Poésies (Rimbaud)/éd. Vanier, 1895/Les Effarés

Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Effarés.

Poésies complètes, Texte établi par avec préface de Paul Verlaine et notes de l’éditeur, L. Vanier (p. 12-14).


LES EFFARÉS


Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond,

À genoux, cinq petits, — misère ! —
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond…

Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l’enfourne
Dans un trou clair.

Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.


Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge,
Chaud comme un sein.

Et quand, pendant que minuit sonne,
Façonné, pétillant et jaune,
On sort le pain ;

Quand, sous les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées,
Et les grillons ;

Quand ce trou chaud souffle la vie ;
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits pleins de givre !
— Qu’ils sont là, tous,

Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses,
Entre les trous,


Mais bien bas, — comme une prière…
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert,

— Si fort, qu’ils crèvent leur culotte,
— Et que leur lange blanc tremblotte
Au vent d’hiver…


20 septembre 1870.