Revue littéraire — 30 juin 1843

(Redirigé depuis Poetae minores)



POETÆ MINORES.[1]

I.
REVUE DU PREMIER SEMESTRE DE 1843.

La poésie tient évidemment la première place dans les manifestations diverses de la pensée : plus vraie en quelque sorte que l’histoire, car elle puise directement dans le cœur de l’homme les sentimens qu’elle exprime ; plus haute encore que la philosophie, car elle rend claires par l’enthousiasme les difficiles déductions de la logique, car elle enferme dans le rhythme et revêt d’une forme à la fois populaire et sublime les vérités immortelles que la spéculation ne sait que démontrer, la poésie hérite de ce qu’il y a de meilleur dans ce que nous sentons, de ce qu’il y a de plus grand dans ce que nous pensons. Elle est comme un effort et un retour du rayon divin tombé en notre ame et qui tend à remonter d’où il est venu, c’est-à-dire à l’éternelle source de toute beauté. Les poètes véritables ne sauraient donc obtenir une trop large place dans l’histoire littéraire aussi bien que dans la critique. Il faut que les plus rebelles adversaires de la poésie en conviennent, c’est à l’amour pur, c’est au culte désintéressé des beaux vers que semblent se reconnaître tout d’abord les ames bien nées. Quelle pente naturelle n’a pas aussitôt un cœur délicat pour ceux qui retrouvent leur langue dans cette langue préférée, pour ceux qui d’eux-mêmes se réfugient en ces sphères sereines, où s’avive le goût de ce qui est bien, de ce qui est vrai, et où se rencontre le charme qui ne se flétrit pas, cet æternum leporem dont parle Lucrèce, c’est-à-dire le don de l’inspiration soumis à la loi sainte du travail, l’essor de la pensée fixé à jamais sous les liens puissans du style ?

C’est à l’active intervention de la poésie que notre période littéraire devra ses plus durables monumens, le plus vif éclat de sa gloire. Quelle que soit l’opinion, enthousiaste ou dégoûtée, que l’on professe sur l’ensemble du mouvement intellectuel qui s’est accompli en France depuis vingt-cinq ans ; quelque jugement, sévère ou favorable, que doive prononcer définitivement l’avenir sur cette confusion étrange des nobles penchans et des pires instincts, sur ce mélange de promesses brillantes et de tristes avortemens, il y a, selon nous, un accent contemporain que recueillera sans nul doute l’attention des siècles futurs, il est un legs saint qui est assuré de ne pas périr dans ce possible naufrage. Cette originale création de notre époque, et qui lui assurera dans l’histoire un caractère vraiment distinctif, c’est évidemment le lyrisme. Ailleurs tout, presque tout était trouvé ; là tout était à faire. Qu’on y veuille songer, il n’y a eu, dans aucune littérature, de plus merveilleux prosateurs que les nôtres ; il n’y a eu nulle part un plus grand théâtre que le théâtre français. Ce sont là assurément, pour un troisième âge littéraire, de dures conditions, des antécédens difficiles, et, en quelque sorte, un idéal désespérant.

En s’attaquant tout d’abord et sans crainte aux genres les plus divers, en se jetant à la fois dans les routes les plus opposées, notre époque a montré de nobles ambitions qu’il faut se garder de méconnaître. Aussi, tout en protestant contre les exagérations vaniteuses et les folles tentatives, on ne saurait trop applaudir à ce que, dès le début, il y a eu de généreux dans ce désir de conquêtes intellectuelles, à ce qu’il y a eu d’excitateur dans cette impatience du nouveau et de l’inconnu. Voilà d’ordinaire comment se préparent les grandes choses. Malheureusement, ces louables efforts ont dégénéré peu à peu. La mesure a bientôt disparu, et trop souvent les caprices individuels ont compromis, par une fatale obstination, l’originalité véritable ; trop souvent aussi l’industrie s’est mise à la place de l’amour de l’art. Or, pour lutter avec avantage contre un passé si éclatant, ou plutôt pour continuer dignement une généalogie si glorieuse, la génération nouvelle n’aurait pas eu trop de la plénitude même de ses forces. Mais on sait comment elle les gaspilla, en s’abandonnant à tous les hasards des ambitions désordonnées et des fantaisies maladives. De là tant de résultats désastreux, tant de défaites imprévues. Cependant une belle part restera encore à notre époque, sur les points où les rivalités étaient moins redoutables, dans l’ordre où les comparaisons avec le passé n’offraient point le même danger. Là, sur ce terrain plus vierge, dans ces champs jusqu’ici peu abordés, le succès ne nous paraît pas contestable. Si la lutte en effet se prolonge au théâtre sans qu’on en puisse prévoir l’issue ; si, sur toute la ligne littéraire, le combat est au moins douteux partout où la défaite n’est pas consommée, il est évident en revanche que la victoire reste, que le triomphe nous est garanti dans des genres qui certainement ne sont pas secondaires.

Le lyrisme, l’histoire, la critique, voilà, jusqu’à ce jour au moins, les évidentes créations de notre ère littéraire, celles que, selon nous, on serait mal venu à repousser. Dans les sciences historiques, il y avait à faire mieux que les chroniqueurs n’avaient fait, autrement que n’avaient fait les maîtres les plus légitimement accrédités : l’impartialité pouvait se joindre à la profondeur, et l’exactitude pouvait ne pas interdire la clarté. Après avoir parlé pendant des siècles au nom de je ne sais quelle rhétorique de convention, la critique française, à son tour, avait à se renouveler ou plutôt à se fonder : il lui restait à prendre l’initiative par les théories, à expliquer selon l’esthétique les lois éternelles de l’art, à tirer des déductions fécondes du rapprochement des littératures ; il lui restait surtout à expliquer le présent par le passé, l’écrivain par l’homme, l’œuvre par le siècle, c’est-à-dire à joindre l’entreprise de l’historien et du moraliste à celle de l’érudit. Dans les régions incomparablement supérieures qu’elle habite, la poésie lyrique avait plus à faire encore. Nous étions surtout pauvres par le contraste des richesses voisines. D’une part, le génie méridional étalait avec orgueil les joyaux populaires du Romancero, et on le voyait, ici s’agiter aux énergiques accens des canzones dantesques, là se bercer dans les divines langueurs de Pétrarque. D’un autre côté, la muse du Nord venait à nous avec son concert d’hymnes inconnus : tantôt c’étaient les vagues soupirs de cette rêverie allemande qui se complaît à redire les plus fugitives aspirations, les plus secrètes défaillances de l’ame ; tantôt c’était le rire amer de l’ironie mêlé à ce que l’enthousiasme a de plus sublime, en un mot ces cris soudains et profonds qui s’échappent des lèvres de Byron, quand, le visage sillonné d’éclairs, il semble sortir des abîmes de l’infini. À côté de trésors si éblouissans et si divers, le lyrisme français, vraiment déshérité, n’avait à produire d’autres témoignages que les strophes mythologiques de J.-B. Rousseau ou les tirades déclamatoires de Le Brun.

À ce triple appel des sciences historiques, de la critique et du lyrisme, il a été répondu comme il convenait au génie de la France. Plus d’un monument, que la gloire dès à présent consacre, est là qui atteste ces conquêtes nouvelles de notre siècle. Pour parler seulement de ce qui nous touche aujourd’hui, il est permis d’affirmer que la poésie aura une grande part, la meilleure part peut-être, dans ces brillantes évolutions de l’intelligence contemporaine. Le mouvement lyrique qui a commencé d’une façon si inattendue, dès les premières années de la restauration, s’est continué depuis avec éclat ; il a été varié et puissant. Rien n’a échappé à la lyre ni dans la profondeur de nos sentimens ni dans la diversité de nos passions : la lyre a été l’interprète fidèle et goûtée des émotions de la vie intime, comme des agitations de la vie sociale. Qu’il ait abandonné son ame à toute l’indépendance du doute, ou qu’il lui ait imposé la paix sous le joug de la foi ; qu’il se soit oublié aux affections du foyer, ou que, descendant dans l’arène, il ait emprunté leurs entraînemens aux partis ; qu’enfin, devant ce merveilleux spectacle des créatures et des choses, il ait cherché les mystérieux rapports de la vie qui circule dans la nature et du besoin d’aimer qui respire dans l’homme, le poète, en tout cela, n’a cessé d’être un peintre vrai. Et faisait-il en effet autre chose qu’exprimer, sous une forme meilleure, sous une forme choisie et définitive, ce qui était confus et caché au sein de tous, ce qui mourait sans écho au fond des cœurs ? C’est là un beau triomphe pour le lyrisme de notre ère, un triomphe qui lui assure la durée.

En proclamant sa sympathie pour l’ensemble de cette rénovation poétique, pour tant d’œuvres diversement originales, la critique est bien loin de remplir un devoir qui lui coûte ; elle n’a au contraire qu’à rester fidèle à ses instincts. Toutefois cette adhésion, précisément parce qu’elle est sincère, impose une vigilance plus active et nécessite une intervention en quelque sorte continue. Il ne faut pas laisser compromettre la cause qu’on aime. Aussi, en abordant le détail, en s’approchant des talens et en considérant de près les directions qu’ils ont suivies, en voyant d’où plusieurs sont partis et où quelques-uns sont arrivés, il y aurait bien des restrictions à faire, bien des déviations à déplorer. De quels excès le goût, même le moins timoré, n’aurait-il point à se plaindre ! Que de réserves ne faudrait-il pas établir, tantôt contre les aberrations de la pensée, tantôt contre le dévergondage de la forme, le plus souvent contre l’alliance presque nécessaire des idées mauvaises et du mauvais style ! Mais, entre ces abus regrettables, il y en a un qui me frappe surtout, parce qu’il est devenu presque général, parce qu’en se prolongeant il ne manquerait pas d’être pris pour un symptôme assuré de décadence. Ce défaut, dont bien peu se défient, c’est la diffusion. Plus que jamais la sobriété manque, cette sobriété savante qui affermit l’inspiration par la réflexion, et qui rend éternel l’élan du penseur par la patience de l’écrivain.

Quand on songe aux œuvres déjà si étendues de quelques-uns de nos poètes les plus aimés, les plus célèbres, le doute arrive, quoi qu’on fasse, et on se demande si l’avenir, occupé de lui-même, ne sera pas tenté de laisser dans l’ombre, sans les distraire de leur volumineux entourage, tant de pages vraiment belles, vraiment dignes de vivre. Sans doute, aux yeux des contemporains, la valeur du poète n’est pas diminuée par ces jeux puissans d’une pensée qui s’épanouit en une profusion d’images, et qui se répète, comme un écho séduisant, en vingt métaphores successives : il y a même dans ce jet rapide, dans cette continuité brillante de la production, un charme particulier, quelque chose de l’irrésistible empire qu’exerce sur la foule une improvisation chaleureuse. Et cependant, n’est-ce pas beaucoup risquer, quand on est réellement poète, que de se complaire à ces éclats, à ces triomphes d’un jour et de transporter ainsi dans l’art les succès passagers de la tribune ? La poésie certainement a le même fonds que l’éloquence ; mais l’une s’adresse à ceux qui lisent, l’autre à ceux qui écoutent. Le poète remplace le débit par le rhythme, ce qui passe par ce qui dure : c’est, si l’on peut dire, l’éloquence saisie en sa vivacité, fixée dans son action, et rendue ainsi immortelle. Qu’on y prenne garde, la faculté poétique a besoin, avant tout, d’une forte discipline : or, ce qui fait défaut actuellement, ce n’est ni le talent ni même le génie ; c’est bien plutôt le sens qui contient, la volonté qui dirige, le travail qui châtie, et, pour tout dire, la patience qui, sans se lasser, va de l’à peu près à la perfection.

S’il restait un doute sur l’opportunité de ces remarques, il n’y aurait, pour être convaincu, qu’à passer des créateurs aux imitateurs. C’est une loi inévitable de l’histoire de l’art que les défauts des maîtres apparaissent avec toute leur saillie, et se révèlent, en s’exagérant, dans les compositions de leur école. Sans doute, à l’heure qu’il est, il n’y a pas, à proprement parler, d’écoles poétiques : les centres qui avaient réussi à se constituer dans les dernières années de la restauration se sont trouvés brusquement dissous par une révolution politique, et, depuis, on n’a eu aucune occasion décisive, on n’a fait aucun effort sérieux pour se rallier autour d’un principe commun, pour courir la même fortune sous le même drapeau. Qu’est-il trop souvent advenu, pour les maîtres eux-mêmes, de cet esprit d’isolement ? Quelques-uns, atteints par le dégoût, se sont réfugiés dans le silence, ou n’ont plus demandé que rarement à la muse, à la seule muse, les inspirations qui hier leur venaient aussi d’un cercle ami et solidaire ; d’autres, enfermés résolument en eux-mêmes, ont fini par professer le culte de leur propre pensée et par s’imaginer que le monde les suivait en ces dangereuses solitudes, où le fétichisme individuel n’est plus, à la longue, qu’une forme de l’impuissance. De là, plus d’un résultat fâcheux ; ici, une forme tourmentée, le manque de souffle, l’épuisement, quelquefois même un silence prématuré ; là, au contraire, une abondance malheureuse à qui tous les prétextes, toutes les occasions sont bonnes, et qui, satisfaite du bruit, prend la notoriété pour la gloire.

Dans les dernières années, cette complète dispersion des groupes poétiques, cette disposition du public à écouter chacun sans subir la tyrannie de personne, la liberté par conséquent laissée au premier venu de suivre ses propres instincts sans être aussitôt ramené aux cadres de convention par le despotisme d’une école exclusivement régnante, tout cela a fait illusion à bien des talens secondaires jusque-là plus modestes et aussi à presque tous les débutans. On en a vu plus d’un prendre naïvement ses plagiats pour des nouveautés. Les plus décidés affichent ces prétentions à l’esprit inventif dans leur préface ; d’autres, plus humbles, les glissent seulement à la fin d’un sonnet sur l’art ou d’une ode sur la mission sacrée des poètes : bref, on les retrouve partout. Rien cependant n’est moins justifié que de pareilles ambitions ; ce qui manque en effet à toutes les poésies nouvelles, c’est précisément, c’est surtout l’originalité. Non-seulement tous les nouveaux arrivans ont des airs de famille, mais le plus souvent c’est une assemblée de Sosies : il n’y a que l’habit qui diffère. Qu’on se plaigne, après cela, de l’indifférence du public ; le public continuera à passer outre, par un sentiment dont il ne se rend point compte peut-être, mais qui est parfaitement fondé. Le premier droit en effet de ceux qui lisent, c’est de fuir l’ennui ; leur premier soin, c’est d’éviter le double emploi : or qui s’arrêterait à contempler ces innombrables copies, quand l’original est là qui en dispense ? Beaucoup de talent peut être dépensé dans ces pastiches, dans cette reproduction quelquefois habile de l’œuvre ou du procédé des maîtres : c’est du talent perdu. Aujourd’hui quelque chose d’analogue à ce qui a lieu au dedans de chaque esprit d’élite semble aussi s’accomplir en dehors : cette diffusion, en effet, que nous notions tout à l’heure au sein des principaux génies contemporains, a en quelque sorte passé au sein de la foule. La faculté poétique, à mesure qu’elle se distendait dans les individus, s’est en même temps dispersée en un cercle plus nombreux. Peu à peu les mystères de l’initiation poétique sont devenus des lieux communs, et il y a maintenant pour les débuts en vers incomparablement plus d’auteurs que de lecteurs.

Assurément, dans les volumes de poésies qui depuis treize ans se succèdent sans qu’on le sache avec une si active régularité, il y a eu plus d’une fois, il y a encore çà et là telle page harmonieuse qu’on croirait arrachée aux Méditations, telle strophe éclatante qui serait digne des Orientales, telle rêverie charmante qui ne déparerait pas les Consolations ; mais, dans les conditions actuelles, cela suffit-il ? Une certaine mélodie de facture et de nombre, une certaine mise en œuvre du sentiment par l’image, sont dorénavant des qualités presque vulgaires. Encore une fois, la facilité de versification est devenue si commune, qu’elle n’est plus assez, à elle seule, pour constituer le talent. Évidemment il y a, à l’heure qu’il est, une certaine habileté mécanique et de métier qu’on a trouvé moyen d’introduire dans ce qu’il y a au monde de plus individuel, dans la rêverie. C’est ainsi que la verve bouffonne après Rabelais, l’humour après Sterne, la fantaisie après Hoffmann, devinrent aussi des banalités entre les mains des imitateurs. Au XVIIIe siècle, tout bon écolier de rhétorique rimait sa tragédie dans le goût de la Sémiramis et du Manlius : aujourd’hui il n’est pas de lauréat de collége qui ne possède en portefeuille, entre un roman social et une épopée intime, des Brises du Soir ou des Échos du Cœur destinés à un plus grand succès que celui des Feuilles d’Automne ; il n’est pas de bachelier d’hier qui, à la lueur du punch et dans la fumée des cigares, n’ait évoqué trois ou quatre héros fringans et fantasques, auprès desquels le Mardoche et le Paez d’Alfred de Musset semblent de vrais bourgeois. Pauvre imitation, et la pire de toutes, que celle qui copie la boutade et singe le caprice !

Mais au moins faudrait-il, avec ces sceptres d’emprunt, ne pas se donner des airs de conquérant, ne pas afficher à tout propos les façons royales. Dans les époques littéraires régulièrement constituées, tout a son ordre et sa mesure : les talens secondaires reconnaissent naturellement leur place. Aujourd’hui ce sentiment, qui fait chacun s’apprécier et se tenir à son rang véritable, devient à chaque instant plus rare. En poésie surtout, on dirait que le premier plan n’est plus réservé exclusivement aux gloires légitimes, aux vrais rois de la lyre : tout nouveau venu se croit le droit de s’y installer. Ces folles ambitions veulent être relevées, et à leur tour les poetæ minores doivent fournir une série d’études qui peut-être ne sera pas sans profit. Après tout, une pareille classification est un hommage indirect rendu aux maîtres, et c’est à leurs propres prétentions, qui seules en ont donné l’idée, que s’en devront prendre les mécontens. Et puis que voulez-vous ? De nos jours, la fortune n’est propice à aucune royauté, quoique les royautés abondent : c’est un malheur des temps, et il faut bien se résigner à ce que la critique, après tant d’autres, se passe l’innocente fantaisie d’arracher quelques couronnes. Dans une époque d’ailleurs où le lyrisme compte de si éminens interprètes, le second rang ne devrait-il pas paraître désirable encore et satisfaire des vanités même susceptibles ? Mais qu’est devenu l’esprit de discipline et qui reconnaît une hiérarchie ? Devant tant d’exigences ambitieuses, maintenons ses priviléges au bon sens : majores audire, minori dicere, voilà un devoir et un droit qu’Horace, en un autre sens, proclamait il y a deux mille ans ; nous voudrions remplir l’un et profiter de l’autre.

Aujourd’hui, il ne sera question que de vers, de vers tout récens. Et d’abord la première question, la question préalable qu’on a à s’adresser, c’est de savoir si ce mépris du public pour la poésie dont parlent bien haut les préfaces, si cette déchéance définitive de la muse dont il est question à chaque page des volumes nouveaux, sont des faits avérés et incontestables. Pour ma part, je pense précisément le contraire. Sans doute de ce qu’on ne les remarque pas, bien des poètes concluent aussitôt au dépérissement du goût poétique : induction forcée et qui trahit les blessures de l’amour-propre. Cette admiration des œuvres consacrées, en même temps que cette indifférence pour tant de nouveautés banales, montrent au contraire dans le public une sympathie persistante pour tout ce qui est invention, un dégoût de plus en plus marqué pour tout ce qui n’est qu’imitation. Des dispositions pareilles sont excellentes, et on ne saurait trop les encourager, car il y faut voir le gage d’un favorable accueil pour tout ce qui aura vraiment la jeunesse et la vie.

On a vu quelle était, suivant nous, la situation de l’esprit lyrique en France. Tandis que la plupart des talens acceptés se laissent envahir, les uns par le dédain, les autres par le découragement, aucun génie nouveau ne se révèle, aucune lyre n’attire l’oreille par des accens qui lui soient propres. Sur tous les points, c’est un concert si monotone, qu’aucune note ne demeure distincte dans le souvenir ; sur tous les points aussi, par une contradiction étrange, ce sont des aspirations incroyables à l’originalité et à la puissance inventive. En somme, l’acharnement verbeux des imitateurs est aussi infécond que le silence prolongé des maîtres. Si l’on veut s’enquérir avec quelque certitude de la vérité de ces assertions, il n’y a qu’à aborder le détail, il n’y a qu’à jeter un rapide regard sur les recueils poétiques qui ont paru dans ces derniers mois.

Pour rester fidèle à la chronologie, faisons d’abord leur place aux ambitions surannées. Chacun sait avec quelle hâte l’esprit de parti, dans les dernières années de la restauration, s’empara de M. Guiraud pour en faire un candidat à l’institut. La candidature fut heureuse. Or les trônes tombent, et les fauteuils académiques survivent aux révolutions. Qu’est-il arrivé de là ? Après 1830, sous le soleil excitateur de juillet, la vanité satisfaite de l’académicien et la vanité blessée du poète monarchique ont persuadé à l’auteur des Machabées qu’il était appelé à une mission de régénérateur. C’est un effet trop fréquent de ces grandes commotions politiques d’éveiller de la sorte, dans certains esprits mal en garde contre eux-mêmes, des ambitions démesurées, une sorte d’activité fébrile et malheureuse. Les buts les plus divers ont tour à tour tenté M. Guiraud : comme les néophytes des premiers siècles, on l’a vu dépouiller subitement le vieil homme. L’élégie n’était-elle pas désormais un cadre mesquin pour le poète qui s’imaginait saisir un rôle à part, en se faisant l’écho tardif de la barbare logomachie qu’avaient inventée et usée les humanitaires du radicalisme et les néo-catholiques du feuilleton ? Philosophie, roman, épopée, M. Guiraud s’est donc essayé à tout, en mêlant à tout, sans plan, sans méthode, de vagues théories d’immobilité et de creuses aspirations vers le progrès, en un mot les vieilles nouveautés du socialisme et les vieilleries renouvelées de la théocratie. Un article remarqué et très spirituel de M. Lerminier a initié de reste les lecteurs de la Revue à ces prétentieuses élucubrations, où Dieu et l’homme sont également compromis dans une genèse burlesque. Nous sommes très disposé à ne pas contester au poète l’originalité de sa philosophie : nous soupçonnons même que personne ne s’avisera de réclamer l’honneur de l’invention. Toutefois, dans ses compositions littéraires, M. Guiraud ne retrouve pas le même tour d’imagination créatrice. Flavien voulait faire oublier les Martyrs ; on sait ce qu’il en est advenu.

Une œuvre épique pour le poète, un système pour le penseur, sont d’ordinaire l’effort et la préoccupation patiente d’une vie tout entière. M. Guiraud dédaigne ces vains scrupules, qui peuvent arrêter ceux qui n’ont que du génie : M. Guiraud, mieux doué, mens divinior, traverse les entraves sans même s’en apercevoir. Après les élégies des odes, après les odes des tragédies, après les tragédies des romans dévots, après les romans une épopée en prose, après l’épopée enfin une ontologie et un système du monde : on pouvait raisonnablement croire que l’auteur des Petits Savoyards s’en tiendrait là. Mais n’est-ce pas folie de se fier aux conquérans ? Aussi M. Guiraud vient-il d’ajouter une province de plus à son empire. Il fallait bien que Lamartine eût son tour après Châteaubriand : Jocelyn devait être éclipsé comme l’avaient été les Martyrs. Voilà en effet qu’entre une lettre à l’Univers contre la philosophie de l’Université (il est vrai que cette philosophie ne ressemble guère à celle de M. Guiraud), et une missive à la Gazette de France sur le vote universel, l’infatigable écrivain trouve le temps de publier un poème à la fois intime et social, un poème où il est beaucoup question de lui et quelque peu question de Dieu. Le Cloître de Villemartin[2] n’a pas moins de six mille vers ; M. Guiraud fait payer cher le droit de le juger.

L’impression générale qu’on garde de cette lecture est singulièrement confuse, ou, pour parler la langue délicate et nuancée de l’auteur, elle est chaotique et brouillardée. On doit convenir sans doute que s’il y a dans la poésie moderne un genre libre, un genre qui n’impose pas la régularité et qui n’astreigne pas aux compartimens, c’est le poème lyrique tel que l’a entendu Byron, tel que l’a réalisé chez nous Lamartine. La description s’y entremêle volontiers au récit, l’élégie s’y rencontre à côté du drame, les élans de l’ode y ont leur place auprès des spéculations du penseur. J’irai au-delà et j’accorderai que, dans quelques œuvres exceptionnelles, une certaine confusion extérieure n’est qu’un raffinement voulu. Sous l’apparence du rêve et du hasard se déguisent quelquefois des calculs profonds : c’est un art que ce désordre savant de l’atelier. Il faudrait être bien naïf pour ne voir dans les Nuées ou dans le Faust que de capricieuses boutades. Hoffmann, en ses plus étranges compositions, se sert au moins de la raison comme point de départ, et ses extrêmes fantaisies ne sont même que du bon sens retourné. L’ordre est au fond de toute composition durable. Joseph Chénier y pensait sans doute quand il a dit que le génie c’était tout simplement la raison sublime. Or on peut accorder à l’œuvre de M. Guiraud le sublime, si M. Guiraud y tient ; mais il est bien difficile qu’on lui accorde la raison. Je mets au défi l’analyse la plus scrupuleusement consciencieuse de reproduire, dans son désordre, dans son bizarre enchevêtrement, le nouvel ouvrage de l’auteur de Flavien.

Pour comprendre le titre mystérieux du livre, il est indispensable de recourir aux notes. On y apprend donc, entre autres choses instructives, que récemment encore se voyait à Perpignan une vaste chapelle, bâtie au XIIIe siècle, et qui faisait autrefois partie du monastère des grands carmes. Il y a quelques années, l’administration du génie militaire, ayant eu besoin de l’emplacement, procéda sans pitié à la démolition. Averti et indigné, M. Guiraud, en son zèle archéologique, s’exécuta héroïquement ; devenu adjudicataire des matériaux, il les fit patiemment transporter à trente lieues de là, dans le parc de son château de Villemartin. Cela fait, M. Guiraud se sentit désireux de pouvoir dire : « Mon cloître, » tout comme il dit à chaque instant dans ses vers : « Mes bois, ma chose, mes jardins. » Soutenu à la fois par ses prédilections de propriétaire et par son mysticisme gothique, le poète se mit donc à reconstruire de ses propres mains l’édifice ruiné ; après trois ans de travaux assidus, la chapelle était debout, et dès-lors M. Guiraud put s’y promener à l’aise, s’y agenouiller, y rêver, y rimer surtout. C’est le dithyrambe du poète en l’honneur de l’architecte qui forme aujourd’hui un gros volume appelé le Cloître de Villemartin.

Le livre s’ouvre par une dédicace à « l’épouse adorée, » pages touchantes et simples, qui font honneur au cœur de l’homme plus encore qu’au talent de l’écrivain. Malheureusement, ce ton gracieux et modéré ne se prolonge pas. Chaque matin, M. Guiraud fait un pèlerinage à sa chapelle, et chaque pèlerinage amène, sans suite, au hasard, deux ou trois rêveries sur l’église et sur la société, deux ou trois souvenirs de la vie de l’auteur, que l’auteur se met à redire tout au long et à enchâsser laborieusement et confusément dans d’interminables rimes. Tout à coup le voilà qui commence, avec de grandes protestations de repentir, le récit de quelque aventure amoureuse du temps de son ardente jeunesse, du temps de sa vie adultère. Le lecteur mondain, qui n’a pas tant de scrupules, se sent alléché et prend goût à la chose ; aussi attend-il avec impatience, et comme une distraction qui lui est bien due, ces anecdotes fabuleuses en tout. Mais à peine le poète a-t-il débuté, qu’il s’interrompt pour faire une sortie philosophique qui bientôt est interrompue elle-même par un hymne religieux auquel succède à l’instant quelque amplification de politique sociale. On dirait une série de parenthèses qui s’ouvrent sans cesse les unes après les autres sans se fermer jamais. Quant à l’histoire dont il devrait être question, elle reparaît quand elle peut ; le poète l’abandonne, la reprend, la laisse, la continue en ne cessant d’intercaler à travers tout ce qui lui vient à l’esprit. C’est une dérive perpétuelle, arrêtée çà et là par les digues factices des chapitres. Rien ne se tient ; tout est jeté pêle-mêle, sans qu’il y ait même quelque chose du pittoresque désordre, des groupes fortuits et frappans que produit quelquefois la confusion, cette confusion du moins où l’art n’est pas tout-à-fait absent.

Deux histoires sentimentales, incessamment rompues par des épisodes, incessamment divisées par des incidens, forment le fond même et la contexture du livre. — Dans la première, il s’agit d’une jeune fille que le poète ne nomme pas, et dont il s’éprit en la voyant faire l’aumône à la porte d’une église. Cette passion silencieuse grandissait chaque jour ; deux mois déjà s’étaient écoulés, quand la belle inconnue accepta en toute confiance le mari auquel son père l’avait promise à son insu. Un poète monarchique ne hante pas les quartiers bourgeois ; aussi est-ce en plein faubourg Saint-Germain, dans ces nobles lieux

où les hôtels princiers
Se défendent encor contre les épiciers,

que la fête du mariage eut lieu, au grand désappointement sans doute de l’amoureux qui n’avait rien dit. Le bal fut splendide. Cependant, au milieu de cette noce aristocratique, le père de la fiancée, souriant des deux yeux, étalait une joie bruyante qui avait quelque chose de fébrile ; aussi la jeune fille l’observait-elle avec inquiétude, quand tout à coup elle s’aperçoit qu’une lettre vient de lui être remise, que son père la froisse avec désespoir, et qu’il s’enfuit éperdu hors des salles de la fête. Sans quitter sa parure de bal, l’enfant épouvantée s’élance, poursuit le malheureux, et finit par le joindre sur les quais, au moment où il allait se jeter dans la Seine. Le père avait perdu au jeu sa fortune et la dot de sa fille, qui le remmena et lui rendit le calme en lui promettant de se faire sœur grise. Si cette anecdote commune et usée a été prise dans la réalité, on peut reprocher à l’auteur de n’avoir pas revêtu une combinaison si mélodramatique des couleurs de la poésie, qui a le don de tout aviver, de tout rajeunir ; si, au contraire, ce n’est là qu’une donnée de l’imagination, les objections sont plus légitimes encore, et on est en droit de dire à M. Guiraud que le prosaïsme vulgaire de son invention correspond parfaitement au prosaïsme trivial de son style.

Le second récit se fonde également sur l’amour, mais cette fois sur un amour qui parle, qui parle même très longuement. Donc Albert (n’est-ce pas le poète lui-même, n’est-ce pas Olympio amoureux ?) était dans ses terres natales quand il apprit que la mère d’Aurélie, devenue veuve, venait de se réfugier avec son enfant dans un couvent de Venise, et que la jeune fille voulait se vouer décidément au cloître. L’affection pour celle

Qu’honorait autrefois son plus intime hommage

se ranime alors dans le cœur d’Albert, qui, jaloux de Jésus, craint de se voir enlever par le ciel l’ame qui ferait son bonheur sur la terre. Aussi le poète n’hésite pas : il part, et son cœur de vingt ans essaie de l’emporter sur Dieu. Il offre tout à Aurélie, sa vie, son château,

Et le doux récomfort d’un salon de Paris.

Il y a des argumens irrésistibles : après trois longs mois de combats, qui paraissent encore plus longs dans les vers de M. Guiraud, Dieu fut vaincu, et Aurélie se vit ramenée en France par son fiancé. Mais la santé de la jeune fille s’était perdue dans ces luttes, et bientôt il fallut demander du soleil au climat des Pyrénées. Cependant la mère pleurait près de son enfant malade, et Albert s’efforçait de la distraire par des lectures, par des vers, par des conversations de toute sorte sur l’Angleterre et sur la semaine sainte, sur les étoiles et sur Carthage. De tout cela, M. Guiraud, impitoyable biographe, n’épargne pas une ligne à ses lecteurs. Enfin arrive le dénouement : on est dans un pauvre village de la Catalogne, et Aurélie y languit entre les rideaux soyeux de son appartement. Sentant la mort venir, elle veut que la mort la trouve unie à Albert ; un autel est donc placé près du lit nuptial, et le mariage se trouve consommé. Quand la cérémonie est achevée, on s’imagine qu’Albert va rester près de sa femme mourante : pas le moins du monde. Albert juge à propos de faire une promenade ; seulement il promet de revenir le soir. Le soir arrive, le mari entre, et, à la lueur de la lampe, il découvre

Tant d’objets enchantés à son cœur idolâtre,
La robe, le corset, le bouquet d’oranger.

Toute cette scène nocturne est incroyable, et on se demande à quoi l’auteur a songé dans ce rapprochement de la poésie des sens et de la poésie ascétique, dans ce mélange bizarre de désirs humains et d’aspirations célestes que vient couronner la mort.

La moralité inattendue que M. Guiraud tire de tout ceci, dans ses méditations intermédiaires, dans ses notes justificatives, ainsi que dans son épilogue, c’est que la théocratie est le meilleur gouvernement, c’est qu’il faut être ultramontain pour être sauvé, c’est enfin qu’on doit réformer le Code pénal, réhabiliter la femme et surtout bannir l’égalité,

Vulgaire et dernier mot de ces pompeuses phrases.

Les deux figures féminines autour desquelles M. Guiraud a groupé les élémens secondaires de sa composition ne sauraient exciter à aucun titre la sympathie des lecteurs. Quelque faible cependant que soit la partie sentimentale du Cloître de Villemartin, il faut reconnaître que le ton y est un peu plus simple, le style un peu moins chargé, la marche enfin plus naturelle que dans les tirades socialistes et mystiques auxquelles M. Guiraud revient incessamment. On ne saurait s’imaginer l’effet singulier que produit le rapprochement de tant d’idées hétérogènes, de tant de sujets disparates. Tout est matière à versification pour M. Guiraud. Tantôt le cloître de Villemartin amène le cloître de Saint-Just, et alors, pendant dix pages, il n’est question que de Charles-Quint au regard fauve et terne, que de ce maître du monde finissant par abdiquer le sceptre,

Lui qui n’avait rempli que de mondanités
Le cours impérial de ses prospérités ;

tantôt c’est une incroyable sortie contre la culture antique, contre cette belle littérature latine surtout, qui n’aurait été, en somme, qu’un prurit fiévreux. L’art païen tout entier est compris dans l’anathème, et M. Guiraud s’écrie :

Ma nature avec lui n’a rien de sympathique.

On s’en aperçoit de reste. Cependant, tant que l’auteur se borne à entremêler des démonstrations religieuses au récit de ses propres aventures, des hymnes sur les missionnaires de Chine à des malédictions contre Espartero, tant qu’il ne sort pas de la sphère des rêveries individuelles, il n’y a là que du ridicule ; mais à côté de ces songes inoffensifs, M. Guiraud laisse percer contre nos institutions, contre la société elle-même, des haines étranges qui doivent être relevées. Non, il n’est pas permis de dire que la révolution de juillet a été sans motif, il n’est pas permis de peindre ceux qui l’ont faite comme

S’en allant au château boire des vins de rois,
Et faisant châtier, par des mains mercenaires,
Sur un frêle berceau des torts imaginaires.

Ce n’est pas non plus à un membre de l’Académie française, d’un corps officiel et légal, qu’il appartient d’imprimer, même dans un poème intime, que le gouvernement de 1830 n’a répondu à la faim que par des balles à foison et des phrases de préfet. S’il est vrai que la poésie élève l’ame, comment M. Guiraud a-t-il été ramasser de pareilles calomnies dans les pamphlets pour en faire le thème de ses inspirations ? Le poète est entraîné par cet esprit de violence jusqu’à méconnaître et les bienfaits de la civilisation moderne et la légitimité même de notre organisation sociale. Dire que la science du gouvernement, c’est

L’art d’extraire de l’or des sueurs populaires ;

avancer que la société actuelle et nos barbares lois réservent le peuple

Aux ordures du bagne, aux hontes du poteau,
Et, pour dernière aumône, au glaive du bourreau,

c’est livrer la muse aux sectes incendiaires, c’est la traîner aux carrefours de l’émeute. Heureusement, il ne s’agit que de la muse de M. Guiraud, muse inconséquente et qui se fait démagogique tout en chantant l’aristocratie, tout en calomniant l’égalité.

On le voit, M. Guiraud a complètement méconnu, dans son nouveau livre, la nature et les vraies tendances de son talent ; ce qui lui convient, c’est l’élégie facile, molle, légèrement tendre, qui se complaît aux vers libres, et qui se tient à la sensibilité et à la grace. Il y a dans le Cloître de Villemartin tout un chant épisodique que je croirais volontiers de la même date que les Petits Savoyards ; M. Guiraud y parle de la mort de sa mère, de mille souvenirs d’intérieur, avec une sensibilité vraie qu’il fait partager au lecteur. Sans doute, dans la trame un peu lâche de ce rhythme énervé, on ne rencontre jamais l’accent soudain qui fait tressaillir, le vers inspiré qui se détache et sonne tout à coup avec éclat ; mais, aux bons endroits, il y a un certain abandon, une certaine mélodie languissante où l’on se berce, et qui, en réalité, ne sont pas sans charme ; par malheur, l’emphase revient vite, retient incessamment et tient le dé. Ce goût pour le phébus philosophique sert mal M. Guiraud, et ajoute encore, par les néologismes, à ses habitudes de négligence et d’incorrection. Je ne parle pas des prosaïques trivialités, on en a pu juger. Il y a à chaque instant des vers comme celui-ci :

Et tout mon cœur s’émeut au fond de mes entrailles,

ce qui fait qu’on s’écrie aussitôt avec Berchoux :

Mais de son estomac je distingue son cœur.

Au temps de Fréron et de La Harpe, quand la critique vivait surtout de détails et se plaisait aux petites escarmouches de style, le poème de M. Guiraud eût défrayé pendant un mois l’Année littéraire et le Mercure. On en eût donné vingt extraits et des citations à épuiser les italiques d’une imprimerie. Aujourd’hui, chacun le comprend, cette guerre mesquine n’est plus de mise ; on laisse volontiers le rudiment aux gens de collége et la syntaxe aux pédans. Il faut bien remarquer cependant que M. Guiraud, pour un académicien du Dictionnaire, prend avec la prosodie, avec la langue, des libertés par trop familières. Passe encore pour ces doubles substantifs que le poète accouple incessamment, passe pour les obusiers-forbans, le monde-éternité, les arbres-colosses, et cent autres gentillesses ; mais on ne devrait pas oublier la grammaire jusqu’à écrire :

Où quelque vieille église et son svelte clocher
Pose admirablement au sommet d’un rocher.

M. Guiraud appartient à cette école douteuse, incertaine, qui hésite entre la régularité descriptive de la poésie impériale et l’indépendance conquérante de la poésie contemporaine. On ne retrouve dans ses paysages ni les lignes sévères de David, ni les tons brillans, ni la lumière éthérée de la moderne peinture. De là un genre composite qui, au lieu d’unir les élémens contraires dans une harmonieuse unité, emprunte à tous sans que ces emprunts amènent et constituent une manière propre et distincte. Comme M. Guiraud est très loin de manier la langue en maître, comme l’idiome rebelle se dérobe au contraire sous sa main peu sûre, cette hésitation entre les procédés divers, cet embarras de l’imitation, passent du fond dans la forme et ajoutent encore à l’impropriété et à la pesanteur du style. Ce n’est pas tout, par la multiple variété de ses ambitions, par l’effort exagéré qu’il impose à un talent fait pour soulever le léger fardeau de la muse élégiaque, M. Guiraud compromet de plus en plus ce don aimable de l’émotion tendre qu’on s’était plu naguère à lui reconnaître. Ces nerveux ébranlemens, cette fièvre volontaire, conviennent mal à une nature délicate et, qu’on me passe le mot, à un tempérament quelque peu lymphatique. J’entendais dire à l’un des plus spirituels confrères de M. Guiraud à l’Académie que c’était là « du Chapelain mou. » Le jugement est cru, il est vrai. Aujourd’hui, la muse des Petits Savoyards doit être harassée de tant d’aventureuses excursions, et, pour nous servir d’un mot de M. Guiraud, elle fera bien d’accepter momentanément

Ce besoin de repos que tout être réclame.

C’est par un conseil analogue que nous nous voyons contraint de débuter avec l’auteur des Rimes héroïques[3]. M. Guiraud, en effet, c’était le poète déjà sur le retour et se débattant en efforts pour tâcher de rajeunir ; M. Barbier, au contraire, c’est le poète jeune et original qu’atteint avant l’âge une vieillesse prématurée. Le chantre des Iambes a bruyamment débuté dans la littérature contemporaine. Il ne faut pas s’en étonner : une révolution l’avait fait poète. La Curée et les satires qui forment le premier recueil de M. Auguste Barbier ne veulent pas être distraites du milieu, pour ainsi dire, où elles se sont produites. Ce qu’il y a de factice dans le procédé de l’écrivain, ce tour uniforme d’énumération descriptive et de personnifications symboliques, ce parti pris de la crudité, tout cela était racheté par la sincérité énergique de l’indignation, par le feu d’un entraînement réel. On ne saurait le nier, cette muse débraillée, qui est loin maintenant de nous être avenante, a été, durant quelques heures, la muse de la France. L’éclat sans doute fut très court ; mais les Iambes ne seraient pas regardés désormais comme un évènement de l’histoire littéraire, que leur succès aurait cependant sa place dans l’histoire politique. Il y a là une date : M. Barbier aussi a eu ses trois jours. Mais ces sortes de réussites soudaines, ces accès subits et fébriles de la célébrité sont dangereux. Quand c’est à l’ébranlement d’alentour, quand c’est à la secousse même des évènemens qu’un esprit doit ainsi son inspiration, il lui faut une trempe vraiment forte pour résister à l’épreuve. Un moment vient en effet, et il est prompt, où le flot populaire qui vous avait soulevé sur sa cime retombe et s’affaisse ; un moment vient où l’appui manque et où il ne faut plus compter que sur soi-même. Cette poésie, que j’appellerai extérieure, avait cependant pénétré assez profondément M. Barbier pour ne pas se retirer tout aussitôt. Le rayon, au contraire, que l’astre de juillet avait laissé tomber en son ame, sembla, dans le Pianto, recevoir du soleil d’Italie une lumière nouvelle, un éclat plus vif. Quoique l’idée soit souvent absente ou disparaisse sous le rhythme, quoique la brutalité triviale de l’expression vienne çà et là rappeler mal à propos le souvenir des Iambes, quelques parties de ce poème resteront comme une œuvre qu’une certaine sérénité calme, qu’un amour grave de l’art, que je ne sais quel reflet enfin du ciel de Naples recommanderont à l’avenir. Poète du carrefour dans les Iambes, M. Barbier devint dans le Pianto un poète de l’atelier, le poète aimé des artistes. Notre sympathie, malgré ses réserves, accompagne jusque-là le chantre de Melpomène et du Campo Santo ; mais il nous est impossible de suivre plus loin M. Auguste Barbier. La décadence évidente qui commençait dans Lazare s’est continuée, en s’augmentant, dans les Nouvelles Satires et dans les Chants civils ; aujourd’hui elle atteint le dernier terme par les Rimes héroïques. Le fait est avéré, et la complète indifférence du public ne doit laisser aucun doute à cet égard. L’homme qui écrivait naguère un iambe sanglant contre la popularité a beau flatter aujourd’hui les populaires instincts, il a beau emprunter son vocabulaire au socialisme : la foule a décidément détourné ses regards, elle ne lui rendra pas son attention. Le poète des Iambes, le poète du Pianto, le chantre qu’avait inspiré la mélancolie après la colère, appartient désormais au passé. Aujourd’hui, M. Barbier est séparé de lui-même par un abîme.

La source de l’inspiration semble complètement tarie chez l’auteur des Rimes héroïques. Au lieu du penseur, on n’a plus qu’un moraliste d’école ; au lieu du coloriste habile, qu’un rhéteur qui versifie. Quand la poésie, au lieu d’être la traduction spontanée d’une émotion de l’ame, se rabat aux cadres convenus, à deux ou trois idées générales ou plutôt à deux ou trois mots creux qu’elle emploie résolument à propos de tout, alors elle abdique, elle n’est plus qu’un exercice puéril, une gymnastique de langage. Nous craignons que M. Barbier n’en soit arrivé là. Cette idée vague du bien et du beau, cet idéal indéfini, ces expressions résonnantes d’égalité, de liberté, d’humanité, qui maintenant reparaissent à chaque ligne dans ses vers, donnent à tout ce qui sort de sa plume un ton de prédication parfaitement monotone et assoupissant. La poésie, selon l’auteur des Rimes héroïques,

Est une savante harmonie,
Mise en la bouche du génie,
Afin de donner plus d’éclats
Aux bonnes choses d’ici-bas.

Rien de mieux ; mais c’est précisément cet éclat dont l’absence est de plus en plus frappante dans les dernières productions de celui qui avait rencontré les Iambes. Aujourd’hui M. Barbier écrit pour satisfaire bien moins un besoin de son ame qu’une habitude de son esprit. Les thèmes qu’il prend, les sujets qu’il traite, ne correspondent ni au sentiment ni à l’imagination : ce sont des programmes de morale, pour lesquels il cherche le prétexte d’un évènement ou d’un nom propre. Après la lecture de chaque pièce, on est tenté d’écrire en marge le vers d’Alfred de Musset :

Admirable matière à mettre en vers latins.

Les Rimes héroïques sont un recueil de sonnets. Il y a long-temps que cette vieille forme du sonnet, illustrée par Pétrarque et par Shakspeare, a été remise en honneur dans la littérature nouvelle : depuis les originales tentatives de Joseph Delorme, plus d’un poète s’y est essayé avec bonheur. Une pensée délicate, un trait spirituel, quelque fine nuance du sentiment, s’enchâssent à merveille dans ce cadre inflexible, et, sous la maille pressée du rhythme, ils acquièrent je ne sais quel relief plus saisissant. Mais choisir au hasard, dans l’histoire, des noms obscurs et des noms éclatans pour en faire, de parti pris, une sorte de galerie de sonnets, c’est tout simplement rimer des étiquettes pour des portraits. Toujours deux quatrains et deux tercets, soit qu’il s’agisse d’un homme inconnu ou d’une renommée glorieuse, d’un fait ignoré ou d’une révolution qui a changé le monde ; quatorze vers pour le Christ, quatorze vers pour Colomb, quatorze vers pour Jeanne d’Arc : l’inspiration de M. Barbier a toujours la même mesure ; il est vrai qu’elle est partout la même. On sait l’aventure de Benserade, qui voulait mettre l’histoire de France en rondeaux. Les sonnets de M. Barbier me font l’effet de ces petites médailles de plâtre par lesquelles on représente la série de nos rois : toutes sont du même module, la plupart se ressemblent, et on pourrait le plus souvent changer les noms sans inconvénient. De même, dans les Rimes héroïques, bien des titres seraient transposés sans que le lecteur s’en aperçût. Aucune empreinte n’est nette, aucun trait n’est marqué avec décision ; nulle part l’accent ne jaillit, nulle part le poète ne se révèle par l’éclair d’une idée, par une image étincelante, par une expression trouvée.

Jamais le style de M. Auguste Barbier n’avait été aussi insuffisant, jamais l’auteur n’avait tant accordé à la périphrase vulgaire, aux épithètes parasites, et, pour parler franc, aux chevilles de toute sorte. La période est mal arrêtée dans ses contours ; envahie par l’incise, elle laisse l’idée en proie au despotisme du mot et de la rime. D’un autre côté, la métaphore ne vient plus d’elle-même comme une saillie naturelle de la pensée ; c’est une nécessité poétique dont l’auteur, tant bien que mal, se tire par le métier. Ainsi, ayant à parler d’un guerrier qui s’élance et s’ouvre un chemin à travers les piques ennemies, M. Barbier use de l’assimilation que voici :

… Comme un fort moissonneur que l’on voit dans la plaine
Presser les épis mûrs contre son sein voûté…

Des images si détournées sont la marque évidente de l’épuisement. L’impropriété des termes, par malheur, vient, comme une conséquence funeste s’ajouter à tout cela. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, M. Barbier fait foudroyer les Anglais à Jeanne d’Arc avec les lueurs de sa lance. C’est là du Scarron héroïque. L’ancien auteur des Iambes a gardé de sa première manière l’habitude du mot cynique et de l’expression sans vergogne qui déjà tout à l’heure nous choquait dans le Pianto. Au milieu du style terne, effacé, et en quelque sorte estompé des Rimes héroïques, ces traits appuyés, ces grossiers coups de crayon, blessent encore davantage. M. Barbier a perdu le sentiment de la mesure. Dire les reins de l’océan au lieu des flots, dire la séquelle infame au lieu de la populace, ne prouve absolument que l’absence de goût. C’est le procédé de l’empire retourné : les poètes d’alors employaient l’expression noble, vous employez le mot bas ; ils disaient coursier, vous dites rosse. J’aime encore mieux le pompeux que le trivial.

La donnée de chacun des sonnets de M. Barbier étant banale, aucune pensée ne se détachant sur ce fond uniformément médiocre, il n’y a d’autre objection générale à faire à l’auteur, sinon de répéter encore, sinon de répéter toujours, que l’inspiration est totalement absente de son livre. Vous n’avez même plus là, comme le disait M. Raynouard, avec son accent provençal, ce coup de fouet qui retentissait encore quelquefois dans Lazare. Aujourd’hui, avec M. Barbier, on traverse vraiment les limbes poétiques ; c’est toujours le même site morne, le même horizon noyé. À peine dans deux ou trois sonnets comme ceux de Doriat et de Santa Rosa, reparaît-il quelque rare éclat, quelque vague souvenir du Pianto. Le lecteur, du reste, ne serait pas convaincu de la triste déchéance d’un talent poétique qui donnait de si brillantes promesses, qu’une remarque de détail, une remarque caractéristique, suffirait à transformer ses incertitudes en regrets. On est d’abord écrivain par les nuances ; or, les nuances se marquent surtout par le choix des qualificatifs. Eh bien ! il n’est pas de poète peut-être des plus mauvaises époques de notre littérature, qui ait usé, autant que le fait aujourd’hui M. Barbier, d’épithètes oiseuses et communes. Ce sont les fureurs barbares, les ouragans sombres, la balle rapide, l’onde frémissante, la guerre implacable, tout l’attirail enfin de la versification de collége.

Il est difficile d’expliquer comment, du sein d’une position indépendante, M. Barbier s’obstine à imposer à une muse à ce point fatiguée et affaiblie ces efforts sans résultats qu’aucune nécessité ne lui commande. Le premier devoir de tout écrivain, c’est le respect du public. Or, quand le public vient, à plusieurs reprises, de marquer si résolument son indifférence à l’auteur de Pot-de-Vin et des Chants civils, est-ce le vrai moyen de reconquérir son attention que de persister dans la même voie fatale, que de lui jeter dédaigneusement quelques sonnets grossis en volume à l’aide d’extraits informes de la Biographie Universelle et du Magasin Pittoresque ? On nous permettra de le dire, c’est au contraire appeler l’industrie au secours des défaillances de l’art. Nous n’hésitons pas à le déclarer, si le chantre des Iambes et du Pianto résiste plus long-temps aux avertissemens désintéressés de ceux-là même qui goûtaient naguère son talent, il n’aura été qu’un poète de hasard : l’avenir alors ne tiendra pour lui en réserve que l’isolement et l’impuissance.

Assurément, s’il y a un vœu sincère, c’est celui que nous formons de voir les faits démentir nos craintes, de voir les hommes tromper nos prévisions. Par malheur, plus d’un enseignement se peut déjà tirer de l’examen attentif des deux recueils poétiques qui jusqu’ici ont passé sous nos yeux. Voilà des écrivains de valeur sans doute, et de réputations très diverses ; cependant chacun d’eux a eu son moment. Le poème des Petits Savoyards mena M. Guiraud à l’Académie, et les Iambes rendirent presque populaire le nom de M. Barbier. Avec des efforts, avec la patience, ces talens, si inégaux qu’ils fussent, pouvaient, celui-ci croître, celui-là se maintenir dans une sphère modeste. Aujourd’hui, la prétention les a jetés hors des routes sûres ; tous deux se sont égarés sous les ambitieux aiguillons. M. Guiraud a cru découvrir la poésie sociale, M. Barbier la poésie humanitaire ; toute vraie poésie alors s’est retirée d’eux. L’invention leur a fait absolument défaut, et il s’est trouvé que l’imitation, dans leurs livres, n’avait même plus la fraîcheur de la jeunesse.

Cette maladie littéraire paraît être épidémique ; elle a passé jusqu’en province, et, au fond de la Normandie, M. Alphonse Le Flaguais se montre à nous comme une de ses plus complètes victimes. M. Le Flaguais, par son obstination infatigable, est devenu le type d’une famille littéraire chaque jour moins amusante, et chaque jour cependant plus nombreuse. Mieux que personne il nous semble représenter, dans sa vraie nuance, le poète incompris. Au surplus, c’est un peu de sa faute, si l’auteur de Marcel[4] a tant à se plaindre des amers désenchantemens. Que voulez-vous ? M. le conservateur de la bibliothèque de Caen rêve la monarchie terrestre, rien que cela. Alexandre et Napoléon n’étaient, auprès de lui, que des écoliers. Les poètes donc, au dire du rapsode neustrien, doivent gouverner le monde ; les poètes sont plus grands que les rois, ils ont à eux l’univers. Sans doute M. Le Flaguais ne se dissimule pas que nous sommes dans des temps mauvais, où les royautés s’en vont, où les rois craignent l’échafaud et le poignard ; il croit même, par analogie, que la poésie a maintenant ses bourreaux :

… Ils l’ont saisie avec leurs mains fangeuses,
Ils l’ont assassinée…

Mais le chantre de Marcel accepte ces dures conditions de la royauté poétique ; il en a pris son parti, le sceptre vaut bien quelques sacrifices :

… J’abandonne ma vie
Aux dangers de la poésie.
..............
Je chanterai toujours et ne fléchirai pas.

Nous croyons sans hésiter à cette dernière menace ; l’auteur, par ses nombreux volumes, l’a plus que justifiée d’avance. On a ses aises, au reste, avec M. Le Flaguais, car c’est un combat qu’il faut accepter ; les représailles ne seront pas ménagées. L’homme au front bas, le lâche dont la plume est un couteau, c’est-à-dire tout juge indépendant de Marcel, se verra frappé sans miséricorde :

Oh ! prenez garde enfin ! sans y saisir la foudre
J’ai plané dans les cieux…

Et ailleurs :

Arrière donc, profanateurs,
Vous qui nous proposez la guerre !
Arrière, ou sous nos coups tombez, vils détracteurs !

Nous citons : on le voit, c’est se résigner de bonne grace. Dans nos jours de démocratie, il faut être poli, même envers les rois.

Marcel est une offrande à la religion de l’idéal ; c’est du moins ce qu’on apprend dans l’incroyable préface qu’un ami de l’auteur a placée en tête du volume. M. Le Flaguais ne descend pas à la prose ; tout prince a son maître des cérémonies, tout monarque son introducteur des ambassades. L’ami de M. Le Flaguais nous enseigne que la poésie doit désormais gravir la cime des choses humaines, et qu’elle est en même temps une martyre livrée aux bêtes du cirque. C’est encore une aménité pour la critique. Évidemment M. Le Flaguais a des rancunes : pour nous, nous n’en montrerons pas envers lui, nous serons bref en parlant de son livre. — Marcel est le titre collectif et arbitraire d’un nombreux recueil d’hymnes et d’élégies. On a vu le ton des hymnes, et cela suffit ; les élégies, sans valoir grand’chose, valent un peu mieux. Il y en a même quelques-unes, plus élégantes et plus tendres, comme le Vieux nid, qui pourraient être distinguées, si elles ne se perdaient dans l’uniformité commune, dans l’abondance médiocre de l’ensemble. En général, toutes ces pièces se ressemblent ; c’est toujours la même facilité verbeuse ; toujours la même poésie s’échappe, fade et incolore, de la veine constamment ouverte. M. Le Flaguais revoit tout ce qu’on a vu, répète tout ce qu’on a dit. L’amour, qui l’inspire le plus souvent, semble chez lui un thème volontaire et non pas un écho de la passion. Les éternels désespoirs du poète laissent le lecteur très rassuré sur son compte. On n’est pas inquiet du sort d’un amant qui peut dire à sa maîtresse :

Entre nous deux, Anna, je connais la distance,
Mais quand j’aurai la gloire, elle sera pour toi ;

il y a des promesses qui sont des espérances, et les espérances consolent. Autre part, M. Le Flaguais dit :

...... Mais le baiser de ma pensée,
Au moins tu l’as reçu, voluptueux mouchoir.

On conviendra que l’auteur de Marcel, dans ses amertumes, a de douces compensations.

À toutes les époques, M. Le Flaguais eût versifié ; il y a des vocations malheureuses. Seulement, au XVIIIe siècle, il n’eût rimé que de petits vers à la Dorat, et, sous l’empire, des épopées descriptives comme Parseval. Tout cela alors eût tenu son rang et fait une certaine figure : mais en montant dans les hautes sphères, le lyrisme contemporain a tué les petits poètes. Cet essor forcé, cette nécessité d’enfler la voix, ont fait illusion aux adeptes secondaires de la lyre, qui ont cru dès-lors avoir en eux tous les sentimens qu’ils chantaient après les maîtres. De là toutes ces ambitions olympiennes, toutes ces adorations du moi, qui, comme le reste, ne sont qu’un plagiat, le plagiat le plus triste de tous. Ainsi, toujours et partout nous retrouvons l’imitation sous les dehors de l’originalité.

On doit ranger M. Alex. de Saillet dans l’inépuisable classe des incompris, à la suite de M. Le Flaguais. Cependant j’aime encore mieux Marcel que Ciel et Terre[5]. En quelque région qu’on descende, à quelque espèce que l’on s’arrête, il y a toujours les minimi après les minores : il n’est si petit astre qui n’ait ses satellites. Dès le début, l’auteur de Ciel et Terre s’écrie avec un ton de maître :

Quand le poète parle, il doit être écouté.

Or, c’est donner tout d’abord un problème pour un axiome. À vrai dire, nous doutons que le public résolve la question au profit de M. de Saillet, quoique ses amis lui aient persuadé de ne pas priver le monde de ses petits chefs-d’œuvre. L’auteur ne s’est pas servi de la prose, parce que, selon lui, les idées y prennent des allures convenues : il a donc cru rencontrer une forme à lui en usant du mètre poétique ; mais, hélas ! pensées et expressions, rien n’est neuf dans Ciel et Terre. Ces sentimens peuvent être honnêtes, malheureusement ils sont partout ; mille fois ils ont été mieux exprimés. La poésie maussade de M. de Saillet est de celles qui n’ont aucune physionomie et dont on ne se souvient plus même avant d’avoir fermé le livre, qu’on a hâte d’ailleurs de quitter. Quelques accords gracieux, épars çà et là, ne suffisent point, et on se fatigue à les chercher. Le plus souvent, ce sont de pâles contre-épreuves des Méditations, effacées encore par un langage terne et quelquefois incorrect. M. de Saillet dit, à un endroit :

La lyre et l’océan sont deux immensités.

Un autre volume de vers, le Nyctalope[6], de M. Marie Cournier, répondait d’avance à cette assimilation ambitieuse quand il était question des poètes

Noyés dans l’océan des vers qu’on ne lit pas.

Ce ton épigrammatique convient au talent fin et moqueur de M. Cournier, qui se range lui-même, et que nous classons à regret dans les incompris. Il y a, selon nous, deux parties très distinctes et contradictoires dans le Nyctalope, l’une d’observation légère et souriante qui mérite d’être encouragée, l’autre de misanthropie méconnue qui avoisine le ridicule. En un mot, on découvre à la fois dans M. Cournier un barde déclamateur qui n’a droit qu’au dédain et un écrivain spirituel qui, une fois dégagé, serait digne d’être produit. Il semble que chaque jeune poète doive forcément payer son tribut à l’implacable idole de l’imitation. Heureux ceux qui, comme M. Cournier, ont un coin qui leur appartienne, un petit champ qui leur soit propre : Cui pauca relicti jugera ruris erant. L’auteur du Nyctalope n’a pas été heureux dans le choix de son plagiat ; les lamentations de Gilbert et de Chatterton ne sont plus acceptables. Le rôle est usé. Venir nous répéter que le poète a forcément son calvaire, qu’il est né pour souffrir, et que

S’il ne veut pas se vendre, on le laisse mourir ;

ou bien encore parler modestement du souffle de Dieu et de ce quelque chose d’en haut qu’on sent en soi, c’est se faire l’écho de toutes les folles et vaniteuses accusations qui traînent depuis quinze ans dans des recueils aussitôt oubliés que mis au jour. N’est-il pas bien neuf aussi de s’écrier :

.............. L’amère-ironie,
Aussitôt qu’il paraît, crache sur le génie !

À quelle époque, au contraire, la littérature a-t-elle été plus ouverte, l’accès plus universellement facile, l’accueil plus avenant ? C’est à peine s’il faut un peu de talent pour être démesurément loué. Les inquiétudes de M. Cournier sont tout-à-fait imaginaires : si un vrai poète se produisait aujourd’hui, l’indifférence du public se transformerait tout à coup en enthousiasme, nous n’en doutons pas ; mais c’est précisément parce que la foule aime les bons vers, qu’elle lit si peu ceux qu’on publie. Ces airs de rapsode persécuté vont mal à M. Cournier, et nous l’aimons bien mieux quand, dans une pièce adressée à son volume, il s’écrie avec pressentiment :

Mon fils, ta mort est légitime !

Cet héroïsme d’un poète m’étonne un peu plus que celui de Brutus. Il reste heureusement à M. Cournier une veine qu’il fera bien de poursuivre, c’est la veine comique ; chez lui, le trait de la satire s’aiguise encore par un vers leste, facile et agréablement tourné. En s’exerçant au dialogue, au jeu de la répartie, en mêlant avec plus de soin encore les délicatesses du sentiment aux saillies malignes de l’observation, peut-être l’auteur du Nyctalope réussirait-il sur la scène ? Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il semble fait pour échouer dans le lyrisme.

On se lasse vite de ce qui est à la fois triste et risible. Le groupe des incompris pourrait nous retenir long-temps encore si nous visions à être complet. Mais ne serait-il pas aussi inutile que fastidieux de chercher, en insistant, d’autres exemples ? Ce qu’on a vu nous en dispense : l’uniformité des prétentions ne serait même pas égayée par la variété des ridicules. Toujours la même jérémiade se reproduit débitée sur le même ton : il y a de quoi lasser la plus robuste patience. — Pour faire trêve à ces lamentations monotones de la poésie solitaire, écoutons un instant la poésie mondaine. M. de Chambure et M. de La Boulaye sont des poètes de salon.

Le Transeundo[7], de M. de Chambure, est un recueil de vers quelque peu languissans, mais simples et isolément agréables. Aux yeux de M. de Chambure, la poésie est l’occupation la plus délicate de l’esprit, comme l’amour est l’occupation la plus délicate du cœur ; cependant la publication de Transeundo ne lui inspire aucune illusion vaniteuse. L’auteur déclare lui-même qu’aux hommes complètement doués appartient le privilége exclusif de faire accepter leurs vers par la foule ; pour lui, l’offrande qu’il présente aujourd’hui à la muse est en même temps, est surtout un dernier hommage à la fée de la jeunesse. C’est le suprême adieu du voyageur au seuil où il ne doit plus revenir. Des vers, ainsi donnés comme un humble et discret tribut, ne veulent pas être jugés avec rigueur. L’homme d’ailleurs s’efface avec modestie dans tout le volume, et c’est à peine si, à un seul endroit, la nature du poète éclate et se trahit par ce vers ou il est dit que, s’il a chanté,

C’était pour obéir aux volontés des cieux.

Les sujets les plus simples suffisent d’ordinaire à M. de Chambure : une brise du soir, un lever de soleil, les halliers d’aubépine, les genêts en fleurs, le prolongement lointain des peupliers, les mille bruits de la vie dans les choses, ici le bourdonnement d’une ruche, là le gazouillement des nids au sein des arbres, plus loin un char de moissonneurs qui roule dans le sable ou le mugissement d’un bœuf qui s’achemine pensif, tels sont les thèmes ordinaires de l’auteur de Transeundo. C’est un amant de la nature, non pas sombre et atteint au cœur, comme Lucrèce ou Obermann, mais mélancolique, résigné, aimant à lire sur le bord d’un bois une page élégiaque de Schiller ou de Wordsworth. La petite rivière qui, au fond du paysage, déroule son ruban d’azur, est une parfaite image de cette poésie murmurante et fraîche. Le tableau des Moissonneurs, de Léopold Robert, revient souvent : il n’y manque que le soleil. À Rome, la muse pudique de M. de Chambure n’aurait chanté que Diane la chaste ou la vestale sans tache. Écarter ainsi toute passion de la poésie, n’est-ce pas se refuser l’émotion des sentimens ? n’est-ce pas se borner forcément à un public de jeunes filles ? En somme, Transeundo est une gracieuse aquarelle, quelque peu pâle de ton, mais qui plaît comme une vue de chalet ou de village : cela repose un moment.

Quoique M. Victor de La Boulaye paie aussi en passant son tribut aux airs divins que se donnent sans exception tous nos poètes, quoiqu’il dise :

Chantons pour accomplir ce que le ciel ordonne,

on sent vite que ce n’est là qu’un travers passager chez l’auteur de l’Itinéraire poétique[8]. Ce volume, en effet, se rattache évidemment par son origine à une vie distraite et inoccupée ; quelquefois même le parfum aristocratique se trahit plus qu’il ne faudrait. Ainsi l’auteur dit quelque part, à propos des éternels hymens de la nature :

Le salon nuptial rit de mille couleurs ;

c’est le parc vu du boudoir. M. de La Boulaye est trop, dans ses vers, ce qu’on est dans le monde, froid, poli, aimable, élégant ; l’homme ne se trahit nulle part, les choses du cœur demeurent voilées comme un mystère réservé pour la solitude et qu’en public il ne faut toucher que discrètement et à la dérobée. Assurément, quand tant d’écrivains dénoncent sans pudeur à ceux qui lisent les nudités de leur ame, quand une personnalité, quelquefois révoltante, ne craint pas de s’étaler dans la plupart des pages contemporaines, c’est une marque de bon goût d’enfouir en soi-même le trésor des intimes souvenirs, de ne pas crier dans les carrefours ce qui doit être un secret entre la muse et la conscience ; cependant, poussée à l’excès, cette réserve a dans l’art, et particulièrement dans la poésie, un grave inconvénient. Quand on se refuse les inépuisables sources de l’émotion individuelle, il faut retomber forcément dans les sujets de convention ou dans le caprice. En quittant l’auteur de l’Itinéraire poétique, on se souvient certainement d’une personne distinguée, mais on ne l’a qu’entrevue dans une visite.

La plupart des vers de M. de La Boulaye ont été écrits en de lointains voyages ; à lire cependant ces pièces, datées l’une de l’Etna, l’autre de Grenade, celle-ci de Thèbes, celle-là du Niagara, on ne sent point assez qu’on change de climat, on se croit toujours dans les zones tempérées ; ici encore le soleil est absent. Ce qui plaira surtout dans l’Itinéraire poétique, c’est le goût sincère que l’auteur y laisse partout éclater pour l’art des vers, c’est son amour attentif de la forme ; c’est son respect pour le travail patient.

Et le mot tant cherché qui paraît tout venu.

La satire va mal à M. de La Boulaye. Quand, par exemple, à propos des excès du théâtre moderne, il parle des pourceaux du parterre, on voit que son habituelle élégance est dépaysée. Ce qui lui réussit bien mieux, c’est l’épître morale, finement didactique et raisonneuse. Il y en a une à M. Émile Deschamps sur le style, qui est le meilleur morceau du recueil. On regrette seulement que le poète, en s’habituant ailleurs à développer ses métaphores, en noyant trop souvent l’idée dans l’image, n’ait pas toujours mis à profit la leçon piquante qu’il donne, avec entente et bon goût, à l’auteur des Poésies Étrangères. En résumé, on peut dire que l’Itinéraire poétique est un joli volume de vers, mais ce n’est pas autre chose.

Toute cette poésie mondaine a son agrément, et je ne sais quel parfum suave en reste. Est-ce elle pourtant qui nous donnera ce que jusqu’ici nous cherchons, sans l’avoir rencontré, un poète original ? Assurément non. Serons-nous plus heureux en interrogeant le groupe dispersé et peu fourni aujourd’hui des indisciplinables et des excentriques ? Dans la préface des Cariatides[9], M. Théodore de Banville craint précisément d’avoir à un trop haut degré cet esprit créateur qui partout nous semble faire défaut. Pour se rassurer à cet égard, il n’a qu’à relire encore les Orientales, et surtout les Contes d’Espagne : dès le premier coup d’œil il retrouvera là, à une autre date, cette originalité qui effraie tant sa candeur. L’auteur des Cariatides entre dans la poésie botté, éperonné, la cravache en main, se permettant toutes les boutades, traitant le goût comme un laquais et la délicatesse comme une vivandière. Ainsi qu’il le dit, sa muse est une fille qui fume du tabac de caporal ; sa maîtresse étale des blasons de marquise, et les femmes qu’il chante ont des cheveux bleus et des braises dans les yeux. Rien ne manque enfin à l’idéal du poète échevelé, tel qu’on l’entendait vers 1832.

Il ne serait pas prudent de chicaner M. de Banville sur les détails, car il y a chez lui le parti pris de toutes les singularités, de tous les excès. Tantôt l’auteur des Cariatides traîne un gros sabre de matamore, tantôt il joue de la rapière contre la langue, avec le dégagé d’un gentilhomme ; tantôt enfin il taquine à plaisir les règles avec la mutinerie d’un page de cour. Poèmes, odes, fantaisies, M. de Banville manie tout cela, dans d’inépuisables évolutions, avec une verve merveilleuse qui souvent n’est pas sans grace. Seulement sa main, à la fois débile et forte, laisse incessamment retomber l’armure qu’il soulève. C’est un de ces vieillards de vingt ans comme Byron en a tant produit. Il est impossible de gaspiller à tout hasard plus de talent réel : M. de Banville attrape même çà et là quelques-uns de ces vers frappés et lumineux dont les vrais poètes ont le secret ; mais c’est pour redescendre au plus vite à toutes les trivialités de la recherche, à ce qu’il y a de plus vulgaire dans le caprice. Un pareil début indique une singulière précocité de facture. Qui cependant oserait en tirer une induction décisive ? Il peut sortir également de là un poète distingué ou un écrivain détestable. Comme il y a toujours de la ressource avec les gens d’esprit, on doit espérer que M. de Banville, après cette phase d’engoûment et la première écume une fois jetée, s’apercevra qu’il y a autre chose à faire que de tordre sa pensée en chinoiseries de toutes sortes et d’agiter sans fin la muse, pour parler la langue des Cariatides,

Comme un polichinelle au bout d’un fil d’archal.

C’est la fantaisie aussi, mais cette fois mieux contenue et réglée, qui fait le charme d’un petit recueil intitulé tout simplement Vers[10], par M. Ernest Prarond. Le scepticisme de l’auteur dépiste les classifications. C’est tout simplement un homme d’esprit et le seul de tous nos poètes qui ne croie point au génie méconnu et aux rapports quotidiens des rimeurs avec Dieu. C’est bien quelque chose. Peut-être M. Prarond pousse-t-il le doute sur lui-même un peu trop loin : en général, le ton grave, le lyrisme sérieux, lui vont mal ; la pensée alors n’arrive pas aussi nette, et plus d’un ton criard s’échappe çà et là qui détonne ; mais, dans le genre leste et dégagé, quand sa muse est en jupon court et en bavolet, l’auteur a ses aises et prend sa revanche. Plus d’un sonnet galamment troussé, plus d’un rondeau coquet et sémillant se rencontre dans ces pages sans ambition. D’ordinaire le trait final est de bonne venue et sent son Villon ; enfin, c’est un composite agréablement assaisonné de rêverie et d’ironie dont voici au hasard une note :

Des choses qu’on n’a plus je regrette surtout
L’amour un peu musqué, la langue de nos pères,
Leurs modes, leur esprit, leurs nymphes, leurs bergères,
Et jusqu’aux mots vieillis qu’a laissé choir le goût :
Elvire avait alors des appas et des charmes,
Des mouches, des paniers, vieux atours superflus,
Du rouge, une pudeur accessible aux alarmes,
Des choses qu’on n’a plus.

M. Prarond ne paraît pas prétendre à être autre chose qu’un poète sans conséquence, et cependant il a, plus que d’autres qui y visent, un cachet personnel.

Poète sans conséquence ! C’est bien malgré lui que M. Belmontet, dont le genre spécial est d’adapter le style de Lucain ou plutôt de Brébeuf à tous les bulletins officiels, se résignerait à un rôle si chétif. L’auteur des Deux Règnes[11], au contraire, prétend marcher en avant de la civilisation et se faire le missionnaire des beautés idéales : je n’invente pas. Il est temps, selon lui, que la poésie se constitue politiquement, car elle a son apostolat. M. Belmontet a sans doute oublié que ce mot-là est dangereux et que l’apostolat mène d’ordinaire au martyre.

Il y a place pour tout le monde au soleil. L’illusion est étrange de la part de M. Belmontet, quand il croit au dépérissement de toute poésie qui ne ressemble pas à la sienne. C’est la mort se prenant pour la vie. S’il y a, en effet, un genre qui semble avoir disparu pour jamais, n’est-ce pas le dithyrambe de circonstance, le panégyrique contemporain ? Cela est bon pour le Moniteur. Telle que l’entend M. Belmontet, la poésie ressemblerait à ces villes alignées, comme Turin ou Nancy, où, de tous les points, se découvrent la même place centrale, le même horizon immuable. Chez l’auteur des Deux Règnes, on n’aperçoit toujours que les Tuileries et la place Vendôme. Même dans un grand poète, cela serait monotone, et M. Belmontet ne se tire de la monotonie que par des trivialités emphatiques et un grandiose burlesque. Qu’il célèbre, en effet, la révolution tricolore ou le grand aide-de-camp de Dieu, c’est-à-dire Napoléon, l’auteur ne sait que recourir à la vieille artillerie de la versification, à ce cortége d’apostrophes, d’exclamations, d’interpellations, que traînait après lui l’ancien lyrisme. La muse de M. Belmontet ne cesse un seul instant de faire la grosse voix. Toujours et partout, ce sont des métaphores gigantesques, une rhétorique enflée, tout le clinquant et le faux sublime d’une poésie qui se bat les flancs. Pour atteindre à l’énergie, M. Belmontet s’imagine qu’il n’y a qu’à appuyer le pinceau. De là un alliage assez triste des lieux communs classiques et du plus mauvais néologisme d’aujourd’hui. C’est quelque chose comme du Le Brun ampoulé et une Némésis moins vigoureuse, le tout brodé sur un fond d’Esménard. Pour l’auteur des Deux Règnes, l’Angleterre, c’est toujours la perfide Albion, le nid des tyrans ; le maître des vents, c’est encore Éole. Il semble vraiment qu’on entende mugir ces vents furieux au fond de chacune des strophes de M. Belmontet. C’est l’empereur, avec le prestige de sa gloire, qui ne cesse de présider à l’inspiration des Deux Règnes. Bonaparte est pour M. Belmontet ce que Voltaire est à certain académicien, ce que Racine est à certain critique : dès qu’on nomme un de ces grands hommes, ces messieurs se retournent et prennent cela pour une personnalité. Il y a des sympathies compromettantes. À force de vouloir grandir Napoléon, l’auteur ne réussit à faire du Titan qu’une marionnette démesurée. On dirait ce héros auquel Rabelais, dans ses fantaisies de conteur, donne tour à tour une stature de géant ou une taille ordinaire.

M. Belmontet a un style étrange. Quand l’empereur distribue des croix, il nomme cela des poitrines récompensées ; Henri V exclu du trône s’appelle un roi commencé. Ailleurs, il y a des murailles qui tremblent de deuil. La logique, au surplus, n’est pas la qualité distinctive de M. Belmontet ; ainsi le poète s’écrie tout-à-coup :

L’homme est un vaste tout allant où Dieu nous mène ;

et deux vers plus loin :

L’humanité, c’est Dieu…

d’où il faut sans doute conclure que l’humanité marche toute seule. En accumulant à satiété les mots de grand homme, de grand peuple, de grand trône, M. Belmontet, séduit par l’épithète, croit rencontrer aussi une grande poésie digne de son grand sujet. Ce goût de l’énorme, cette prédilection pour les sonores redondances, sont continus chez l’auteur des Deux Règnes ; il lui est impossible de rien dire simplement. Ici, il s’agit des élans de l’honneur :

… Puissances génitales
Qui font les grandes nations ;

là, c’est le sceptre qui, dans nos temps de démocratie,

N’est que la croix d’un grand calvaire
Sur le volcan des passions.

Quand tout un livre est écrit d’un semblable style, la vraie critique, c’est la citation.

On trouve imprimés à la suite des Deux Règnes les réclames des journaux complaisans et les billets de félicitation reçus par le poète. Il y a des lettres de ministres, il y en a de généraux, il y en a de secrétaires des commandemens ; M. Belmontet a un faible pour tout ce qui est officiel. Comment résister ? On lui écrit de Montauban que ses vers sont « taillés dans l’airain ; » M. Soumet lui affirme que sa poésie a « la majesté du cercueil, » et Lamartine que c’est « bien mieux que bien. » À ces assurances se vient joindre la grave autorité du journal le Notariat, qui donne aux odes du poète un brevet « d’énergie. » Devant des juges si diversement compétens, il n’y a rien à répondre ; M. Belmontet appelle tout cela des témoignages de gratitude. Pour compenser, du reste, nos objections de tout à l’heure, il suffira de citer l’autographe suivant du plus débonnaire complimenteur de notre temps. Le billet de M. Émile Deschamps ne sera pas sans prix dans l’histoire littéraire des minores et des minimissimi : « Bravo ! mon cher Belmontet ; c’est encore plus beau d’exécution que de composition, si cela est possible. Je raffole de votre ode, qui est aussi haute que la gloire qu’elle célèbre. Jamais, cher poète, vous n’avez fait vous-même rien de si complètement beau. Quelle forme sculptée ! quelles rimes ! quelle large harmonie ! comme l’art chez vous est au niveau de la pensée ! Merci et bravo encore. » Les auteurs dramatiques se plaignent de manquer de sujets de comédies ; il y en a un pourtant qui serait piquant. On pourrait prendre pour titre : Les Poètes entre eux.

L’examen particulier auquel nous nous sommes livré jusqu’ici semble avoir précisé dans les détails, justifié dans l’ensemble, nos assertions du commencement. Presque partout, sous l’affectation d’une manière distincte ou nouvelle, n’avons-nous pas eu à constater en effet une tendance permanente à l’imitation ? Le plus souvent, la couleur individuelle est tellement insaisissable, qu’on ne s’aperçoit pas quand on change de volume ; c’est toujours le même auteur qu’on lit, ici plus correct, là plus négligé. Partout se découvrent des horizons pareils à travers le même voile brumeux de poésie. Chez les femmes qui font des vers, cette identité continue de sentimens, cette ressemblance de mélodie facile, sont plus manifestes encore. Ainsi, nous avons sous les yeux trois recueils écrits, l’un à Paris par Mlle Mélanie de Grandmaison, l’autre à Dijon par Mlle Antoinette Quarré, un troisième à Riom par Mme Félicie Bayle-Mouillard. Voilà des volumes d’origines bien diverses : il semble qu’une jeune personne du monde parisien, une lingère bourguignonne et la femme d’un magistrat de province, précédemment couronnée par l’institut pour un livre de philosophie morale, ne devraient ni puiser aux mêmes sources d’inspiration, ni user d’une langue absolument analogue. C’est pourtant ce qui est arrivé. Mon Dieu ! je n’en disconviens pas, il y a quelque talent dans les Roses et Soucis[12] de Mlle de Grandmaison, il y en a plus encore dans le volume de Mme Mouillard et dans les poésies de Mlle Quarré ; c’est tant pis. Cette égale répartition du don poétique sur tous les points montre à n’en pas douter comment la facture, comment l’image, comment une certaine forme mélodieuse sont de plus en plus sous la main de tous. En lisant attentivement ces volumes de vers, on remarque certainement plus d’une élégie tendre, plus d’une ode élégante, plus d’une méditation gracieuse ; mais, dès le lendemain, aucune n’a laissé de trace vive dans la mémoire : on garde seulement l’impression d’une certaine harmonie assoupissante. C’est qu’aucun de ces morceaux ne porte avec lui son empreinte, et que, distrait du recueil où il est inséré et transposé dans le recueil voisin, il ne ferait pas disparate, et semblerait même à sa place. La plupart du temps, il ne s’agit que de souvenirs de Lamartine repris, développés, commentés. Je me rappelle une pièce de Mme Bayle-Mouillard appelée Poésie et Sommeil : ce titre-là pourrait servir également d’épigraphe aux recueils de ces trois dames.

Quand des œuvres sont à ce degré incolores, à ce degré dénuées de sceau personnel, il n’y a de remarques possibles que les remarques générales. C’est toujours la même eau tiède et fade qui s’échappe en jets pareils. Ésope au moins, dans son repas des langues, déguisait l’uniformité des mets sous la variété piquante de l’assaisonnement : ici le goût n’est même pas éveillé par la différence des apprêts. Jamais cependant il n’y a eu plus de femmes poètes, poetriæe minores ; en laissant à part les muses plus ou moins bruyantes du monde parisien, on en pourrait encore compter plus d’une par département qui imprime ses vers pour l’académie du lieu et fait état de publicité provinciale. Ce n’est pas tout : le même fait se répète absolument de même en Angleterre, et l’exemple, passant par l’Allemagne, commence à se propager au-delà des Alpes. Sur tous les points de l’Europe, les échos féminins se répondent ; partout on fait du piano un trépied et on redit, pour la millième fois, dans une langue flasque et sans relief, des sentimens usés que n’avivent même pas la fraîcheur du coloris et le brillant des nuances. Et notez, malgré cette monotonie insipide, qu’aucun but cependant n’a paru trop élevé aux femmes pour leur essor, qu’aucune ambition, si étrange et si démesurée qu’elle fût, ne leur a manqué. L’arène tumultueuse du théâtre ne les a pas trouvées plus craintives que les prédications du socialisme, et on les a vues tour à tour se faire sans scrupule réformatrices, philosophes, théologiennes, dramaturges, critiques, poètes surtout, poètes malgré tout, poètes toujours. Les moindres recoins de l’art ont été envahis sans façon par elles ; aussi serait-on aujourd’hui mal venu à rappeler cette délicatesse modeste et discrète qui n’était pourtant qu’une grace de plus, et qu’autrefois on avait la bonhomie de prendre pour un devoir. Nous ne nous y risquerons pas : plus d’une muse a l’humeur guerrière, et on doit, par politesse au moins, convenir que les Clorindes sont dangereuses. Je ne saurais d’ailleurs me complaire à égorger long-temps des colombes ; le livre de Mme Bayle-Mouillard m’a enseigné combien la critique est cruelle

Au poète qui sent le dieu se révéler
Et se voit abreuvé de fiel…

Je n’insisterai pas. Si le cœur seul est poète, ainsi que le veut André Chénier, il appartient assurément à la femme de chanter ; il lui appartient, comme dit en un joli vers Mlle de Grandmaison, de

Nonchalamment rêver à ce qu’elle a dans l’ame.

Mais au lieu de se tenir à l’élégie tendre et mélancolique, à ce que la passion éveille en elles d’infinies tendresses, à ce que le sentiment exhale dans leur cœur de suaves parfums, pourquoi les modernes muses veulent-elles soulever les durs fardeaux réservés aux mains viriles ? Le dithyrambe politique et l’ode humanitaire, comme on en trouve trop dans les recueils de Mme Mouillard et de Mlle Quarré, vont mal à ces voix frêles et déliées. Ce n’est pas de cette façon que l’attention fatiguée du public se laissera reprendre aux accens de celles qui l’invoquent si obstinément. Désespérant au surplus de se faire lire, certaines femmes de lettres ont pris récemment le parti de se faire écouter, ou plutôt de s’écouter les unes les autres. Les samedis de Mlle de Scudery, les fabuleuses séances du salon d’Arténice, revivent dans leur splendeur, et c’est sérieusement, assure-t-on, que M. de Castellane songe à créer une académie pour les femmes. Heureusement, quand ces dames seront lasses de leurs lectures réciproques, elles en reviendront comme naguère à se faire imprimer. Le mot piquant de M. de Latouche retrouvera alors son application :

Publiez-les, vos vers, et qu’on n’en parle plus.

Tant que cette poésie énervante, si souvent rencontrée par nous, ne fait que détourner un moment les jeunes esprits des carrières sérieuses, tant qu’elle ne se glisse qu’au foyer domestique ou dans les boudoirs, il n’y a encore que demi-mal ; c’est l’affaire des parens ou des maris d’acquitter les mémoires de l’imprimeur : il suffit de ranger cela au chapitre des vanités dispendieuses. Toutefois quand ce mal, en quelque sorte endémique, descend dans les régions même de l’atelier, quand il donne à ceux qui travaillent le dégoût de ce qui les fait vivre et l’ambition de ce qui doit les conduire à la misère, alors l’arme tombe des mains, et le ridicule de tout à l’heure n’inspire plus que la tristesse. Ce n’est pas que nous voulions interdire la poésie aux ouvriers ; Burns et Jasmin sont des argumens sans réplique. Mais, chez les ouvriers, la poésie que n’accompagne pas le talent est bien autrement dangereuse que dans les salons. Là, elle n’engage que l’amour-propre ; ici, elle compromet la vie. Qui nierait pourtant qu’un bon ouvrier vaut mieux qu’un méchant poète ? Par malheur toutes les vanités se ressemblent, et la vanité populaire est aussi rétive que la vanité aristocratique. On en a vu dans ces derniers temps de trop convaincans exemples.

Ces réflexions nous sont suggérées par un poème intitulé : Remi, ou Croyance et Martyre[13], que vient de publier l’auteur de quelques strophes assez remarquables insérées précédemment dans les Poésies sociales des Ouvriers. Comment ne pas dire tout d’abord à M. Francis Tourte qu’il est dans la plus fausse voie, et que, malgré quelque mérite et une certaine chaleur de diction, son poème est un très médiocre poème ? comment lui dissimuler que cette muse endimanchée qui, pour parler avec l’auteur, a appris à lire aux enseignes, ne dit rien de neuf et ne sait qu’introduire en des rimes incorrectes le patois du fouriérisme ? Le livre serait fort innocent sans toutes ces prétentions. Ce n’est pas que M. Tourte renonce au travail ; mais on voit trop les efforts que cette résolution lui coûte, quand il s’écrie dans sa préface « J’ai vaincu l’inspiration… J’ai fait du géant un pygmée. » Voilà à nu les résultats de cette poésie envahissante et souffreteuse que nous déplorions à l’instant. Ailleurs ces postures d’athlète n’amèneraient que le sourire.

Il va sans dire que le Remi de M. Tourte est une ame incomprise, un Monthyon inconnu, un autre Christ, lequel sert à démontrer que la charité est l’auge du prolétaire, que les manufacturiers sont des négriers et des inquisiteurs, et autres assertions des temps d’émeute. Or on ne sait vraiment comment l’honnête Remi, docteur en médecine et héros de cette histoire, se trouve amener par ses aventures biographiques tant d’amplifications industrielles et humanitaires. Remi est un étudiant austère et morose qui finit par devenir un praticien sans clientelle. Il allait entrer dans les armées impériales quand une pièce de vers contre l’esprit de conquête le força de se réfugier au plus vite sur les côtes de Normandie. Pourquoi aussi s’avisait-il de faire des vers ? M. Tourte conviendra que la poésie a ses dangers. À peine enseveli dans sa retraite, Remi fut appelé auprès d’une jeune et belle mourante qu’il sauva, et dont il finit par s’éprendre. C’était une riche héritière anglaise : la mère consentit au mariage, et bientôt on partit pour Londres avec l’espérance de faire entendre raison au père de la fiancée,

Au superbe Néron de la communauté.

La requête de Remi, quoique rédigée sur vélin, fut mal accueillie. On juge du désespoir de notre docteur. Ce n’était pas assez : brutalement provoqué par le frère de la jeune fille, Remi, dans ce duel inattendu, devint meurtrier malgré lui. Revenu en France, où la faillite d’un notaire ami ne tarda pas à le ruiner, le héros du poème alla s’établir à Bièvre et y pratiquer obscurément son art avec toute sorte de vertus. Les dévouemens ne lui coûtaient pas, et il se dépouillait pour les malheureux. C’est ainsi que sa vie se passait en bonnes œuvres, quand un jour une insurrection d’ouvriers eut lieu à Bièvre contre un riche industriel. Aussitôt, en bienfaiteur aimé du canton, l’honnête médecin s’efforce de calmer l’orage. Mais, tandis qu’il pérore, la justice arrive : on le prend pour le chef de la révolte, on l’arrête, et bientôt la prison le tue sans qu’il daigne se justifier.

Voilà toute l’histoire. M. Tourte serait probablement fort embarrassé de dire à quel titre il déduit d’une pareille fable de creuses théories d’association et de fraternité. Il est fâcheux que le style ne vienne pas relever la pauvreté de cette invention. Ce sont incessamment des portes éventrées, des calus de l’athéisme, des brises soyeuses, des baisers corrosifs, en un mot, la langue forcée et sans naturel des écrivains qui croient grossir l’idée en grossissant le mot. Les épithètes de crispé et de tordu, qui reviennent à chaque instant, correspondent trop bien à la manière de l’auteur et la caractérisent plus qu’il ne faudrait. Quelques détails heureux, certains souffles de poésie çà et là ne nous semblent point racheter suffisamment ce qu’il y a de malsain dans ce poème avorté. En somme, la muse populaire du travail a inspiré M. Tourte moins heureusement encore que n’avait fait, pour ses devanciers de tout à l’heure, la muse mondaine des loisirs. L’inspiration véritable, on le voit, est partout absente, aussi bien dans l’atelier que dans le salon.

Si je ne m’abuse, les pages qu’on vient de lire ont rendu évidente, par les faits, la conclusion anticipée que nous énoncions dès l’abord. Il y a plus de dix ans déjà que ce mouvement poétique, mal connu des intéressés eux-mêmes qui s’ignorent les uns les autres, se reproduit avec une infatigable et monotone régularité : rien cependant ne décourage les poètes, et leur obstination n’a d’égal que l’indifférence de la foule. Si, en face d’un pareil spectacle, la critique a toujours les mêmes déductions à tirer, les mêmes conseils à émettre, a-t-on le droit de s’en prendre à elle ? Ce n’est point elle, c’est l’art qui est tenu à la variété. Devant les mobiles fantaisies de l’imagination, devant les créations du sentiment, la critique représente un élément fixe, immobile ; elle applique toujours de la même manière des lois qui toujours sont les mêmes ; en un mot, elle parle au nom du bon sens. Je sais bien qu’à en juger par les œuvres de beaucoup de poètes, le bon sens est chose variable et accessible aux transformations ; mais le monde n’est pas tout-à-fait de cette opinion.

Nous n’hésitons pas à le répéter, le fatal esprit de vertige qui a frappé plusieurs chefs est descendu en même temps jusque dans les régions inférieures de la poésie. Partout aux sages lenteurs d’un travail sobre s’est substituée la stérile abondance d’une improvisation hâtive. En s’habituant à donner la poésie comme une révélation d’en haut, on s’est répété que les révélations étaient spontanées, subites, et chacun sait si la remarque a été mise à profit. Dieu pourtant ne s’est reposé que le septième jour : dans leurs assimilations ambitieuses, les poètes s’en devraient souvenir. Aujourd’hui, la dissolution absolue des groupes littéraires isole chacun dans son talent ou dans son orgueil : nulle part on n’est maintenu ou corrigé par les avertissemens d’alentour. De là ces étranges éruptions de vanités solitaires, de là cette persistante accumulation d’œuvres où l’absence d’originalité ne se trahit que mieux par la prétention. Ce n’est pas que nous voulions faire de l’art une aristocratie exclusive et réserver ses faveurs à quelques privilégiés ; il faudrait être bien ignorant ou bien aveugle pour ne pas reconnaître, au contraire, qu’il y a quelque chose de contagieux dans le génie, qu’on est nombreux dans les grandes époques, et que les talens enfin, au lieu de se faire ombrage, s’illuminent les uns les autres. Or s’il est incontestable, comme il nous paraît, que le lyrisme de notre âge tiendra une place notable dans l’histoire littéraire, il semblerait qu’à côté de ses représentans les plus glorieux, la poésie contemporaine devrait pouvoir compter aussi bien des adeptes moins illustres, bien des disciples fervens et heureux. Pour cela, il eût fallu chez ceux qui ne marchaient pas les premiers une certaine discipline, un certain sentiment des forces qui leur étaient départies ; il eût fallu, de la part des jeunes générations appelées à continuer ce mouvement, une intervention propre, un peu d’inspiration nouvelle. Malheureusement aucune de ces espérances ne s’est jusqu’ici réalisée. Tandis que les maîtres s’égaraient trop souvent dans des voies fâcheuses, les natures secondaires, abandonnées à elles-mêmes, se firent illusion sur leur rôle, et, prétendant à l’esprit inventif, n’arrivèrent qu’à défigurer leurs plagiats en les exagérant ; d’un autre côté, les écrivains qui offraient à la poésie le tribut de la jeunesse, se voyant saufs, dès le début, de toute solidarité littéraire, s’imaginèrent bientôt apporter des créations quand ils ne donnaient que des copies. Chez ceux qui n’avaient pas le sceptre l’indiscipline, chez ceux qui débutaient le manque d’originalité, chez tous les suggestions de l’amour-propre amenèrent la situation mauvaise où nous sommes, situation inquiétante et d’où l’on ne saurait se tirer qu’en recommandant de plus en plus le travail à qui a le talent, le silence à qui n’est pas doué. Le conseil rajeunit avec les siècles :

Mediocribus esse poetis
Non, homines, non Di, non concessere columnæ
.

Il faut bien que les débutans en soient convaincus, quand une école est régnante et qu’elle a eu des interprètes écoutés, on ne peut aspirer à la remplacer ou à la poursuivre dignement qu’à la condition de s’appartenir, qu’en ayant la main assez robuste pour porter à son tour le drapeau. Or, rien de pareil ne se révèle dans ces innombrables holocaustes que la vanité vient sans cesse offrir aux pieds de la déesse implacable. Partout, quoiqu’il se déguise, l’esprit d’imitation est manifeste. Une remarque me frappe : presque tous les poètes célèbres de notre époque ont rencontré dès le premier jour leur veine, l’élan propre de leur talent ; presque tous ont conquis du premier coup la place qui leur était due. Aujourd’hui, au contraire, il n’y a que des essais ternes, sans avenir, sans vie ; aucun astre ne se lève, et l’œil se perd à l’horizon dans cette pâle voie lactée où chaque étoile scintille de près, et s’efface à distance en un entassement de lumière opaque et indistincte. Lorsqu’on est arrivé à une pareille dispersion de la faculté poétique, qu’a de mieux à faire le public que de réserver son attention exclusive aux génies vraiment créateurs ? Sans doute il est bon que le monde ne cesse pas d’apporter discrètement son offrande à la muse, il est bon que l’amour désintéressé de l’art produise çà et là des essais délicats et sans prétention : rien n’est plus légitime, et nous en avons vu plus d’un exemple qui méritait le regard ; mais quand, au lieu de servir à condenser la pensée sous une forme plus vive, le rhythme ne sait que l’énerver et la distendre ; quand, au lieu d’être une distraction aimable, la poésie devient, chez ceux qui ne sont pas ses vrais élus, une carrière maladive et dangereuse ; en un mot, quand elle n’amène que des exigences sans cause et des aspirations sans résultat, on ne fait, en se montrant sévère, qu’accomplir un strict devoir. En ces temps de trouble moral et d’anarchie littéraire, il est bon qu’un lieu se trouve encore où l’on n’hésite pas à protester contre les superbes exigences, contre les orgueilleuses aberrations. Après avoir rendu hommage, par une suite d’études sympathiques et indépendantes, aux plus glorieux représentans de l’art contemporain, pourquoi n’essaierait-on pas aussi de restituer leur vraie place à tant de souverainetés douteuses ? pourquoi craindrait-on de toucher à tant de sceptres fragiles ? La petite histoire a ses enseignemens comme la grande ; il y a là toute une galerie piquante et instructive qu’il ne faut pas dédaigner. Après tout, cette classification de minores est plus bienveillante qu’elle ne semble : à combien de minimi, en effet, à combien de pejores, qui autrement n’eussent obtenu que le silence, ne donnera-t-elle pas asile ? Et puis, y aurait-il beaucoup d’habileté à se piquer, en cet âge de rénovation poétique, d’être mis au second rang ? Il est toujours imprudent de se ranger entre les majores ; les royautés qui se proclament elles-mêmes sont rarement acceptées par la foule. Qu’importent d’ailleurs les irritables susceptibilités de l’amour-propre ? Puisque les poètes inférieurs prétendent avoir une mission, il faut bien que le bon sens à son tour ait la sienne.


Charles Labitte.
  1. Dans la bonne latinité, on prend minores sans trop de défaveur par opposition à majores ; on peut le prendre aussi dans le sens de pejores.
  2. Un vol. in-8o, chez Furne, rue des Grands-Augustins.
  3. Un vol. in-18, chez Paul Masgana, galerie de l’Odéon.
  4. Un vol. in-18, au comptoir central de la librairie.
  5. Un volume chez Édouard Tetu, rue Jean-Jacques Rousseau, 3.
  6. Un vol. in-18, chez Dumont, Palais-Royal.
  7. Un vol. in-18, chez Ledoyen, Palais-Royal.
  8. Un vol. in-18, chez Charles Gosselin, rue Jacob, 30.
  9. Un vol. in-18, chez Pilout, rue de la Monnaie, 24.
  10. Un vol. in-18, chez Herman, rue de Tournon, 7.
  11. Un vol. in-8o, chez Tresse, Palais-Royal.
  12. Un vol. in-8o, chez Amyot, rue de la Paix, 6.
  13. Un vol. in-8o, chez Comon, quai Malaquais, 15.