Poésie - Buccoliques

Poésie - Buccoliques
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 442-445).
POÉSIE

BUCOLIQUES


PATURAGES


Le pré, comme une nappe immense d’émeraude,
Au flanc du doux coteau déroule un vert tapis ;
Des bœufs, les uns debout, les autres accroupis,
Tachent l’herbe, où parfois un souffle embaumé rôde.

Sur le fond velouté du pacage charmant.
Ceux-ci paissent, ceux-là ruminent, lents et graves ;
Et pacifiques tous, et tous libres d’entraves.
Hument l’air pur du large et songent vaguement.

Lorsqu’un des compagnons se sépare du groupe,
Il s’aventure au bout de l’enclos, et soudain
Lançant à l’horizon un regard de dédain,
Revient superbe, avec du soleil sur la croupe.

Des mufles alourdis s’exhale un jet puissant,
Dont la chaude vapeur flotte par l’étendue ;
Et du berger lointain, silhouette perdue,
S’allonge l’ombre grêle au radieux versant.

Tel le temps passe, et l’heure après l’heure s’écoule,
Et les simples pasteurs, et les calmes troupeaux
Goûtent partout la saine ivresse du repos,
Et la vie est pour eux comme une mer sans houle.

Ignorant nos labeurs, nos fièvres, nos départs.
Peut-être ayant senti ce que résume en elle
D’ample sérénité la nature éternelle,
Ils rêvent, sur la glèbe éblouissante épars.

O cœurs, où tant d’amour incompris se devine.
Altérés de silence et désireux d’oubli.
Pauvres cœurs où l’espoir même semble aboli,
Trouverez-vous l’enclos où croît l’herbe divine ?


L’HEURE APAISÉE


De soyeux étendards flottent par les nuées,
Secouant de la pourpre et de l’or en leurs plis.
Le soleil agonise au bord des cieux pâlis,
Encore éblouissant d’ardeurs exténuées.

Le calme et la langueur des divins soirs d’été
Planent sur l’abreuvoir en nappe lumineuse ;
Un chant aérien de pâtre ou de glaneuse
Se traîne, dans la brise odorante apporté.

Tout se fond en extase et se résout en joie.
Quelqu’un laisse en secret, de l’azur plus clément,
Descendre une pitié faite d’apaisement,
Et rayonner l’amour dans l’orbe qui rougeoie.

C’est l’heure solennelle où les bœufs blancs et roux,
Nimbés par le couchant d’un vestige de gloire,

L’un après l’autre et très gravement viennent boire,
Une flamme sereine en leurs yeux sans courroux.

Vers le miroir que nul vent brusque n’effarouche,
Où dorment étalés les larges nénuphars,
Tandis qu’à l’horizon gagnent les tons blafards,
Ils viennent le front haut et l’écume à la bouche.

Chacun d’eux, à travers les fragiles roseaux
S’avance puissamment dans l’eau claire qu’il trouble ;
Et l’onde réfléchit le corps massif et double.
Et des gouttes d’argent ruissellent des naseaux.

Chacun hume à longs traits la fraîcheur et la vie
En contemplant le doux paysage connu ;
Puis le troupeau s’en va comme il était venu,
D’un pas majestueux qui jamais ne dévie.

Avec la vision des pacages lointains.
Et de tendres regards pour la moindre chaumine.
Jusqu’au tiède repos de l’étable il chemine,
Dans la rusticité des primitifs instincts.

Et, plein d’un sentiment si profond qu’on l’ignore,
Par instans, l’un des bœufs, voyant l’ombre grandir
Et des feux s’allumer du Zénith au Nadir,
Pousse vers l’ample nuit un beuglement sonore.


LA MORT DU BŒUF


L’un des deux compagnons est mort, et l’autre pleure,
Et le soc inactif se rouille, et les vallons
Ont retenti d’échos douloureusement longs,
Et comme un glas discret, par instans, sonne l’heure.

Les jougs, où s’accouplaient leurs larges fronts jumeaux,
Gisent abandonnés, stupides, presque mornes ;
Et le maître est pensif, qui décorait leurs cornes,
Quand ils rentraient, le soir, de fleurs et de rameaux.

Œil hagard, souffle court, poitrine haletante,
Le compagnon vivant, plein d’effrois ignorés,
Sent l’angoisse et l’horreur l’envahir par degrés.
Et beugle sans répit, las d’une vaine attente.

Il a vu passer l’ombre immense du trépas,
Et, bien que le bouvier ait garni l’ample crèche
De feuilles de maïs et de luzerne fraîche.
Le bœuf épouvanté songe et ne mange pas ;

Et la bête massive, auguste et lamentable,
Dont rien n’a consolé le sublime tourment,
Flaire de tous côtés mélancoliquement
L’âme obscure du frère éparse dans l’étable.


LEONCE DEPONT.