Poésies (Desbordes-Valmore, 1822)/L’Arbrisseau

Théophile Grandin (p. 1-3).

POÉSIES.

L’ARBRISSEAU.
À MONSIEUR ALIBERT.

La tristesse est rêveuse, et je rêve souvent.
La nature m’y porte, on la trompe avec peine :
Je rêve au bruit de l’eau qui se promène,
Au murmure du saule agité par le vent.
J’écoute : un souvenir répond à ma tristesse ;
Un autre souvenir s’éveille dans mon cœur :
Chaque objet me pénètre, et répand sa couleur
Sur le sentiment qui m’oppresse.
Ainsi le nuage s’enfuit,
Pressé par un autre nuage :
Ainsi le flot fuit le rivage,
Cédant au flot qui le poursuit.

J’ai vu languir, au fond de la vallée,
Un arbrisseau qu’oubliait le bonheur ;
L’Aurore se levait sans éclairer sa fleur,
Et pour lui la nature était sombre et voilée ;

Ses printemps ignorés s’écoulaient dans la nuit ;
L’Amour jamais d’une fraîche guirlande
À ses rameaux n’avait laissé l’offrande :
Il fait froid aux lieux qu’Amour fuit.
L’ombre humide éteignait sa force languissante ;
Son front pour s’élever faisait un vain effort ;
Un éternel hiver, une eau triste et dormante
Jusque dans sa racine allait porter la mort.
« Hélas ! faut-il mourir sans connaître la vie !
» Sans avoir vu des cieux briller les doux flambeaux,
» Je n’atteindrai jamais de ces arbres si beaux
» La couronne verte et fleurie !
» Ils dominent au loin sur les champs d’alentour ;
» On dit que le soleil dore leur beau feuillage ;
» Et moi, sous un jaloux ombrage
» Je devine à peine le jour !
» Vallon où je me meurs, votre triste influence
» A préparé ma chute auprès de ma naissance.
» Bientôt, hélas ! je ne dois plus gémir !
» Déjà ma feuille a cessé de frémir…
» Je meurs, je meurs. » Ce douloureux murmure
Toucha le dieu protecteur du vallon.
C’était le temps où le noir Aquilon
Laisse, en fuyant, respirer la nature.
« Non, dit le dieu : qu’un souffle de chaleur
» Pénètre au sein de ta tige glacée.

» Ta vie heureuse est enfin commencée ;
» Relève-toi, j’ai ranimé ta fleur.
» Je te consacre aux nymphes des bocages ;
» À mes lauriers tes rameaux vont s’unir,
» Et j’irai quelque jour sous leurs jeunes ombrages
» Chercher un souvenir. »

L’arbrisseau, faible encor, tressaillit d’espérance,
Dans le pressentiment il goûta l’existence :
Comme l’aveugle-né, saisi d’un doux transport,
Voit fuir sa longue nuit, image de la mort,
Quand une main divine entr’ouvre sa paupière,
Et conduit à son âme un rayon de lumière :
L’air qu’il respire alors est un bienfait nouveau ;
Il est plus pur, il vient d’un ciel si beau !