Peau-d’Âne, mythe
Poésies nouvellesDidier, Libraire-Éditeur (p. 9-20).

LE PROLOGUE.

Il était une fois un roi.
Perrault.


Où sont ces jours, ces jours au vol agile,
Que suit au loin le regard désolé,
Débris épars de mon trésor fragile,
Monceau de plume où le vent a soufflé ?
Ces jours pourtant n’étaient pas sans tristesse !
Mais l’espérance, et surtout la jeunesse
Mêlent un baume à toutes nos douleurs ;
Notre âme alors, soumise à leur atteinte,
Comme l’enfant, bientôt charme sa plainte
En se berçant au branle de ses pleurs !

Où sont ces vers, ces vers frais et timides,
Entrés en scène au bruit d’échos flatteurs ?
Où sont ces mains, dont les bravos rapides
Encourageaient mes novices acteurs ?
Où sont ces noms, jeune et docte alliance,
Amis des arts, prêtres de la science,
Depuis surtout que des instans meilleurs
Ont à leur gré suivi nos jours sinistres ?
Préfets, hélas ! Députés ou Ministres.
À gauche, à droit, tous regardent ailleurs !


« Plainte ou regrets, toujours même langage,
Dira le monde ! Est-ce donc que le temps
Ride l’esprit même avant le visage ! »
Ne lassons point le plus fier des sultans !
À son caprice, hélas ! tient notre vie :
Amusons-le ! malheur à qui l’ennuie !
Après un somme, en tout loisir goûté,
Avant les soins où le jour le condamne,
De Sa Hautesse, un conte de Peau-d’Âne
Peut-être aura l’honneur d’être écouté.

— Peau-d’Âne ! À moi, dit-il, ces vieilleries !
Cent fois et plus n’ai-je pas lu Perrault ?
Du neuf ! du neuf ! — Trêve de railleries ;
Ami Sultan, parlez un peu moins haut !
Du peuple, auteur plus fécond que Voltaire,
Le bon Perrault n’est que le secrétaire ;
Sa fable, étoffe aux chatoyans replis,
Prête au génie une robe connue,
Et bien souvent, honteuse d’être nue,
La vérité se cache entre ses plis.

Vous souvient-il des jours de votre enfance,
Objet constant de regrets superflus,
Si chers, si purs, si doux, quand on y pense,
Si beaux enfin, quand nous n’y sommes plus !
Car le bonheur, dans l’humaine carrière,
Marche toujours ou devant ou derrière ;
La même loi toujours nous le défend ;
On le regrette, on l’attend, on le nomme !

Que dit l’enfant ? Oh ! quand serai-je un homme !
Que dit son père ? Oh ! quand j’étais enfant !…

Vous souvient-il donc, « à cet heureux âge, »
(J’ai vu toujours que même ailleurs qu’en vers,
Les lieux communs sont d’un commode usage :
Sans eux vraiment tout irait de travers,)
Vous souvient-il de quelque bonne vieille,
Dont les récits ont charmé votre veille,
Mie, ou grand’mère à la tremblante voix ?
Le nez en l’air, serré près de sa chaise,
Vous souvient-il d’avoir tressailli d’aise
À ce début : Il était une fois ?…

Vous souvient-il de ce roi, père infâme,
Qui se voulant consoler d’être veuf,
Trouva séant de se choisir pour femme
Sa fille ! Au moins le remède était neuf,
Sinon moral ! Qu’elle désobéisse !…
C’est bon à dire ! Alors nulle justice
Ne refrénait les pères ni les rois ;
Pères du peuple, ou rois de la famille,
Tout leur devait céder, sujets et fille.
Ah ! le bon temps que ce temps d’autrefois !

La jeune Infante aimait le nom de reine
Assurément, mais non pas la façon.
Bien qu’une fée eût été sa marraine,
Comme en ce temps tout royal enfançon,
Elle l’appelle en vain tout éplorée

À son secours ; sa main désespérée
Meurtrit son sein, déchire ses atours ;
Elle fit tant, que ses cris de détresse
Par grand bonheur vinrent à leur adresse :
C’est un chemin qu’ils ne font pas toujours.

La fée accourt, et d’abord s’épouvante.
— « Qu’est-ce, ma fille ? » On lui conte le cas ;
Dans la magie on la disait savante ;
J’en doute fort ; elle eut parlé moins bas.
Elle conseille, encourage et console ;
Dit qu’il faut voir et payer de parole ;
Gagner du temps par quelque adroit moyen.
Là se bornait sa science profonde.
Sans être fée, on voit dans ce bas monde
De tels secrets réussir assez bien.

« — Y songez-vous ? dit la triste princesse ;
» Le roi s’obstine à m’épouser demain ;
» Fuyons ! — Où fuir ? Mieux vaut user d’adresse,
» Pour échapper à ce funeste hymen :
» Flattez le roi de vous rendre sensible ;
» Puis demandez une chose impossible,
» Quand par serment vous l’aurez enchaîné ;
» Quelque merveille, à courir tout le globe….
» Cherchons !… J’y suis : qu’il vous donne une robe
» Couleur du temps !… » C’est bien imaginé !

L’Infante alors paraît gaie et soumise,
Feint de céder, dit ses refus à bout,

Sauf une grâce à l’avance promise.
Bien entendu que le roi jura tout.
On peut juger si, la demande faite,
Sa Majesté demeura stupéfaite !
Tout autre à moins l’eût été comme lui.
Mais du serment il ne sut se dédire,
Ni l’éluder. C’était un pauvre sire !
On l’enverrait à l’école aujourd’hui.

Couleur du temps !… Sera-t-elle empruntée
Au temps qui passe, ou si long, ou si court ?
Couleur du temps ! Tous les temps sont Protée ;
Le temps qu’il fait, surtout le temps qui court !
Mais des moyens le roi ne s’embarrasse,
Il fait lever ses ouvriers en masse ;
Puis d’un ton fier crie au groupe ébahi :
« Couleur du temps ! ou je vous fais tous pendre ! »
Qui peut le dire et le faire, à tout prendre,
Quoi qu’il commande, est sûr d’être obéi.

Vous qui parlez, le dédain sur les lèvres,
Du temps passé, cherchez le vieux Japon,
Ou le vieux laque, ou le bleu du vieux Sèvres,
Ou la couleur d’un semblable jupon !
Tous vos atours de reine portugaise,
Tous vos trousseaux de princesse française,
N’auraient paru que guenilles auprès !
Lyon, la ville aux soyeuses merveilles,
À l’imiter fatiguerait ses veilles !
Pourtant, dit-on, le monde est en progrès.


Quand sous ses yeux ce chef-d’œuvre s’étale,
L’Infante admire et pleure tour à tour,
N’osant nier la semblance fatale :
C’était l’éclat du ciel par un beau jour.
« — Ô ma marraine ! au roi qu’allons-nous dire ?
» — Bon ! qu’il n’est fille ou femme en son empire
» Qui se voulût contenter de si peu,
» En fait de robe, et qu’il vous en doit une
» Plus belle encor. — Comment ? — Couleur de lune.
» Qu’il vous l’accorde, et nous verrons beau jeu. »

Le roi soumet la requête nouvelle
À ses tisseurs, esprits fort inventifs,
En ajoutant, pour stimuler leur zèle :
« Réussissez, ou sinon, roués vifs ! »
Qui veut aux gens demander l’impossible
Fait bien d’abord de se montrer terrible :
Plus d’un grand nom peut m’en être témoin.
Grâce sans doute à ce ton formidable,
La robe fut de tout point admirable :
N’oubliez pas la recette au besoin.

Cette merveille en triomphe est portée
À la princesse, et quoi qu’elle eût d’ennuis,
Aux doux reflets de l’étoffe argentée,
Elle rêvait le calme frais des nuits.
« — Vraiment, vraiment, dit la fée en colère,
» Notre bon roi tient si fort à vous plaire,
» Qu’on peut risquer un souhait sans pareil ;
» Un jour de noce, à ce qu’on se figure,

« Couleur de lune est d’un fâcheux augure :
» Ce qui convient, c’est couleur du soleil !

» Allez le dire à votre royal père. »
Et lui, bientôt fléchi par cette voix,
Dit : « Vous aurez la robe, je l’espère :
» Songez-y bien, c’est la dernière fois ! »
Aux ouvriers il expose l’affaire :
« L’habit, dit-il, n’est point facile à faire ;
» Mais il y va de vie ou de trépas :
» Car si l’on peut le regarder en face,
» On vous fera tous cuire sur la place ! »
Les bons moyens, dit-on, ne s’usent pas.

Pourquoi faut-il que le peuple pâtisse
De ces travaux, aux princes glorieux !
Pour satisfaire à ce brillant caprice,
Aux pauvres gens il en coûta les yeux.
Mais, pour les grands, quand l’épreuve fut faite,
On inventa les verres de lunette,
En cent façons colorés ou noircis :
On peut encor, tant le fait est notoire,
S’en assurer à notre Observatoire,
Où tous les points obscurs sont éclaircis.

À cet aspect la princesse éperdue
S’écrie en pleurs : « — Je n’ai plus qu’à mourir !
» Ma bonne fée : hélas ! je suis perdue !
» — Tout beau, ma fille, on vous vient secourir :
» Un peu trop tôt vous perdez patience.

» Dites au roi, croyez-en ma science,
» Que de son âne il vous donne la peau.
» — Autant vaudrait demander sa couronne !
» N’ayons pas peur cette fois qu’il la donne ;
» Il me verrait plutôt mettre au tombeau ! »

Cet âne était de race financière ;
Beaux sequins neufs, écus d’or au soleil,
Chaque matin pleuvaient sur sa litière :
C’est un budget qu’un animal pareil !
Fi ! — Pourquoi fi ? — Parmi vous, je m’assure,
L’or a souvent une source moins pure,
Sans qu’on l’en traite avec plus de mépris.
Le roi pourtant sacrifia cet âne :
Il était fou, stupide, monomane,
Comme tout homme, ou tout roi bien épris.

Lorsqu’à l’Infante, avec cérémonie,
On apporta la peau de l’animal,
Elle tourna bientôt à l’agonie,
Toute pâmée à cet aspect fatal.
Près d’elle en hâte accourt la bonne fée :
« — Quoi ! vous pleurez votre plus beau trophée ?
» Voici l’habit que j’attendais pour vous.
» Sous cette peau votre fuite est aisée,
» Vous ne serez que trop bien déguisée :
» Ce bonheur-là n’appartient pas à tous ! »

Un bien pourtant que la belle regrette,
Sous son grotesque et bienheureux manteau,

C’est… devinez ? — Son rang ? — Non, sa toilette.
Quoi ! posséder ce merveilleux trousseau,
Et s’en aller en si laid équipage,
Sans avoir pu l’essayer ! quel dommage !
Ô femme ! femme ! aurait dit Figaro.
Mais une fée est toujours un peu femmes ;
Puis, rarement, sur les faibles de l’âme,
Qui sait beaucoup songe à crier haro !

La fée en rit : « — Prenez cette baguette,
» Prenez, dit elle, et, n’importe en quels lieux,
» Frappez la terre * au même instant, cassette,
» Robes, joyaux, paraîtront à vos yeux.
» Mais qu’en secret ce trésor se déploie ;
» Malheur à vous s’il advient qu’on vous voie !
» Que vos atours soient comme vos appas,
» Cachés à tous. En ce monde profane,
» Pour réussir il n’est que la peau d’âne :
» Témoins tous ceux qui ne la quittent pas ! »

À mon avis la fée était peu sage
De se soumettre à ce caprice vain :
De quoi servaient, dans un pareil voyage,
De beaux habits, sans argent et sans pain ?
Mais, d’un refus affliger la jeunesse
Nous est si dur, que nous cédons sans cesse !
Souvent aussi, plus d’un enfant gâté,
A dit plus tard à quelque aveugle mère :
Trop douce au bord, la vie est trop amère ;
Malheur sur vous, pour m’avoir écouté !


L’Infante enfin, prête à se mettre en route,
Sur son palais jette un triste regard.
Jeune et princesse, on conçoit qu’il en coûte
D’aller ainsi par le monde, au hasard !
D’un pied furtif elle a franchi les portes,
Et des soldats traversé les cohortes,
Sans qu’aucun d’eux sur ses pas ait couru.
Pour son hymen cependant on s’empresse ;
Mais vains apprêts ! robes, noces, princesse,
Peau d’âne aidant, tout avait disparu.