Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 29-39).


III


Ce soir-là, à l’heure où le mir, assemblé pour désigner les recrues, s’agitait bruyamment devant le bureau, dans la froide obscurité d’une nuit d’octobre, — Polikey était assis au pied du lit, près de la table, occupé à mixtionner à l’aveuglette quelque drogue avec une bouteille en guise de pilon ; il y avait là dedans du sublimé corrosif, du soufre, du sel anglais, plus une certaine herbe qu’il avait ramassée, la prenant pour un spécifique contre la pleurésie, et qu’il jugeait non moins efficace contre les autres maladies du cheval.

Les enfants étaient déjà couchés : deux sur le poêle, deux sur le lit et un dans le berceau, auprès duquel se tenait Akoulina avec son rouet. Un bout de chandelle, que Polikey avait trouvé traînant quelque part et qu’il avait recueilli chez lui dans un chandelier en bois, brûlait sur l’appui de la fenêtre ; de temps en temps, pour que son mari ne se dérangeât pas de son importante occupation, Akoulina se levait pour moucher la mèche.

Quelques-uns, des esprits forts, considéraient Polikey comme un vétérinaire ignorant, comme un homme nul ; d’autres, c’était le plus grand nombre, voyaient en lui un mauvais garçon, mais un spécialiste habile dans sa partie : pour Akoulina, au contraire, quoiqu’elle l’injuriât et allât même souvent jusqu’à le battre, son mari était le meilleur vétérinaire et le premier personnage du monde.

Polikey jeta dans sa mixtion une poignée d’un ingrédient quelconque (il n’employait pas de balance, et il parlait avec une dédaigneuse ironie des Allemands qui s’en servent : « C’est bon, disait-il, pour des pharmaciens »). Il soupesa et fit sauter cet ingrédient dans sa main ; la dose lui parut insuffisante, et il en ajouta dix fois plus.

— Je mettrai le tout, ça n’en vaudra que mieux, dit-il en se parlant à lui-même.

À la voix de son seigneur et maître, Akoulina se retourna vivement, attendant ses ordres ; mais, s’apercevant qu’il ne s’adressait pas à elle, elle murmura, en faisant un geste d’admiration :

— Quelle habileté ! Où prend-il cela ?

Et elle se remit à son rouet.

Le papier qui avait enveloppé l’ingrédient était tombé sous la table. Akoulina s’en aperçut : — Anioutka, s’écria-t-elle, tu vois ce que le père a laissé tomber ; ramasse-le.

Anioutka sortit ses mignons petits pieds nus de la capote qui la couvrait, se faufila comme une petite chatte sous la table et ramassa le papier.

— Tiens, petit père ! dit-elle.

Et elle se glissa de nouveau dans son lit, les pieds refroidis.

Pourtoi tu me pousses ? glapit sa sœur cadette de sa voix endormie.

— Chut ! gronda la mère.

Et les deux têtes se blottirent sous la capote.

— Il en donnera trois roubles, dit Polikey en bouchant la bouteille. Ne vais-je pas guérir son cheval ? Et c’est encore bon marché : on se casserait la tête avant de pouvoir en faire autant… Akoulina, va donc demander un peu de tabac à Nikita ; je le lui rendrai demain.

Et Polikey tira de son pantalon un tuyau de pipe en bois de tilleul peint, avec un bout en cire d’Espagne, et l’adapta au fourneau.

Akoulina laissa là son rouet et sortit sans se cogner nulle part, ce qui était un joli tour de force. Quant à Polikey, il ouvrit le buffet, y renferma la bouteille, et prit un litre qu’il porta à sa bouche ; il était vide : pas de vodka[1]. Il fit la grimace ; mais lorsque, sa femme ayant apporté du tabac, il eut bourré sa pipe et se fut mis à fumer sur le lit, son visage s’éclaircit, reflétant le contentement et la fierté d’un homme qui vient de finir son travail de la journée. Pensait-il à la manière dont il saisirait le lendemain la langue du cheval pour lui verser dans la bouche cette mixtion mirifique ? Songeait-il qu’à un homme dont on a besoin on ne refuse rien, et que voilà Nikita qui lui envoyait du tabac ? Il se sentait bien.

Tout à coup la porte, qui était suspendue sur un seul gond, s’ouvrit, et dans le coin entra la fille d’en haut, non pas la seconde, mais la troisième, une petite fille qu’on chargeait de faire les courses. — En haut, comme chacun sait, cela veut dire la maison du seigneur, même quand elle se trouve en bas.

Aksioutka, c’était le nom de cette fille, allait toujours avec la vitesse d’un boulet de canon, et, pendant sa course, ses bras, au lieu de se ployer, se balançaient, comme deux balanciers au fur et à mesure de ses mouvements, non de côté, mais devant elle. Ses joues étaient toujours plus rouges que son costume rose, et sa langue n’était pas moins agile que ses pieds.

Elle se précipita dans la chambre et, s’appuyant au poêle, je ne sais pourquoi elle se balança sur ses pieds. Aussitôt, comme résolue à ne dire à la fois pas plus de deux ou trois mots, elle prononça en suffoquant les paroles suivantes :

— La barinia donne l’ordre à Polikey Iliitch de se rendre sur-le-champ en haut ; elle a ordonné… (elle s’arrêta, et respira avec effort). Egor Mikhaïlovitch était chez la barinia, on parlait de recrues, on nommait Polikey Iliitch. La barinia Avdotia Mikhaïlovna a ordonné de venir tout de suite. Avdotia Mikhaïlovna a ordonné (encore un soupir)… de venir tout de suite.

Aksioutka regarda un demi-instant Polikey, Akoulina et les enfants qui avaient sorti leur tête de dessous la capote ; puis elle saisit un brou de noix qui traînait sur le poêle et le jeta sur Anioutka ; et, apres avoir répété encore une fois : « Il faut venir tout de suite », elle s’élança comme un tourbillon hors de la chambre, et ses balanciers se mirent en branle avec leur vitesse accoutumée.

Akoulina se leva de nouveau et donna à son mari ses bottes de soldat, déchirées, en mauvais état. Elle prit le caftan sur le poêle et le lui tendit sans le regarder.

— Polikey, veux-tu changer de chemise ?

— Non, répondit-il.

Pendant tout le temps qu’il mit à s’habiller, Akoulina ne leva pas une seule fois ses regards vers Polikey, et bien lui en prit. Le visage de Polikey était devenu pâle ; sa mâchoire inférieure tremblait, et ses yeux avaient cette expression désolée et résignée à la fois, particulière aux êtres bons, faibles et coupables. Comme il sortait, après s’être peigné, sa femme l’arrêta, lui arrangea le bout de la chemise qui pendait hors du caftan, et lui mit son bonnet sur la tête.

— Eh quoi ! Polikey Iliitch, est-ce la barinia qui vous mande ? cria, de derrière la cloison, la femme du menuisier.

La femme du menuisier s’était, le matin même, prise de bec avec Akoulina pour un pot d’eau de Javelle que lui avaient renversé les enfants de Polikey, et, sur le moment, il lui était agréable de voir Polikey appelé chez la barinia ; ce ne devait pas être pour quelque chose de bon. De plus, c’était une femme rusée, politique et mordante à la fois ; personne n’excellait comme elle à blesser par un mot. C’est ainsi du moins qu’elle se jugeait elle-même.

— Sans doute on veut vous envoyer à la ville pour acheter quelque chose, reprit-elle. Moi je pense qu’on aura eu besoin d’un homme sûr, et dès lors c’est vous qu’on aura choisi. Achetez-moi donc un quart de thé, Polikey Iliitch !

Akoulina contint ses larmes ; une contraction de haine convulsa ses lèvres. Comme elle eût voulu arracher à poignée les cheveux de cette propre-à-rien, la femme du menuisier ! Mais ses regards tombèrent sur ses enfants ; la pensée lui vint qu’ils allaient peut-être se trouver orphelins, et qu’elle serait, elle, la veuve d’un soldat. Oubliant alors la méchante femme du menuisier, elle cacha son visage dans ses mains, se laissa tomber sur le lit et enfonça sa tête dans les oreillers.

— Petite maman, tu m’écrases ! murmura la petite fille en tirant la couverture de dessous les coudes de sa mère.

— Oh ! j’aimerais mieux vous voir tous morts ! C’est pour votre malheur que je vous ai mis au monde ! s’écria Akoulina.

Et elle se mit à sangloter tout fort, à la grande joie de la femme du menuisier, qui avait encore sur le cœur la querelle du matin à propos de l’eau de Javelle.


  1. Vodka, eau-de-vie.