Poésie (Rilke, trad. Betz)/Poèmes français/Vergers/Verger
VERGER
1
Peut-être que si j’ai osé t’écrire,
langue prêtée, c’était pour employer
ce nom rustique dont l’unique empire
me tourmentait depuis toujours : Verger.
Pauvre poète qui doit élire
pour dire tout ce que ce nom comprend,
un à peu près trop vague qui chavire,
ou pire : la clôture qui défend.
Verger : ô privilège d’une lyre
de pouvoir te nommer simplement ;
nom sans pareil qui les abeilles attire,
nom qui respire et attend…
Nom clair qui cache le printemps antique,
tout aussi plein que transparent,
et qui dans ses syllabes symétriques
redouble tout et devient abondant.
2
Vers quel soleil gravitent
tant de désirs pesants ?
De cette ardeur que vous dites,
Où est le firmament ?
Pour l’un à l’autre nous plaire,
faut-il tant appuyer ?
Soyons légers et légères
à la terre remuée
par tant de forces contraires.
Regardez bien le verger :
c’est inévitable qu’il pèse ;
pourtant de ce même malaise
il fait le bonheur de l’été.
3
Jamais la terre n’est plus réelle
que dans tes branches, ô verger blond,
ni plus flottante que dans la dentelle
que font tes ombres sur le gazon.
Là se rencontre ce qui nous reste,
ce qui pèse et ce qui nourrit
avec le passage manifeste
de la tendresse infinie.
Mais à ton centre la calme fontaine,
presque dormant en son ancien rond,
de ce contraste parle à peine,
tant en elle il se confond.
4
De leur grâce, que font-ils
tous ces dieux, hors d’usage,
qu’un passé rustique engage
à être sages et puérils ?
Comme voilés par le bruit
des insectes qui butinent,
ils arrondissent les fruits ;
(occupation divine).
Car aucun jamais ne s’efface,
tant soit-il abandonné ;
ceux qui parfois nous menacent
sont des dieux inoccupés.
5
N’était-il pas, ce verger, tout entier,
ta robe claire, autour de tes épaules ?
Et n’as-tu pas senti combien console
son doux gazon qui pliait sous ton pied ?
Que de fois, au lieu de promenade,
il s’imposait en devenant tout grand ;
et c’était lui et l’heure qui s’évade
qui passaient par ton être hésitant.
Un livre parfois t’accompagnait…
Mais ton regard hanté de concurrences,
au miroir de l’ombre poursuivait
un jeu changeant de lentes ressemblances.
6
Heureux verger, tout tendu à parfaire
de tous ses fruits les innombrables plans,
et qui sait bien son instinct séculaire
plier à la jeunesse d’un instant.
Quel beau travail, quel ordre que le tien !
Qui tant insiste dans les branches torses,
mais qui enfin, enchanté de leur force,
déborde dans un calme aérien.
Tes dangers et les miens, ne sont-ils point
tout fraternels, ô verger, ô mon frère ?
Un même vent, nous venant de loin
nous force à être tendres et austères.