Politique coloniale de la France/07
- I. Études historiques et statistiques sur la population de la Martinique, par le docteur E. Rufz ; 2 vol., 1850. — II. Document pour servir à l’histoire de la Martinique, par M. Sidney Daney, 1 vol. in-8o, 1857. — III. Histoire de la Guadeloupe, par M. Lacour ; 3 vol., 1855-1858. — IV. Le Libre Echange colonial, par M. Le Pelletier Saint-Remy ; 1 vol., 1859. — V. Les Colonies françaises et l’Abolition de l’esclavage, par le même ; 1 vol., 1859. — VI. La Question monétaire et la Question commerciale à la Guadeloupe, par M. de Chazelles ; 1 vol., 1860. — VII. Étude sur la situation économique des Antilles françaises, par M. de Crisenoy ; l vol., 1860. — VIII. Annales de l’Agriculture des colonies et des régions tropicales, par M. Paul Madinier, 1860.
Dans le mouvement d’expansion qui, depuis le XVIe siècle, a porté les puissances maritimes de l’Europe occidentale vers le Nouveau-Monde, chacune d’elles a compris que l’archipel des Antilles était l’avant-scène du continent américain ; chacune d’elles a voulu y prendre pied. Guidés par Christophe Colomb, les Espagnols s’installèrent à Saint-Domingue, à Cuba, à la Jamaïque, à Porto-Rico, à la Trinidad, les îles les plus importantes par leur étendue ou les plus voisines des terres où ils espéraient rencontrer l’or, l’argent et les diamans, seuls objets de leurs poursuites. À ces étapes, ils demandèrent des vivres, de l’eau et du bois plutôt que des champs de colonisation. Les Anglais vinrent après, glanant où les Espagnols avaient récolté, s’installant avec plus de résolution et de suite, parce qu’ils ne comptaient point sur le Pérou ni sur le Mexique pour s’enrichir. Aux îles possédées par droit de première occupation ils ajoutèrent de siècle en siècle les conquêtes de la guerre, et successivement devinrent les maîtres de la moitié de l’archipel caraïbe. Aujourd’hui, sur quarante îles, vingt leur appartiennent, commandées par la Jamaïque à l’ouest, la Trinidad au sud, la Barbade à l’est, Antigue au nord. Les Français, établis à Saint-Christophe dès 1625, arborèrent, en moins d’un siècle, leur drapeau sur la Guadeloupe, la Martinique, Sainte-Lucie, la Dominique, Saint-Domingue, qui devint la reine des Antilles, Grenade, Saint-Vincent, Tabago, et quelques autres. Sur les traces de leurs rivaux, les Hollandais accoururent, et trouvèrent place à Saint-Eustache, aux Iles-Vierges, à Curaçao, à droite de la route qui les conduisait à la Guyane et au Brésil, leurs plus importantes possessions. À leur tour, les Danois s’emparèrent de Sainte-Croix ainsi que de Saint-Thomas, un îlot stérile que personne ne leur disputait, et qu’ils ont su rendre fécond par la liberté commerciale. Les Suédois, ne trouvant plus rien à prendre, acquirent des Français l’île de Saint-Barthélémy au prix d’un droit d’entrepôt à Gothembourg ; de plus, en 1813, ils achetèrent la Guadeloupe aux Anglais, qui s’en trouvaient momentanément les maîtres, marché que rompirent les événemens de 1815. Les Portugais seuls ne revendiquèrent rien, satisfaits sans doute du Brésil, enlevé à la Hollande, et qui rentrait dans les limites que leur avait tardivement accordées la libéralité du pape Jules II, rectifiant le partage du monde nouveau fait par l’un de ses prédécesseurs.
À la rivalité d’ambition, qui fut le premier mobile de ces occupations, faites un peu au hasard et sans aucun plan préconçu, s’ajouta bientôt l’influence des intérêts militaires et commerciaux pour transformer les haltes et les comptoirs en places fortes. Dans cette chaîne d’îles qui s’arrondit en arc sur l’Océan-Atlantique depuis la pointe de la Floride jusqu’au cap Paria, chaque anneau devint un poste hérissé de défenses, disposé pour la surveillance et l’attaque, tout en favorisant un cabotage d’île en île, propice à la contrebande, et le trafic avec les navires européens. Grâce au triple mouvement de la guerre, de la navigation et du commerce, les populations se massèrent, des cités se construisirent, et de proche en proche la colonisation rayonna dans les campagnes. Aujourd’hui les cabanes de bois des premiers jours sont devenues des villes qui ont grandi à l’ombre des citadelles ; les rares pionniers établis au début ont donné naissance à de nombreuses générations, et les petites îles que dédaignaient les compagnons de Colomb n’ont cessé d’être des points d’appui pour les combats aux époques de guerre, des théâtres de concurrence agricole et commerciale aux époques de paix. Le rôle de l’archipel des Antilles a grandi surtout depuis que les principales productions des îles, le sucre, le café, le tabac, le cacao, après être restées longtemps des denrées de luxe, ont pénétré dans la consommation populaire[1].
Dans ce bassin maritime où se heurtent, resserrés sur un étroit espace, les passions et les intérêts de l’Europe, quel rang tient la France, représentée par les deux colonies que lui a laissées la fortune des armes ? Quel niveau de richesse et de puissance a-t-elle atteint et peut-elle atteindre ? Quels moyens conviendraient le mieux pour un plus favorable résultat ? À ces questions nous essaierons de répondre en embrassant les ressources naturelles et les forces humaines qui se trouvent en présence, les établissemens coloniaux qui existent, les conditions de leur complet essor et leurs légitimes espérances. Dans cette étude, il est juste de ne pas séparer la Martinique de la Guadeloupe malgré leur indépendance mutuelle en fait d’administration. Sous le rapport historique et politique, leurs destinées sont solidaires ; sous le rapport économique, leur rôle est à peu près pareil, et l’émulation qui les anime n’exclut point entre elles des sentimens fraternels.
La nature est belle dans ces îles comme dans la plupart des régions tropicales. Les premiers habitans des Antilles attribuaient le charme de leur archipel aux filles de la mer, qui secouaient au-dessus des ondes leur chevelure parfumée pour attirer les pêcheurs au milieu des écueils où elles cachaient leurs palais enchanteurs et perfides. Comme d’ordinaire, la légende n’était ici que l’instinctive et poétique interprétation des phénomènes de la nature. Dans ces parages, sous le souffle régulier des vents alizés, la mer déroule avec une majesté sereine ses larges et paisibles vagues, le jour transparentes à de remarquables profondeurs, la nuit semées d’étincelles et de traînées phosphorescentes. Les savanes et les forêts exhalent des senteurs que la brise emporte au loin sur l’Océan comme l’encens de la terre. Au-dessus de ces rivages, le ciel déploie l’éclat incomparable de son azur, et fait succéder, par intervalles égaux, aux incendies d’un soleil presque vertical les splendides illuminations des étoiles. La végétation ne connaît point le repos ; les arbres renouvellent sans fin leurs fleurs et leurs fruits, et traduisent en tableaux réels ces réminiscences de paradis terrestre, ces rêves de printemps éternel dont nous avons tant de peine, en notre froide Europe, à nous faire une image. Le règne animal reflète ces merveilles dans l’oiseau-mouche, le colibri, éblouissans d’or et de pourpre, de saphir et d’émeraude. Que de curiosités éveillées, que de surprises et d’émotions pour le navigateur et le voyageur arrivant de la zone tempérée ! Ce n’est pas qu’aux rayons de ces magnificences il n’y ait quelques ombres. La saison des pluies, bien qu’elle survienne au plus fort des chaleurs, se montre presque aussi désagréable que notre hiver : trop souvent de violens ras de marée bouleversent les rades ; les grains de mer tournent en terribles ouragans, et les tremblemens de terre démolissent en un jour l’œuvre des siècles. Toutefois l’homme, par un heureux don de la Providence, oublie vite les maux passés, et ici comme ailleurs les richesses d’une terre féconde l’habituent à supporter les inconvéniens accidentels du climat.
A juger de la Martinique par le bruit qui s’est fait autour de son nom, l’on ne soupçonnerait pas que cette île n’a guère que l’étendue d’un simple arrondissement de France, seize lieues de long sur sept de large et quarante-cinq de circonférence, 100,000 hectares environ de superficie. Son rôle historique lui vient d’ailleurs de sa situation, la plus avancée au vent de toutes les îles, sauf la Barbade, ce qui en fait l’une des premières escales pour les navigateurs arrivant de la pleine mer. Les profondes échancrures de son pourtour, qui forment une multitude de rades, d’anses et de havres, se prolongent au milieu des terres comme des estuaires et communiquent avec les rivières de l’intérieur ; son principal port, Fort-de-France, est l’un des plus vastes et des plus sûrs de l’Amérique ; enfin elle jouit d’une admirable fertilité, due au triple concours d’un sol riche, d’une humidité surabondante et d’un soleil ardent.
Le sol, formé d’éjections volcaniques, a toute la fécondité de ces sortes de terres, avantage qui se complique, il est vrai, d’un grave péril, tant que les feux souterrains brûlent encore, comme les fumées de la Montagne-Pelée ne le prouvent que trop. Le simple aspect de la contrée en raconte l’histoire géologique. Du nord au sud de l’île se dressent cinq ou six monts principaux, distribués en groupes rapprochés, mais indépendans, au lieu de ces chaînes prolongées qui accusent ailleurs des formations moins violentes. Les uns culminent en pitons aigus dont l’altitude dépasse 1, 300 mètres ; d’autres s’étalent en crêtes étroites, parfois tranchantes, inclinées en talus raides et d’un accès difficile. À mi-hauteur de ces sommets détachés, et comme leur faisant cortège, une multitude de mornes, restes de volcans secondaires, s’abaissent en coteaux moins abrupts, les uns ombragés de forêts ou cultivés, les autres stériles et nus. Après les volcans qui ont créé ces pics, ces cônes, ces pyramides, sont venus les tremblemens qui les ont disloqués, ont déchiré la croûte du sol, haché les flancs des montagnes en crevasses et en précipices : obstacles dont souffrent à la fois les communications et les cultures.
Au-dessus d’un sol chaud et poreux, atteignant par étages successifs de grandes élévations, l’atmosphère a pu amasser ses vivifiantes fraîcheurs, grâce aux immenses nappes marines qui entourent l’archipel. Grossies de celles qui se dégagent des bouches vaseuses de l’Orénoque, ces vapeurs, poussées par les vents d’est sur les flancs et la cime des montagnes, s’y condensent en nuages et en brumes, s’y fondent bientôt en pluies dont la succession dure depuis juillet jusqu’en octobre. La quantité annuelle de pluie dépasse une moyenne de deux mètres. Après s’être dépensée en partie au profit d’une magnifique végétation forestière, cette eau bondit en cascades et forme des cours également précieux pour les campagnes et les villes comme irrigation et force motrice. À vol d’oiseau, le système hydrographique de l’île au lieu de ce réseau ramifié que dessinent les fleuves qui coulent à travers les assises stratifiées du globe terrestre, ne présente qu’une profusion de veines liquides, isolées et indépendantes : elles courent précipitamment du haut des monts à la mer, quand la main de l’homme ne les a pas détournées vers quelque habitation, et entraînent sur le littoral une couche épaisse d’alluvions, terres privilégiées pour la culture de la canne à sucre.
Un peu plus grande que la Martinique[2], la Guadeloupe présente moins d’unité. L’eau et le feu, qui ont formé l’archipel des Antilles, l’une par voie de dépôt et de soulèvement, l’autre par voie d’éruption, se sont partagé les terrains de cette île. La partie occidentale, spécialement, mais improprement appelée la Guadeloupe, offre le même aspect et la même composition que la Martinique, avec plus de grandeur dans le paysage, plus de vigueur dans la végétation : c’est là que fume la Soufrière, cratère crevassé du volcan qui ronge les entrailles de l’île, dont la présence est aussi révélée par de nombreuses sources thermales. Dans la partie orientale de l’île, dite la Grande-Terre, se déroulent au contraire de vastes plaines ; semées seulement du nord au sud, vers l’ouest, de mornes peu élevés. Ce sol, qui s’est lentement émergé, se compose de vastes assises calcaires remplies de coquillages et douées d’une exubérante fertilité. Les deux parties de l’île, divisées par un étroit canal de mer, représentent sur la carte deux ailes inégales déployées autour d’un axe qui en maintient l’unité en même temps qu’il les sépare. À la Guadeloupe propre appartiennent, avec tous les reliefs du sol, les pluies fréquentes, les forêts sombres, les fraîches savanes, les cours d’eau abondans, trop abondans même, car souvent ils débordent et ravagent les cultures. La Grande-Terre, pays plat, ne reçoit que peu de pluie et manque entièrement d’eau ; néanmoins le sol, calcaire et profond, est plus favorable à l’agriculture que la terre volcanique et montueuse des autres parties de l’île. Qu’on y joigne une plus grande facilité de communications, et l’on ne s’étonnera plus de trouver à la Grande-Terre l’esprit public plus développé, un sentiment plus général de confiance, des goûts plus répandus de sociabilité : ici, comme partout, la nature a servi de moule à la société, qui en reproduit l’empreinte.
Si variées que soient les forces de la nature, bien autrement complexes sont les élémens de la société dans nos colonies des Antilles. L’origine et la couleur, la langue et les idées, les mœurs et les intérêts, ont créé dans le corps social des organes juxtaposés, pour ainsi dire, plutôt que des membres unis par le lien de la même vie. Essayons de reconnaître la trempe particulière de chacun de ces élémens, principe de force ou de faiblesse pour l’ensemble.
Des Caraïbes qui occupaient ces îles à l’arrivée des Européens, il ne reste guère que certaines traditions de médecine empirique et des superstitions que les nègres ont adoptées, héritage naturel de la sauvagerie. Ces insulaires ont préféré la misère dans la liberté au travail dans la servitude, leur grossier fétichisme à une civilisation chrétienne dont les vices et la tyrannie voilaient les bienfaits. Refoulés d’abord, ils ont été lentement exterminés. Peut-être quelques gouttes de sang caraïbe coulent-elles encore dans les veines de rares individus dont la taille élancée, le teint olivâtre, les yeux obliques, largement ouverts, voilés de longs cils et pleins de mélancolie, les cheveux plats et collés sur les tempes et la nuque, rappellent un type fidèlement conservé par la tradition, qui n’a pas tout à fait disparu dans certaines îles et sur le continent. On croyait avoir perdu tout vestige matériel de l’industrie des Caraïbes, lorsqu’il y a peu d’années furent découverts, dans des cavernes que la basse mer mit à nu sur les rivages de la Guadeloupe, des squelettes entourés d’une grande quantité de pierres taillées suivant les besoins du travail, de la guerre et de la pêche, et dont plusieurs rappellent exactement les haches celtiques[3] : trait de ressemblance, et qui n’est pas le seul, entre les sauvages américains et ceux de l’Europe primitive.
En disparaissant de la scène, les hommes rouges ont cédé la place aux blancs et aux noirs, seuls possesseurs et seuls cultivateurs depuis plus d’un siècle des îles caraïbes. Par l’intelligence, la fortune, l’éducation, par tous les dons naturels et acquis, les blancs tiennent le premier rang et, même depuis que les lois ont proclamé l’égalité, imposent leur supériorité aux noirs, qui forment de beaucoup la majorité numérique. Rejeton des deux races, la tige mulâtre prend la place intermédiaire, croît et se fortifie par la fortune autant que par le nombre.
La race blanche s’est recrutée en France dans toutes les classes de la nation. Les cadets de famille, traités alors par les lois comme le sont encore aujourd’hui les cadets anglais, allaient demander aux aventures lointaines une fortune digne de leur naissance, quelquefois un abri contre les lettres de cachet, contre les édits qui punissaient le duel, contre des créanciers intraitables. Ces gentilshommes se jetaient bravement dans les hasards et les périls. D’Énambuc et d’Ogeron aux Antilles, comme La Salle à la Louisiane, Flacourt à Madagascar, Cartier et Champlain dans l’Amérique du Nord, et avant eux Bethencourt aux Canaries, après eux La Bourdonnaye et Dupleix dans l’Inde, sont des héros de colonisation comparables aux plus brillans types de l’Espagne et du Portugal. La souche nobiliaire des premiers fondateurs s’accrut successivement des greffes qui lui vinrent de la grande propriété territoriale, des hauts fonctionnaires établis dans le pays, enfin de quelques Français émigrés qui avaient remarqué à la cour la beauté et la richesse des filles créoles. Grâce à ces émigrations et à ces alliances, il n’y avait guère, dans le siècle dernier, de famille en France qui n’eût son représentant aux colonies : aussi nos possessions d’outre-mer tenaient-elles dans le cœur de la patrie une place qu’elles ont perdue. L’oncle revenant des colonies millionnaire ou chevalier de Saint-Louis était l’espoir de tous les neveux, l’honneur de tous les châteaux, un personnage populaire des comédies.
L’ordre du clergé était représenté par des missionnaires, entre lesquels se distinguaient les capucins par leur humilité, les dominicains par leur science et leurs vertus, les jésuites par leur habileté administrative. Les uns et les autres, les derniers surtout, devenaient, pour les besoins et pour le compte de leurs maisons, planteurs, sucriers, commerçans, trop souvent spéculateurs. C’est à la Martinique qu’éclata en 1762 la banqueroute de 3 millions qui rendit fameux le nom du père La Valette, vicaire-général des jésuites et préfet apostolique de l’île, dont la condamnation prépara celle de l’ordre. De meilleurs souvenirs se rattachent à la mémoire de deux dominicains, le père Dutertre et le père Labat, témoins fidèles et historiens fort estimés des premiers temps de la colonisation. Ce dernier, homme de savoir et d’esprit, à la fois prêtre, ingénieur, architecte » agriculteur, devançait son temps avec une singulière hardiesse. « J’écrivis, dit-il dans son Voyage aux Antilles, au supérieur de notre mission de la Guadeloupe, qui avait scrupule de se servir d’un luthérien, nommé Corneille, natif d’Hambourg, de me renvoyer bien vite à la Martinique, parce qu’il m’était indifférent que le sucre qu’il me ferait fût luthérien ou catholique, pourvu qu’il fût bien blanc. » Si vive fut l’impression laissée aux Antilles par ce célèbre dominicain, que lorsqu’une lumière, portée la nuit par quelque main invisible, semble voltiger sur les mornes qui entourent Fort-de-France, la croyance populaire y voit l’ombre du père Labat arpentant, à pas de géant, les rivages qu’il couvrit de forts en même temps que d’églises, d’écoles et de plantations. La mémoire des ordres religieux survit, en signes plus matériels, dans les belles et vastes propriétés qu’ils tenaient de la munificence du roi ou des habitans, et qui ont fait retour au domaine national : établissemens tout prépares pour devenir des Mettray américains.
Le tiers-état fournit aussi sa part de colons au double titre d’émigrans libres et d’engagés. Les libres émigrans étaient de toute profession : laboureurs qui échappaient à la corvée, artisans qui fuyaient les corporations, marchands munis d’une pacotille et plus encore de confiance dans leur savoir-faire, matelots avides de liberté, négocians malheureux dans la métropole, médecins, avocats, notaires en quête d’une clientèle ou d’une bonne place. Des terres voisines arrivaient des flibustiers, des corsaires pour vendre leurs prises, et des planteurs qui ne voulaient point passer avec leurs domaines sous le pouvoir des Anglais. Tout ce mouvement de voyages et de spéculations auquel la vapeur a donné depuis des proportions si étonnantes se retrouve déjà en germes fort épanouis dans ces temps d’ébranlement pacifique qui suivirent la découverte du Nouveau-Monde. La plupart de ces recrues de la bourgeoisie s’adonnèrent au commerce, à l’industrie, aux professions libérales, aux fonctions publiques, et préparèrent dans les villes l’avènement de la démocratie.
Les campagnes recevaient les engagés à temps, qui étaient au XVIIe siècle exactement ce que sont aujourd’hui les engagés indiens et chinois ; le nom a survécu comme la chose, avec une simple différence géographique. Des armateurs entreprenaient le recrutement des travailleurs pour les colonies ; c’était une industrie courante à Dieppe, au Havre, à Saint-Malo, qui trouvait sur place des domestiques, des paysans, même des fils de famille disposés à louer pour trois ans leurs services (plus tard l’engagement fut réduit à dix-huit mois), à la seule condition du transport gratuit et d’un salaire annuel de cent livres de petun ; c’était alors le nom du tabac. Comme on n’avait point encore posé en principe que le blanc ne peut travailler sous le ciel du tropique, l’engagé français s’employait sans répugnance dans les mêmes champs que le noir, aux mêmes cultures ; souvent il se plaçait au même rang, portant les mêmes fardeaux, obéissant au même fouet, et comme lui trompant sa fatigue par quelque refrain, écho de la patrie absente. Son temps fini, l’engagé, fortifié par le travail, acclimaté par le séjour, prenait place parmi les blancs sans aucune tache sur son passé. Libre, il aspirait à la propriété, à la fortune, aux honneurs même, et il y arrivait ; l’un de ces engagés entra en 1780 au conseil souverain : remarquable témoignage de la manière toute naturelle dont la société se constituait dans les colonies à l’image de la métropole, un peu longuement, mais solidement, avec l’égalité d’estime sous la différence des conditions. On doit regretter que cette formation régulière ait été compromise par l’irruption violente de l’esclavage et de la traite. Les engagés à temps, devenus inutiles, écartés par la concurrence des noirs, mal vus parce qu’ils donnaient le mauvais exemple des blancs travaillant à la terre, cessèrent d’arriver. Ils n’en avaient pas moins introduit aux Antilles un fonds de population dont la modeste, mais honorable origine se trahit encore par l’appellation de petits blancs.
Par un fanatisme qu’explique sans le justifier l’esprit du temps et que l’on s’étonne de trouver chez Colbert au même degré que chez Richelieu, les colonies furent sévèrement interdites aux protestans et aux Juifs, à cette époque même où le puritanisme dissident jetait sur le sol américain les fondemens de la fortune des États-Unis. En vain l’amiral de Coligny avait voulu ouvrir à ses coreligionnaires, dans la Floride et au Brésil, la carrière de la colonisation par des entreprises auxquelles Calvin lui-même avait pris intérêt : les rois et leurs directeurs spirituels s’y opposèrent et concentrèrent dans la patrie, en lui fermant toute issue, un foyer de guerres civiles qui se serait éteint en dispersant ses flammes à travers le monde. Malgré les rigueurs des lois, quelques-unes des victimes de la politique, surtout après l’édit de Nantes ; se fiant à la générosité des mœurs, pénétrèrent dans les colonies, s’y rendirent nécessaires par leurs services, et la tolérance refusée à leur droit d’homme et de croyant fut accordée aux avantages que procurait leur industrie. Par une rigueur plus inexplicable ; encore, les colonies furent fermées aux étrangers de crainte qu’ils ne prissent une part des bénéfices que voulait se réserver une jalouse métropole. On a quelque peine à concilier des vues aussi étroites, des idées aussi fausses avec le génie que la postérité accorde à certains ministres et à certains rois ; il faut convenir du moins que le génie de nos souverains et de nos hommes d’état eut, à l’endroit des colonies, de singulières éclipses.
De ces élémens multiples s’est formée une race spirituelle, généreuse, hospitalière, recherchant toutes les impressions vives, jadis la guerre, le duel, le jeu, tournée aujourd’hui vers les calculs de la fortune et les honneurs, n’ayant de ce laisser-aller qualifié d’indolence créole que les agréables apparences, et apportant à la conduite des affaires l’ardeur qu’inspire la passion du succès tempérée par un vernis d’élégance qui rappelle la noblesse de l’ancien régime. Dès le XVIIIe siècle perçaient entre la population blanche des diverses îles françaises des contrastes que résumait ce dicton : nos seigneurs de Saint-Domingue, messieurs de la Martinique, les bourgeois de la Guadeloupe. En laissant de côté les seigneurs de Saint-Domingue, qui ont disparu dans de sanglantes catastrophes, les nuances d’autrefois ne sont pas encore effacées, et chacun a le bon esprit de se glorifier de son lot.
Au-dessous des blancs, disait-on il y a quinze ans, à leurs côtés, doit-on dire aujourd’hui, les noirs sédentaires composent la grande majorité. Tous originaires de l’Afrique, ils sont nés pour la plupart aux colonies, et par cela même sont créoles[4] : généralement forts et agiles, plus doux que méchans, plus simples que rusés, plus enclins au plaisir et à l’insouciance qu’au travail et à l’activité, ils sont faciles à manier par la bonté et l’autorité morale après comme avant l’émancipation ; seulement ils aiment les droits qu’elle leur a reconnus de pratiquer les petites industries et les petits commerces, d’acquérir et de cultiver de petites propriétés, de s’agglomérer en villages isolés, qui préfèrent l’œil paternel de la religion au regard sévère de l’administration. Les anathèmes des habitans contre cette sorte d’émigration à l’intérieur se trouvent singulièrement palliés par les documens officiels, qui constatent, dans la population affranchie, un nombre de mariages, de légitimations, de reconnaissances[5], qui au temps de l’esclavage eût paru une fabuleuse utopie, car tous les avocats de ce régime lui avaient trouvé, entre mille raisons de même ordre, cet étrange prétexte : l’horreur du noir pour le mariage. La famille mène à sa suite tous les autres progrès économiques et moraux, on peut l’affirmer sans enquête : avec les enfans à nourrir et à élever s’installent, sous la case couverte de feuilles comme sous l’habitation couverte en bois, l’amour paternel, le travail, l’épargne, l’ordre, pour peu que la race privilégiée prêche de parole et d’exemple. Que les propriétaires déplorent la désorganisation de leurs ateliers et le chômage de leurs usines, ils en ont aussi bien le droit que les propriétaires qui, en France, déplorent l’émigration des campagnards vers les villes ; mais peut-être y a-t-il dans ce déplacement une décadence morale de la société plus prononcée en Europe qu’aux colonies.
Entre les noirs et les blancs se placent les mulâtres, appelés par euphémisme hommes de couleur, qualification qui a prévalu ; cette classe, importante par le nombre et l’énergie, par l’ambition et la fortune, aspire à conquérir la première place dans des colonies qui pour elle sont la patrie. De tout temps, elle y fut une cause d’embarras et d’inquiétude, inévitable expiation de l’iniquité de la race blanche, qui, après avoir créé et mis au monde des enfans mulâtres, les repoussait dédaigneusement dans la plèbe esclave, et leur refusait, même après la liberté acquise, leur part de droits civils et politiques, comme si elle était innocente de leur existence, comme si elle pouvait alléguer contre eux l’infériorité de nature invoquée contre les noirs. L’histoire coloniale, qui mérite d’être interrogée au moment où l’antipathie entre les deux classes est ravivée par certaines doctrines, constate que le préjugé de la couleur, dont on se fait une excuse puisée dans la nature, est un fruit corrompu de la politique. Les annales des Antilles montrent à chaque page les lois de la métropole faisant à cet égard violence aux mœurs des colonies, et les dures traditions du droit romain étouffant les généreuses inspirations de la race française.
Jusque vers 1674, les enfans de couleur suivirent le sort de leur père, et furent libres en principe dès la naissance, en réalité dès l’âge de vingt-quatre ans. C’est dix ans plus tard que Louis XIV, si bon père pour ses propres enfans illégitimes, cédant aux inspirations qui lui firent révoquer l’édit de Nantes, précipita dans l’esclavage les enfans nés du commerce des blancs avec les négresses. La moindre tache de sang noir fit perdre la noblesse et devint un titre d’exclusion à tout emploi, — et pour quelles raisons ! « Dans un pays où il y a quinze esclaves contre un blanc, on ne saurait tenir trop de distance entre les deux espèces. » Sous Louis XV, tout mariage entre un blanc et une femme de couleur, d’une nuance quelconque, fut interdit par le motif que, « cessant d’être ennemis, le mulâtre et le blanc auraient pu s’entendre contre l’autorité métropolitaine… Si, par le moyen de ces alliances, les blancs finissaient par s’entendre avec les libres, la colonie pourrait se soustraire facilement à l’autorité du roi… » — « Il me paraît de grande conséquence, lit-on encore dans un édit de 1731, qu’on pût parvenir à empêcher l’union des blancs avec négresses et mulâtresses, parce qu’outre que c’est une tache pour les blancs, cela pourrait trop les attacher aux intérêts de leurs alliés. » Par les mêmes motifs, on multiplia les difficultés qui entouraient les affranchissemens.
Ces violences légales survécurent à la philosophie et à la révolution. En 1802, le gouvernement consulaire rétablit d’une main l’esclavage et la traite, de l’autre remit en vigueur les édits qui « excluaient les noirs et hommes de couleur du territoire français pour prévenir le mélange impolitique et scandaleux qui peut en résulter dans le sang français. » Fidèle aux principes du consul, l’empereur maintint de son mieux la division des races, des classes et des couleurs, œuvre rendue facile par un siècle et demi de rigueurs royales et religieuses. C’est ainsi que la politique opposait ses égoïstes calculs à la nature, qui poussait à la fusion par l’instinct sociable des races méridionales. À la longue, la politique triompha et finit par susciter une répulsion dont la violence n’est que trop manifeste aux colonies, et qui se prolonge même en France parmi les créoles blancs, à moins d’un énergique contre-poids de leur raison et de leur cœur. Malgré ces dédains, le blanc n’en reste pas moins envié des mulâtres et admiré des noirs comme un être supérieur[6]. La femme de couleur surtout professe cette sympathie, et par là prépare, en dépit des préjugés, de nouveaux et féconds rapprochemens. Le nombre seul des hommes de couleur ne prouve-t-il pas que la prétendue répugnance des deux races est une fiction ? Il n’y a de vrai que l’éloignement à peu près invincible de la femme blanche pour le noir, conséquence de la loi générale qui porté le sexe féminin à s’élever.
Ce coup d’œil rétrospectif, étranger à toute récrimination et surtout désintéressé, éclaire de quelque lumière la situation présente, pleine de mutuelles défiances entre les blancs et les hommes de couleur. Les lois étant revenues à la justice, la nature reprendra tôt ou tard son influence conciliante. À mesure que les héros et les victimes des luttes civiles descendent dans la tombe, l’amertume des souvenirs s’efface ; les complots et les poursuites, les condamnations et les souffrances des temps agités ne tarderont pas à disparaître. Après la prescription trentenaire de l’oubli, les générations nouvelles s’uniront de nouveau par les liens de l’amitié et de l’amour, surtout si la religion et l’éducation les y préparent dès l’enfance par la présence commune aux églises, aux écoles, aux pensions : c’est ainsi que, dans les colonies espagnoles et portugaises, se sont formées des races mixtes qui président aux destinées de leur pays, de concert avec la race primitive, sans que la dignité humaine en gémisse. Si des sentimens différens portent la race anglo-saxonne à se conserver pure de tout mélange, sans incriminer ce trait de mœurs nationales, nous ne sauvions y voir un modèle absolu à suivre. La sociabilité qui porte les peuples de souche gauloise et latine à s’allier, même par le sang, aux peuples les plus divers, pour les élever au christianisme et à la civilisation, serait-elle moins digne d’estime que la fierté des races saxonnes, qui les refoulent pour ne pas se souiller de leur contact ?
Ces temps de complète réconciliation sont encore éloignés, nous le savons. Les incendies qui, en 1859, ont répandu la terreur à la Martinique, et motivé l’état de siège, révèlent en traits sinistres, comme sous l’esclavage les empoisonnemens, quelles haines survivent entre les diverses classes : triste fruit de deux : siècles d’oppression légale et de domination abusive. Tout en assurant, par une ferme répression, respect à la propriété et sécurité aux personnes, puisse la métropole, répudiant les leçons d’un autre âge, déployer pour l’entente cordiale des races autant de zèle qu’elle en mit jadis à leur séparation ! La justice, la liberté, l’éducation, la propriété, le droit commun, également garantis à tous, sont les conditions fondamentales de cet accord, et il y aurait péril à n’y pas veiller avec une extrême sollicitude. Sur une population totale de 268,000 habitans sédentaires[7], les blancs ne dépassent guère 22 ou 25,000 âmes, un douzième environ. Quant à la population de couleur, elle s’accroît tous les ans de l’immigration africaine, asiatique et chinoise. Ces simples chiffres disent toute la gravité de la situation et la nécessité absolue d’une politique de rapprochement.
À travers bien des épreuves, les établissemens coloniaux ont grandi dans les lieux où s’élevèrent les premiers campemens de l’occupation française, au milieu des marécages couverts de mangliers et de palétuviers. Ils sont pour la plupart placés sous le vent, c’est-à-dire à l’ouest, sur le côté du rivage le plus facilement abordable. À la Martinique, on les nomme Fort-de-France (jadis Fort-Royal) et SaintPierre ; à la Guadeloupe, la Basse-Terre[8] et Pointe-à-Pitre. Par une rencontre digne d’être notée, dans l’une et l’autre île la prééminence commerciale s’est détachée de la capitale administrative, et cette rivalité a suscité bien des querelles qui ont pris quelquefois les proportions d’une guerre civile. À la Martinique, Fort-de-France, chef-lieu politique, n’a jamais pu, malgré la supériorité de son mouillage, attirer le commerce et les affaires, qui ont préféré la rade foraine de Saint-Pierre, quoiqu’elle ne soit pas tenable pendant l’hivernage : les libres allures du commerce s’accommodent mal du voisinage de l’administration. À la Guadeloupe, la situation est différente : la Pointe-à-Pitre, qui est déjà la principale ville pour la population, le commerce, les affaires, la supériorité du mouillage, réunit en outre l’avantage, essentiel pour un chef-lieu administratif, d’occuper une position centrale, tandis que la Basse-Terre se trouve, à l’extrémité occidentale, dans des conditions agricoles et nautiques de beaucoup inférieures. La Pointe-à-Pitre semble donc fondée à réclamer la translation de tous les pouvoirs dans son enceinte, et quelque respect que l’on témoigne à la tradition, l’établissement de l’unité en un pays si divisé est un avantage digne d’être apprécié.
De ces premiers points d’abordage, qui se sont avec le temps multipliés sur le pourtour des deux îles, partout où l’ancre a pu mouiller, la population se répandit rapidement à l’intérieur. Chateaubriand et après lui divers écrivains ont prétendu que l’humeur sociable des Français les portait, en pays étrangers, à fonder des villages, et qu’ils languissaient de nostalgie dans l’isolement des fermes, si agréable aux Anglo-Saxons. Cette considération n’aurait même point été étrangère à l’établissement officiel des villages algériens : hypothèse spécieuse que dément l’histoire de nos colonies ! Aux Antilles particulièrement, les émigrans, libres de leurs actes, ont tous fondé dans les campagnes, suivant les conseils de l’économie rurale, des fermes isolées ou habitations ; les villes n’ont été que des comptoirs où le planteur venait s’approvisionner des articles d’Europe et livrer ses récoltes ; il y séjournait à peine, et se hâtait de regagner sur son morne le grand air et la liberté. L’honneur et le signe de l’aristocratie, . comme aux âges de féodalité, comme aujourd’hui encore en Angleterre, consistaient dans la résidence aux champs, entourée d’un cortège de serviteurs et d’ouvriers, embellie par cette légère architecture de parcs et de hangars, de magasins et de cases, de moulins et de séchoirs rangés à proximité de la sucrerie, qui font d’une grande habitation un petit village seigneurial. Au sein de la campagne, la division du travail s’est établie d’après les cultures, et les habitations se divisent en sucreries, caféteries, cacaoyères et cotonneries ; les plantes alimentaires donnent lieu à une cinquième catégorie, les habitations vivrières.
Le sucre est aux Antilles le pivot de l’agriculture, de l’industrie et du commerce. C’est vers 1644 que la canne de Batavia, cultivée de haute antiquité dans l’Inde et la Chine, importée en Espagne par les Arabes, fut introduite par les Espagnols dans l’archipel américain. Dix ans après, un Juif venu du Brésil, Benjamin Dacosta, apportait à la Martinique les premiers engins à sucre, sans conjurer par ce bienfait la proscription dont sa race fut frappée quelques années plus tard. En un demi-siècle, la canne remplaça le petun ou tabac, le rocou, le cacao et l’indigo, qui avant elle se partageaient les champs : progrès économique plutôt que social, car les cultures primitives, s’accommodant de médiocres étendues et de bras européens, avaient multiplié le nombre des moyens et petits propriétaires, tandis que la canne à sucre, exigeant tout un vaste système de plantations et d’appareils accompagné de travaux très rudes, favorisa d’un côté la propriété aristocratique, de l’autre l’esclavage et la traite. Vers la fin du XVIIIe siècle, on commença de cultiver la canne d’Otahiti, au feuillage plus foncé, à la tige plus ligneuse, et renfermant un resou plus abondant et de meilleure qualité. En 1856, la Martinique comptait 542 sucreries, et la Guadeloupe 479, nombres qui ont dû s’accroître depuis lors, du moins dans la première de ces îles, où le café va déclinant d’année en année ; plus de la moitié des terres cultivées y sont couvertes de cannes. On évalue le rendement moyen de l’hectare à 1, 600 ou 1, 700 kilogrammes de sucre au prix de 50 centimes, et les frais à 400 francs.
Ce rendement laisse à désirer soit par la faute de la culture, soit par l’épuisement du sol, comme l’indique la comparaison faite avec la production de quelques autres Antilles, telles que Cuba, Porto-Rico, Trinidad. Ici la canne, pour ainsi dire inépuisable, pousse des rejetons annuels pendant toute une génération humaine, quelquefois au-delà, et, comme un arbre, permet une coupe réglée tous les ans. Dans les îles de moyenne fécondité, la canne dure encore sept ou huit ans ; dans nos Antilles, elle dure quatre ans au plus, donnant en cet espace trois coupes. Aussi la voix publique, d’accord avec l’intérêt personnel, réclame-t-elle de l’art agricole des progrès sérieux, tels que l’emploi des instrumens aratoires, des engrais, du drainage, qui ne sont encore pratiqués qu’à titre d’exceptions.
La charrue, que les émigrans français avaient introduite à l’origine, disparut dès que Colbert eut autorisé la traite des nègres et procuré aux planteurs une main-d’œuvre à vil prix. Du jour où le rang social se mesura au nombre des nègres que l’on possédait, le dédain de tout instrument autre que la houe de l’esclave devint à la mode pendant deux siècles, et ce ne fut que vers la fin de la restauration, lorsque le régime de la servitude commençait à être menacé, que reparurent quelques charrues. Il a fallu les impérieuses nécessités qui ont suivi l’émancipation pour les remettre en honneur sur des terres qui en comportent l’usage. Avec la charrue, d’autres instrumens ont pénétré pour les défrichemens, les sarclages, les transports ; on ne tardera pas sans doute à essayer quelque engin, dans le genre des machines à faucher et à moissonner, pour la coupe des récoltes ; les chemins améliorés permettront aussi l’emploi de véhicules supérieurs au cabrouet traîné par les bœufs et de montures moins grossières que les mulets.
Au sol, fouillé profondément et en tout sens par les charrues et leurs auxiliaires, se joindront les engrais, dont on s’est montré jusqu’à ce jour fort peu prodigue. Morue avariée, noir animalisé, poudrette, sang desséché, surtout guano et fumier de ferme, tout devra être essayé, et, suivant les prix, s’appliquer sur une large échelle. La bagasse, paille et tige de la canne, ne pourrait-elle aussi être réservée pour faire litière et remplacée dans son rôle de combustible par la houille ? Il faudrait en outre soumettre à l’expérience le pois de Mascate, qui fait merveille à La Réunion comme engrais vert. Sans de tels secours, comment entretenir l’éternelle jeunesse de l’humus ? Le drainage n’est pas moins nécessaire dans ces terres des Antilles, que pénètre une excessive humidité. L’utilité en est du reste fort appréciée : à défaut de tuyaux de poterie, on a usé de bambous, non sans succès. On compte à la Martinique seulement 6,000 hectares à drainer au milieu des plantations. En 1850, le conseil-général de cette île a voté une allocation de 30,000 francs de primes et d’indemnités. Le problème est désormais résolu par les essais qui ont réussi sur plusieurs habitations, et qui ont amené, comme en Europe, outre un accroissement de produit, l’amélioration sanitaire des localités, bienfait inappréciable en des pays qui doivent l’insalubrité dont on les accuse moins à l’ardeur des rayons solaires qu’aux eaux stagnantes à la surface ou dans la profondeur du sol.
Ces réformes devront aboutir sinon au repos des terres, du moins à l’alternance des cultures, innovation qui ne peut elle-même être réalisée qu’en substituant à un système rural fondé sur une spécialité exclusive de produits exportables une organisation qui admette la variété des cultures végétales et des éducations animales. La ferme en un mot, avec ses élémens constituans, basse-cour, bétail, laiterie, jardin, verger, pépinière, prés, champs, bois, succéderait la sucrerie, à la caféterie, à la cacaoyère ; on ne ferait ainsi que revenir aux anciennes pratiques de la colonie et suivre les exemples donnés déjà par les planteurs de la Barbade, la plus florissante des Antilles anglaises. Un habile agencement des travaux mettrait à profit les différences des saisons, des terres, des aptitudes personnelles, de manière à occuper toute l’année l’ensemble des travailleurs que la canne à sucre absorbe pendant quelques mois au-delà de leurs forces, sans pouvoir leur assurer toute l’année des occupations également actives. Une solide et complexe unité remplacerait l’unité boiteuse d’aujourd’hui, qui, reposant sur le sucre seul, fatigue le sol par la monotonie d’un produit toujours identique. Le sucre n’en restera pas moins le pivot de l’exploitation rurale, et, loin de s’en plaindre, il faut féliciter les colonies françaises de leur aptitude pour un produit dont la consommation va croissant. Remarquons toutefois que la fabrication n’appelle pas de moindres progrès que la culture. D’heureuses innovations ont été déjà réalisées dans une usine de la Martinique, dans quatre ou cinq de la Guadeloupe : elles se résument dans le remplacement des chaudières cuisant le vesou à air libre, que protègent une routine de deux siècles et la gêne pécuniaire des planteurs, par des appareils perfectionnés dont la maison Derosne et Cail fournit le monde entier[9]. Des progrès secondaires dignes d’éloge font passer la force motrice du plus bas degré, celle des animaux, aux échelons supérieurs du vent, de l’eau, de la vapeur. Armés d’une puissance nouvelle dans les champs et dans l’usine, les planteurs dépasseront autant le chiffre de la production actuelle que celui-ci, fruit du travail libre, a dépassé le chiffre donné par l’esclavage. En 1849, dernière récolte du travail esclave, nos Antilles exportèrent 36 millions de kilos de sucre ; en 1858, l’exportation a été de 56 millions ; en quelques années, elle peut atteindre 100 millions. L’accroissement viendra de l’extension des surfaces et d’un plus fort rendement. Les plantations de canne ne couvrent à la Martinique qu’un sixième, à la Guadeloupe qu’un onzième des superficies totales[10]. Des deux parts, le rendement moyen oscille entre 16 et 1,700 kilogrammes par hectare, représentant une valeur brute de 8 ou 900 francs, tandis qu’il est possible de le porter à 2,500 kilogrammes, soit cinq barriques. Les sirops et mélasses, résidus du sucre, tantôt sont exportés en nature et donnent lieu à un mouvement d’affaires qui n’est pas sans importance, tantôt sont convertis en tafias ou rhums par l’industrie des guildiviers[11]. En 1856, la quantité des sirops et mélasses était estimée à 13 millions de litres, celle des tafias à 8 millions 1/2. En distillant le vesou au lieu de la mélasse, on obtient un rhum qui rivalise avec celui de la Jamaïque.
Le café, moins ancien dans nos colonies que la canne, date du système de Law, dont il compensa les désastres par d’énormes bénéfices. Il fut encore une précieuse ressource en 1727, année où un tremblement de terre fit périr presque tous les cacaoyers. Pendant tout le XVIIIe siècle, les caféteries de la Martinique et de la Guadeloupe enrichirent leurs planteurs, et cette prospérité ne fut interrompue que par la révolution, qui conduisit les uns sur la terre étrangère, ruina les autres par le contre-coup des agitations de la métropole. Les ouragans, les maladies, l’épuisement du sol, l’ambition qui porte les petits habitans à monter au rang des sucriers, les avances qu’exigent des plantations qui ne commencent à être en rapport qu’au bout de cinq ans, portèrent le dernier coup à cette culture, qui menace de disparaître à la Martinique malgré une prime de 10 centimes par pied et par an, tandis qu’à la Guadeloupe elle résiste encore assez bien. Dans la première de ces îles, l’exportation en 1858 n’a été que de 17, 389 kilogrammes ; dans la seconde, elle a atteint 112, 415 kilogrammes, ce qui n’empêche pas le commerce français de qualifier de café de la Martinique tout l’approvisionnement qui vient de nos Antilles. Chaque pied en plein rapport produit une livre de fruits, chaque hectare 500 kilos.
Dans les denrées commerciales, le cacao tient le troisième rang. L’arbre n’entre en plein rapport qu’à sept ou huit ans, et un ouragan l’emporte en une heure, double inconvénient qui explique la moindre faveur qu’obtiennent les cultures arborescentes depuis que le sucre se place à des prix rémunérateurs. Le cacaoyer lutte cependant contre ces risques, surtout dans les terres sous le vent, où il s’allie avec les cultures de vivres. Pour régénérer les plantations, l’administration a demandé des plants au Venezuela, renommé pour la supériorité de ses cacaos. L’hectare rend en moyenne de 500 à 750 kilogrammes de fruits.
A la Guadeloupe, la faveur revient au coton, dont cette île alimentait, au dernier siècle déjà, les filatures de l’Alsace et de la Flandre. À la Grande-Terre, surtout à l’îlot de la Désirade, ce végétal trouve les conditions de terre profonde et légère, en même temps que d’humidité saline, qu’exige la pleine réussite de la variété longue-soie, si bien appréciée par le commerce. Il y a deux ans, une cargaison de quatre-vingts balles s’est vendue au Havre au prix moyen de 6 francs 50 cent, le kilogramme, prix parfaitement justifié par la beauté, la finesse et la force des fils et des tissus fabriqués avec ce coton. On peut donc espérer pour le coton une renaissance prochaine.
Après ces produits principaux et secondaires des Antilles, une simple mention suffit pour ceux de troisième ordre : le tabac, première culture, première monnaie de la colonie, dont la gloire ne survit guère plus que dans un nom historique, le macouba ; — le girofle aux pénétrantes senteurs, qu’ont à peu près détruit les ouragans et surtout la baisse des prix ; — la casse, fruit d’un bel arbre aux fleurs jaunes ; — la cannelle, peu répandue, quoique estimée. À ces épices et denrées, communes aux deux colonies à un degré fort inégal du reste, la Guadeloupe ajoute le rocou, fruit tinctorial, qui se maintient depuis l’origine sans atteindre ses rivaux, le vanillon, espèce inférieure du genre vanille et quelques essais de cochenille qui, malgré les bons résultats obtenus par le fermier d’une nopalerie du gouvernement, paraissent devoir trouver dans les pluies habituelles du climat un sérieux empêchement.
Acceptée comme une nécessité plutôt que comme une spéculation, la culture des vivres tourne depuis bientôt trois siècles dans le même cercle, persévérance qui révèle des choix bien adaptés au pays et aux populations. En tête vient le manioc, qui, purifié de son virus, n’a cessé d’être l’aliment préféré des classes moyennes. La patate échappe aux accidens de l’hivernage, et prévient la disette qui suivrait les ouragans. Viennent ensuite diverses ignames, analogues de formes et de propriétés à celles qui ont récemment acquis dans les jardins de l’Europe plus que sur ses marchés une retentissante renommée. Le maïs est précieux aux Antilles, comme en tout pays, pour la nourriture des hommes et des animaux. La banane justifie son titre de providence des régions équatoriales par l’énorme quantité de matière alibile qu’elle rend sur une surface donnée, et qui, taillée en rondelles desséchées ou préparée en fécules, promet aux cuisines d’Europe une nouvelle ressource. Divers haricots, les pois d’Angola, les tubercules d’où s’extraient l'arrowroot et autres fécules, complètent la série fort variée des végétaux de consommation courante, principale culture des anciens esclaves. Dans les sucreries, où les vivres étaient autrefois légalement prescrits, ils sont devenus une branche accessoire depuis l’introduction des engagés asiatiques, pour qui le riz de l’Inde forme la base de la nourriture. Comme au début des colonies, l’ordre vraiment naturel et économique, celui qui associe dans une large mesure les vivres aux produits exportables, tend à se rétablir, et, dussent les états de douane en briller moins, c’est une tendance à louer sans réserve, car elle est favorable à l’accroissement et au bien-être des populations, et diminue les risques et les oscillations de la fortune publique et privée, en l’asseyant sur la consommation et le commerce de l’intérieur, à l’abri des jeux commerciaux, des caprices de la mode et des lois des métropoles. On devra à cet ordre nouveau de voir cesser cette glorification exclusive des denrées d’exportation, qui était un résultat de l’esclavage.
Cette considération donne au bétail une importance qui a toujours été méconnue. Le régime artificiel qui a fondé les colonies sur la servitude, sur les monopoles, sur le commerce extérieur, a réduit nos Antilles à importer de la France, qui elle-même les demandait à l’Irlande, des viandes séchées et salées, à se nourrir de morue de Terre-Neuve, souvent avariée, alors que de vastes et fraîches savanes laissaient perdre des herbes qui auraient élevé et engraissé de nombreux troupeaux. Les bestiaux que les deux îles possèdent ne sont que des animaux de travail. Des bœufs, achetés les uns à Porto-Rico, les autres au Sénégal, sont employés aux transports, en même temps que des mules du Poitou et des États-Unis, qui ont remplacé les chevaux de la Martinique, jadis renommés pour leur allure vive et sûre. Les moutons sont peu multipliés malgré les conditions favorables que présentent les régions sèches. Les porcs seuls, dont les Espagnols eurent la prévoyante pensée de jeter quelques couples dans les îles à l’époque des premiers voyages, peuvent compter comme animaux de rente : ils y ont pullulé, comme dans toute l’Afrique, avec une prodigieuse fécondité. Quelques foires et concours nouvellement institués témoignent d’une tardive, mais juste appréciation de cette branche de l’économie rurale.
Autour des cultures et des savanes, vers le centre montueux des deux îles, s’étendent ces forêts profondes qui ombragent de leurs voûtes, impénétrables aux rayons du soleil, les pentes et les cimes des mornes et des pics volcaniques. Sous leurs sombres massifs, dans leurs rares clairières, se réfugiaient autrefois les nègres marrons, bravant les serpens à la mortelle blessure, vivant de fruits, de racines et de légumes, organisant entre eux des bandes sauvages, incessantes menaces pour les habitations voisines. Là croissent en futaies plutôt qu’en taillis une multitude d’arbres aux noms et aux propriétés à peu près inconnus en Europe. Bien que la circulation y soit rendue très difficile par les lianes jetées d’un arbre à l’autre comme des réseaux de cordages et de barrières, la hache du défricheur ou du constructeur s’est attaquée aux plus beaux sujets, qu’aucune plantation nouvelle n’a remplacés. Aussi ces massifs forestiers, quoique bien vastes encore et pouvant fournir quelques ressources à l’ébénisterie et à la marine de cabotage, vont-ils s’appauvrissant d’année en année, et l’on remarque en plusieurs localités une intensité de sécheresse autrefois inconnue, qui ne s’explique que par le déboisement. Depuis l’émancipation, le campêche seul donne lieu à une exploitation suivie, qui devient pour les anciens affranchis une source de revenus. On préférerait sans doute les voir aux champs ; mais ce rude travail, pourvu qu’il soit surveillé et contenu dans les bornes qu’indique l’intérêt public, vaut mieux encore pour les noirs que l’oisiveté sous leur ajoupa. La difficulté des transports est d’ailleurs un obstacle que l’on doit moins regretter, l’influence climatérique des forêts ayant plus de prix pour l’agriculture que n’en a pour l’industrie la mise en œuvre de leurs bois. On préférerait voir ces essences utilisées pour leurs fruits, leurs fleurs, leurs écorces, riches en gommes, en sucres, en matières oléagineuses, tinctoriales et médicales, dont la récolte n’exige pas le sacrifice de l’arbre. Ces fabrications accroîtraient le mouvement industriel, si faible dans les colonies françaises. En effet, à part les produits tirés de la canne, on ne peut guère citer que les conserves, qui atteignent, grâce à l’abondance sur place du sucre et des fruits, des proportions commerciales, et à Saint-Martin les poteries et les sels. Peut-être la plante textile appelée ortie de Chine, qui prend faveur en ce moment à la Martinique, ajoutera-t-elle un nouvel élément de travail à ceux que fournissent déjà, sur une trop petite échelle, les agaves, les yucca et autres végétaux à longues et dures fibres de la zone tropicale.
Tels sont les dons de la nature et les fruits du travail exploités et recueillis aux Antilles françaises depuis deux siècles et demi. Pour les développer, pour en tirer de nouveaux élémens de progrès, la société doit ajouter à l’activité privée sa coopération collective, en accomplissant les travaux et les services qui rentrent dans son ressort. De loin comme de près, l’état ; personnifié tantôt dans l’administration coloniale, tantôt dans celle de la métropole, ne manque pas d’empiéter sans cesse sur les entreprises privées, en même temps qu’il néglige de remplir certaines de ses attributions les plus importantes : percer des routes, creuser des canaux, dessécher des marécages, curer les ports, dresser des phares.
À la Martinique, la viabilité est dans un état de barbarie indigne d’un peuple civilisé. Il n’y existe pas une seule voie sur laquelle puisse rouler une diligence ou une charrette. Les chemins ne sont accessibles qu’aux cabrouets, les chars à bœufs de la culture locale. Saint-Pierre et Fort-de-France, éloignés de 30 kilomètres, ne communiquent que par mer. Dans l’intérieur, pas une route ! Les excuses ne manquent pas, et la première de toutes se tire de la configuration très accidentée du sol. Sans nier le fait, il ne saurait s’imposer à l’intérêt public, ni à l’industrie moderne. Aussi l’administration commence-t-elle à secouer sa torpeur, et l’on parle d’un chemin de fer à établir entre le Saint-Esprit et la Rivière-Salée. Sans repousser aucune offre, les habitans insistent avant tout sur un réseau général de bonnes voies ordinaires. À la Guadeloupe, la situation est meilleure, Basse-Terre et Pointe-à-Pitre communiquant par une belle route et un service régulier. La Grande-Terre est plus ouverte encore, et des voies construites par les troupes de la marine rayonnent du chef-lieu à l’intérieur ; mais la région de l’ouest, la Guadeloupe propre, montagneuse comme la Martinique, n’est guère plus favorisée.
Les colons attachent aussi un grand prix à l’élévation de barrages qui retiendraient et distribueraient les eaux, à l’entretien, à l’achèvement et à la création de canaux, comme la Grande-Terre en possède quelques-uns, propres à rendre moins coûteuse la circulation de leurs denrées, toutes lourdes et encombrantes. En beaucoup de points, la canalisation partielle des rivières suffirait pour établir des relations, aussi sûres que régulières et économiques, entre l’intérieur du pays et le littoral. Il conviendrait en même temps de déblayer les lits, surtout les embouchures des cours d’eau, où la rencontre des eaux de mer avec l’eau douce entretient des marais et des miasmes qui, aux jours néfastes, sèment à travers le pays la terrible fièvre jaune, épouvantail plus sérieux que les fièvres intermittentes et les dyssenteries communes à toutes les latitudes.
Les ports réclament de l’état une égale sollicitude. Les deux colonies sont également bien dotées à cet égard par la nature. À la Martinique, la rade de Fort-de-France, qui, dans tout le golfe du Mexique, ne compte de rivale que celle de La Havane, peut recevoir, par tout temps et à l’abri des ouragans et des tempêtes, des navires de tout tonnage et des flottes entières. Il ne lui manque qu’un bassin de radoub, dont la dépense entière est estimée à 2 millions : or un vote récent du corps législatif n’a accordé pour cette création si nécessaire qu’un crédit de 290,000 francs à compte d’une subvention totale de 1 million, la colonie devant fournir le reste. C’est là pourtant une dépense de première urgence, car, faute de cette ressource, les navires qui ont souffert quelque avarie doivent aller se faire réparer à Saint-Thomas ou dans tout autre port étranger, ou même se traîner avec leurs blessures jusqu’en France. La rade si animée de Saint-Pierre, le port de la Trinité, qui est le second de la colonie pour le mouvement commercial, celui du Marin et les divers mouillages distribués autour de l’île appellent à leur tour des améliorations nécessaires. Les habitans de la Guadeloupe mettent le port de la Pointe-à-Pitre au-dessus de Fort-de-France, et ne trouvent à lui comparer dans le monde que la rade de Constantinople. Par malheur, la ville, démolie par le tremblement de terre de 1843, a pu réparer ses maisons plus vite que son port, dont les passes se sont envasées et encombrées par l’effet de cette catastrophe. Pour un curage à fond, la colonie s’est imposé une contribution spéciale, et la métropole y ajoute une subvention de 170,000 francs, sur laquelle un premier crédit de 85,000 francs a été voté il y deux mois. C’est à la rade foraine de la Basse-Terre et dans celle bien autrement vaste et sûre des Saintes qu’ont été construits les chalands à clapets et les canots remorqueurs pour le curage de la Pointe-à-Pitre, et ce ne sont pas les seuls mouillages où l’industrie humaine ait à compléter l’œuvre de la nature. Le Moule, à l’ouest de la Grande-Terre, possède un bassin de carénage établi par un particulier ; Marie-Galante a aussi le port de Grand-Bourg, qui réclame quelques travaux, et Saint-Martin compte sur son pourtour de si peu d’étendue trois rades, dont l’une, le Marigot, est rangée parmi les plus belles du golfe.
La télégraphie électrique, qui participe à la fois des travaux et des services publics, est en voie d’installation dans l’intérieur des deux îles et de l’une à l’autre. La distance de trente lieues qui les sépare est coupée en deux par l’île de la Dominique, jadis française, que le traité de 1763 a fait passer aux mains de l’Angleterre, au grand désavantage des deux colonies françaises, ainsi gênées dans toutes leurs relations, même celles d’ordre purement pacifique. Si jamais il se faisait entre les deux nations quelque échange ou cession de territoires, la Dominique est une des terres que la France ne devrait pas oublier de rappeler à elle, non plus que Sainte-Lucie, plus française encore par ses origines, et que les Anglais n’ont gardée que pour surveiller plus facilement tous les mouvemens de la rade de Fort-de-France.
Quoique depuis quelques années un bateau à vapeur fasse en sept ou huit heures le trajet régulier de la Martinique à la Guadeloupe, l’amour-propre local ne se tient pas pour satisfait de ce modeste effort de navigation, en voyant ce cortège d’îles nombreuses et florissantes qui pourraient alimenter un incessant cabotage. Aussi est-ce avec des espérances illimitées que les créoles ont salué la promesse d’une ligne des Antilles dans l’itinéraire des paquebots transatlantiques. D’un commun accord, les deux colonies ont ensuite blâmé le choix, comme point d’atterrissage, de l’île Saint-Thomas, rocher aride, où règnent à l’état permanent, disent-elles, la fièvre et le choléra, où la compagnie anglaise des Indes-Occidentales possède, par achat ou par bail, le seul point abordable du littoral. La victoire une fois obtenue contre l’ennemi commun, la coalition s’est divisée comme toujours, la Guadeloupe exaltant la Pointe-à-Pitre pour l’incomparable commodité de son port, la Martinique lui opposant, outre une rade d’une égale beauté, qui est en possession depuis le XVIIe siècle de recevoir les flottes de guerre et les stations navales, l’avantage d’être de quelques minutes de latitude plus au vent et à l’est sur la route des navires qui viennent d’Europe. Cet argument paraît avoir eu gain de cause en principe ; mais à quel moment sera inaugurée la ligne des Antilles, comme l’a été, au mois de mai 1860, celle du Brésil ? C’est le secret de la compagnie concessionnaire, qui paraît moins impatiente que les colonies.
Les planteurs ont grand besoin de tous ces concours de forces collectives, à l’intérieur et à l’extérieur des îles, pour mener à bonne fin la rude mission que les événemens leur ont imposée de transformer une société vieillie dans l’esclavage en une société rajeunie par la liberté. Dans dette œuvre de régénération, toutes les difficultés se sont dressées contre eux. Désertion de la main-d’œuvre servile mal et chèrement remplacée, insuffisance du capital et du crédit en face de besoins impérieux, rigueur du pacte colonial sous le rapport commercial et douanier, tels sont les obstacles qu’il faut déraciner par les principes ou tourner par des expédiens.
Le divorce de la propriété et du travail était, même avant l’émancipation, le premier et le plus grave souci des habitans. Depuis trente ans que la question se débattait dans la presse, dans les chambres, dans les conseils coloniaux, dans le gouvernement de la métropole, cette grande, légitime et nécessaire mesure avait été précédée de tant de polémiques et d’agitations qu’on n’osait présager une transition sans orages. Les conflits antérieurs faisaient redouter la guerre. Le décret d’émancipation de 1848 fut un coup de foudre. À la Martinique, le sang coula, plutôt par un hasard malheureux que par aucun plan prémédité de vengeance. À la Guadeloupe, l’émotion fut vive aussi, et les propriétaires conçurent les craintes les plus sérieuses. Dans les deux îles pourtant, après les nuages et les terreurs des premiers jours, le ciel ne tarda point à se rasséréner, et ces deux colonies, où l’on pouvait croire à une scission immédiate et profonde entre les deux classes, furent celles où le plus grand nombre de noirs restèrent fidèles au travail, sinon aux maîtres. C’est qu’aux Antilles, faute de pouvoir recourir comme ailleurs aux coolies indiens, force avait été de condescendre aux expédiens pour retenir les affranchis. Grâce à ces concessions, profitables à tout le monde, la décomposition des ateliers s’était prolongée moins longtemps chez nos planteurs que chez les colons anglais, et la race française avait montré une fois de plus son aptitude à entraîner les populations qui lui font cortège dans les champs du travail comme sur les champs de bataille.
Cette situation s’est altérée, comme si une sagesse prolongée pesait trop aux hommes, et les noirs se sont peu à peu détachés en grand nombre des habitations. L’émigration continue » et ce sont les meilleurs qui s’en vont, les plus médiocres qui restent. La faute en est-elle aux propriétaires, las de ménagemens qui coûtaient à leur amour-propre, et qui ont vu avec empressement l’Afrique et l’Asie s’ouvrir à leurs appels ? Est-elle au contraire imputable aux noirs, les uns voulant devenir petits propriétaires, les autres trouvant dans l’oisiveté un attrait supérieur à celui d’un salaire modéré et régulier sous la discipline de l’atelier ? Ces deux causes ont contribué à une séparation profondément regrettable, et qui ajourne à long terme l’espoir de l’unité au sein de la société coloniale. Les noirs se constituent en groupes séparés, et les blancs invoquent l’immigration comme leur salut, de quelque région qu’elle leur amène des bras, de l’Afrique occidentale, de l’Inde ou de la Chine.
Depuis quelques années, les Antilles puisent à ces trois sources, au moyen de traités conclus par les gouvernemens de la métropole avec un pareil nombre de compagnies[12] ; tous les mois arrive de divers points de l’horizon quelque convoi d’engagés pour remplir les vides. Les Africains sont préférés comme plus forts, moins exigeans et plus vite acclimatés ; mais déjà l’énorme disproportion des blancs aux noirs n’est pas sans éveiller quelques inquiétudes. Les Indiens sont doux, maniables, mais d’un tempérament plus délicat et d’une plus grande indolence au travail. De 1856 à 1859, 24 navires de la compagnie générale maritime ont introduit 12, 640 Indiens, avec une mortalité moyenne de 2, 75 pour 100, de beaucoup inférieure à celle des navires anglais qui entreprennent les mêmes opérations. Les Chinois, dont le recrutement est de plus fraîche date, sont les moins nombreux jusqu’à ce jour et le plus diversement jugés. Difficiles à mener, en raison même de leur langue autant que de leurs mœurs incomprises des géreurs, ils passent pour rétifs, quoique laborieux par goût, très chatouilleux sur les procédés et non moins disposés à exiger ce qui leur est dû d’égards et de salaire qu’à tenir leurs engagemens ; au demeurant race industrieuse, économe jusqu’à l’avarice et la saleté, réfractaire d’ailleurs à toute assimilation malgré l’importance que l’on paraît attacher au choix d’émigrans catholiques, comme il s’en trouve çà et là quelques milliers en Chine.
Malgré l’incontestable utilité de l’immigration au point de vue de la production coloniale, et tout en l’acceptant comme un pis-aller, on ne peut se reposer sur cet expédient comme sur une solution normale et de tous points satisfaisante. Elle maintient trois ou quatre sociétés dans un état de rivalité et d’antipathie au lieu d’en favoriser la fusion en un corps homogène ; elle refoule les noirs par une concurrence au rabais ; elle grève les planteurs de lourdes charges par les indemnités de recrutement et de transport qui échappent à une consommation reproductive, en même temps que la presque totalité des salaires est emportée au loin par l’absentéisme des travailleurs ; elle livre la production coloniale, en cas de guerre, à la discrétion des maîtres du pays d’émigration ; elle menace sans cesse les colonies du choléra asiatique ; pour assurer la paix publique, elle oblige d’accroître les garnisons, exposées à quelle mortalité, on le sait ; elle autorise l’immixtion quotidienne de l’administration dans l’économie rurale pour toute chose, distribution et placement des engagés, nourriture des hommes, police du travail, soins médicaux, congés et fuites, système disciplinaire. Il n’est pas de mouvement du personnel qu’il ne faille écrire ; l’on écroue les travailleurs absolument comme des prisonniers. Enfin le recrutement des engagés exotiques ne peut être approuvé que lorsqu’il est exempt de violences et de fraudes ; or l’on sait, malgré des dénégations intéressées, combien d’abus ont été constatés en Afrique et en Chine ! Dépouillée de ces abus et librement consentie, l’immigration est un moyen légitime sans doute d’assurer du travail aux cultures et aux fabriques, mais elle reste une mauvaise méthode de consolider l’unité politique et sociale d’un pays. On ne conçoit que deux moyens d’en atténuer les fâcheux effets : d’abord l’émigration en famille, avec permission de résider et de se fixer dans la colonie après l’engagement expiré, comme c’est la règle à Maurice ; puis un grand développement des travaux industriels, complément des travaux agricoles, pour vaincre l’apathie des noirs par de forts salaires et enrôler comme ouvriers les déserteurs des champs. Cette évolution s’observe, paraît-il, à la Trinidad, et c’est un fait des plus rassurans. Les machines agricoles diminueraient aussi les périls de l’immigration en réduisant le personnel nécessaire.
Reconnaissons pourtant qu’il est assez dans le cours des choses humaines, et surtout dans le caractère français, de laisser au gouvernement les devoirs de la philanthropie et la prévision des malheurs lointains. Eh bien ! ne ferait-il point acte de sollicitude prévoyante en étendant jusqu’à l’Europe les primes de recrutement accordées aux engagés ? Sans méconnaître l’action débilitante des climats tropicaux sur le tempérament des blancs, on ne peut oublier que pendant un siècle et plus les Antilles ont été en grande partie peuplées et cultivées par des engagés venus d’Europe, et si les rudes travaux en plein soleil dans les terres basses doivent être réservés à des ouvriers cuirassés d’une peau moins délicate, les premiers ne peuvent-ils trouver place dans les usines et sur les zones moyennes, favorables aux plantations arborescentes, où se retrouve le climat de la zone tempérée ? Ils vivent au Brésil, au Texas, dans la Louisiane, dans les états de l’Amérique centrale : les îles seraient-elles pour eux plus inhabitables que le continent ? Tel n’est point l’avis d’hommes compétens qui ont démontré que l’insalubrité des Antilles n’a pas toute la gravité ni la portée qu’on lui attribue. Il y aurait dès lors à reprendre divers projets agités depuis quinze ans pour favoriser le passage aux colonies de travailleurs européens non par aucune excitation artificielle, mais par un libre recrutement. Pendant que les Africains et les Asiatiques continueraient leur rôle de pionniers et de défricheurs, surtout de cultivateurs de sucre, les Européens deviendraient ouvriers dans les usines, conducteurs de machines agricoles, chefs d’atelier, contre-maîtres, piqueurs, planteurs de café et de cacao, moyens et petits propriétaires dans les hauts lieux. La prépondérance de l’élément civilise se trouverait ainsi consolidée sans qu’il fût besoin d’abandonner aucune des forces inférieures qui sont utiles. L’histoire constate que le mépris du travail de la terre a éloigné des champs tropicaux beaucoup plus d’Européens que le climat. Si l’Algérie avait été soumise au régime de l’esclavage, la culture y passerait pour être impraticable aux Français, et les exemples de mortalité ne manqueraient pas.
Un personnel d’ouvriers européens serait encore précieux pour la transformation, désormais inévitable, de l’organisation du travail colonial : nous voulons parler des usines centrales. Comme ce nom l’indique, ces sortes d’usines centralisent dans un seul établissement la manipulation des récoltes de sucre de plusieurs plantations, conformément au système adopté pour la culture de la betterave. Le travail agricole et le travail industriel, aujourd’hui réunis dans chaque habitation coloniale, se trouvent séparés dans ces usines, à l’avantage même des produits. Elles sont construites sur d’assez vastes proportions pour qu’on puisse y introduire les appareils de la haute mécanique. Alors les plantations peuvent se morceler, au gré de la moyenne et de la petite culture, sans perdre de leur valeur, peut-être même en acquerraient-elles une plus haute par une culture plus intensive. L’alliance de l’agriculture et de l’industrie, du capital et du travail, des puissans et des humbles, n’a plus rien d’impossible, et cette solidarité d’intérêts est assurément le bienfait principal que la société doive attendre de la centralisation des usines, sans préjudice des revenus très élevés qu’elles peuvent procurer. Clairement aperçus depuis vingt ans bientôt, ces avantages déterminèrent, après la catastrophe de la Pointe-à-Pître, qui s’étendit à beaucoup de sucreries, la fondation d’une première compagnie des Antilles ; ébranlée par des épreuves trop fortes pour sa faiblesse, elle céda la place à une nouvelle compagnie, qui possède quatre établissemens à la Guadeloupe[13]. La Martinique n’a encore suivi cet exemple que pour une seule usine, ce que ses habitans attribuent au relief accidenté du sol, qui circonscrit au voisinage de l’usine les plantations qui peuvent l’alimenter. De telles difficultés céderont devant l’amélioration des chemins et des véhicules.
L’accord existe aujourd’hui aux Antilles en faveur de la centralisation des sucreries, et le seul obstacle qui s’oppose à la multiplication de ces établissemens, c’est l’insuffisance des capitaux. Jadis grevée de dettes contractées à l’abri de la loi qui interdisait l’expropriation des immeubles, la propriété territoriale aux Antilles est loin de posséder les finances nécessaires à une telle réorganisation, et le commerce a les siennes engagées dans ses transactions courantes ; les négocians et banquiers de la métropole, toujours un peu timorés à l’égard des colonies, toujours effrayés des moindres nuages au ciel politique, le sont encore plus depuis que le concours de la main-d’œuvre paraît incertain. Enfin tout crédit étranger se trouve écarté par l’isolement commercial où la France tient ses possessions, par la crainte aussi de l’intervention administrative dans les affaires privées. L’indemnité, réglée en 1850 dans un esprit parcimonieux, qui tint plus de compte de la situation du trésor national que de la valeur réelle des esclaves[14], a été tout entière absorbée tant par la liquidation du passé que par les besoins impérieux du nouvel état de choses. Dans leur détresse, les colons ont tourné leurs regards vers la métropole, les uns espérant une part dans les 40 millions promis, à titre de prêt, à l’industrie pour le renouvellement de son outillage, les autres préférant une garantie d’intérêt par l’état au profit des usines centrales à créer. Ni l’une ni l’autre de ces suppositions n’ayant beaucoup de chances de succès, on s’est retourné enfin vers nos grands établissemens financiers, assez favorables à des propositions qui doivent se traduire pour eux en beaux bénéfices. Pour les colonies elles-mêmes, nous préférerions une solution de ce genre, découlant de la liberté des accords, à une intervention directe de l’état, qui se traduirait en tutelle gênante de sa part et serait d’un mauvais exemple pour l’avenir.
On entrevoit une pareille conclusion par des voies amiables et privées à la crise qui, depuis quelques années, agite les Antilles françaises avec une gravité inquiétante. La cause première dérive de la réorganisation de l’industrie sucrière, qui a immobilisé le capital dans des travaux dont l’amortissement exige un certain nombre d’années. De là des embarras, constatés par l’excédant des importations sur les exportations, et qui sont l’objet de critiques imméritées. Ce n’est pas en stériles fantaisies que les colons épuisent leurs ressources ; c’est en instrumens d’agriculture, en machines perfectionnées, animaux de travail, engrais, défrichemens, plantations, reconstructions : autant de dépenses dignes d’éloges. Ils importeraient et dépenseraient moins que leurs récoltes se réduiraient dans la même proportion, et leurs bénéfices seraient encore plus atteints par l’élévation des frais généraux, par la cherté des salaires et la concurrence de rivaux mieux outillés. Une dépense qui doit compter, quoique omise sur les états de douane, est celle du recrutement des immigrans, importation analogue, par ses conséquences financières, à l’achat extérieur d’instrumens de travail.
Dans leur embarras, les planteurs s’adressent au crédit, car le sort de l’agriculture coloniale se lie intimement, tant par l’escompte des effets que par le prêt sur récoltes pendantes, au sort des banques dont le capital fut formé, il y a quelques années, par la retenue d’un huitième sur les fonds de l’indemnité. Après quelques années d’un développement régulier, les banques des Antilles, de la Martinique principalement, ont rencontré de difficiles épreuves qui ont fait craindre quelquefois de les voir succomber sous une aveugle critique. On exigeait d’elles le remboursement de leurs billets en espèces, et à vue, conformément aux principes, en même temps que l’on ôtait tout cours légal et toute force libératoire à la monnaie hispano-américaine, la seule qu’elles pussent se procurer en quantités suffisantes dans le milieu où elles fonctionnent. Une prochaine liquidation était réclamée avec menaces, lorsque l’esprit inventif, stimulé par le péril et la souffrance, a découvert un utile expédient, en attendant une émancipation vis-à-vis du pouvoir local qui les mette au même rang que les banques de France et d’Algérie. Le comptoir d’escompte de Paris consent à établir à la Martinique une agence qui permettra à la banque de délivrer, en échange de son papier de portefeuille, des traites sur la France, New-York, Londres, peut-être même sur Saint-Thomas et Porto-Rico. Ces traites seront livrées par la banque au commerce colonial en échange des effets dont il demandera l’escompte ; avec ces traites, le commerce fera des remises, préférées à des envois d’argent. En même temps, les 6 millions que l’état expédie chaque année aux colonies, comme paiement des services publics, s’accumuleront bientôt en quantités suffisantes pour satisfaire aux besoins de la circulation intérieure. L’amortissement progressif des avances faites au sol et à l’industrie ne peut manquer, à travers quelques souffrances, de rétablir la balance entre les importations et les exportations. Toutefois, avant que l’amortissement soit accompli, l’on doit s’attendre à des embarras résultant de l’insuffisance de la production, et c’est pourquoi tout ce qui pourra développer les transactions sera un bienfait public, depuis le l’établissement du régime monétaire sur les anciennes bases jusqu’à la liberté commerciale, objet déjà de plusieurs manifestations, et qui deviendra bientôt le vœu général de l’opinion. En France, ce drapeau signifie réduction progressive, suppression même des tarifs douaniers ; aux colonies, il signifie avant tout permission de commercer, même sous l’acquit de certains droits, avec les pays étrangers, car la prohibition, qui n’est en France qu’une exception, est la régle aux colonies.
Ce régime, qualifié de pacte colonial, quoiqu’il émane de la seule souveraineté de la France, a tout entravé et tout mis en privilège. La France se réserve les principales denrées des Antilles, sucre, café, coton, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la production. À leur entrée, elle les accueille du reste, non point à bras ouverts et d’un cœur maternel, comme des fruits d’une terre française, mais en les grevant de taxes exorbitantes, équivalant à peu près à la valeur intrinsèque de la marchandise : c’est ce qu’on appelle des faveurs ! Tout ce qui n’est pas nominativement prévu par les tarifs propres aux colonies est soumis au tarif général, c’est-à-dire taxé comme é tranger, prohibé même à l’occasion. Les droits acquittés dans une colonie ne nationalisent pas le produit étranger, ni même celui d’une autre colonie française : ils doivent payer de nouveau les taxes communes pour entrer en France. En un mot, toute colonie est un pays étranger pour la mère-patrie, sauf quelques exceptions : singulière et dure façon, ce semble, de comprendre la maternité politique !
La doctrine change pour les importations. Alors les colonies ne sont plus des pays étrangers qui auraient droit de régler à leur gré leurs relations et leurs tarifs de commerce ; loin de là, elles constituent un marché national réservé aux produits nationaux. Elles sont la joie et la fortune de l’industrie métropolitaine, qui leur expédie ce qu’elle veut, comme elle veut et au prix qu’elle veut, car elle n’a pas à redouter de concurrence étrangère. Dans les temps passés, la rigueur du principe allait jusqu’à imposer aux colonies les horreurs de la disette, et quand les gouverneurs, après les guerres, après les ouragans, sous le coup d’une famine imminente, ouvraient la porte aux approvisionnemens étrangers, de sévères admonitions des ministres ne manquaient pas de les rappeler à leur devoir. L’humanité a fini par triompher de ces impitoyables rigueurs, qui remplissent de protestations, de révoltes, de contrebande, de trafics suspects l’histoire des Antilles : un certain nombre de produits, les plus nécessaires à l’existence, y sont désormais admis, les uns en franchise, les autres avec des taxes diverses ; mais ces adoucissemens sur des articles secondaires laissent subsister au profit de la France, sur la masse des importations, une surcharge qui s’élève souvent à 30 pour 100, et grève d’autant le prix de revient. Ce n’est que dans le cours de l’année 1860 qu’une loi a fait admettre librement les grains, les farines et les riz exotiques.
Le privilège de la navigation compose la troisième condition du pacte colonial. La France se réserve tout l’intercourse avec ses colonies, et même celui des colonies entre elles. Après le fameux acte de navigation de l’Angleterre, cette mesure était peut-être légitime et utile ; mais le but serait dépassé, si l’on étendait ce principe même à la navigation avec l’étranger, suivant le vœu des ports de mer. L’élévation du fret, la rareté des navires constatent combien pèse sur les colonies un joug qu’elles portent néanmoins sans murmure dans l’intérêt de la marine nationale. N’a-t-on pas vu, il y a quelques mois, le ministre de l’Algérie et des colonies insister auprès de la chambre de commerce de Nantes pour l’envoi de navires à la Guadeloupe, qui levait sa récolte devant une rade dégarnie ?
Comme complément de toutes ces restrictions, la métropole a entravé autant qu’elle a pu le développement industriel de ses colonies, en vue de leur fournir tous les articles manufacturés dont elles auraient besoin en échange des matières brutes. Au nom de ces principes, elle prohiba, en certains momens, la raffinerie coloniale ; d’autres fois elle frappa de fortes taxes les sucres de types supérieurs, s’ingéniant à retenir les planteurs au plus bas degré de l’échelle industrielle. On y a si bien réussi que la fabrication du sucre est retombée depuis longtemps déjà fort au-dessous du niveau qu’elle avait atteint même vers la fin du XVIIe siècle.
À ces rigueurs il y avait jadis une compensation. Le marché national était réservé aux colonies pour toutes les denrées qu’elles produisaient, et le haut prix que les vendeurs y trouvaient compensait parfois avec bénéfice les désavantages qu’ils subissaient d’ailleurs. Aussi se résignait-on d’assez bonne grâce à cet échange de privilèges, qui avait procuré de brillantes et rapides fortunes. Depuis la betterave, cette sécurité n’existe plus. Malgré toutes les réclamations, et sous le patronage de la science, ce similaire tant redouté a pris possession du marché national ; il l’envahit de plus en plus, en vainqueur qui n’a pas dix-huit cents lieues à faire pour trouver le consommateur. Les deux industries sucrières du reste se voient menacées à leur tour par le sucre étranger, car, moyennant une simple surtaxe insignifiante de 3 francs par 100 kilogrammes, le rival exotique vient d’être admis à la libre circulation[15].
Ainsi le pacte colonial est franchement rompu par la métropole. Devant cette situation nouvelle, les colonies ne sont que modérées en réclamant pour elles-mêmes la liberté d’importer et d’exporter à l’étranger par tous navires. C’est le régime de l’Algérie, c’est celui de tous les établissemens français de la côte d’Afrique, de Madagascar, de l’Inde et de l’Océanie, et l’on sait s’il y compromet en rien la dépendance politique. Dans l’archipel même des Antilles, toutes les îles anglaises, espagnoles, hollandaises, danoises, jouissent de la liberté commerciale, et quelques-unes, comme Saint-Thomas, de la pleine franchise. En sont-elles moins fidèles au gouvernement de la mère-patrie ? Ah ! ce n’est point la prospérité des colonies qui ébranle leur fidélité, c’est leur misère, c’est l’injustice des métropoles. On l’a vu même aux Antilles françaises, à la suite des courtes périodes où elles étaient tombées au pouvoir de l’Angleterre. Leurs nouveaux maîtres se créèrent dans leur sein de promptes et profondes sympathies, et leur mémoire encore y est rappelée sans trop de regret, parce qu’ils donnèrent la liberté commerciale, et répandirent ainsi l’abondance au sein de populations affamées et ruinées par le pacte colonial. Si la France eût employé la même habileté, Jamais elle n’aurait eu à regretter la défection de quelques-uns de ses enfans.
Dans le cours de cette étude, nous avons nommé Saint-Thomas, un rocher devenu, par la franchise de son port, le point le plus vivant de l’archipel. En comparant aux avantages qu’on y trouve ceux que peuvent offrir la Guadeloupe et la Martinique, les perspectives de la fortune future de ces îles prennent un singulier éclat. Que ne gagneraient-elles pas à compléter leur carrière, trop exclusivement agricole, par un rôle commercial ! Le bassin maritime dont elles occupent les abords est sillonné par les navires de tous les peuples. Ouvert à l’intersection des lignes qui unissent du nord au sud les deux Amériques, de l’est à l’ouest l’Europe et l’isthme de Panama, cette grande route de la Californie et de l’Australie, il est un des carrefours où se croisent les principales branches du réseau général de la viabilité du globe.
Après deux cent vingt-cinq ans d’existence, la Martinique et la Guadeloupe, paralysées par leur isolement commercial, ne cultivent encore qu’une faible partie de leur étroit territoire, et font, le mouvement des entrepôts compris, pour 90 millions d’affaires. Dix ans d’émancipation et de travail libre, en excitant les besoins et les intérêts, en amenant de nouveaux agens de production, ont porté la richesse sucrière des deux colonies de 37 millions de kilogrammes à 65 millions[16]. Le rapprochement de ces deux ordres de faits promet à une phase nouvelle qui s’ouvrirait avec la liberté commerciale les chiffres de 150 millions de transactions, de 100 millions de kilogrammes de sucre. Saint-Domingue se trouverait remplacé.
Parvenues à ce degré de développement, les colonies des Antilles pèseraient-elles beaucoup sur le trésor de la France comme charge financière, sur sa politique comme charge militaire ?
Dès ce moment même, la charge financière n’a rien de bien lourd. Le budget colonial[17], alimenté par les seuls revenus locaux, pourvoit à toutes les dépenses, sauf une subvention du budget de l’état pour les dépenses de souveraineté, qui se montent à 2,810,000 francs pour la Martinique, 3,028,000 francs pour la Guadeloupe, en tout moins de 6 millions, très largement couverts par les perceptions douanières prélevées sur les denrées coloniales à leur entrée en France, et qui ont atteint en 1858 le chiffre de 29 millions. En dehors des versemens effectués au trésor, tenons compte encore des bénéfices que le mouvement colonial procure à la production nationale comme débouché, au commerce par les commissions et les bénéfices de vente, à la navigation par le fret, aux capitaux par leur renouvellement à court terme, à la patrie enfin par l’emploi d’une fraction importante de la marine marchande, pépinière de la marine de l’état.
Sous le rapport militaire, la sécurité ne serait pas non plus très coûteuse à obtenir. On a vu de quelles ressources nautiques la nature a doté les rivages de la Martinique et de la Guadeloupe : deux magnifiques ports, asiles inviolables des flottes, et nombre de mouillages secondaires qui peuvent servir de refuges à des navires désemparés par le combat ou les tempêtes. On doit y ajouter, dans la région du vent, une ceinture de récifs madréporiques coupés par d’étroites et dangereuses passes. Ces avantages furent appréciés à leur valeur dans les guerres dont la mer des Antilles a été le théâtre, et les escadres françaises leur durent plus d’une fois une partie de leur force d’attaque et de leur salut. À terre, un pays montueux et boisé s’oppose au mouvement des troupes et au transport de l’artillerie ; des batteries et des fortifications protègent les principales places : toutes les conditions matérielles d’une longue et solide résistance sont réunies. Il manque, il est vrai, un bassin de radoub ; mais on a vu que l’on satisfera à ce besoin, et la même prévoyance s’appliquera sans doute à un approvisionnement en armes, en vivres, en agrès, qui ont fait si grand défaut à nos flottes à des époques de douloureuse mémoire. Nos arsenaux étaient vides, ou plutôt il n’en existait pas dans nos colonies, tandis qu’à la Barbade, à Antigue, à la Jamaïque, les arsenaux anglais étaient pleins. Il y aurait aussi quelque chose à faire aux Saintes, jadis nommées le Gibraltar des Antilles, dont les fortifications furent démolies par les Anglais durant les guerres de la révolution.
L’histoire témoigne que ces groupes d’îles, où notre drapeau flotte encore, n’échappèrent à nos mains que dans des circonstances où l’ennemi était servi par la désaffection des habitans, par l’excès des privations matérielles et morales dues au régime prohibitif, par le contre-coup des révolutions de France qui allumaient la guerre civile entre les royalistes et les républicains, entre les villes et les campagnes, entre les deux îles, entre les villes principales de chaque île. Les colonies se livrèrent plutôt qu’elles ne furent prises. À d’autres époques, elles repoussèrent vaillamment des forces bien supérieures. L’audace de leurs corsaires, de ceux de la Guadeloupe surtout, remplit les plus belles pages de la marine coloniale ; ils furent les intrépides auxiliaires des amiraux et des gouverneurs.
A défaut de la course, que le dernier traité de Paris a rayée du droit maritime de l’Europe, d’autres forces se préparent dans nos colonies des Antilles au sein de la paix : l’inscription maritime, heureusement essayée dans la classe de couleur ; la milice, qui rapproche les fortunes et les races ; le recrutement, depuis peu autorisé pour des compagnies d’ouvriers. Dans ces divers cadres la population locale fournira des ressources trop souvent méconnues ou suspectées à tort, car à toute époque blancs, mulâtres et noirs, esclaves même, se battirent vaillamment, lorsque les chefs furent braves et loyaux.
Pour posséder tout leur ressort, les forces matérielles doivent s’allier aux forces morales : au premier rang de celles-ci se placent la foi résolue en soi-même qui naît du libre exercice des facultés personnelles et la confiance réciproque qu’enfante l’harmonie entre les citoyens. C’est de ce côté que les colonies ont laissé le plus à désirer, et la faute en est bien moins à l’esprit créole qu’au système général de la politique métropolitaine, peu propre, on l’a vu, à développer les grands caractères et à les unir entre eux et au pays. Les institutions faisaient trop défaut aux hommes, et les gouverneurs, de concert avec les intendans, amoindrissaient trop les administrés. Cependant les concessions les plus libérales appartiennent à l’ancien régime, il n’est pas inopportun de le noter. Le conseil souverain de la Martinique, sans posséder les pouvoirs excessifs que ce titre ferait supposer, jouissait d’une autorité considérable, et s’il n’eût constitué une oligarchie, là colonie aurait pu se croire bien représentée dans tous ses intérêts par l’élite de ses habitans. L’ancien régime connut encore les chambres d’agriculture et de commerce, les députés de paroisse votant l’assiette et la répartition de l’impôt, les assemblées coloniales instituées par Louis XVI en même temps que les assemblées provinciales de France. Durant la révolution, l’esprit local triompha plus que jamais, aussi bien à la Martinique, devenue anglaise, qu’à la Guadeloupe, soumise de nom plus que de fait à la république. La centralisation monarchique reprit le dessus avec le consulat et l’empire, et ne l’a plus perdu. Comités consultatifs locaux, conseils coloniaux, conseils municipaux, conseils-généraux même, privés de l’appui que donnent l’élection populaire et la publicité, n’ont opposé qu’un bien faible contre-poids au pouvoir absolu des gouverneurs, dont le renouvellement incessant entretenait pourtant l’incompétence.
Jalouse au loin de sa suprématie absolue, la métropole ne pouvait y être indifférente de près ; aussi faut-il arriver jusqu’à la fin du règne de Louis XV pour trouver des délégués coloniaux admis, d’après l’exemple qu’avait donné l’occupation anglaise, à siéger au bureau du commerce à Paris au même titre que les délégués des ports de mer. La révolution de 1789, imitée par celle de 1848, interpré ta plus largement le principe de l’unité nationale et de la représentation locale en admettant au pouvoir législatif les députés des colonies, dont les deux empires et les deux monarchies intermédiaires n’ont pas voulu. Aujourd’hui un comité consultatif, institué auprès du ministre spécial et composé de délégués, les uns nommés par le gouvernement, les autres par les conseils-généraux, est la seule représentation des intérêts coloniaux en France : représentation évidemment insuffisante.
Ces oscillations attestent une grande incertitude sur le caractère politique des colonies françaises : on voit leurs rapports avec la métropole soumis tour à tour à l’influence de deux systèmes qui ne semblent ni l’un ni l’autre leur être absolument applicables pour le moment. L’un, qui a prévalu en Angleterre, voit dans les colonies des images abrégées de la métropole, des filles de son génie créateur, qui portent à travers le monde l’amour et la pratique des institutions britanniques. La couronne les dote, lorsqu’elle n’a aucune inquiétude sur leur fidélité, d’un gouverneur et d’un parlement avec deux chambres, réduit à un simple conseil législatif, quand la faible importance de la colonie ne justifie pas tant de solennité. Ainsi constituées, ces colonies jouissent d’une grande liberté de, législation et d’administration intérieures, sans cesser d’être soumises à la souveraineté de la métropole : provinces à l’origine, elles peuvent, en grandissant, aspirer avec quelque chance au rôle d’états indépendans. Le Canada, l’Australie, le Cap et la Jamaïque suivent cette pente, qui n’inquiète pas les hommes d’état de la Grande-Bretagne, bien certains qu’aucune de ces possessions ne pourra échapper à la couronne. Même dans la perspective, bien peu probable, d’une rupture politique, ils se consolent par l’honneur qui revient à la famille britannique d’avoir multiplié sur tous les points du globe des messagers, de sa langue, de ses mœurs, de son culte, des consommateurs de ses marchandises. Assurément il y a de la grandeur dans cette manière, qui était celle de la Grèce antique, de comprendre la fondation et la destinée des colonies.
Dans l’autre système, qui fut celui de Rome, les établissemens coloniaux sont des acquisitions extérieures et lointaines annexées au territoire national par la politique ou la guerre, et qui doivent entrer d’âge en âge en union plus intime avec la métropole par la communauté des idées et des sentimens, des mœurs et des intérêts. L’assimilation progressive en vue de l’union finale est le principe suprême de cette doctrine, tandis que dans l’autre l’assimilation générale, au risque, de l’indépendance locale, en est l’idéal. Dans celle-ci, la métropole établit au loin ses enfans, qui se détachent de la famille ; dans l’autre, la grande famille nationale adopte tous ceux qui entrent dans son alliance. On pourrait dire, en empruntant une image à la botanique, que dans le système grec et anglais les nations s’accroissent du dedans au dehors, tandis que dans le système romain, elles s’accroissent du dehors au dedans, les unes par émanation, les autres par attraction, diraient les physiciens.
Si la France eût conservé ses belles et vastes colonies d’autrefois, l’Inde, le Canada, la Louisiane, nous aurions conçu pour elles l’application du système que pratique avec tant de succès l’Angleterre ; mais dans les débris qui nous restent, faibles, sans étendue, sans population, assurés de tomber en des mains étrangères le premier jour où ils seraient livrés à eux-mêmes, nous ne pouvons plus voir que les membres dispersés d’un grand corps qu’il faut ramener à l’unité, source de force et de vie. De telles colonies ne sont plus que des provinces extérieures de la France, pareilles aux anciennes provinces de la Gaule, groupées autour d’un noyau central qui les attire pour les soumettre à une direction supérieure et souveraine. Des provinces aux colonies, il y a cette seule différence, que les premières ont pu, sans faire trop de violence à leurs intérêts, être fondues dans les départemens et perdre toute individualité, tandis que les colonies protégées par la distance et par la différence des climats, qui sont des sources de contrastes beaucoup plus profonds, ne sauraient être privées de leur personnalité. Le droit commun peut s’étendre à elles pour les lois générales, sans interdire les lois spéciales ni une forte administration locale : problème complexe et difficile, il faut en convenir, que notre temps doit élucider, car la solution que lui a donnée le sénatus-consulte de 1854 ne satisfait pas plus les principes que les intérêts, Dans cet ordre d’idées, l’admission des députés coloniaux au corps législatif, l’extension des pouvoirs et des libertés accordés aux conseils-généraux, leur retour au rôle des assemblées coloniales ou provinciales d’autrefois, seraient les bases de la constitution nouvelle.
Par la représentation dans les chambres, les colonies renaîtraient à la vie nationale, aujourd’hui presque éteinte en elles, et rentreraient dans la grande famille française. Elles ne se verraient plus, comme dans la dernière session du corps législatif, condamnées à un douloureux silence quand des questions vitales pour elles sont posées, débattues, résolues, tandis que les ports de mer, les fabricans de sucre de betterave, les raffineurs ont toute liberté de soutenir leur propre cause au sein des commissions, à la tribune, au scrutin. En dehors des affaires coloniales, rien de ce qui regarde la France ne resterait étranger aux représentans des colonies, et dans toute discussion ils apporteraient cette expérience et en quelque sorte ces vues du dehors qui manquent trop souvent à des législateurs vivant pour la plupart dans le cercle un peu étroit d’un département. La population française apprendrait à son tour ce qu’elle ignore trop, faute du témoignage des institutions : elle saurait que les colonies, après avoir été des conquêtes et des possessions lointaines, sont devenues, à l’instar des îles éparses au voisinage de notre littoral, des parties intégrantes du territoire français. Ainsi dotées, les nôtres n’auraient pas à regretter les attributions politiques des parlemens coloniaux de l’Angleterre, dont le rôle administratif revivrait dans les conseils-généraux.
Aujourd’hui nommés en partie par le pouvoir, en partie par les conseils municipaux, que compose le pouvoir lui-même, ces corps ne sont qu’à un degré très incomplet les gardiens et les gérans des intérêts collectifs. La part de bien qu’ils pourraient faire, en éveillant et fortifiant l’esprit public, se perd dans le secret absolu de leurs délibérations. En France, en Algérie même, si les séances ont lieu à huis clos, du moins les procès-verbaux peuvent être publiés, et ils le sont presque partout ; dans nos colonies, ces importans documens restent inaccessibles à toute étude : les administrés ne savent de l’administration que ce que leur en apprennent les gouverneurs. Est-ce avec d’aussi humbles allures que ces corps peuvent acquérir le prestige et l’autorité qui retiennent des hommes de mérite par le charme de l’ambition satisfaite, et peuvent fonder ces grandes existences de famille, honneur et lumière d’une société ? Plus les Antilles sont affaiblies par l’absentéisme, par la tiédeur du patriotisme local, plus il convient de ranimer l’amour du pays natal et les dévouemens qu’il inspire par la sérieuse constitution des conseils municipaux à la base de l’édifice colonial, — des conseils-généraux au centre, — de la représentation parlementaire au sommet.
Ainsi se retrempera la vie morale des générations nouvelles, loin de ces luttes douloureuses où s’épuisèrent leurs aînées. Ainsi se consolidera, par l’union des cœurs et des bras, la puissance défensive des colonies, et s’accroîtront, par l’essor des transactions, les profits qu’elles procurent à la métropole. Celles-ci, en accordant à ses filles légitimes, quoique cadettes ce qui est la condition fondamentale de toute prospérité solide et durable, la liberté administrative, politique, commerciale, relâchera les liens de sa jalouse tutelle sans craindre que ces mineures, tardivement émancipées, abusent de leur virile maturité. Pourquoi s’inquiéter ? Serait-il donc vrai que les colons manquent d’initiative et d’élan, qu’ils ne peuvent marcher qu’en s’appuyant sur le bras de l’autorité ? L’histoire entière de nos colonies, celle des Antilles particulièrement, proteste contre cette injure faite à la race française par les théoriciens du pouvoir absolu. Dans les premiers armemens et les premières aventures qui donnèrent à la France les îles caraïbes, tout l’honneur des entreprises appartient à de simples particuliers. Ils les occupèrent et les administrèrent avant la royauté, qui les reçut de leurs mains. Entraînés vers la métropole par leurs sympathies comme par le danger de l’isolement, les colons n’en résistèrent pas moins sans cesse à des prétentions absorbantes. Lorsque les circonstances amenèrent les colonies à s’administrer elles-mêmes, elles y montrèrent autant d’aptitude que leurs voisines anglaises, comme font encore aujourd’hui les populations du Canada et de Maurice. Toute la différence est dans les gouvernemens, dont les uns aiment et favorisent la liberté des sujets, tandis que les autres y répugnent. Par une rencontre malheureuse, la fondation des colonies françaises a coïncidé avec l’avènement du despotisme royal et de la centralisation administrative, tandis que les colonies anglaises ont eu la chance de naîtr3 et de grandir sous les auspices de la liberté métropolitaine.
En reprenant les nobles traditions de leurs pères, les colons des Antilles retremperont leur énergie au spectacle de leur propre valeur et des richesses de leur territoire. L’histoire dont nous avons indiqué les points saillans raconte en effet à toutes ses pages la fécondité réparatrice de la nature dans cet archipel tropical. En même temps la science économique de nos jours éclaire toutes les faces de ce cadre étroit, mais plendide, où s’agitent les plus difficiles problèmes des sociétés modernes : l’accord en un peuple homogène des races diverses, l’organisation du travail par la liberté, l’immigration sans ses abus, le ralliement à la culture et à la famille des noirs affranchis, la liberté commerciale avec la dépendance politique, l’autonomie coloniale avec la suprématie métropolitaine, la sécurité stratégique par les forces locales, en un mot la recomposition, par l’esprit des temps nouveaux, d’une société avortée avec l’esclavage, décomposée par l’émancipation. L’œuvre est ardue sans doute ; mais à qui sont réservées les grandes missions dans l’humanité, si ce n’est aux grands peuples ?
JULES DUVAL.
- ↑ Voyez, sur ce progrès de la consommation des denrées coloniales, l’Ile de la Réunion dans la Revue du 15 avril 1860.
- ↑ La superficie de la Guadeloupe et de ses dépendances est ainsi établie par les documens administratifs :
hectares hectares Guadeloupe propre 82,289 Grande-Terre 55,923 138,212 Ilots divers 435 Marie-Galante 15,341 Les Saintes 1,256 La Désirade 4,330 Saint-Martin 5,546 165,123
La surface de la Martinique est évaluée à 98,782 hectares. - ↑ On peut en voir une collection au Palais de l’Industrie, dans les salles de l’exposition permanente de l’Algérie et des colonies.
- ↑ Dans son sens général, créole veut dire né aux colonies, indigène. Dans un sens spécial, ce mot ne désigne que les blancs natifs des îles.
- ↑ En 1856, dernière année dont le dénombrement ait été publié, on avait constaté à la Martinique, parmi les nouveaux affranchis, 637 mariages, 749 légitimations et 407 reconnaissances d’enfans naturels ; à la Guadeloupe, 832 mariages, 767 légitimations, 692 reconnaissances.
- ↑ C’est un point que M. le conseiller Lacour a soigneusement éclairai, comme beaucoup d’autres, dans les trois volumes qui ont déjà paru de son Histoire de la Guadeloupe.
- ↑ La statistique de 1856 attribue 136, 400 habitans à la Martinique, et 131, 517 à la Guadeloupe avec ses dépendances. Ce n’est que par approximation que l’on peut évaluer les diverses races, l’état civil ne tenant plus compte des couleurs, à la différence de ce qui se faisait dans l’ancien régime.
- ↑ Dans l’archipel des Antilles, on appela de bonne heure Basse-Terre le côté opposé au vent, et Capesterre le côté du vent. Ces dénominations sont restées à certaines zones et. quelquefois à certains centres de population.
- ↑ Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1857 et 1er mai 1859, les études de M. Payen sur la fabrication du sucre.
- ↑ En 1856, sur 98, 782 hectares, la Martinique en avait 31,723 de cultivas, dont 18,202 en canne ; la Guadeloupe, sur 165, 513 hectares, en avait 23,876 de cultivés, dont 14,180 en sucre. La production totale était d’environ 54 millions de kilogrammes. Tous ces chiffres se sont encore élevés depuis trois ans.
- ↑ Le tafia est le produit, incolore et de médiocre qualité, de la distillation des mélasses ; le rhum est le même produit coloré et de qualité supérieure.
- ↑ La maison Régis, pour la côte occidentale d’Afrique ; la compagnie générale maritime, pour l’Inde ; la compagnie Gastel, Assier et Malavois, pour la Chine. Pour l’intérieur de l’Inde, c’est une compagnie spéciale d’émigration qui se charge du recrutement.
- ↑ Les usines Marly et Bellevue dans la. commune du Moule, Zévallos dans celle du Port-Louis, et la Grande-Anse à Marie-Galante. L’usine centrale de la Martinique est celle de Pointe-Simon, près de Fort-de-France.
- ↑ Le règlement de l’indemnité par tête d’esclave, voté en principe en 1849, commencé en 1850, s’est fait sur le pied suivant :
A la Martinique : 430 fr. 47 c.
A la Guadeloupe : 470 fr. 20
A la Guyane : 618 fr. 73
/ A la Réunion : 705 fr. 38
En moyenne : 630 fr.
En tout, l’indemnité a coûté 126 millions, dont 6 millions furent payés en numéraire, et 120 millions en rentes 5 pour 100, bientôt converties en 4 1/2, réserve faite d’un huitième pour former le capital des banques coloniales.
En Angleterre, l’indemnité, toute payée en numéraire, a coûté 500 millions. En outre, les lois ont assuré au sucre colonial un très haut prix pendant une certaine période. - ↑ Les détaxes de 6 et de 3 fr. admises, l’une au profit de la Réunion, l’autre au profit des Antilles, ne se rapportent qu’au sucre de betterave, et n’auront qu’une courte durée passagère ; elles n’infirment aucunement le principe de l’admission du sucre étranger.
- ↑ Chiffre probable de la récolte de 1860.
- ↑ Budget de 1860.