Poisson (Arago)
Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 656-662).
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CARACTÈRE DE POISSON.


Poisson n’était pas seulement né géomètre ; il était de plus né professeur. Communiquer verbalement à autrui le fruit de ses propres recherches ou les résultats des découvertes des autres mathématiciens, semblait chez lui un véritable besoin. Déjà, à Fontainebleau, les plus habiles camarades de Poisson se réunissaient régulièrement dans sa chambre, où ils recevaient de lumineuses répétitions des leçons de M. Billy. À peine entré à l’École polytechnique, il fut, comme on a vu plus haut, investi des fonctions de répétiteur, et s’en acquitta con amore, ainsi que disent nos voisins d’au delà des Alpes. Son zèle ne fit que s’accroître, lorsque, après la retraite de Fourier, il devint professeur titulaire d’analyse.

Nommé, enfin, en 1809, professeur de mécanique rationnelle à la Faculté de Paris, il y a répandu les trésors de sa science pendant trente et une années consécutives.

La qualité principale de Poisson, comme professeur, était une incomparable clarté. Peut-être, en cherchant bien, eût-on trouvé, parmi les prédécesseurs ou les contemporains de notre confrère, des professeurs à l’élocution plus facile, à la phrase plus étudiée, plus élégante, mais on n’en citerait certainement pas dont l’enseignement fut plus profitable à son auditoire. En sortant d’une leçon du célèbre académicien, chaque élève était maître de la matière qui y avait été traitée. Est-il beaucoup de professeurs qui pourraient se flatter d’un pareil succès ?

Poisson avait un genre de mérite dont se dispensent trop souvent ceux-là même qui ne pourraient invoquer pour excuse le rang qu’ils occupent dans la science : l’exactitude. Jamais il ne manqua une leçon, à moins d’être retenu au lit par la maladie ; jamais, tant que sa voix put se faire entendre, il ne confia à un suppléant, j’allais dire à une doublure, la satisfaction d’initier aux mystères de la science la jeunesse studieuse. On pourrait vraiment, en y changeant un seul mot, appliquer à notre confrère les paroles qui terminent l’Éloge d’Euler par Condorcet, et s’écrier : « Tel jour, Poisson cessa de professer et de vivre. »

Poisson s’acquitta avec une égale conscience de la charge d’examinateur. Une fois seulement, il voulut, par délicatesse, se faire remplacer dans l’examen de son fils aîné ; mais les élèves de l’École polytechnique, l’ayant appris, envoyèrent une députation, composée de tous les chefs de salles, pour lui déclarer qu’ils avaient dans son impartialité la plus entière confiance, et le supplier de ne pas se récuser. Poisson, profondément touché de la démarche de cette brillante jeunesse, disait, sans cacher son émotion, qu’il la considérait comme la plus douce, la plus honorable récompense, que les fonctions pénibles dont il avait été investi pendant vingt-cinq ans eussent jamais pu lui procurer.

La conduite de Poisson envers ses parents fut toujours un modèle dans le fond et dans la forme. Son père recevait le premier exemplaire de tous les Mémoires que l’illustre académicien publiait. L’ancien soldat, quoique entièrement étranger aux mathématiques, en faisait sa lecture quotidienne. L’introduction dans laquelle notre confrère présentait l’historique de la question et caractérisait nettement son but, finissait à la longue par disparaître sous le frottement continuel des doigts tournant et retournant les feuillets. La partie centrale des Mémoires où se trouvaient si souvent des signes de différentiation et d’intégration était moins détériorée ; mais, là même, on voyait, par des traces évidentes, que le père était souvent resté en contemplation devant l’œuvre de son fils.

Après la mort de Siméon Poisson, notre confrère reporta toutes ses affections sur sa respectable mère. Il lui écrivait avec une grande régularité. La pauvre femme ne se mettait guère en frais de rédaction dans ses réponses. Ses lettres étaient les copies de celles de son fils, avec un simple changement dans les pronoms. Si Poisson avait écrit « je prépare un Mémoire d’astronomie ; je m’occuperai ensuite de la seconde édition de ma Mécanique, etc., » on était certain de trouver dans la réponse datée de Pithiviers : « Tu prépares un Mémoire d’astronomie ; tu t’occuperas ensuite de la seconde édition de ta Mécanique, etc. » Dans ces habitudes maternelles, dont Poisson ne faisait pas mystère à ses amis, j’ai trouvé, quant à moi, l’empreinte naïve de l’admiration profonde que la mère professait pour son fils adoré. Elle faisait (la sincérité des sentiments mise à part), elle faisait comme les rédacteurs des réponses des Chambres constitutionnelles aux discours du trône. Je me trompe : les lettres de madame Poisson renfermaient invariablement quelques paroles puisées dans le fond de son âme ; l’expression « tu te portes bien » était suivie de « Dieu soit loué ! » L’indication des travaux entrepris ou projetés de ces cinq mots : « Dieu te soit en aide ! »

Poisson appartenait comme associé, membre ou correspondant, à toutes les grandes académies de l’Europe et de l’Amérique. Il était de petite taille, il avait des traits réguliers, un front large, une tête d’une dimension peu ordinaire. Il avait épousé, en 1817, mademoiselle Nancy de Bardi, orpheline, née en Angleterre de parents français émigrés. Cette union fut heureuse. Poisson a eu quatre enfants, deux filles et deux garçons. Sa fille aînée, qui lui a peu survécu, a été mariée à M. Alfred de Wailly, si connu et si bien apprécié de la jeunesse de nos écoles. Le fils aîné est officier d’artillerie, et s’est déjà fait distinguer en Algérie ; sa seconde fille a récemment épousé le fils d’un colonel de la même arme sorti de l’École polytechnique ; son second fils est employé dans l’administration des finances.

Ces détails pourraient paraître minutieux, si l’on ne songeait qu’il s’agit de la famille d’une des plus grandes illustrations scientifiques de notre pays et de notre siècle.

Pithiviers va élever, par souscription, une statue à la mémoire du plus illustre de ses enfants. L’idée de cette souscription a été bien accueillie dans le département du Loiret, malgré l’opposition de quelques individus qui ont cherché à tromper le public et à se tromper eux-mêmes sur leur petit nombre par l’activité, l’hypocrisie, le jésuitisme de leurs démarches. Ces hommes, que la gloire d’autrui importune, disaient avoir découvert que Poisson n’était pas retourné une seule fois sous le toit paternel depuis le jour où il se rendit à l’École polytechnique, et ils en tiraient la conséquence que notre confrère n’avait conservé aucune sympathie pour sa ville natale. « Ce n’est pas lui, disaient-ils, qui se serait écrié comme Tancrède, rentrant à Syracuse :

À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère !

Il appartient à ceux qui vécurent dans l’intimité de Poisson de rectifier ces fausses appréciations, appuyées d’ailleurs sur un fait dont l’exactitude ne nous est pas démontrée.

Notre confrère avait en quelque sorte horreur du déplacement ; il ne voyagea qu’une seule fois, et ce fut pour cause de santé ; encore fallut-il lui déguiser les prescriptions du médecin sous le voile d’une mission ayant pour objet ostensible l’examen des candidats à l’École polytechnique.

Ses courses à l’École militaire de Saint-Cyr lui étaient excessivement à charge. Son cabinet, le fauteuil où il méditait, la petite table sur laquelle il écrivait ses Mémoires, étaient toute sa vie. L’été, il faisait après dîner quelques courtes promenades dans la grande avenue qui joint le palais du Luxembourg à l’Observatoire. On a remarqué que ses déménagements étaient toujours circonscrits dans un espace très-resserré ; enfin, nous donnerons l’idée la plus étrange peut-être de son goût casanier, en disant qu’ayant consacré ses économies à l’achat d’une très-belle ferme située dans le département de Seine-et-Marne (Brie), il n’alla jamais la visiter.

Quant au souvenir de Pithiviers, il était toujours présent à sa pensée, et vibrait dans son cœur. Ceux-là en avaient fait la remarque qui ayant à le solliciter, et voulant le mettre en bonne humeur, ne manquaient pas de mentionner avec éloges les produits culinaires par lesquels cette ville est devenue célèbre, et même le safran qu’on recueille dans les campagnes environnantes. Je me rappelle un trait qui seul démontrerait quel attachement Poisson avait voué à la ville qui le vit naître.

Lorsque dans nos réunions scientifiques on était amené à parler des excellentes observations de toute nature que Duhamel du Monceau avait faites à Denainvilliers, observations agricoles, de sylviculture, et de météorologie, Poisson ne manquait jamais de dire : « Vous remarquerez, Messieurs, que Denainvilliers est comme la banlieue de Pithiviers. »

Ainsi, par le talent comme par le cœur, quoi qu’on en ait dit, Poisson était bien digne du monument que ses compatriotes vont lui consacrer !