Poésies (Theuriet)

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Poésies.
Poésies (Theuriet)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 886-896).
POÉSIES


CLOCHES DE NOVEMBRE


Comme des oiseaux voyageurs,
Les voix des cloches de banlieue
Passent en carillons berceurs
Là-haut, parmi la brume bleue.

Toutes s’envolent à la fois
Des flèches à l’aiguille mince ;
Je crois entendre au fond des bois
Tinter mes cloches de province.

L’une surtout, par les temps lourds
Où pleurent le vent et la pluie,
Me rapporte un écho des jours
Lointains de ma jeunesse enfuie...

Quand nos clochers lorrains chantans
Glorifiaient Pâques-fleuries
Et le frais éveil du printemps,
Par un luxe de sonneries,

Mes yeux se grisaient, au matin,
De la neuve beauté des choses ;
Mon cœur était comme un jardin
De primevères et de roses.

Les désirs au fougueux essor,
Les beaux projets et les beaux zèles,
Pareils à des papillons d’or,
Y faisaient l’essai de leurs ailes.

Mais, sans un vouloir ferme et fier,
Hélas ! le plus généreux rêve
N’est qu’une frêle bulle d’air
Qui se cogne au mur et qui crève...

Bien avant l’arrière-saison,
Les ailes d’or, les roses mortes,
De leur précoce effeuillaison
Avaient jonché le seuil des portes.

Pourquoi tant d’efforts sans vertus,
Tant d’orgueil et tant de faiblesse ?
Qu’ai-je fait des printemps perdus ?
A quoi m’a servi ma jeunesse ?...

O cloches au timbre si doux.
Cloches de ma petite ville.
Je m’en suis allé loin de vous,
Seul avec mon regret stérile.

D’autres écouteront le soir
Votre cantique allègre et tendre ;
Qu’ils sachent mieux que moi vouloir,
Et qu’ils sachent mieux vous comprendre !

Sous le ciel automnal et gris
D’une campagne de banlieue,
A deux pas de ce grand Paris
Que me cache la brume bleue,

Je n’entends plus, lorsque le vent
Et l’averse pleurent ensemble,
Que cette cloche de couvent
Dont la voix aux vôtres ressemble.

C’est son angélus matinal
Qui m’apportera, comme un leurre,
Un écho du pays natal
Pour adoucir ma dernière heure ;

Et je m’endormirai soudain
Aux sons de sa claire musique,
Comme un enfant de citadin
Que berce une chanson rustique.

CHEMINERESSE[1]


Dès la prime aube, à la fraîcheur,
O lire laire,
Je vais dans le jardin en fleur
De celle qui m’a pris le cœur,
O lire lire !

Autour de ses roses vermeilles
Si fort bourdonnent les abeilles
Que leur musique la réveille !

A sa fenêtre, sous les toits,
O lire laire,
Un volet s’ouvre et je la vois,
Fraîche comme un muguet des bois ;
O lire lire !

« J’aime tes roses, ô ma brune !
Veux-tu, ce soir au clair de lune,
Me permettre d’en cueillir une ?

— Non, les roses de mon jardin,
O lire laire,
Seront à qui viendra demain
M’apporter le soleil en main...
O lire lire ! »

Dans la montagne inaccessible
J’ai grimpé le plus haut possible
Et j’ai pris le soleil pour cible. „

J’ai visé le soleil flambant,
O lire laire,
Je l’ai manqué. En retombant,
La flèche a fait jaillir mon sang,
O lire lire !

Je m’en retourne chez ma mie.
Dès qu’elle a vu ma chair meurtrie,
La voilà qui pleure et s’écrie :

« Pardon de t’avoir fait souffrir,
O lire laire !
Pauvre ami, mon méchant désir
T’a mis en péril de mourir...
O lire ! ô lire I

— Ne pleure pas, ma mie, et pose
Sur ma blessure encor mal close
Comme un baume, ta bouche rose.

Ma dernière heure sonnerait,
O lire laire,
Et mon cercueil serait tout prêt,
Que ta bouche me guérirait...
O lire lire ! »

LES REINES-DES-PRÉS


Au long du chemin bordé d’eau courante,
L’année et la menthe
Semblaient se mouvoir et danser au fil
Du ruisseau, tandis que les demoiselles
Y mouillaient l’azur de leurs ailes...
— Amie aux yeux clairs, vous en souvient-il ?

Des halliers lointains les hautes verdures
Bornaient les pâtures
Où les grands bœufs roux, au tomber du jour,
Sommeillaient d’un air de béatitude ;
Une adorable solitude
Etendait sa paix profonde à l’entour.

Dans la bigarrure et les broderies
Des berges fleuries,
Les reines-des-prés, — vous en souvient-il ? —
Penchant sous l’abri mobile des branches
Leurs panicules de fleurs blanches,
Répandaient à l’ombre un parfum subtil.

Leur arôme épars embaumait la plaine ;
On eût dit l’haleine
De la fenaison, quand, le soir venu,
Le bruit sourd des faux peu à peu s’apaise ;
Il avait la saveur de fraise
D’un baiser très tendre et très ingénu.

Les reines-des-prés aux fines aigrettes.
Le chant des rainettes
Et de l’eau, formant un limpide accord ;
Les battoirs au loin sonnant en cadence,
Même les momens de silence,
A l’heure ajoutaient plus de charme encor.

Ce n’était partout que molle harmonie,
Douceur infinie ;
Tout sentait l’Amour, maître impérieux,
L’Enchanteur amour qui tient en servage
L’homme fou comme l’homme sage,
Et lui poind le cœur, qu’il soit jeune ou vieux.

Nos mains se touchaient en cueillant la plante
A l’odeur troublante ;
Par le vif attrait de vos beaux yeux francs,
Par votre gaieté qui pétille et grise,
J’avais la tête déjà prise
Et ne songeais plus à mes cheveux blancs...

Et lorsqu’on revint au gîte, à la brune,
Dans la nuit sans lune,
Des reines-des-prés le pouvoir subtil
Avait d’un fil d’or lié pour la vie
Mon âme à la vôtre asservie...
— Amie aux yeux clairs, vous en souvient-il ?

LE MERLE D’EAU


Hardi plongeur, ô merle d’eau,
Le soleil d’août au milieu de sa course
A beau flamber à travers le rideau
Des arbres penchés vers la source.
Tu sais où trouver la fraîcheur
O merle d’eau, hardi plongeur !

Ruisselans de clarté, les pics des Pyrénées
Découpent sur l’azur leurs cimes calcinées,
La pierre brûle et la terre se fend.
Le lézard vert sommeille sous les ronce»,
L’air est en feu... Toi, tu t’enfonces
Dans la profondeur du torrent.

O volupté ! Sous l’eau vierge et sonore,
Que l’ombre des tilleuls teinte d’un bleu d’acier,
Remonter le courant très loin, plus loin encore,
Jusqu’aux gradins du cirque altier
Où la cascade, ainsi qu’une blanche épousée
Déroulant les longs plis de sa robe irisée,
Descend des hauteurs du glacier...

Bel oiseau montagnard, cette joie est la tienne !
Après ton bain mystérieux.
Tu sors gaillard de l’eau céruléenne,
L’aile à peine mouillée et le duvet soyeux
Puis, avec un cri de triomphe et d’aise,
Rasant les talus aux senteurs de fraise,
Vers le gave écumant tu voles de nouveau.
Hardi plongeur, o merle d’eau !

IMPRESSIONS D’HIVER


Comme je regardais le givre, ce matin,
Etoiler les rameaux des arbres et la mousse,
Un oiseau familier s’est approché soudain.
Frileux, ébouriffant sa gorgerette rousse,
Du haut de son perchoir Autant un chant menu,
Très tendre, il m’envoyait une amicale aubade...
Et je t’ai de loin reconnu.
Rouge-gorge, mon camarade !

Parmi les brins verts d’un genêt,
Ta tête qui dodelinait
Et ton œil noir semblaient me dire :
« Mon pauvre ami, tu te fais vieux,
La neige a blanchi tes cheveux
Et ta bouche ne sait plus rire... »

O rouge-gorge, enfant gâté.
Toujours brave hiver comme été,
Tu n’as pas changé, toi ! Tu gardes
Ton plumage au fauve collier.
Ta mine espiègle d’écolier,
Ton sang vif, tes amours gaillardes,

Ta câline et souple chanson
Vibre de la même façon
Qu’aux jours de ma prime jeunesse,
Et lorsque résonne ta voix.
Je sens mon cœur, comme autrefois,
S’emplir de la même allégresse.

O fortunés oiseaux chantans.
On croirait que les coups du temps
Vous épargnent... Je vous envie !
Aux eaux de Jouvence, la main
D’un dieu semble tremper sans fin
Le fil ténu de votre vie,

Nous autres, nous voyons nos fronts
Se dégarnir, et nous pleurons

Sur nos illusions tombées ;
Sur nos morts fauchés dans leur fleur,
Pareils à l’herbe qu’un faneur
Aligne en épaisses gerbées.

Mais vous, nul ne vous voit souffrir ;
Sachant vous cacher pour mourir,
Nul n’assiste à votre agonie,
Et, comme vos légers concerts
Forment sans cesse dans les airs
Une invariable harmonie,

Vous paraissez toujours durer,
Et nous pouvons nous figurer,
Trompés par sa voix charmeresse,
Que nous avons devant les yeux
Le même oiseau mélodieux
Qui chantait dans notre jeunesse.

C’est pourquoi j’ai cru, ce matin,
Ainsi qu’un vieil ami lointain,
Rouge-gorge, te reconnaître,
Tes doux tirelis cadencés
Me rappelaient les jours passés
Dans nos bois, à l’ombre d’un hêtre...

Tandis qu’au blanc soleil d’hiver
Les diamans du givre clair
Se dissolvaient en larmes brèves,
Je t’écoutais avec émoi
Et ta musique ouvrait pour moi
La porte d’ivoire des rêves :

Bercés sur un lac aux flots bleus.
Chargés de couples amoureux,
Des bateaux s’éloignaient de terre ;
J’entendais les chants des rameurs.
Mêlés aux galantes rumeurs
D’un embarquement pour Cythère,

Peu à peu, les chœurs se taisaient,
Les barques s’évanouissaient

Dans les brumes de l’autre rive...
Et c’étaient mes propres printemps,
Les jours dorés de mes vingt ans
Qui s’en allaient à la dérive.

Jamais je ne les reverrai
Rentrer sous mon toit délabré ;
Mais, par le soleil ou le givre,
D’autres jeunesses verdiront ;
D’autres couples d’amans viendront
Savourer la douceur de vivre.

Il n’est pas de morte-saison,
L’hiver même a sa floraison.
Et toi, rouge-gorge fidèle,
Toi dont le cœur ne vieillit pas,
À ces heureux tu rediras
Ta chanson d’amour immortelle.

LA FORÊT


Puisque nous voilà tous, en la saison des nids,
Comme une Théorie antique, réunis
Sous le dôme feuillu de la forêt tranquille,
Jeunes ou vieux, enfans des bourgs ou de la ville,
O mes amis, chantons les arbres et chantons
La majesté des bois sonores et profonds.
Voici le temps où leur royaume se décore
De plus de poésie et de grâces encore :
— Les taillis sont fleuris et verts comme un jardin,
Le regard réjoui plonge ainsi qu’en un bain
Dans l’épaisseur de l’herbe et la fraîcheur des combes ;
Les derniers rossignols et les douces palombes.
Les loriots avec les grives, tour à tour.
Mêlent l’enchantement de leurs hymnes d’amour
Aux carillons épars des cloches des dimanches ;
Tandis que, par le souple écartement des branches,
Tout là-bas, le miroir du lac qui transparaît
Envoie un large et bleu sourire à la forêt.
Donc unissons nos voix, amis, comme il est juste,
Pour célébrer l’honneur de l’arbre et de l’arbuste.

Ils font du sol natal la force et la beauté ;
Que chacun d’eux par nous soit dignement chanté :

Loués soient les grands plus dont les aiguilles grises
Soupirent comme un luth plaintif au vent du soir,
Et les sapins pareils à des flèches d’églises,
Qui répandent dans l’air une odeur d’encensoir.

Louons les chênes fiers et branchus !... Sous leur voûte,
A midi, le soleil glisse à peine un trait d’or
Fugace ; l’eau du ciel y filtre goutte à goutte
Et la source à leurs pieds noueux prend son essor.

Elle s’épanche et donne à toute créature
Un renouveau de sève et de jeune vigueur ;
Louons donc la belle eau chaste, chantante et pure
Qui féconde la terre et qui nourrit la fleur.

Louons aussi le hêtre où la faîne foisonne,
Le hêtre, gai décor des massifs forestiers ;
Et le dur châtaignier dont les fruits, à l’automne,
Pleuvent, bruns et luisans, dans l’herbe des sentiers ;

Et le bouleau qui tremble aux marges des allées,
Le pliant noisetier et le saule argenté.
Et le tilleul avec ses corolles ailées
Qui semblent la suave haleine de l’été

Au peuple merveilleux des arbres, los et gloire !
Pour rendre à chacun d’eux un culte solennel,
Près de la source vive où les oiseaux vont boire.
En plein cœur de futaie, élevons un autel.

Entourons-le, tenant en main comme des palmes
Les rameaux verts coupés aux plus mélodieux ;
Et parmi la feuillée altière des bois calmes.
Selon le rite antique et cher à nos aïeux,

Versons, amis, versons dans nos rustiques verres
Les breuvages dont les Sylvains ont le secret :
Les sucs de la myrtille et ceux des primevères ;
Puis portons tous un toast vibrant à la Forêt :

« O reine de beauté, Forêt, tu nous accueilles
Avec tes bras charmans, fleuris de chèvrefeuilles.
Tu nous ouvres sans peur tes seuils hospitaliers,
Et nous y pénétrons, hardis et familiers,
Tandis qu’autour des fûts vénérables des hêtres
Errent pensivement les ombres des ancêtres,
Et que dans les vapeurs du soleil matinal
Les Dryades en chœur semblent mener leur bal,
Aux sons flûtes et clairs d’invisibles fontaines.
O Forêt, ô déesse aux grâces souveraines,
Enchanteresse dont les attirans regards
Rayonnent à travers de longs cheveux épars ;
Du toucher de tes doigts, du souffle de tes lèvres,
Tu panses notre plaie et tu guéris nos fièvres.
En ton giron jonché de sauges et de thyms,
Dans la tiédeur des soirs et le frais des matins.
Tu nous prends, maternelle et bonne ; tu nous berces
Avec ton chant d’aïeule... Et nous, races perverses,
Pour te remercier de tes dons infinis.
Nous arrachons tes fleurs et détruisons tes nids.
Nous déracinons l’arbre et tarissons la source
Qui reverdit les champs et les prés dans sa course... « 

Amis, n’attendons pas que le sol forestier
Aux mains des défricheurs soit livré tout entier.
Et restaurons le vieux royaume héréditaire :
La Forêt, poésie et parfum de la terre.
Au plus profond des bois la Patrie a son cœur ;
Un peuple sans forêts est un peuple qui meurt.
Pour que les nôtres soient plus belles et plus grandes,
Conservons la futaie, ensemençons les landes
Et les versans rongés par la dent des troupeaux
Où les rocs décharnés percent comme des os.
Et puissent nos enfans voir, aux saisons futures.
Les chênes et les plus aux robustes ramures
Onduler sur la plaine et moutonner dans l’air,
Pareils aux flots mouvans et féconds de la mer !


ANDRÉ TUEURIET.

  1. Dans le langage de la poésie populaire, on nomme Chemineresses les rustiques mélopées que les pâtres, en poussant leurs troupeaux, les valets de ferme, en chevauchant leur bidet, chantent pour accourcir le chemin ; c’est la chanson de route des paysans.