Poésie (Rilke, trad. Betz)/Poèmes français/Carnet de poche/Doute
V. — CARNET DE POCHE
DOUTE
Tendre nature, nature heureuse, où tant
de désirs se recherchent et s’entrecroisent,
indifférents, et pourtant base
des consentements,
nature trop pleine où se détruit et déchire
ce qui s’exalte trop tôt,
où de la rivalité du délicieux et du pire
naît un semblant de repos,
nature, tueuse par son excès, créatrice,
toujours extasiée,
qui réchauffe et qui consume le vice
sur un même brasier,
dis-moi, silencieuse, ô dis-moi, suis-je
comme un instant de tes fruits ?
Fais-je partie de l’abîme de ton vertige
où se jettent tes nuits ?
Suis-je d’accord avec tes desseins ineffables ?
Serais-je de tes révoltes un cri ?
Moi qui fus pain, suis-je tombé de la table :
miette perdue qui durcit.