Poésies nouvelles (Tastu)/Peau-d’Âne, mythe/Première journée

Peau-d’Âne, mythe
Poésies nouvellesDidier, Libraire-Éditeur (p. 21-30).

Première Journée.




LA ROBE COULEUR DU TEMPS.

Une robe qui fût de la couleur du temps.
Perrault.


Que voyager est un métier facile,
Je dis métier, d’autres diraient plaisir,
Quand on s’en va, flânant de ville en ville,
Sans regretter l’argent ou le loisir !
Quand on ne craint ni fatigue, ni boue ;
Quand, à son aise, on peut, d’un tour de roue,
S’en revenir à ce qu’on a quitté ;
Quand, pour mieux dire, une bonne berline,
Tout à la fois, flatte, sert et caline
Désir de voir, paresse et vanité !

Que voyager est une douce chose,
Quand, la vapeur nous prêtant son secours,
L’œil seul chemine, et le corps se repose,
Entre les bords d’un fleuve aux lents détours !
Ou, si l’on aime un essor plus rapide,
Quand à grand bruit le wagon intrépide
Fuit comme un trait sur sa corde de fer !…
Mais voyager sera meilleur peut-être
Alors qu’un art qui ne fait que de naître
Aura conquis le domaine de l’air !


Naguère encor ces routes inconnues,
Criait la foule, à tous pourraient s’ouvrir !
Nochers des airs, avec vous dans les nues,
Mon fol esprit d’avance allait courir.
Oh ! pour le cœur, quels battemens étranges !
En voyageant par le chemin des anges,
Deviendra-t-on plus pur, meilleur, plus doux ?
Adieu la terre, adieu !… Le ballon crève ;
Avec son gaz s’évapore mon rêve…
N’est-ce point là comme ils finissent tous ?

Mais, sur ses pieds, voyager solitaire ;
N’avoir bateaux, voitures, ni ballons ;
Sous les rigueurs du ciel et de la terre,
Toujours se dire : Allons, Peau-d’Âne, allons !
Ce sort est dur pour une presque-reine !
Souvent aussi, succombant à la peine,
Plus que son corps, son cœur est abattu ;
Et pas un gîte à son repos propice ;
Pas un abri, pas même un seuil d’hospice :
C’est là pourtant que mène la vertu !

Toujours marchant, du soir jusqu’à l’aurore
Sans s’arrêter, puis de l’aurore au soir,
Elle alla loin, bien loin, plus loin encore,
Tant qu’à la peine il lui fallut s’asseoir.
Une cité s’est enfin rencontrée ;
Un monument s’élevait à l’entrée,
Dont le toit rouge au loin se faisait voir.
— « Voilà, sans doute, à son aspect tranquille,

» Se dit Peau-d’Âne, un charitable asile
» Pour l’étranger ?… » C’était un abattoir !

Elle veut fuir ; un doux bruit de fontaines
Attire ailleurs ses pas effarouchés.
Les animaux gisaient là par centaines,
Vifs, morts, plumés, par la patte accrochés ;
Œufs par milliers, poissons par myriades,
Beurre par monts, fleurs par faisceaux, salades,
Légumes frais ou secs, herbages verts,
Fruits variés qui, de rosée humides,
Offrent à l’œil leurs fraîches pyramides,
Les mille odeurs de la terre et des mers.

De Grand-Gouzier, enfin, le réfectoire !
Peau-d’Âne en outre a lu cet écriteau
Sur cent maisons : Ici l’on donne à boire !
Où ne se donne, en fait, un verre d’eau.
À chaque pas, d’un parfum de cuisine
Vingt soupiraux agacent sa narine :
« Ici, dit-elle, on peut braver la faim ;
» Quelle cocagne ! » À voir cette abondance,
Soupçonne-t-on qu’il soit tant de distance
Entre la bouche et le morceau de pain !

Peau-d’Âne un jour saura que la cohue,
Essaim confus qu’elle entend bourdonner,
Va, court, revient, s’agite, souffle, sue,
Le jour durant ; pourquoi ? Pour un dîner !
Un tilbury l’effleure de sa roue ;


Un fiacre suit, qui la couvre de boue,
Landaw, charrette, omnibus, phaétons
Roulent sans fin, s’entre-croisent sans cesse :
Or, si, d’après la loi de la vitesse,
Le dîner croît, hélas ! pauvres piétons !

Il est trop vrai, le but, l’unique centre
De nos travaux, de la hutte aux palais,
Par qui, pour qui tout se fait, où tout entre,
C’est… demandez à maître Rabelais !
Combien surtout cette loi pèse et blesse
Quand on est femme, et qui plus est princesse :
Qu’en un corps faible on porte un cœur altier
Êtres oisifs qui sont, de leur nature,
Un peu parens des lys de l’Écriture !
Si bien vêtus, sans savoir un métier !

Dans ce chaos, d’abord effarouchée,
Peau-d’Âne eut peur ; avant ce jour, jamais
De telles gens ne l’avaient approchée.
Mais tant d’orgueil est de trop désormais !
Confonds aux flots de la foule étrangère
Ton port royal, ta démarche légère ;
Au sol boueux accoutume tes pas ;
Oublie, ainsi le veut la loi fatale,
Jusqu’aux doux sons de ta langue natale :
On rit ici de ce qu’on n’entend pas.

Au joug de fer sa tête s’est ployée ;
Son pied léger désapprend les tapis ;


Sous la peau d’âne, en passant coudoyée,
Elle contient ses regrets assoupis.
Mais ce n’est tout de marcher, il faut vivre ;
Quel parti prendre et quelle route suivre
Pour apaiser l’ogre nommé besoin ?
« Avoir recours à mes robes de reine,
» Ne peut, dit-elle, offenser ma marraine :
» De les vêtir on me croira si loin ! »

Elle saisit la magique baguette,
Et dans le coffre, aux habits éclatans,
Choisit, déploie, étend sur sa couchette,
En soupirant, l’habit couleur du temps !
Drape à longs plis l’étoffe ample et soyeuse ;
Puis sort enfin, mi-triste, mi-joyeuse,
Pour stimuler les acheteurs trop lents.
Mais quoi ! devant sa merveille, la foule
À flots glacés se succède et s’écoule :
Vendeur pressé n’a que de froids chalands !

Le premier dit : — L’étoffe est assez belle,
Mais la couleur n’est pas ce qu’il nous faut.
— Elle est trop simple et pas assez nouvelle,
Reprend un autre ; et c’est un grand défaut ;
Puis, à quoi bon cette queue incommode ?
Même à la cour cela n’est plus de mode,
Avec raison, car c’était un abus :
L’égalité les fait tous disparaître !
Voyez ailleurs ; au théâtre peut-être ?
Les vieux habits sont dans ses attributs.


Que feras-tu, pauvre désabusée,
De ce trésor que tu croyais sans prix ?
A tous les yeux ta richesse exposée
S’évanouit au souffle du mépris.
Ce sont toujours les châteaux de Morgane ;
Tableaux changeans, prestige, que Catane
Parfois admire au miroir de ses mers ;
Crottes, palmiers, jardins, châteaux sans nombre.
Puis après, rien ! rien qu’un vide plus sombre,
Un bruit plus triste, et des flots plus amers !

Mais à l’arrêt Peau-d’Ane aussi rebelle
Que Galilée en son cachot obscur,
Disait tout bas : « Et pourtant elle est belle ! »
Les yeux fixés sur sa robe d’azur.
« Mais qu’est-ce, au fait, qu’un vêtement de femme
» Privé d’un corps ? C’est le corps privé d’âme ! »
Disant ceci, la belle y passe un bras
D’abord, puis l’autre, et ce jeu la console.
Quoi, dira-t-on : un plaisir si frivole ?…
Je m’en rapporte aux femmes en ce cas.

De près, de loin, la robe est admirée,
Et le miroir, qu’elle interroge encor,
Dit que jamais le bleu de l’empyrée
Ne fut plus beau, ceint de nuages d’or.
De fraîches fleurs, complétant sa parure,
Ornent sa tête, embaument sa ceinture ;
Hélas ! malgré ce luxe de printemps,
Ses mains pendaient l’une à l’autre enlacées,

Son front cédait au poids de ses pensées !…
Triste couleur que la couleur du temps !

Elle parlait tout bas devant la glace amie,
Où, sous ses traits réels, elle aime à se revoir ;
Et ses mots étaient doux comme le vent du soir
Qui berce la vague endormie.

« Rien ne peut arrêter sur les flots incertains
» La fleur que le cornant entraîne.
» Adieu mes jours brillans et mes nobles destins,
» Adieu le temps où j’étais reine !

» Le temps, où nul labeur, où nul soin soucieux
» Ne fatiguait ma main oisive ;
» Où je pouvais, aux bruits de la terre et des cieux,
» Prêter une oreille pensive !

» Le temps, où tout semblait me sourire ici-bas,
» Où ma vie était une fête ;
» Où les gazons m’offraient des tapis pour mes pas.
» Les fleurs, des festons pour ma tête !

» Le temps, où chaque jour, donnant mes vœux pour lois,
» J’ignorais un servile rôle ;
» Où des sujets soumis se taisaient à ma voix,
» S’agenouillaient à ma parole !

» Le temps, où tous les cœurs, où les esprits divers
» Cédaient tour à tour à mes charmes ;
» Où le sage, à mon gré, modulait des concerts,
» Et le vaillant prenait les armes !


» Mais pour oser dicter ces ordres absolus,
» Pour garder ce pouvoir intime,
» Du rang que j’ai quitté, des ans que je n’ai plus,
» Il faut l’ignorance sublime.

» Maintenant j’ai trop vu, trop senti, trop souffert ;
» La paix ne peut m’être rendue ;
» Et, dans le vaste doute à ma tristesse ouvert,
» Ma foi naïve s’est perdue !

» Quand je retrouverais des prés, des eaux, des bois,
» Les parfums, l’ombre, le murmure,
» Qui sait, pour revenir à ses airs d’autrefois,
» Si ma voix serait assez pure ?

» Quand on me l’offrirait, que me fait désormais
» L’empire que j’ai droit d’attendre ?
» Du trône le prestige est détruit à jamais
» Pour qui s’est dit : Tu peux descendre.

» Hélas ! c’est le passé que mon œil attristé
» Cherche dans la glace fidèle ;
» Comme, dans un portrait, quelque antique beauté
» Regarde ce qui reste d’elle !

» Rien ne peut arrêter sur les flots incertains
» La fleur que le courant entraîne.
« Adieu mes jours brillans et mes nobles destins !
» Adieu le temps où j’étais reine ! »