Poésies de l’époque des Thang/Li-taï-pé
li-taï-pé
Ce nom, qui passera pour la première fois peut-être sous les yeux de ceux qui voudront bien me lire, est depuis plus de mille ans si populaire à la Chine, qu’on l’y trouve partout inscrit, dans le cabinet du lettré comme dans la maison du laboureur, sur les rayons des bibliothèques ou sur les panneaux des plus pauvres murailles, sur les bronzes, sur les porcelaines et jusque sur les poteries d’un usage journalier. Il n’est point de genre que n’ait abordé le génie fécond du poète que ce nom représente, et, tandis que l’étudiant relit ses vers, le paysan redit ses chansons.
Li-taï-pé, que l’on appelle aussi par abréviation Li-pé, était né dans le Sse-tchouen, l’an 702 de notre ère. Li était son nom de famille ; taï-pé, littéralement grand éclat, un surnom que sa mère lui donna dès sa naissance, parce qu’elle avait cru remarquer, dans le temps même où elle le conçut, que l’étoile brillante qui précède le lever du soleil jetait un éclat extraordinaire.
Il fit des études très fortes, obtint le grade de docteur à vingt ans, et occupait déjà le premier rang parmi les érudits et les poètes de sa province, lorsqu’il résolut de se rendre à la capitale, où la protection que l’empereur Ming-hoang accordait aux lettres attirait de toutes parts les hommes de talent. La première des années dénommées Tien-pao, c’est-à-dire l’an 742 de J.-C., il prit donc la route de Tchang-ngan, sans autre protection que l’éclat de sa verve et le bruit de son nom.
La cour du monarque chinois avait son Mécène, le ministre Ho-tchi-tchang, à qui Li-taï-pé se fit d’abord présenter. C’était un de ces esprits heureusement doués, qui partagent leur temps entre la science et le plaisir. Exerçant auprès de l’empereur de graves fonctions qui exigeaient une assiduité constante, il aimait à trouver chez lui, au retour de l’audience, des hommes d’une conversation fine et variée, dont il sentait le charme en homme de goût. Les improvisations brillantes du nouveau venu lui inspirèrent une admiration très vive : il voulut qu’il logeât dans son propre palais, et ne tarda pas à en faire son meilleur ami. Saisissant bientôt l’occasion de vanter à l’empereur les mérites de son hôte, il lui inspira l’envie de le connaître. Ming-hoang ne fut pas moins charmé que ne l’avait été son ministre, il vit dans le jeune poète une des principales gloires de son règne, et Li-taï-pé sut acquérir une faveur telle, que l’histoire chinoise n’en a guère de semblable à enregistrer.
Le Père Amiot consacre une assez longue notice à Li-taï-pé, parmi ses portraits des Chinois célèbres ; il donne plusieurs détails tirés de ses biographies qu’il me semble intéressant de lui emprunter.
« J’ai, dans ma maison, avait dit Ho-tchi-tchang à l’empereur chinois, le plus grand poète peut-être qui ait jamais existé : Je n’ai pas osé en parler encore à Votre Majesté, à cause d’un défaut dont il paraît difficile qu’il se corrige : il aime le vin, et en boit quelquefois avec excès. Mais que ses poésies sont belles ! Jugez-en vous-même, seigneur, continua-t-il en lui mettant entre les mains quelques vers de Li-taï-pé. »
L’empereur lut ces vers et en fut enthousiasmé. « Je sais, dit-il, condescendre aux faiblesses de l’humanité. Amenez-moi l’auteur de ces poésies ; je veux qu’il demeure à ma cour, dussé-je ne pas réussir dans les efforts que je tenterai pour le corriger.»
Li-taï-pé fut donc présenté le jour même. Le souverain lui assigna une place parmi les lettrés de sa cour, et prit tant de plaisir à sa conversation qu’il ne fut pas longtemps sans l’honorer de sa plus intime familiarité. Il lui donna un appartement dans celui de ses jardins nommé Theng-hiang-ting, où il allait se délasser après avoir terminé les affaires de l’Empire. Là, délivré de la gêne du cérémonial, il s’entretenait avec son sujet comme avec son égal ; il lui faisait faire des vers et surtout des couplets de chansons qu’ils chantaient ensuite ensemble ; car l’empereur aimait la musique, et Li-taï-pé joignait à ses autres talents celui de chanter avec grâce. Tandis que le poète composait, l’empereur poussait parfois la complaisance jusqu’à lui servir de secrétaire. Quelques courtisans voulant représenter à ce prince qu’il en faisait trop, qu’une pareille conduite pourrait l’abaisser aux yeux de ses sujets : « Tout ce que je fais pour un homme d’un aussi beau talent, leur répondit-il, ne peut que m’honorer auprès de ceux qui pensent bien ; quant aux autres, je méprise le jugement qu’ils peuvent faire de moi. »
Une infinité d’anecdotes, recueillies par la tradition, témoignent de cette faveur insigne dont Li-taï-pé fut en possession durant plusieurs années. L’empereur pensait même à lui conférer une charge considérable, lorsqu’il en fut empêché par des intrigues de palais, que le père Amiot raconte ainsi :
« Il y avait à la cour un eunuque appelé Kao-li-ché, qui jouissait d’une autorité très grande ; il recevait les hommages de tous les courtisans ; les ministres même étaient pour lui pleins de déférence. Le seul Li-taï-pé semblait ne pas s’apercevoir de son crédit. Il arriva même que ce poète étant avec l’empereur dans le jardin de Theng-hiang-ting, et paraissant ne pouvoir marcher qu’avec peine, parce qu’une chaussure neuve lui tenait le pied trop à l’étroit, l’empereur lui dit de se mettre à l’aise, et ordonna à l’eunuque Kao-li-ché de le déchausser. Li-taï-pé se laissa faire, et l’orgueilleux eunuque en conserva la rage dans le cœur,
« L’occasion de se venger lui parut favorable, quand il apprit que Ming-hoang songeait à combler d’honneurs celui qu’il haïssait. Li-taï-pé avait composé quelques stances qu’on pouvait interpréter en satires contre la célèbre Yang-feï, plus connue sous son titre de Taï-tsun, et pour laquelle l’empereur avait une tendresse aveugle. L’eunuque sut exciter la colère de cette favorite et s’en faire une arme contre son ennemi. Li-taï-pé, de son côté, plus choqué d’être soupçonné d’avoir voulu insulter son maître, que d’avoir manqué une fortune qu’il n’ambitionnait point, prit peu à peu un tel dégoût de la cour, qu’il résolut de rompre entièrement tous les liens qui l’y attachaient. Il pria l’empereur avec tant d’instance de lui permettre de se retirer, et revint si souvent à la charge, que ce prince lui accorda enfin sa demande. Voulant toutefois lui donner des preuves de l’estime dont il l’honorait, Ming-hoang lui fit présent d’un assortiment complet de ses propres habits, faveur qu’il ne concédait que très rarement et seulement pour des services rendus à l’Empire. À ce présent honorable il joignit celui de mille onces d’or.
« Un traitement si magnifique, » ajoute le père Amiot, « aurait dû pénétrer celui qui le recevait de la plus vive reconnaissance ; mais Li-taï-pé ne prouva que trop, par la conduite qu’il tint ensuite, que les qualités du cœur, chez un grand poète, n’égalent pas toujours celles de l’esprit. À peine eut-il recouvré sa liberté qu’il se mit à parcourir au hasard toutes les provinces de l’Empire, ne s’arrêtant que dans les tavernes, et s’abandonnant sans réserve à sa passion pour le vin[1]. »
Était-ce bien le vin qu’il aimait ? N’était-ce point plutôt l’étourdissement que procure l’ivresse ? L’oubli de cette vague inquiétude, de cette pensée de la mort qui l’obsédait sans cesse, et qu’on retrouve constamment dans ses vers ? Le mélange d’insouciance et de tristesse, qui fait le fond du caractère de Li-taï-pé, se rencontre très fréquemment parmi les membres de la grande famille chinoise. Il ne serait pas surprenant que cette disposition d’esprit du célèbre poète eût contribué beaucoup, pour sa part, à la vogue énorme de ses écrits.
Li-taï-pé menait depuis plusieurs années cette vie vagabonde, lorsqu’un grand seigneur, de ceux qu’il avait connus jadis à Tchang-ngan, parvint à le fixer près de lui. Ce seigneur devint l’un des chefs de la formidable révolte qui éclata durant les dernières années du règne de Ming-hoang, et le poète, bien que ses panégyristes l’en défendent, demeura fortement soupçonné d’avoir pris part à la conjuration. Il fut emprisonné ; sa complicité, apparente ou réelle, lui aurait peut-être coûté la vie, si le prestige de son nom ne l’eût mis à l’abri de tout danger. Les portes de sa prison s’ouvrirent ; on le rappela même à la Cour, et il se disposait à s’y rendre, quand la mort le surprit dans la soixante et unième année de son âge, l’an de notre ère 763.
Comment finit le poète favori de la nation chinoise ? Les biographes sont loin de s’accorder à ce sujet. Les uns le font mourir d’une rapide maladie, dans la maison de l’un de ses neveux appelé Yang-ping, qui habitait le Kiang-nan ; ils disent qu’il fut enterré sur le versant d’une montagne, près de la ville de Thang-tou. D’autres veulent qu’il ait péri victime de l’ivresse, cette passion dont il ne sut jamais se guérir : ils racontent qu’il traversait la province de Kiang-nan, par la voie des canaux et des rivières, lorsque ayant essayé de se tenir debout sur l’un des côtés de sa barque, après avoir bu plus que de raison, il ne fut pas assez ferme sur ses pieds, tomba dans l’eau et se noya. Cette dernière version paraît avoir inspiré la légende qu’a traduite M. Th. Pavie et qui s’exprime ainsi :
« La lune, cette nuit-là, brillait comme en plein jour ; Li-taï-pé soupait sur le fleuve, lorsque tout à coup, au sein des airs, retentit un concert de voix harmonieuses qui peu à peu s’approchèrent du bateau. Il s’éleva aussitôt un grand tourbillon au milieu des eaux : c’était des baleines qui se dressaient, en agitant leurs nageoires ; et deux jeunes immortels, portant à la main des étendards pour indiquer la route, arrivèrent en face de Li-taï-pé. Ils venaient, de la part du Maître des cieux, l’inviter à retourner prendre sa place dans les régions supérieures. Les gens de l’équipage virent le poète s’éloigner assis sur le dos d’une baleine ; les voix harmonieuses guidaient le cortège… bientôt tout disparut à la fois dans les nues[2]. »
L’admiration des Chinois a été jusqu’à élever un temple à celui qu’ils appellent le grand Docteur, le Prince de la poésie, l’immortel qui aimait à boire.
Thou-fou, le seul rival de Li-taï-pé, le regardait lui-même comme son maître. Un lettré fameux, qui a commenté les œuvres complètes de ces deux hommes célèbres, termine pourtant ainsi son appréciation de leurs mérites respectifs. « Il ne faut point discuter sur la question de savoir lequel de Li-taï-pé ou de Thou-fou est supérieur à l’autre. Ils ont chacun leur manière. Quand deux aigles prennent leur essor vers les régions les plus élevées, et qu’ils volent chacun dans une direction différente, il serait impossible de dire lequel des deux s’est élevé le plus haut. »