Poésies lyriques/L’Heure noire


L’HEURE NOIRE


1836


 
L’âme, comme le ciel, a ses jours de ténèbres.



Laissons au gré des flots dériver le navire,
Les bords des deux côtés sont hérissés d’écueils ;
Des deux côtés s’étend le ténébreux empire
D’une plus vaste nuit que la nuit des cercueils.

Qu’il aille s’échouer au pied du mausolée
Où dort l’orgueil éteint du plus puissant des rois,
Ou heurter de ses flancs la tombe mutilée
Qui nous cache les os d’un humble villageois ;


Même avant de toucher au terme du voyage,
Que la foudre l’atteigne et brise ses agrès,
Et jette mon cadavre aux sables du rivage,
Sous la griffe de fer du loup de nos forêts ;

Qu’importe ! de nos jours, nul na droit de prétendre
Aux immortels honneurs d’un glorieux tombeau ;
Nul ne sait où les vents disperseront sa cendre,
Qu’il ait brandi la torche ou porté le flambeau.

L’astre le plus serein ne parcourt sa carrière
Qu’au bruit des ouragans soulevés par nos cris,
Et quand il disparaît de l’horizon vulgaire,
Un brouillard outrageant le voile de ses plis.

Oh ! nous sommes vraiment de lâches créatures !
Tout front porte le sceau de l’immoralité,
Tout cœur est plein de fange et ridé de fêlures
Par où suintent la haine et la cupidité.

Au bout de trois mille ans, surgit-il un Alcide
Qui vienne relever les peuples abattus,
Un Thersite l’arrête, et, de son bras stupide,
Lui jette autour des flancs la robe de Nessus.

Inclinés sous le poids d un fatal sortilège,
Nous ne sacrifions qu à des Dieux infernaux ;
Nous ne reculons plus devant un sacrilège
Dès qu’au creuset de l’art il se fond en lingots.


Oui, si la Liberté, de son trépied de lave
Tombait morte au Forum sous un sabre sanglant,
De ses os exhumés par le bras d’un esclave,
Nous ferions du cirage ou des jouets d’enfant.

Au souffle desséchant d’un sordide égoïsme,
Le laurier se flétrit sur les plus nobles fronts,
Et livre sa dépouille aux flots d’un vandalisme
Dont on bénit le cours s’il fait hausser les fonds.

De la balance d’or dont se servaient nos Pères,
Nous n’avons conservé que le fléau pointu,
Pour en percer le cœur ou crever les paupières
Au Génie, à la Gloire, et même à la Vertu.

Assez de ces tableaux dont la vue est blessée !
D’un siècle corrompu ne creusons pas les mœurs ;
Chaque sillon qui s’ouvre au soc de la pensée,
Met à nu quelque vice à soulever les cœurs.

Aussi gardons-nous tous d’approfondir la vie ;
Notre sonde est trop courte et son lit trop fangeux.
Rasons d’un vol léger sa surface endormie,
Sans regarder trop haut ou détourner les yeux ;

Et, loin de remonter jusqu’à la source obscure
D’où part en gémissant le ruisseau de nos jours,
Ou de précipiter vers sa morne embouchure
De ses flots élargis l’irrésistible cours,


Laissons au gré des vents dériver le navire,
Les bords, des deux côtés, sont hérissés d’écueils ;
Des deux côtés s’étend le ténébreux empire
D’une plus vaste nuit que la nuit des cercueils.