Poésie - Hymnes orphiques

Hymnes orphiques
Leconte de Lisle

Revue des Deux Mondes tome 120, 1893





POÉSIE



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HYMNES ORPHIQUES




PARFUM DES NYMPHES


LES AROMATES


Nymphes ! race du Fleuve éternel qui déroule
Autour de l’Univers son murmure et sa houle !
Vierges aux corps subtils fluant sous les roseaux,
Vous qu’éveille le chant auroral des oiseaux,
Et qui vous reposez au fond des sources fraîches
Où midi rayonnant trempe l’or de ses flèches !
Et vous, Reines des bois, Âmes des chênes verts,
Et vous qui, sur les monts hantés par les hivers,
De vos célestes pieds plus étincelans qu’elles
Frôlez sans y toucher les neiges immortelles !
Bruits furtifs, doux échos, soupirs, parfums vivans,
Vous, que de fleurs en fleurs porte l’aile des vents,
Qui, versant de vos yeux, en perles irisées,
Aux feuillages berceurs les limpides rosées,
Faites, du souffle pur de vos rires légers,
Sonner la double flûte aux lèvres des bergers ;
Joie et charme des eaux, des prés et des collines,
Salut ! Je vous salue, ô Visions divines !

PARFUM DE HÈLIOS-APOLLON


L’HÉLIOTROPE


Radieuse Splendeur qui naquis la première !
Inévitable Archer, Titan, Porte-lumière,
Tueur du vieux Pythôn dans le Marais impur,
Entends, exauce-nous. Œil ardent de l’azur,
Roi des riches saisons, des siècles et des races !

Éternel voyageur aux flamboyantes traces,
Qui, joyeux, les cheveux épars, et jamais las.
De l’Orient barbare aux monts de la Hellas,
Loin du rose horizon où souriait l’aurore
Éveillant les cités, les bois, la mer sonore,
Pousses tes étalons hennissans et cabrés
Et franchis bonds par bonds l’orbe des cieux sacrés ;
Puis qui, debout, brûlant à leur plus haute cime,
Baignes tout l’univers d’un seul regard sublime ;
Ô le plus beau des Dieux en qui coule l’Ikhôr,
Entends-nous, Kithariste armé du plectre d’or !

Harmonieux Amant des neuf Muses divines.
Embrase-nous du feu dont tu les illumines,
Afin que nous, mortels, qui ne vivons qu’un jour,
Nous chantions consumés de leur unique amour !



PARFUM DE SÈLÉNÈ


LE MYRTE


Ô Divine, salut ! Viens à nous qui t’aimons !
Descends d’un pied léger, par la pente des monts,
Au fond des bois touffus pleins de soupirs magiques ;
Sur la source qui dort penche ton front charmant,
Et baigne son cristal du doux rayonnement
          De tes beaux yeux mélancoliques.


Toi qui, silencieuse et voilée à demi,
Surpris Endymion sur la mousse endormi
Et d’un baiser céleste effleuras ses paupières,
Ô blanche Sèlénè, Reine des belles nuits,
L’essaim des songes d’or qui bercent nos ennuis
          S’éveille à tes molles lumières.

Égaré dans l’espace orageux, le marin,
Accoudé sur le bord des nefs au bec d’airain,
Entend rugir les flots et gronder les nuées ;
Mais il se rit du vent et de l’abîme amer,
Quand tu laisses errer dans l’écumeuse mer
          Tes blondes tresses dénouées.

Immortelle, entends-nous ! Sur ce monde agité
Épanche doucement ta tranquille clarté !
Ô Perle de l’azur, inclinée à leur faite,
De tes voiles d’argent enveloppe les cieux,
Et guéris-nous, pour un instant délicieux,
          Des maux dont notre vie est faite.



PARFUM D’ARTÉMIS


LA VERVEINE


Déesse à l’arc d’argent tendu d’un nerf sonore,
Qui, de flèches d’airain hérissant ton carquois,
Par les monts et la plaine et l’épaisseur des bois,
Un éclair dans les yeux, déchaînes dès l’aurore
De tes chiens découplés les furieux abois !

Ô Tueuse des cerfs et des lions sauvages,
Vierge à qui plaît la pourpre odorante du sang,
Que Dèlos vit jadis, fière et grande en naissant,
Près du Dieu fraternel qui dorait les rivages,
Surgir de la Nuit sombre au Jour éblouissant !

Jamais la volupté n’a fleuri sur ta bouche,
Erôs n’a point ployé ton col impérieux
Ni de ses pleurs d’ivresse attendri tes beaux yeux :
Comme un bouclier d’or, la Chasteté farouche,
Ô Vierge, te défend des hommes et des Dieux.


Mais quand ton corps divin, ô blanche Chasseresse,
À l’heure où le soleil brûlant darde ses traits,
Plonge et goûte en repos le charme des bains frais ;
Lorsque ta nudité que leur baiser caresse
Resplendit doucement dans l’ombre des forêts,

Bienheureux qui, furtif, par les halliers propices,
À travers l’indiscret feuillage, un seul instant,
Te contemple, muet et le cœur palpitant !
Tu peux percer ce cœur enivré de délices :
Il t’a vue, Artémis ! Il t’aime et meurt content !



PARFUM D’APHRODITE


LA MYRRHE


Ô Fille de l’Écume, ô Reine universelle,
Toi dont la chevelure en nappes d’or ruisselle,
Dont le premier sourire a pour toujours dompté
Les Dieux Ouraniens ivres de ta beauté,
Dès l’heure où les flots bleus, avec un frais murmure,
Éblouis des trésors de ta nudité pure,
De leur neige amoureuse ont baisé tes pieds blancs,
Entends-nous, ô Divine aux yeux étincelans !

Par quelque nom sacré dont la terre te nomme,
Ivresse, Joie, Angoisse adorable de l’homme
Qu’un éternel désir enchaîne à tes genoux,
Aphrodite, Kypris, Érycine, entends-nous !

Tu charmes, Bienheureuse immortellement nue,
Le ramier dans les bois et l’aigle dans la nue ;
Tu fais, dès l’aube, au seuil de l’antre ensanglanté,
Le lion chevelu rugir de volupté ;
Par toi la mer soupire en caressant ses rives ;
Les astres clairs, épars au fond des nuits pensives,
Attirés par l’effluve embaumé de tes yeux,
S’enlacent, déroulant leur cours harmonieux ;
Et jusque dans l’Érèbe où sont les morts sans nombre,
Ton souvenir céleste illumine leur ombre !

PARFUM DE NYX


LE PAVOT


Ô Vénérable ! Oubli des longs jours anxieux,
Immortelle au front bleu, ceinte de sombres voiles,
Qui mènes lentement, dans le calme des cieux,
Tes noirs chevaux liés an char silencieux,
          Par la route d’or des étoiles !

Source des voluptés et des songes charmans,
Ô Nyx ! mère d’Hypnos aux languissantes ailes,
Toi qui berces le monde entre tes bras clémens,
Tandis que mille éclairs, de momens en momens,
          Allument tes mille prunelles,

Entends-nous, Bienheureuse ! Et puisses-tu, sans fin,
Et pour jamais, avec nos stériles chimères
Et l’antique Kosmos, hélas ! où tout est vain,
Envelopper des plis de ton péplos divin
          Vivans et Choses éphémères !



PARFUM DES NÉRÉIDES


L’ENCENS


Sous les nappes d’azur de la mer d’Ionie
Qui soupire au matin sa chanson infinie,
Quand le premier rayon du ciel oriental
Étincelle en glissant sur l’onduleux cristal,
Puissions-nous contempler, ô chères Nèréides,
Vos longs yeux d’émeraude et vos beaux corps fluides !

De vos grottes de nacre aux changeantes couleurs
Où le rose corail épanouit ses fleurs,
Des berceaux d’algue verte aimés des Dieux Tritones,
Des mobiles vallons parsemés d’anémones,
Des profondeurs où luit sur le sable vermeil
L’opaline clarté d’un magique soleil,

Montez ! Laissez flotter dans les brises charmées
Vos tresses, d’un arôme âpre et doux embaumées.
Et, mieux que le dauphin joyeux et diligent,
Fendez le flot natal d’un sillage d’argent !

Ô Filles de Thétis, gardez-nous des nuits noires,
Des écueils embusqués le long des promontoires,
Du Notos, tourmenteur de la divine mer,
Par qui nefs et marins plongent au gouffre amer,
Et, propices toujours, que vos fraîches haleines
Jusqu’au port désiré gonflent nos voiles pleines !



PARFUM D’ADONIS


L’ANÉMONE ET LA ROSE


Sur la couche d’ivoire où nous te contemplons
Tu dors, cher Adonis, Éphèbe aux cheveux blonds !

Ô jeune Dieu, pleuré des Vierges de Syrie,
Quand le noir sanglier blessa ta chair fleurie.
Et s’enfuit, te laissant immobile et sans voix,
De ton sang rose et frais baigner l’herbe des bois,
Sur la montagne et dans les profondes vallées.
On entendit gémir les Nymphes désolées,
Et l’écho prolongea leurs pieuses douleurs ;
Et Kypris, les cheveux épars, les yeux en pleurs,
T’enveloppant encor d’une suprême étreinte.
Troubla la paix des cieux de sa divine plainte :

— Adônis, Adônis ! tu meurs, et je t’aimais !
Te voilà mort, et moi je ne mourrai jamais !
Tu faisais ma beauté, mon orgueil et ma joie,
Et je ne suis plus belle, et mon corps neigeux ploie
Comme un grand lys brisé par les vents de l’hiver !
Je suis Déesse, hélas ! Toi qui m’étais si cher,
Je ne te verrai plus ! Mes lèvres embaumées
Plus jamais ne joindront tes lèvres bien-aimées !
Mais, si du sombre Érèbe on ne peut revenir,
Je puis faire du moins, triste et doux souvenir,
Croître et s’épanouir, au sol où tu reposes,
Sous mes pleurs, l’anémone et, dans ton sang, les roses !


Telle parla Kypris, et, grâce à son amour,
Tu renais, et tu meurs, et renais tour à tour,
Et tu rends, chaque année, à la terre ravie,
L’azur du ciel, les fleurs, la lumière et la vie.

Sur la couche d’ivoire où nous te contemplons
Éveille-toi toujours, Éphèhe aux cheveux blonds !



PARFUM DES ÉRINNYES


L’ASPHODÈLE


Meute du noir Érèbe, ô vieilles Érinnyes,
Aux yeux caves où sont des éclairs aveuglans,
Qui d’un blême haillon serrez vos maigres flancs,
Et, l’oreille tendue au cri des agonies,
Aboyez sans relâche aux meurtriers sanglans !

Filles de l’Invisible, Hôtesses des Cavernes
Où jamais n’est entrée une lueur du jour,
Dont, éternellement, Styx fait neuf fois le tour,
Tandis que, sur la fange et le long des Eaux ternes,
Foule vaine, les Morts fourmillent sans retour ;

Vous qui courez, volez, rapides et subtiles,
Emplissant de terreur l’antique Obscurité,
Secouant, dans la nuit, sous un ciel empesté,
Vos sinistres cheveux hérissés de reptiles
Qui mordent, furieux, le cœur épouvanté,

Ne nous fascinez plus de vos faces livides !
Nous avons expié, que tout soit accompli !
Fuyez l’Hadès dans l’Ombre horrible enseveli,
Venez ! exaucez-nous, ô bonnes Euménides,
Et rendez-nous la paix, le pardon et l’oubli.

PARFUM DE PAN


LES AROMATES


L’air lumineux, l’Érèbe et la mer inféconde
Et l’abîme éthéré plein d’astres éclatans,
Et l’antique Gaia qui conçut les Titans
Et les vents déchaînés dont l’aile vagabonde
Pourchasse dans la nuit les troupeaux halelans
Des nuages striés d’éclairs au ciel qui gronde,
Que sont-ils, sinon toi, Pan, substance du monde !

Ô divin Chèvre-pied, frénétique et joyeux,
Ton souffle immense emplit la Syrinx éternelle !
Tout soupire, tout chante ou se lamente en elle ;
Et le vaste Univers qui dormait dans tes yeux,
Avec ses monts, ses bois, ses flots, l’homme et les Dieux,
Circulaire et changeant, sinistre ou radieux,
En se multipliant jaillit de ta prunelle !

Inépuisable Pan, vieux et toujours nouveau,
Toi qui fais luire au loin, pour des races meilleures,
Comme un pâle reflet de quelque vain flambeau,
L’Espérance stérile, hélas ! dont tu nous leurres,
Et qui roules, marqués d’un implacable sceau,
Les siècles de ton rêve aussi prompts que les heures,
Salut, ô Dieu terrible, Origine et Tombeau !


Leconte de Lisle.