Poésies complètes (Colet)/Fleurs du midi/Préface

Librairie de Charles Gosselin (p. i-iv).



PRÉFACE.


Il arrive un moment, dans toute vie littéraire, où l’esprit, faisant l’office de la conscience, se juge aussi rigoureusement lui-même qu’il pourrait l’être par la plus sévère critique : c’est l’heure intermédiaire entre l’inspiration facile, qui va toujours, et le travail réfléchi, qui doute, cherche, hésite et tend à se perfectionner. On éprouve alors une sincère désillusion sur tout ce qu’on a produit jusque-là ; on voudrait anéantir ces pâles ébauches autrefois caressées avec satisfaction ; on a l’espérance, presque la certitude de mieux faire à l’avenir, et l’on se demande s’il ne serait pas sage de livrer à l’oubli ces enfants premiers-nés pour lesquels on n’a plus de faiblesse.

Ce sentiment d’une rigide appréciation de soi-même m’a sérieusement préoccupée en réunissant dans ce volume presque tous les vers que j’ai faits jusqu’à ce jour[1]. Mon dessein avait été d’abord de rejeter en entier le premier recueil, chants de jeune fille, sonores, retentissants, d’une mélodie parfois un peu monotone, et exprimant des émotions de l’âme souvent ressenties et formulées par d’autres avant et depuis la publication de ces premiers vers. Une pensée m’a retenue : avais-je cherché à imiter ? Non, sincèrement, non : ces chants furent l’écho, peut-être inhabile, mais fidèle, de ce que j’éprouvais alors. Beaucoup de poètes ont traversé ces phases et les ont décrites ; ce n’est pas qu’ils se soient copiés l’un l’autre : c’est qu’avant d’atteindre à l’originalité, ils ont passé, en entrant dans la vie, par des sensations douloureuses et délicates traduites en plaintes élégiaques qui se ressemblent naturellement entre elles. D’ailleurs ces vers, quels qu’ils soient, m’avaient attiré la bienveillance des personnes qui cultivent et qui aiment encore la poésie, et une sorte de reconnaissance me prescrivait de les conserver, fût-ce aux dépens de mon amour-propre. C’est aussi à ce premier recueil que je dois le suffrage de mes amis et les sympathies inespérées qui sont venues me chercher dès le début. Il n’est pas nécessaire d’être peintre pour admirer un beau paysage, ni musicien pour être ému par des sons harmonieux ; de même il est dans la foule des âmes simples, des esprits illettrés qui goûtent profondément la poésie, et dont le jugement est souvent plus sûr que celui de quelques critiques de métier : meute agressive presque toujours hostile aux talents nouveaux ; aristarques de vingt ans inféconds et déjà blasés, prenant leur propre impuissance et leur propre dégoût pour l’impuissance et le dégoût du siècle ; esprits mal faits qui déflorent les œuvres de l’esprit et égarent le goût public. Qu’on me permette à ce sujet une comparaison toute féminine : est-il rien de plus gracieux que des enfants jouant à l’entour de leur mère, gais, insouciants, heureux ? On sourit à leurs jeux bruyants, on se prêle à toutes leurs tyrannies, leurs défauts sont embellis par leurs grâces ; mais placez ces beaux petits anges sous la férule d’un pédagogue célibataire sans entrailles, aussitôt ils deviennent des êtres disgraciés, hargneux, intolérables ; leur prestige a disparu, et c’est à peine si l’œil d’une mère pourrait les reconnaître. Il en est de même des plus fraîches créations du poète : en passant sous les verges de certains critiques, elles perdent leur parfum naturel, leur charme primitif, et ne s’offrent plus aux regards du public que sous le masque grimaçant que leur ont mis des juges sans justice.

Pour ceux-là, je serais heureuse que mon livre ne s’ouvrît point.

Il en est encore qui, dans un autre ordre, doivent être, sinon hostiles, du moins indifférents à la poésie : ce sont les heureux de la terre, ceux qui jouissent en réalité des douces choses que le poète regrette ou n’a fait que rêver. S’ils ont des enfants à caresser, un beau ciel à contempler, une passion noble et vraie qui remplisse leur âme, à ceux-là je dirai : Savourez le temps, jouissez de vos loisirs, et ne lisez pas ces tristes rêveurs qu’on appelle les poètes. Quelle poésie vaut la nature ? Mais, hélas ! combien ils sont en petit nombre, ces élus du monde ! combien fragile est leur douce et confiante félicité ! Le néant des sentiments les meilleurs, la mort des êtres aimés, arrivent aussi pour eux ; les misères de l’humanité nous sont communes, chaque homme a son jour d’infortune marqué d’avance, et c’est ce qui attire vers les poètes, c’est ce qui fait que, même les plus infimes, s’ils ont toujours peint des passions et des souffrances sincèrement éprouvées, ne manqueront jamais de lecteurs.


Paris, 31 octobre 1843.
  1. Excepté les scènes sur Charlotte Corday et sur madame Roland et la Jeunesse de Goethe ; ces trois essais dramatiques en vers (déjà publiés), réunis à une pièce que l’auteur destine au théâtre, formeront un nouveau volume du même format que celui-ci.
    (Note de l’éditeur)