Poésie (Rilke, trad. Betz)/Nouvelles poésies/La dentelle
LA DENTELLE
I
Humanité : nom de possessions précaires,
effectif de bonheurs encore inconfirmés :
est-ce inhumain qu’en ce bout de dentelle,
en un petit morceau de ce tissu serré,
deux yeux aient pu se perdre ?
Ces yeux, les reveux-tu ?
Ô morte ancienne, qui finis aveugle,
ton bonheur est-il passé dans ta chose ?
Ton vaste sentiment s’est-il amenuisé
ici, comme entre la moelle et l’écorce ?
Fêlure du destin, — quelle lacune ?
Au temps où tu vivais tu as soustrait ton âme ;
elle s’est enfermée dans cette pièce claire,
et je souris de son utilité.
II
Et si l’action, un jour, devait nous apparaître
trop pauvre, et que ce qui nous advient
nous fût si étranger que ce serait trop peu
d’avoir à si grand’peine surmonté l’enfance :
alors cette bande serrée de dentelle
suffirait-elle
à nous tenir ici ? Vois : on l’a faite.
La vie — qui sait ? — fut dédaignée peut-être.
Un bonheur était là et fut manqué,
et cette chose en est issue quand même,
faite à tout prix et difficile autant que vivre,
mais pourtant accomplie et belle comme si
l’instant était venu de partir et sourire.