Poëmes et légendes (Heine)/Préface

Poëmes et légendesMichel Lévy frères (p. v-ix).
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PRÉFACE


Le livre que je publie aujourd’hui contient la traduction française d’une partie de ces productions lyriques qui m’ont valu dans mon pays le nom de poète. C’est un beau nom, et il vaut bien celui de grand tribun dont j’ai également goûté pendant quelque temps ; j’en ai encore la bouche amère.

L’économie matérielle de ce volume ne me permettait pas de donner ici un recueil complet de mes poésies ; mais faire un choix est chose trop pénible pour le cœur paternel d’un poète, qui est engoué d’une égale tendresse pour toute sa progéniture rimée. Dans cet embarras je pris le parti de rassembler ici seulement les poésies que j’avais déjà traduites dans mes heureux loisirs d’autrefois, et d’y ajouter celles qu’à différentes époques j’avais déjà publiées dans des revues en collaboration avec des amis qui possédaient à la fois l’art du style et celui de la patience, art plus rare encore.

Je n’ai pu résister au douloureux plaisir de réimprimer dans ce livre les gracieuses pages dont mon défunt ami Gérard de Nerval a fait précéder l'Intermezzoet la Mer du Nord. Je ne peux pas, sans une profonde émotion, songer aux soirées du mois de mars 1848, où le bon et doux Gérard venait tous les jours me trouver dans ma retraite de la barrière de la Santé, pour travailler tranquillement avec moi à la traduction de mes paisibles rêvasseries allemandes, tandis qu’autour de nous vociféraient toutes les passions politiques et s’écroulait le vieux mondé avec un fracas épouvantable ! Plongés comme nous étions dans nos discussions esthétiques et même idylliques, nous n’entendîmes pas les cris de la fameuse femme aux grandes mamelles qui parcourait alors les rues de Paris en hurlant son chant : « Des lampions ! des lampions ! » la Marseillaise de la révolution de février, de malencontreuse mémoire. Malheureusement mon ami Gérard, même dans ses jours lucides, était sujet à de continuelles distractions, et je découvris, mais trop tard pour y remédier, qu’il avait égaré sept morceaux de la série qui forme la Mer du Nord. J’ai laissé cette lacune dans mon poème pour ne pas nuire à l’ensemble dont l’harmonieuse unité de couleur et de rhythme aurait pu être gâté par l'intercalation de morceaux dus au labeur inculte de ma propre plume. La diction de Gérard coulait avec une pureté suave, qui était inimitable, et qui ne ressemblait qu’à l’incomparable douceur de son âme. C’était vraiment plutôt une âme qu’un homme, je dis une âme d’ange quelque banal que soit le mot. Cette âme était essentiellement sympathique, et sans comprendre beaucoup la langue allemande, Gérard devinait mieux le sens d’une poésie écrite en allemand, que ceux qui avaient fait de cet idiome l’étude de toute leur vie. Et c’était un grand artiste ; les parfums de sa pensée étaient toujours enfermés dans des cassolettes d’or merveilleusement ciselées. Pourtant rien de l’égoïsme artiste ne se trouvait en lui ; il était tout candeur enfantine ; il était d’une délicatesse de sensitive ; il était bon, il aimait, tout le monde ; il ne jalousait personne ; il n’a jamais égratigné une mouche ; il haussait les épaules, quand par hasard un roquet l’avait mordu. — Et malgré toutes ces qualités de talent, de gentillesse et de bonté, mon ami Gérard a fini dans cette ignoble ruelle de la Vieille-Lanterne, de la manière que vous savez.

La pauvreté n’a pas été la cause de ce sinistre événement, mais elle n’y a pas nui. Toujours est-il avéré que l’infortuné, à l’heure fatale, n’avait pas même à sa disposition Une chambre un peu propre et bien chauffée où l’on pût prendre ses aises pour se .......

Pauvre enfant ! tu méritais bien les larmes qui ont coulé à ton souvenir, et je ne peux retenir les miennes en écrivant ces lignes. Mais tes souffrances terrestres ont cessé, tandis que celles de ton collaborateur de la barrière de la Santé vont toujours leur train. — Ne t’attendris pas trop, cher lecteur, à ces paroles ; le jour n’est peut-être pas éloigné où tu auras besoin de toute ta commisération pour toi-même. Est-ce que tu sais comment tu finiras, toi ?

Mais revenons aux poèmes et légendes qui sont rassemblés dans ce livre. J’ai indiqué au-dessus de chaque partie la date de sa naissance. C’est un service dont me sauront gré les critiques investigateurs, qui aiment à poursuivre dans les œuvres d’un poète les origines de sa pensée et à découvrir les tendances secrètes de son esprit pendant les différentes phases de sa vie. Mes premières productions lyriques se trouvent dans les Nocturnes, et datent de 1816. Ce sont les quatre premiers morceaux, et ils appartenaient à un cycle de folles visions. À la même époque j’ai écrit les Deux grenadiers, et cette production juvénile fut imprimée en 1822 à Berlin dans mon premier recueil de poésies. Je fais cette remarque chronologique pour n’avoir pas l’air de marcher sur les brisées d’un poète autrichien.

J’ai dit que dans les Nocturnes se trouvent les premiers vagissements du poète lyrique ; ses derniers soupirs, j’allais dire son râle de mort, se trouvent à la fin de ce volume, dans une série de lamentations que j’ai intitulée le Livre de Lazare. La traduction est l’œuvre d’un littérateur aussi sagace qu’élégant, et qui a réussi mieux que beaucoup de ses compatriotes, à s’approprier les trésors intellectuels de la grave et docte Allemagne sans sacrifier à cette acquisition les qualités raisonnables et généreuses qui appartiennent au génie français. Je n’ai pu résister à la tentation de reproduire les quelques lignes qui accompagnent le Livre de Lazare.

En reproduisant également la préface qui précède le poème Germania, conte d’hiver, j’avais oublié de remarquer que ces paroles étaient destinées au public allemand et non pas au lecteur français, qui trouvera probablement ce poème de Germania parfois trop germanique et trop peu intelligible. J’avoue qu’il y a là une fourmilière d’allusions tudesques, qui auraient besoin de plusieurs volumes de commentaires. En outre, il s’y trouve une foule de passages où la pensée de l’auteur pivote sur des rimes bouffonnes et grotesques, dont l’absence doit rendre la version française quelquefois très-flasque sinon insipide.

C’est toujours une entreprise très-hasardée que de reproduire dans la prose d’un idiome roman une œuvre métrique qui appartient à une langue de souche germanique. La pensée intime de l’original s’évapore facilement dans la traduction, et il ne reste que du clair de lune empaillé, comme a dit une méchante personne qui se moquait de mes poésies traduites.

Je te salue, cher lecteur, et je prie Dieu qu’il t’aie dans sa sainte et digne garde.


Henri Heine
Paris, ce 25 juin 1855.