Poésies (Éphraïm Mikhaël)/Àrmemaria

Œuvres : PoésiesLemerre (p. 198-206).




ARMENTARIA



VIe SIÈCLE





Ce soir-là l’esprit du Seigneur visita là maison et Armentaria mourut. Elle languissait depuis l’été, mais le mal en ce jour s’accrut si rapidement que la jeune femme n’eut même pas le temps de regagner ses appartements. Elle expira dans l’oratoire pendant qu’elle priait. Une servante qui l’attendait à la porte (car c’était une captive de Thuringe encore païenne) entendit choir le corps sur les dalles. Étant entrée, elle vit Armentaria étendue sur le sol, à la renverse, les bras ouverts. Et par la volonté de Dieu, le léger crucifix de bois sculpté devant qui priait Tagonisante était tombé sur la poitrine de la morte, pieusement.

Il y eut dans la maison un grand tumulte. Des serviteurs, en toute hâte, allèrent chercher Florentius, le jeune époux d’Armentaria. Car il se trouvait absent, étant allé, ce soir, assister un pauvre qui se mourait. Les serviteurs vinrent à la cabane du pauvre et ils dirent : « Maître ! Maître ! voici que ta femme est morte. » Florentius jeta un grand cri et s’enfuit vers sa maison.

Déjà les jeunes filles du voisinage étaient accourues. Elles avaient porté Armentaria sur son lit nuptial. Les unes cherchaient dans les coffres des vêtements blancs pour parer celle qui ne se parerait plus. D’autres redescendaient vers les jardins qui sont en cette saison tristes et défleuris dans le pays de Neustrie. Mais quelques précieuses fleurs y subsistaient, parce que des vierges qui devaient être épousées avant le printemps les gardaient jalousement pour le matin des noces. Et chaque jour elles les visitaient avec amour. Cependant, sans nul regret, toutes les fiancées allèrent cueillir les suprêmes fleurs pour le lit funéraire ; car elles aimaient la jeune femme qui était morte.

Pendant qu’elles honoraient ainsi Armentaria, Florentins survint : « Je vous en supplie, dit-il, allez- vous-en afin que je sois seul avec celle-ci. » Or, Martial, évêque, et Crescentius, diacre, se présentèrent. « Les jeunes filles s’en iront. Mais nous, hommes de Dieu, nous resterons pour te consoler. » Mais Florentius repoussa aussi l’évêque et le diacre.

Lorsque tous furent sortis de la maison, Florentins, s’étant assis près du lit, se prit à pleurer abondamment. Il ne s’emportait pas en une douleur tumultueuse, mais il laissait couler ses larmes, lentes et presque paisibles. Pourtant, dans le silence, sa douleur s’exalta. Et comme si l’épouse l’eût entendu, il lui parlait : « Chère vierge, murmurait-il parmi ses sanglots, chère vierge ! » Et il baisait les mains froides et pures qui reposaient au milieu des fleurs comme des colombes endormies : « Hélas ! hélas! pourquoi jadis m’as-tu privé de toi ? Pourquoi n’as-tu pas été mon épouse ? Tous nous ont crus des amants mortels, heureux dans la volupté. Et nous, nous reposions côte à côte, et jamais nos lèvres ne s’unirent dans le baiser. Quelquefois cependant…, je me souviens…, quelquefois, ta main, n’est-ce pas ? a tremblé dans la mienne. Mais tu purifiais d’un signe de croix la main qui avait tremblé et nous nous endormions côte à côte sous la garde du Seigneur. J’ai souffert, Armentaria, j’ai souffert une longue passion par ta douce volonté, et nul n’a su notre divin secret. Et voici maintenant qu’ils t’enseveliront comme une épouse, toi qu’ils devraient saluer parmi des vierges bienheureuses… »

Lentement, dans la chambre funèbre, Florentius marcha. L’odeur des fleurs était lourde ; les cierges aussi chargeaient l’air de parfums. Florentius ouvrit la fenêtre vers les champs. Alors il songea aux hommes qui étaient là-bas dans les maisons muettes. Peut-être à cette heure même des époux s’étreignaient, des amants dormaient ensemble voluptueusement. Il vit, épars en une brume de songe, des couples heureux, et dans son cœur un mystérieux orgueil fermenta. Seul sans doute entre tous ces hommes il avait pu renoncer aux joies permises. Il se réjouissait, il sentait monter en lui l’ivresse d’être un saint. « Je veux qu’ils sachent, murmurait-il, je veux leur dire notre secret. »

Or, parmi les fleurs défaillantes, la morte se souleva. Sur son visage, tout à l’heure blême, une rougeur s’épandait, car c’était une ineffable pudeur qui l’avait réveillée. « Ne parle pas de cela, suppliait-elle, tendant vers l’époux ses mains surnaturelles. Ne diminue pas notre gloire. Je veux, mon bien-aimé, que tu sois pareil à moi. Ne parle pas de cela. Par ton silence tu mériteras dans le ciel de longs entretiens d’amour. Ne divulgue rien, mon Florentius. La vertu n’est entière que si elle est secrète. Et c’est peu encore d’être secrète, il vaut mieux qu’elle soit niée. Si j’avais voulu être révérée sur la terre comme une vierge, ne pou vais- je pas vivre dans la retraite auprès de Radegonde ? Il y a longtemps, Avitus, évêque de Vienne, voulut m’emmener vers la bonne reine. Sais-tu, mon bien-aimé, pourquoi je n’ai pas consenti ? Il me semblait que ces vierges consacrées publiquement au Seigneur devaient prendre un secret orgueil de leur mérite. Les hommes connaissaient leur vertu et la louaient. Moi, j’aurais eu comme une honte divine d’être chaste aux yeux de tous. Ce qui offensait ma pudeur de vierge, c’est qu’on savait ma virginité. C’est pour cela, Florentius, que j’ai souhaité ces feintes noces. J’ai voulu passer pour une épouse afin d’être vierge mystérieusement. Et maintenant, je t’adjure, mon Florentius, de ne pas révéler à ceux qui viendront notre secret. Pour que nos âmes soient saintes, renonçons à toutes les gloires et surtout à celle d’être sanctifiés sur la terre. Soyons purs dans les ténèbres et allons au ciel silencieusement. »

Florentius ayant longtemps sangloté, penché vers celle qui s’était rendormie, pria le Seigneur. Et la paix revint en son cœur. L’aurore, une douce aurore triste, s’était levée ; le vent du matin éteignait les cierges. L’évêque, le diacre et de pieuses femmes vinrent et ensevelirent Armentaria. Puis Martial, évêque, dit : « Florentius, les serfs de l’église vont enlever le corps d’Armentaria. Mais tu sais, chrétien, que la mort est une brève et vaine séparation. Tu sais que tu re verras ton épouse. Ainsi ne lui adresse pas de longs adieux désespérés. Embrasse-la comme si elle partait pour un court voyage, embrasse-la comme, en la quittant, tu l’embrassais chaque matin. » Docilement, Florentius s’approcha du lit. Il s’inclina devant l’évêque ; tous Tentendirent répondre : « J’embrasserai mon épouse comme je l’embrassais chaque matin. » Et tout frissonnant de son radieux mensonge, il approcha pour la première fois ses lèvres des lèvres qu’il n’avait jamais effleurées.


Février-mars 1890.


FRAGMENTS DE PROSE