Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 16-28).


II


Polikey, comme un pauvre homme humble et sordide, appartenant de plus à un autre village, n’avait trouvé d’appui ni auprès du sommelier, ni auprès du maître d’hôtel, ni auprès du gérant, ni auprès de la bonne. Le coin qu’il occupait était des plus étroits, bien qu’ils vécussent là sept : lui, sa femme et cinq enfants.

Les coins avaient été aménagés par le barine défunt de la manière suivante :

Dans une isba en pierre de dix archines, se trouvait un grand poêle russe ; tout autour régnait un collidor, comme l’appelaient les dvorovi, sur lequel donnaient les coins, séparés les uns des autres par des cloisons. De sorte qu’il n’y avait pas beaucoup de place, surtout dans le coin de Polikey, lequel se trouvait le dernier près de la porte.

Le lit conjugal, avec sa couverture piquée et ses oreillers de coton, un berceau avec un enfant, une table à trois pieds, sur laquelle on faisait la cuisine, on lavait, on rangeait les ustensiles de ménage : Polikey lui-même y travaillait.

Il était vétérinaire. De petits tonneaux, des habits, des poules, un veau remplissaient le coin avec eux sept, et l’on n’eût pu même s’y remuer, si le quatrième côté n’eût été représenté par le poêle, où se posaient les effets et les gens, et si, en outre, on n’eût pu sortir sur le perron. C’eût été peut-être chose difficile, car en octobre il fait froid, et ils n’avaient qu’un seul touloupe[1] pour tous les sept ; mais, en revanche, les enfants pouvaient se chauffer en courant, et les grands en travaillant, et aussi, les uns et les autres, en montant sur le poêle, qui dégageait jusqu’à 40 degrés de chaleur. Il semble terrible de vivre dans de pareilles conditions ; mais eux y étaient faits.

Akoulina lavait, nettoyait, cousait son linge, tissait et blanchissait sa toile, cuisinait dans le poêle commun, se prenait de bec avec ses voisines et adorait les commérages.

Ce que le ménage touchait par mois suffisait non seulement à l’entretien des enfants, mais encore à la nourriture de la vache. Ils avaient des denrées tant qu’ils voulaient, avec du fourrage et du foin qu’ils pouvaient prendre à l’écurie ; ils possédaient aussi un carré de légumes. La vache avait donné un veau, et ils avaient des poules.

Polikey, attaché à l’écurie, avait deux poulains à soigner ; il saignait le bétail et les chevaux, leur nettoyait les sabots, et préparait des baumes de son invention : pour cela, on le payait en argent et en nature. Il avait une part de l’avoine des maîtres ; un petit moujik du village, en échange de deux mesures de cette avoine, lui donnait régulièrement, tous les mois, vingt livres de mouton.

On aurait bien vécu s’il n’y avait eu dans la famille un chagrin. Polikey, dans sa jeunesse, avait été attaché à un haras. L’écuyer qui l’occupait s’était fait connaître partout comme un voleur émérite ; on finit par le déporter. Ce fut chez lui que Polikey fit son apprentissage ; il y prit tellement l’habitude de ces «  peccadilles » que, par la suite, malgré tous ses efforts, il ne put s’en défaire.

C’était un homme encore jeune, faible, sans père ni mère, ni personne qui pût le corriger. Il buvait volontiers un coup, et n’aimait pas que rien trainât[2]. Que ce fût une selle, une serrure, une corde, une cheville ou quelque chose de plus précieux, à tout Polikey trouvait une place chez lui. Il ne manquait pas de gens pour accepter tous ces menus objets contre du vin ou de l’argent, à l’amiable.

Ce gain-là est le plus aisé, comme dit le peuple. Là, rien à apprendre, pas la moindre peine ; qui en tâte une fois ne veut plus faire autre chose. Il n’y a qu’un inconvénient : tu as tout à bon marché et sans fatigue, ta vie est des plus agréables, mais voici qu’un beau jour les méchants te font tout payer d’un seul coup, et tu n’as plus alors aucun plaisir à vivre.

C’est ce qui arriva à Polikey.

Il s’était marié, et Dieu lui avait envoyé le bonheur. Sa femme, la fille de celui qui gardait le bétail, se trouva être une femme forte, entendue, travailleuse ; et elle lui donnait des enfants plus beaux et meilleurs les uns que les autres. Polikey ne renonçait pourtant pas à son « métier ».

Tout allait bien, lorsqu’il lui arriva un accident : il fut pris sur le fait. Et c’était pour une vétille, pour rien : il avait tout simplement caché des guides en cuir, des guides de moujik ! Il fut pris, battu, dénoncé à la barinia ; puis on se mit à le surveiller. Une seconde, une troisième fois, on le surprit : et le peuple de l’injurier, le gérant de le menacer du recrutement, la barinia de le réprimander, sa femme de pleurer : tout un remue-ménage !

C’était un bon garçon, sans énergie, aimant à boire. Il arrivait que sa femme le grondait, qu’elle le battait même, lorsqu’il rentrait ivre. Et lui pleurait.

— Malheureux que je suis ! Que faire ? Que mes yeux éclatent ! Je ne le ferai plus !

Puis un mois se passait, et de nouveau il quittait la maison pour aller boire, s’enivrait et restait deux jours dehors :

— Mais il doit en prendre quelque part, de l’argent, pour boire ! disait-on dans le village.

Sa dernière affaire avait été le vol d’une pendule. Elle était accrochée au mur dans le bureau du gérant ; une vieille pendule, qui ne marchait plus depuis longtemps. Polikey, étant un jour entré seul dans le bureau, la trouva à son goût : il l’emporta et la vendit à la ville.

Comme par un fait exprès, il se trouva que le boutiquier auquel il l’avait vendue était parent d’une dvorovi ; il vint à la fête du village et parla de la pendule. On fit une enquête, comme si la chose eût présenté de l’importance.

Grâce au gérant, qui n’aimait pas Polikey, la vérité se découvrit, et un rapport fut adressé à la barinia.

Elle fit venir Polikey : lui se jeta aussitôt à ses pieds, et là, très ému, très contrit, il avoua tout, suivant le conseil que sa femme lui en avait donné. Il fit comme elle le lui avait dit, et la barinia lui fit entendre le langage de la raison, elle lui parla copieusement de Dieu, de la vertu, de la vie future, de sa femme et de ses enfants, et lui arracha des larmes. Enfin elle lui dit :

— Je te pardonne, mais promets-moi que cela ne t’arrivera jamais plus.

— Pendant ma vie entière, je ne le ferai plus jamais ! Que je m’engloutisse sous terre ! que mon ventre éclate ! disait Polikey en pleurant à chaudes larmes.

Polikey rentra chez lui. Tout le jour il pleura comme un veau et demeura étendu sur le poêle.

Depuis, on n’avait plus rien à lui reprocher. Seulement sa vie était devenue triste ; le peuple continuait à le regarder comme un voleur ; et quand vint l’époque du recrutement, tous le désignèrent.

Polikey était vétérinaire, comme nous l’avons déjà dit. Comment il l’était devenu tout à coup, personne ne le savait, et lui moins que personne.

Au haras, auprès de l’écuyer qu’on avait déporté depuis, il avait pour unique office de nettoyer le crottin. Quelquefois, il étrillait les chevaux et apportait de l’eau. Ce n’était certes pas là qu’il avait pu rien apprendre.

Il fut ensuite tisseur, puis travailla dans les jardins à sarcler et ratisser les allées, puis, en punition de ses méfaits, cassa des cailloux et finit par se louer comme dvornik[3] chez un marchand. Ce n’est pas non plus là qu’il avait pu apprendre la pratique de son métier.

Néanmoins, dans ces derniers temps, depuis qu’il était chez lui, il s’était acquis peu à peu une réputation d’habileté extraordinaire et même quelque peu surnaturelle dans l’art du vétérinaire. Il saignait une fois, deux fois ; puis il renversait le cheval, pratiquait je ne sais quoi dans la cuisse, le faisait mettre aux entraves, lui coupait le jarret jusqu’au sang, malgré ses ruades et ses hennissements ; il prétendait que ces démonstrations de la bête signifiaient : « Laissez sortir le sang au-dessus de mon sabot. » Il expliquait ensuite au moujik la nécessité de tirer du sang des veines « en vue d’une plus grande légèreté », et se mettait en conséquence à frapper le cheval d’une lancette ébréchée. Puis, ayant noué le châle de sa femme autour du ventre du cheval, il brûlait à la pierre infernale ou humectait du contenu d’un flacon toutes les plaies, et quelquefois faisait ingurgiter à l’animal tout ce qui lui passait par la tête. Et plus il tuait de chevaux, plus on croyait en lui, et plus on lui en amenait.

Je sens bien que nous autres, mes maîtres, nous aurions mauvaise grâce à nous moquer de Polikey. Les moyens qu’il employait pour inspirer la confiance ne sont-ils pas les mêmes qui ont agi sur nos pères, sur nous, et qui agiront sur nos enfants ? Le moujik qui donne de la tête dans le ventre de son unique cheval, lequel non seulement compose toute sa richesse, mais encore fait comme partie de sa famille, ce moujik, lorsqu’il jette ses regards pleins de terreur et de confiance sur le visage singulièrement renfrogné de Polikey, sur ses bras minces, aux manches retroussées, dont il presse juste l’endroit malade, et taille hardiment dans la chair vive, dans la pensée « qu’il doit en sortir quelque chose », avec un air de savoir où est le sang, où est le pus, où est la veine sèche et la veine mouillée, lorsqu’il le voit serrer entre ses dents un flacon de solution de pierre infernale ou une compresse salutaire, comment s’imaginerait-il, l’honnête moujik, que Polikey puisse lever la main pour couper au hasard et sans savoirs ? Lui n’oserait agir ainsi ; et une fois que c’est coupé, il ne se reprochera pas d’avoir laissé couper.

Je ne sais comment, vous et moi, nous supportons précisément la même chose, avec un docteur qui torture, sur notre demande, des êtres qui nous sont chers. La lancette ébréchée, et le magique flacon de sublimé corrosif, et les mots « Tchiltchak », « Potchechoui[4] », « faire couler le sang, le pus, etc… », n’est-ce point la même chose que les mots « nerfs, rhumatismes, organisme ? » « Wage du zu irren und zu traumen[5]. » Cela s’applique bien moins aux poètes qu’aux médecins et aux vétérinaires.


  1. Fourrure en peau de mouton.
  2. Allusion au proverbe russe : Un voleur n’aime pas les choses qui traînent ; c’est-à-dire qu’il fait main basse dessus.
  3. Concierge.
  4. Mots dénués de sens.
  5. Ose errer et rêver (vers de Schiller), (Note du traducteur.)