des pénitenciers, de vagues rumeurs ont dû prendre la place des renseignemens authentiques qui faisaient défaut, et probablement le mal réel a été exagéré. Dans un écrit allemand empreint, il est vrai, d’un si violent esprit de dénigrement contre la France qu’il en perd toute autorité, la mortalité annuelle est portée à 20 pour 100. Elle aurait même en certains momens, sans doute lors de l’épidémie de fièvre jaune qui a éclaté en 1855 et 1856, été de 40 pour 100. Quelle que soit la vérité, et dût-elle contenir de sévères enseignemens, l’administration remplirait un devoir en l’opposant aux hypothèses de la malveillance. On s’accorde à dire aujourd’hui à Cayenne que l’état sanitaire s’améliore dans les pénitenciers[7], et l’on ne craint plus de perdre le bénéfice d’une institution que l’Algérie a toujours repoussée avec énergie, que la Nouvelle-Calédonie ne réclame pas, et que Madagascar n’est pas préparé à recevoir. Avec ce secours, la Guyane espère atteindre la destinée prospère que lui promettent en vain depuis trois siècles la fécondité et l’étendue de ses domaines, à qui manquent les bras et les capitaux. La transportation, œuvre de philanthropie pour l’état, est pour elle une source de travail et d’argent.

Enfin la prospérité générale demande tout un système dont le programme découle naturellement des considérations qui précèdent. Nous le résumerons en quelques lignes. Le réseau de la viabilité par terre et par eau devrait être regardé comme le pivot de toute colonisation. On vendrait à bas prix les terres et les forêts domaniales ; on respecterait entièrement la liberté de culture et d’installation ; on accepterait loyalement la moyenne et la petite propriété, non comme un malheur inévitable, mais comme un principe de progrès. En conséquence on faciliterait aux noirs les achats d’immeubles, et en attendant les ventes on donnerait des concessions, pour peu qu’ils fussent en mesure de les mettre en valeur. À l’immigration s’ajouterait le travail des machines et des bestiaux. Le principe électif serait introduit dans la formation du conseil municipal de Cayenne, l’institution municipale s’établirait dans les quatorze quartiers de la colonie. On doterait les communes avec le prix des terres. On instituerait des juges de paix, et tout au moins des assesseurs à côté des commissaires-commandans. On laisserait la banque doubler son capital. On encouragerait les cultures sérieuses par des concours publics et des récompenses ; on honorerait les familles légitimes et nombreuses, surtout dans la classe affranchie, par des témoignages d’estime et des immunités financières ; on ferait de bonne grâce aux hommes de couleur la place à laquelle ils ont droit. On imprimerait à la réforme pénitentiaire un cachet réel d’utilité générale par les travaux publics et d’éducation morale par la famille, la propriété et la religion. Il resterait ensuite à instituer des écoles dans les campagnes en allégeant les frais de l’instruction primaire dans la ville, en provoquant la fondation de salles d’asile et de sociétés de secours mutuels; il resterait à élargir le régime douanier de la colonie, déjà libéral à Cayenne, à réduire dans les services administratifs les frais généraux qui dévorent le budget local, à favoriser la création d’une presse indépendante. Il faudrait enfin reconnaître le droit de pétition. — rétablir un conseil colonial ou général avec de sérieuses attributions, — attirer les Indiens et les noirs des bois, — reconnaître l’intérieur du pays et rejoindre par nos fleuves les hauts bassins de l’Amazone, — en un mot susciter l’essor des forces et des volontés privées dans tout ce qui est du domaine des particuliers, appliquer exclusivement les forces et les volontés de l’état à ce qui est sa mission propre, afin de refaire la réputation de l’établissement aux yeux de la France et de l’Europe, et dans cette voie préférer les ressorts moraux qui élèvent les âmes à la contrainte matérielle ou légale qui les abaisse.

Avec ces améliorations, ces garanties et ces libertés, la Guyane ne deviendra pas un paradis terrestre; elle ne justifiera pas le nom de France équinoxiale; elle inspirera une légitime défiance aux tempéramens non acclimatés, et l’on pourra toujours regretter qu’entre tant de beaux pays du globe que nos émigrans du XVIe siècle s’étaient appropriés, nos gouvernemens aient attaché plus de prix à conserver ce coin de terre brûlée du soleil que la vallée tempérée du Mississipi et les fraîches prairies du Canada. Néanmoins la Guyane cesserait de nous être jetée à la face comme une injure et un défi; le courant de l’émigration européenne qui s’écoule autour de nous ne s’en détournerait plus comme d’une terre maudite. Alors se réaliserait cette prophétie que Humboldt inscrivait au commencement du siècle dans son immortel voyage aux régions équinoxiales, et par laquelle nous terminerons notre étude : « Il en sera de ces contrées fertiles, mais incultes, que parcourent le Guallaga, l’Amazone et l’Orénoque, comme de l’isthme de Panama, du lac de Nicaragua et du Rio-Haasacuabo, qui offrent une communication entre les deux mers. L’imperfection des institutions politiques a pu pendant des siècles convertir en déserts des lieux sur lesquels le commerce du monde devrait se trouver concentré; mais le temps approche où ces entraves cesseront. La civilisation va se porter irrésistiblement dans ces contrées, dont la nature elle-même annonce les grandes destinées par la configuration du sol, par l’embranchement prodigieux des fleuves et par la proximité des deux mers qui les baignent. »


JULES DUVAL.

  1. Voyez les livraisons de la Revue du 1er et 15 octobre 1858 (Sénégal), 15 avril et 15 mai 1859 (Algérie), 15 août 1859 (Terre-Neuve), 15 avril 1860 (La Réunion), 1er septembre 1860 (les Antilles).
  2. Voyez la Revue du 1er ’août 1845.
  3. Voyez les travaux publiés sur ce sujet par M. Léonce de Lavergne dans la Revue du 1er et 15 juillet et du 1er août.
  4. Le salaire des engagés indiens est de 12 francs 50 centimes par mois pour vingt-six journées de travail effectif. Bien qu’avec l’entretien en état de santé et de maladie le taux réel monte bien plus haut, on comprend que le noir libre ne se contente pas d’un prix nominal si faible.
  5. En 1859, les principaux articles de l’exportation de la Guyane en France sont les suivans (commerce général, en valeurs actuelles).
    ¬¬¬
    Rocou 321,843 kil. 434,480 fr.
    Bois d’ébénisterie 497,674 160,766
    Sucre brut 73, 425 44,679
    Girofle 14,413 22,366


    Le chiffre total monte à 709,828 francs, à quoi il faut ajouter une centaine de mille francs pour le commerce avec les autres colonies et l’étranger. La feuille officielle de la Guyane porte le total des exportations de 1860 à 1,032,797 francs, le plus haut chiffre qui ait été atteint depuis longtemps.

  6. En 1860, l’importation totale a été de 7,107,484 fr., et l’exportation de 1,032,797 fr.: différence, 6,074,687 fr., sur lesquels les envois pour le compte direct du gouvernement représentent seulement 879,970 fr.
  7. Des renseignemens officiels, encore inédits, constatent que la mortalité annuelle est de 8 pour 100, comme elle l’était dans les bagnes.