Poisson (Arago)
Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 626-630).
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ÉLECTRICITÉ.


L’électricité a été l’objet des savants calculs de Poisson ; mais, dans le vaste ensemble de faits déjà connus de son vivant, notre confrère n’a pris qu’un cas spécial, celui de l’électricité en repos ou en équilibre. On aurait donc tort de chercher dans ses Mémoires des calculs ayant trait à ces courants électriques presque instantanés qui parcourent des fils métalliques, et à l’aide desquels un commerçant de Québec converse aujourd’hui avec son correspondant de la Nouvelle-Orléans, à travers la vaste étendue de l’Amérique septentrionale, tout aussi sûrement que s’ils étaient tous les deux enfermés dans la même chambre. Les phénomènes dont Poisson s’est occupé, quoique moins merveilleux, sont très-dignes de l’intérêt des physiciens.

Les procédés qui servent à faire passer les corps de l’état neutre à l’état de corps électrisés, les effets à l’aide desquels ce dernier état se révèle, sont trop connus pour qu’il soit nécessaire d’en donner la description. Mais nous devons nous demander quelle est la cause physique de ces changements d’état.

Deux réponses ont été faites à cette question. Suivant l’une, l’électricité est une substance aériforme, dont tous les corps de la nature sont imprégnés à des degrés différents. Parvient-on, par des moyens artificiels, à augmenter la quantité de fluide qu’un corps contient naturellement, il devient électrisé en plus. Diminue-t-on cette quantité, le corps est électrisé en moins. Le corps ne donne aucun signe électrique, il est à l’état neutre, lorsqu’il contient la quantité de fluide qui convient à sa nature et à sa capacité.

Cette théorie est de Franklin. Les beaux calculs de Poisson reposent sur une supposition différente, dont on trouve les premiers linéaments dans les Mémoires de Simmer et de Dufay, de cette Académie.

Voici en quels termes Poisson a formulé la supposition qui a servi de base à sa théorie : « Tous les phénomènes de l’électricité doivent être attribués à deux fluides différents répandus dans tous les corps de la nature. Les molécules d’un même fluide se repoussent mutuellement ; elles attirent les molécules de l’autre. Ces forces d’attraction et de répulsion suivent la raison inverse du carré des distances. À la même distance, le pouvoir attractif est égal au pouvoir répulsif. D’où il résulte que, quand toutes les parties d’un corps renferment une égale quantité de l’un et l’autre fluide, ceux-ci n’exercent aucune action sur les fluides contenus dans les corps environnants, et il ne se manifeste, par conséquent, aucun signe d’électricité. Cette disposition égale et uniforme des deux fluides est celle qu’on appelle leur état naturel ; dès que cet état est troublé par une cause quelconque, le corps dans lequel cela arrive est électrisé, et les différents phénomènes de l’électricité commencent à se produire. Tous les corps de la nature ne se comportent pas de la même manière par rapport au fluide électrique. Les uns, comme les métaux, ne paraissent exercer sur lui aucune espèce d’action ; ils lui permettent de se mouvoir librement dans leur intérieur et de les traverser dans tous les sens : pour cette raison, on les nomme corps conducteurs. D’autres, au contraire, l’air très-sec, par exemple, s’opposent au passage du fluide électrique dans leur masse ; de sorte qu’ils servent à empêcher le fluide accumulé dans les corps de se dissiper dans l’espace. » Les phénomènes que présentent les corps conducteurs électrisés soit quand on les considère isolément, soit lorsqu’on en rapproche plusieurs les uns des autres, furent l’objet principal du travail de Poisson.

Notre confrère a eu le bonheur d’avoir pour terme de comparaison de sa théorie d’admirables expériences, publiées vingt-cinq ans auparavant par le célèbre physicien Coulomb, de cette Académie. Il ne sera pas hors de propos de citer ici quelques-uns des principaux phénomènes dans lesquels le calcul et l’observation sont parfaitement d’accord.

Considérons un corps conducteur placé sur un support isolant, communiquons-lui une certaine quantité d’électricité. Le calcul montre qu’elle se portera tout entière à la surface ; l’observation confirme ce résultat.

Cette électricité, réunie sur la surface du corps, n’y est pas également répartie. Sur un ellipsoïde de révolution allongée, par exemple, elle sera d’autant plus considérable aux pôles de rotation, que l’axe qui les joint sera plus grand, par rapport au diamètre de l’équateur, ce que les expériences de Coulomb confirment complétement. Dans les pointes des corps où l’électricité s’accumule en trop grande quantité, elle surmonte l’obstacle que l’air sec oppose à sa diffusion ; c’est ce qui arrive à l’extrémité des pointes et sur les arêtes vives des corps anguleux, phénomène que l’observation avait dès longtemps constaté, avant que Poisson le déduisît de la théorie.

Poisson s’est occupé, d’une manière toute spéciale, des phénomènes que présentent deux sphères électrisées en contact, ou seulement placées en face l’une de l’autre. Lorsque les sphères se touchent, l’électricité est nulle autour du point de contact, résultat singulier, conforme aux observations de Coulomb. Lorsqu’on les sépare, l’électricité se partage entre les deux sphères, de manière qu’elle est toujours plus forte sur la plus petite.

Poisson considère l’accord de ses savants calculs avec les expériences de Coulomb comme la démonstration de la vérité de l’hypothèse sur laquelle il s’était appuyé. Il serait donc prouvé que l’électricité résulte de l’action de deux fluides distincts, tantôt séparés et tantôt réunis ; mais de nombreux exemples doivent nous mettre en garde contre les conclusions tirées ainsi de l’accord du calcul et de l’observation. Considérons, par exemple, la lumière : en la supposant composée de molécules matérielles attirées par les corps à des distances insensibles, on rendait compte de la loi capitale des sinus, soit dans le passage du vide dans un milieu donné, soit à la surface de séparation de deux milieux différents ; on expliquait très-simplement la réflexion totale ; on avait même commencé à rattacher la double réfraction au système corpusculaire. Eh bien, la conception de Newton n’est plus maintenant qu’une hypothèse gratuite dont aucun physicien de bonne foi et au courant des faits ne saurait se montrer le défenseur. Mais ce qu’on peut affirmer sans crainte d’être démenti par personne, c’est qu’on citerait difficilement un travail dans lequel se trouvent réunis plus de sagacité, de ressources analytiques, d’artifices ingénieux, qu’on n’en voit à chaque page dans les Mémoires de Poisson sur l’électricité. Le géomètre peut être ici comparé à un général qui tantôt aborde l’ennemi de front, tantôt tourne la position inexpugnable dans laquelle il s’était renfermé, tantôt, enfin, ne parvient à l’entamer qu’en ayant recours à des armes de nouvelle invention, et triomphe dans toutes ces luttes.