Poésie (Rilke, trad. Betz)/Introduction
RAINER MARIA RILKE
Nul ne peut parler de Rilke sauf lui-même. À tenter de le définir du dehors, ne risque-t-on pas de l’enfermer dans une image trop étroite ? Le discours s’enchaîne, mais le poète échappe à nos pièges. Nos mots sont pareils à une main qui voudrait plonger dans l’eau d’un miroir, et ne fait que glisser le long de sa surface froide.
Cependant, à l’intérieur du miroir, une autre main ne se tend-elle pas vers nous, nue comme la nôtre, et dont nous croyons sentir la chaleur ? À l’illusion des mots, pour un instant, prêtons-nous donc. Et tirons de nous l’infidèle image qui prétend nous consoler en nous rendant ce qui n’est pas.
À qui a connu et aimé Rilke, il est difficile de parler du poète sans d’abord évoquer l’homme. Une courtoisie exquise, une conversation pleine de souvenirs et de fantastiques anecdotes, l’étrange charme d’un accent si personnel que facilement il vous émouvait jusqu’aux larmes, c’en était assez pour faire de lui le plus rare des hommes, le plus précieux des amis.
J’essaie de retrouver ses traits : un visage allongé sous un front large que de petites rides de bas en haut entamaient à peine. Un regard bleu qui s’éloignait facilement et, même revenu à la réalité, gardait toujours, sous la belle courbe de l’arcade sourcilière, quelque chose d’interrogateur et d’étonné. Pourtant ces yeux ne disaient pas tout, non plus que le pli de la bouche, un peu amer sous les moustaches tombantes. Et ce visage ne devenait vraiment lui-même que lorsque les paupières doucement abaissées semblaient retenir ce qui se préparait au-delà de grave et d’imprévisible, et que, tout concentré autour de cette voix profonde que nous n’entendions pas encore, il ne nous apparaissait plus que comme la dernière vague de quelque remous intérieur.
En cherchant, je revois de lui une autre expression : ce sourire d’une navrante et sensible finesse qui dissimulait un air d’affliction et de fatigue assez semblable à celui que prêtent à Marcel Proust ses derniers portraits. Si l’on a fréquemment rapproché ces deux hommes, c’était, je pense, moins à cause de la parenté, assez lointaine, de leurs œuvres, qu’à cause de leurs genres de vie semblables, de leurs santés également fragiles, de l’impression de mystère que donnaient leurs personnes, de leurs sensibilités pareillement subtiles et ombrageuses, de leurs lettres débordantes de gentillesse et de tendres nuances. Mais ces comparaisons, bien entendu, n’étaient que d’approximatifs et insuffisants points de repère que nous proposions à ceux qui ne connaissaient pas encore Rilke, pour les inviter à le situer dès l’abord dans la région des affections profondes auxquelles on se livre sans réserves.
Et nous-mêmes, cependant, le connaissions-nous ? Ses nombreux voyages, ses amis lointains déployaient derrière lui un ciel, des perspectives qui sans cesse nous rappelaient notre ignorance. Parfois il nous semblait merveilleux, presque impossible, qu’il y eût au monde un homme dont chaque jour fût composé ainsi d’images toutes rares et de secrets tous étranges, qu’il y eût un homme dont l’existence, toute proche cependant, pût nous paraître à la fois aussi intime et irréelle qu’une enfance ensevelie au fond de nous.
Nous l’aimions ainsi, fantastique, familier, inconnu. Nous l’aimions, mais que savions-nous de lui ?
Nous savions qu’il était né à Prague, en 1875, d’une ancienne famille d’origine carinthienne, plusieurs fois transplantée de pays en pays. Destiné par ses parents à la carrière militaire, nous savions qu’il avait quitté, en 1890, l’École des Cadets, qu’il avait écrit ses premiers vers, tout en poursuivant de vagues études à Munich, à Prague, en Italie. Mais ensuite que devient cette existence qui s’ouvre bientôt à l’essentiel, à toutes les forces obscures qui inquiètent l’adolescence, à toutes les expériences douloureuses qui occupent une vie d’homme ?
En 1899, il découvre la Russie où tout lui semble familier :
« La Russie, écrit-il, c’est le pays où les hommes sont des hommes solitaires, dont chacun porte un monde en soi, chacun plein d’obscurité comme une montagne, chacun enfoncé dans son humilité, sans crainte de s’abaisser, en cela véritablement pieux. Des hommes pleins de lointain, d’incertitude et d’espérance : des hommes qui deviennent… »
En France il traverse avec un étonnement muet les salles du Louvre, pleines de « toutes ces choses claires de l’antiquité, qui rappellent des ciels du sud et la mer toute proche », de pierres « qui n’avaient rien de mortel », et dont certaines portaient un mouvement, un geste, « demeurés si frais que l’on eût dit qu’ils n’étaient conservés ici que pour être donnés un jour à un enfant quelconque, qui passerait là, par hasard ». Il découvre les cathédrales, avec leur faune pétrifiée : « Ces animaux sans souvenirs d’une autre vie qui étaient déjà tout à fait les habitants de ce monde vertical » et qui « vivaient pour toujours de la vie fervente et impétueuse du temps qui les avait fait surgir ».
« Et maintenant, interroge Rilke, un temps n’est-il pas venu de nouveau qui nous pousse à cette expression, à cette interprétation forte et insistante de ce qu’il y a en lui d’indicible, d’inextricable et d’énigmatique ? »
Un de ceux qui s’étaient assigné cette tâche « grande comme le monde » était Rodin, et c’est vers lui que le poète, à présent, se sent irrésistiblement attiré. À la villa des Brillants, à Meudon, puis à l’Hôtel Biron, Rilke vit dans l’intimité du grand sculpteur qui avait entrepris de « former avec son cœur ». Qu’un homme peut tirer de lui-même la substance des œuvres les plus démesurées et ne faire que de son seul travail la loi de sa vie, c’est là ce dont il se convainc encore une fois dans ces ateliers énormes où, de saison en saison, grandissent sans arrêt mais sans hâte, les statues, pareilles à des arbres.
« J’étais venu chez vous pour vous demander : comment faut-il vivre ? Et vous m’avez répondu : en travaillant. Et je le comprends bien. Je sens que travailler, c’est vivre sans mourir. Je suis plein de reconnaissance et de joie. Car, depuis ma première jeunesse, je ne voulais que cela. »
Qu’importe que bientôt un malentendu vienne refroidir cette amitié ! Rassérénés par la séparation, les deux hommes n’en continueront pas moins à s’écrire. Délivrés des attaches quotidiennes, leurs relations se sont éclaircies, simplifiées. Il ne reste bientôt qu’un grand exemple, invisible et présent dans tout ce qu’écrira Rilke, « comme le grand printemps est dans chaque fleur d’un pays qui commence à comprendre la voix de la vie ».
Cette fleur du printemps, dans combien de pays ne la cueille-t-il pas ? Le voici à Rome, en Suède, au Danemark, en Algérie, en Tunisie, en Égypte… Il revient en France, repart. Nous le retrouvons à Venise, chez Éléonora Duse que désole encore le récent abandon de Gabriele d’Annunzio. Sur les bords de l’Adriatique, l’accueille le petit château de Duino, où la mer, jusqu’au sommeil du poète mêle les rythmes les plus amples des premières Élégies. Pour se rendre à Ronda, guidé par un pressentiment, il traverse l’Espagne, « gris pèlerin concentré en lui-même, sans laisser plus de trace que l’oiseau dans le ciel », écrira plus tard M. Antonio Marichalar.
Mais voici que la guerre, comme une large et profonde crevasse, va déchirer cette vie. Citoyen autrichien, Rilke doit en juillet 1914 quitter Paris, où tout ce qu’il possédait est placé sous séquestre et vendu. Années mouvementées et douloureuses durant lesquelles le poète, bientôt, dut complètement cesser d’écrire… Enfin, il peut se retirer en Suisse, dans la tour de Muzot qu’un ami, M. Werner Reinhart, fait aménager et met à sa disposition. « Un très petit château terriblement seul dans un vaste site de montagnes assez tristes ; des chambres antiques et pensives, aux meubles sombres, aux jours étroits », ainsi l’a décrit Paul Valéry. Et en 1925, malgré sa santé toujours chancelante, Rilke revient passer quelques mois à Paris. Les Cahiers de Malte Laurids Brigge paraissent en traduction française ; on entoure, on fête le poète ; sa renommée grandit rapidement.
Mais est-ce là vraiment sa vie ? En tentant de la raconter, nous devinons déjà qu’elle nous échappe. Nous n’avons besoin de ces points de repère, de ces quelques dates et de ces noms, que pour étayer de nouveau notre certitude qu’il est ailleurs.
« Dieu est-il donc là ? » demanda mon ami. Je me tus. Puis je me penchai vers lui : « Ewald, sommes-nous donc ici ? » Et longtemps nous nous tînmes les mains avec émotion. »
Quelle indifférence faite de modestie et de vraie supériorité Rilke a su garder en face de ses succès ! « La gloire n’est que la somme des malentendus qui se forment autour d’un nom nouveau », avait-il écrit jadis, à propos de Rodin, et dans la dernière lettre encore que j’ai reçue de lui, peu de temps avant qu’il ne quittât Muzot pour n’y plus revenir, il avouait avec simplicité : « Combien l’ignorance de ce que j’ai fait m’est naturelle et chère ! »
Cette pudeur farouche, la même discrétion devaient se manifester jusque dans ses derniers gestes, lorsque, par exemple, il tremblait qu’on ne surprît son visage dans sa crispation suprême, ou qu’il refusait les piqûres, pour mourir, disait-il, de sa mort à lui, et non de celle des médecins.
À la fin de décembre 1926, quelques amis l’ont accompagné jusqu’à la petite église de Rarogne, en face de laquelle son vœu était d’être rendu définitivement à cet âpre climat de la mort et de la montagne qui déjà avait commencé de régner dans ses derniers poèmes.
Abandonné sur les montagnes du cœur…
Au commencement de Rilke était la poésie, et à sa fin encore, chaque parole qu’il prononçait en était chargée. Mais cette poésie n’est pas toujours demeurée la même. Peu à peu elle a absorbé toutes les joies, toutes les souffrances, toute la vie.
« Car les vers ne sont pas, comme certains croient, des sentiments (on les a toujours assez tôt), ce sont des expériences, a écrit Rilke dans une page que l’on a maintes fois citée. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses… Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des pays inconnus, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à des mers, à des nuits de voyage… Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs eux-mêmes ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers. »
On a souvent comparé Rilke à Hofmannsthal, et ce rapprochement de l’auteur du Livre d’images et du premier poète et auteur dramatique de l’Autriche impériale est à certains égards explicable. L’un et l’autre appartenaient à la même génération. L’un et l’autre étaient des poètes romantiques, tournés vers le passé, doués de sens aigus et de sentiments délicats. De plus ils avaient tous deux cette langue fluide et ces images chatoyantes que s’étaient formées les impressionnistes viennois et qui faisaient ressembler les première pièces de Hofmannsthal, comme certaines poésies de Rilke, à des bas-reliefs de nuages où se seraient joués les rayons du couchant.
Mais quelle opposition entre ces deux destinées de poètes ! Hofmannsthal, dès ses premières œuvres, a atteint la perfection. Il n’a rien produit de plus pur ni de plus accompli que ses Tercines ou que le Petit Théâtre de l’univers.
Tout différent est le lent accroissement que Rilke peu à peu tire de ses couches profondes. Il ne les atteint pas d’abord, et ses premiers vers sont un songe sur la poésie, plutôt que sa présence réelle. « Mes moyens étaient alors très limités, ma vie sentimentale angoissée et craintive ; je n’arrivais pas à prendre sur moi de livrer au public ce qui me tenait le plus fort à cœur », devait-il plus tard confier à Ellen Key.
Une musique, mobile et ténue, pourtant, semble flotter à travers ces strophes légères d’une mélancolie un peu heinienne :
Combien toujours me touchent
les vieux airs de Bohême.
Dans mon cœur ils insinuent
leur tristesse et le font lourd.
Lorsqu’un enfant quelque part
en sarclant fredonne,
sa chanson me poursuit
jusqu’en songe, la nuit.
L’Italie bientôt prête au jeune poète ses images plus précises et les résonances de son passé. Voici Venise où
de légères gondoles, comme de noires pensées,
glissent dans le soir.
Florence, où son
muet étonnement
éveille tous les anges d’airain.
Partout il cueille, butine et amasse :
Regarder loin dans les pays
Jusqu’aux confins du ciel…
Et ce ciel lui-même, symbole de l’infini, doit entrer, avec ses nuages et ses changeantes nuances, dans la vie de Rilke qui ne se fixe nulle part, dans sa poésie qui se prépare seulement, de loin, comme devinée par éclairs :
Telle est la nostalgie : habiter sur les vagues
et ne jamais avoir d’asile dans le temps.
Et tels sont les désirs : dialogue à voix basse
de l’heure quotidienne avec l’éternité.
Telle est la vie. Jusqu’au jour où, d’hier,
s’élève la plus seule entre toutes ces heures
et, souriant autrement que ses sœurs,
se taise, offerte à l’éternel.
Ainsi qu’une lumière infiniment douce, la poésie de Rilke ne s’est posée d’abord que sur les paysages et les choses dont il aimait la beauté en quelque sorte superficielle et évidente : un arbre, un enfant, un soir de printemps, une statue, une jeune fille… Mais bientôt, projetant aussi les ombres qu’elle portait en elle-même, elle modèle les autres visages de la vie : ceux dont la beauté n’apparaît qu’à qui les pénètre, à qui accepte de s’identifier avec eux.
Qu’il le veuille ou non, les choses et les êtres de plus en plus prolongent en lui leur vibration. Les plus humbles, les plus anonymes l’obligent à communier avec eux. Ils l’envahissent et vont jusqu’à se nourrir de sa propre substance :
Toutes les choses auxquelles je me donne,
s’enrichissent et me dépensent…
Faut-il penser que l’expérience à laquelle il se trouve entraîné c’est l’étrange apprentissage que dans les Cahiers son héros Malte décrira ainsi :
« J’apprends à voir. Je ne sais pas pourquoi, tout pénètre en moi plus profondément, et ne demeure pas où jusqu’ici cela prenait toujours fin. J’ai un intérieur que j’ignorais. Tout y va désormais. Je ne sais pas ce qui s’y passe. »
Comment mesurer le progrès dans une telle entreprise, sinon par le dedans ?
De nouveau bruit plus fort ma vie profonde
comme roulant dans un lit élargi.
Proches de plus en plus me deviennent les choses,
et les images, toujours plus vues.
De l’ineffable je me sens plus familier ;
mes sens, tels des oiseaux autour d’un chêne,
se perdent dans le ciel agité par le vent,
ou, portés par les poissons, plongent
dans le jour brisé des étangs.
Connaissance intime du monde qui tantôt s’exprime en notations précises et subtiles, tantôt s’épanche en de grands élans lyriques où les choses tout à coup semblent perdre leurs contours, se confondent, emportées par le flot poétique ou, arrachées aux rives du réel, en arrivent à nouer les plus étranges rapports…
C’est Edmond Jaloux, je crois, qui, à propos de Rilke, citait une parole de Novalis : « Bien des choses sont trop délicates pour être pensées, encore plus pour être exprimées. » Où Rilke a-t-il puisé la singulière audace de ne s’attacher justement qu’à celles-là, et, déformant avec une fidélité si révélatrice tous les rapports du monde, de plier à l’expression comme un fer chaud les mots les plus doux et les plus rebelles ?
Une telle poésie ne peut être que d’inspiration. « Tout élan de mon esprit commence dans mon sang », confie Rilke à une amie. Des voix intérieures demandent à être proférées, et le poète, lorsqu’il les a reconnues, n’a plus qu’à leur obéir. Mais comment se garder de les confondre avec ces caprices agréables et ces découvertes aisées que nous ménagent tour à tour, à fleur d’esprit, le hasard ou l’habitude ?
« Une chose, pour qu’elle vous parle, vous devez la prendre pendant un certain temps, comme la seule qui existe, comme l’apparence unique — qui par votre amour laborieux et exclusif se trouve placée au centre de l’univers et qui, à cette place incomparable, ce jour-là est servie par les anges. »
Alors les mots d’eux-mêmes prennent cette merveilleuse transparence et cette intensité muette par quoi, sans jamais nous trahir, ils nous traduisent tout entiers.
Tandis que le Livre des Images est tout transparence et fluidité, au fond du Livre d’Heures retentit un écho lent et prolongé, pareil à l’inflexion d’une voix qui insiste. Mais avant de former le pur cristal des Élégies, la langue de Rilke, avec les Nouvelles Poésies, prend encore une fois toute l’épaisseur du réel.
À son retour de Russie et après son séjour à Worpswede, Rilke n’a pas encore ce style si puissamment expressif où il semble que sa sensibilité même se mue en paroles, et qui fait que l’on reconnaîtrait une page ou un poème de lui entre mille autres. Ce style à la fois plastique et abstrait, où la sensation se fait forme et la pensée image, on peut dire que c’est Rodin qui l’a aidé à le découvrir.
Dans le second essai de Rilke sur le grand sculpteur — celui qui est daté de 1907 — il est une page où le poète essaie de décrire l’émotion qui dut s’emparer du jeune Rodin lorsqu’il découvrit que tout ce que les hommes appellent désir, âme, regret, douleur, ou félicité, tout, même ce qui n’a pas de nom, « se réduit à une légère modification sur la petite surface d’un proche visage ». Cette expérience, il semble bien que Rilke l’ait refaite pour son propre compte à travers l’œuvre de Rodin, et dès lors était né ce style incomparable où les mots les plus simples appellent à la surface des êtres leurs secrets les plus cachés, où la matière et l’âme et le mouvement, où tout se fait forme, et s’anime, et gravite sous nos yeux.
Poète, poietes, celui qui crée. Quelle est donc la tâche du poète sinon d’énoncer les objets et les êtres de telle sorte qu’ils existent à jamais ; de les créer avec la pure ferveur de l’artiste attentif aux lois profondes de la nature, sans autre ambition que de les voir s’incorporer d’eux-mêmes au grand rythme auquel ils doivent la vie.
Dans l’une des deux langues du pays d’origine de Rilke — celle qu’il n’écrit pas — on désigne la sculpture et la peinture par les mots « arts créateurs », parce que, me disait un peintre pragois, la peinture et la sculpture seules créent vraiment l’objet, tandis que le poète ne fait que le chanter, le louer, le commenter.
Je pense que Rilke se serait inscrit en faux contre cette conception de la poésie. Le cycle de son œuvre se referme — et là se mesure son étendue sans précédent — en ceci justement que ce monde de sentiments si profonds et d’expériences si secrètes que personne encore avant lui n’avait osé les exprimer, il l’a d’un seul coup transposé dans « les gestes les plus évidents et les objets les plus tangibles ».
Énoncer les choses si fortement, n’est-ce pas les créer ?
Nulle part, bien-aimée, il n’y a de monde qu’en nous…
et, au contraire, ce monde réel auquel nous prêtons par
fois trop complaisamment créance, ne sera-t-il pas, lui
aussi, un jour, « comme pensé » ? « Tous les mondes de
l’Univers se précipitent dans l’invisible comme dans leur
plus proche et plus profonde réalité. »
Dès lors devait commencer cette étrange et merveilleuse confusion du réel et de l’irréel — la seule réalité étant dans le verbe qui non seulement exprime, mais qui crée véritablement et qui élève le poète à un degré supérieur de la réalité, — et devait se préparer cette ardente et profonde religion du verbe et de l’acte poétique dont la plus harmonieuse expression se trouve dans les Sonnets à Orphée et dans les Élégies de Duino :
Est-il d’ici ? Non, des deux
empires naquit sa vaste nature…
Nous touchons ici au terme du développement poétique de Rilke. « La terre n’a pas d’autre issue que de devenir invisible : en nous qui, par une partie de notre être, avons part à l’invisible… en nous seuls peut s’accomplir cette transmutation intime et durable du visible en un invisible qui ne dépende plus du fait d’être visible et tangible… » L’univers entier, le passé, le présent, l’avenir sont devant lui comme une immense image, comme un répertoire de la vie et de la mort confondues, où il choisit à sa guise. Et le poète n’a plus qu’à ouvrir les digues qui contenaient cet océan de poésie intérieure, pour accomplir la tâche qui lui est dictée « au centre de son cœur ».
Conçues à Duino, en 1912, continuées fragmentairement en Espagne et à Paris, les Élégies ne furent achevées qu’après la guerre, à Muzot. Presque en même temps, les Sonnets à Orphée « remplis de la même essence » et dédiés à la mémoire d’une jeune morte, s’imposèrent en peu de jours au poète, « comme une tempête ». « Élégies et Sonnets se soutiennent mutuellement et constamment, et je vois une grâce infinie dans le fait d’avoir pu, du même souffle, gonfler ces deux voiles : la petite voile couleur de rouille des Sonnets et la gigantesque voilure blanche des Élégies. »
Dans l’intervalle, Rilke avait entrepris de traduire les poèmes de Paul Valéry, et — don charmant et imprévu, — il s’était plu à accorder sa « petite lyre » aux mots les plus clairs de la langue française : en premier lieu parce qu’il aimait et sentait profondément notre langue, ensuite parce que, à l’heure où sa poésie allemande l’avait conduit à une rigueur presque mallarméenne et à des hauteurs où le souffle risquait de lui manquer, il lui semblait que l’idiome étranger le délivrerait de cette contrainte, atténuerait sa responsabilité d’artiste et découvrirait quelque part en lui des sources nouvelles dont le chant fluide et mélodieux le contentait sans peine… Peut-être, pour se montrer tout à fait juste envers la poésie française de Rilke, vaudrait-il mieux ne pas connaître son œuvre plus authentique, où la sève intérieure ne se distingue pas de la pulpe verbale, et où l’expression parfaite se confond avec la pensée. Une force faite de contrainte et d’amertume là sonne à travers une voix si personnelle qu’elle renonce à persuader et, presque, ne chante que malgré elle. — Vergers, au contraire (et les autres poèmes français de Rilke), ont tous les charmes de la facilité. Le flou de la langue étrangère offre ici au poète ce que propose au citadin la campagne : une tentation de liberté, un divertissement imprévu où il se meut plus aisément, entre les surprises des mots neufs et les plaisirs du paysage. Les vers courent, prestes comme des filets d’eau. De temps en temps le poète s’arrête et, pensif, détache une image à la pointe d’une strophe, ainsi qu’un fruit mûr. Le geste tranquille d’une main qui penche un verre, la boucle d’un chemin suspendue au ciel, un peu d’eau dans sa paume tiède, en voilà assez pour l’émouvoir. Par les symboles les plus simples, par les gestes les plus quotidiens, il nous livre les secrets de son cœur et de son esprit.
Parfois, cependant, une lassitude pèse sur certains vers :
Mes nuits, mes jours, vous avez tant porté ;
vos branches, toutes, ont gardé le geste
du long labeur dont vous sortez…
et l’homme qui se sent vieillir craint de n’avoir pas été
égal à sa mission :
Certains étés il y a tant de fruits
que les paysans ne daignent plus les prendre.
Ai-je, moi, ô vous, mes jours, mes nuits,
sans récolter, laissé passer aux cendres
les lentes flammes de vos beaux produits ?
Mais une angoisse l’envahit à la pensée qu’il devrait endurer encore la souffrance d’exprimer. Et son dernier rêve de poésie est un désir de liberté offerte aux songes, de jaillissement limpide et pur :
Ah ! plus de fruits ! Mais une fois dernière
s’épanouir en vaine floraison,
sans réfléchir, sans compter, comme font
inutilement les forces millénaires !
Dans son essai sur Dostoievski, André Gide rapporte une parole d’un Russe qui, un jour qu’on lui reprochait son inexactitude, riposta très sérieusement : « Oui, la vie est difficile ! Il y a des instants qui demandent à être vécus correctement, et qui sont plus importants que le fait d’être exact à un rendez-vous. » Et Gide d’ajouter qu’il n’a cité cette parole que pour faire comprendre ce qui est précisément le secret de Dostoievski et l’explication de son œuvre, à savoir que la vie intime y est tenue pour plus importante que les rapports des hommes entre eux.
Mais quoi, si ce secret, vaguement soupçonné de quelques-uns qui n’en ont jamais tiré les véritables conséquences, pénétrait tout à coup dans la vie d’un homme encore jeune, et que celui-ci, après en avoir pris conscience, se sentît obligé de conformer vraiment sa vie à cette conception nouvelle ? Peu importe qu’il se nomme Malte ou Rainer, qu’il habite une mansarde, rue Toullier, à Paris, ou une chambre d’hôtel, à Moscou ! Cette découverte, subitement, va lui prêter une étrange clairvoyance. Ses yeux s’ouvriront sur le monde, sur lui-même, sur les hommes qu’il verra changés, perdus dans leur solitude, livrés à eux-mêmes, pitoyables et émouvants. « J’apprends à voir », confiera-t-il à son journal, et il s’interrogera : « Est-il possible que l’on dise : « les femmes », « les enfants », « les garçons », et que l’on ne se doute pas, que malgré toute sa culture l’on ne se doute pas, que ces mots depuis longtemps n’ont plus de pluriel, qu’ils n’ont qu’infiniment de singuliers ? »
Cette expérience du jeune homme, d’ailleurs, ne pourra s’arrêter là. Le monde en lui commence seulement à se former ; à peine la terre et l’eau se sont-elles séparées. « Est-il possible, demandera-t-il encore, qu’on n’ait rien vu, reconnu et dit de vivant ?… Est-il possible que malgré les inventions et les progrès, malgré la culture, la religion et la connaissance de l’univers, l’on soit resté à la surface de la vie ? » Et il devra répondre : « Oui, c’est possible. »
Une fièvre alors va le gagner. Il s’agit de retrouver cet univers qui est en lui, qui s’est retiré au fond de lui, là où les hommes semblaient avoir perdu le pouvoir de l’atteindre. Monde inconnu et merveilleux ! Le passé y est contenu tout entier, mais un autre passé que celui que les hommes prétendent rattraper en l’apprenant par cœur. L’enfance y revit miraculeusement, s’y accomplit en quelque sorte seulement, et y trouve sa couleur essentielle. Des hommes encore tout pleins de vague sortent d’une étrange brume et essaient de vivre. Et les choses elles-mêmes participent à la vie, ont des souvenirs, témoignent des regards qui les ont effleurées, des mains qui se sont appuyées sur elles…
Cette aventure, c’est précisément celle qu’a vécue Malte (ou Rainer, peu importe !) et le livre qui nous en porte le témoignage — merveilleusement aigu et comme violemment arraché à quelque aire inaccessible qui le contenait, — est intitulé : Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.
Aventure pleine de périls, longue route semée d’embûches, et qui mène par tous les détours du cœur, par toutes les détresses de la solitude, à des conditions de vie nouvelles et dangereuses. Cette inquiète prise de possession que poursuit Malte, ne s’accomplit pas sans difficulté. Il faut qu’il commence par remonter la pente de son esprit, qu’il passe peut-être une vie entière à « former les premiers exercices qui n’ont pas de sens », que, jour par jour, il change l’or rapidement produit par sa nouvelle pierre de sagesse « en le plomb grossier de la patience ».
L’état de grâce qu’il cherche, la solitude d’abord l’aidera à s’y mettre. « Car : lorsqu’on est entouré de gens, on n’est même pas capable de se rappeler le Notre-Père ; comment donc pourrait-on se souvenir de quelque autre correspondance obscure qui consiste peut-être non en mots, mais en événements ? » Pour que les profondeurs s’ouvrent devant sa volonté de connaissance infinie, il faut qu’il commence par s’en aller à l’écart des hommes, comme l’enfant prodigue qui partit parce qu’il ne voulait pas être aimé.
« Imaginez un Malte qui dans ce Paris si terrible pour lui aurait eu une amante, ou même un ami. Est-ce qu’il serait jamais entré si loin dans la confidence des choses ? »
Et voici qu’il apprend à connaître la plus effrayante de ces réalités qui ne se partagent pas, et qui ne livrent pleinement leur secret qu’au prix de la solitude : la mort.
La mort, elle va devenir sa méditation quotidienne, son obsession, sa terreur. N’est-elle pas, cette mort que chacun de nous devra assumer seul, n’est-elle pas notre chose la plus personnelle, le fruit intérieur dont « nous ne sommes que la feuille et l’écorce » ? Chaque minute contient sa menace, chaque pensée rapporte à Rilke son image. C’est la mort du chambellan Brigge, qui, pendant dix semaines, domina Ulsgaard, « pareille à une reine qu’on appelle la Terrible, plus tard et toujours ». C’est, dans un tramway de Naples, la mort subite de cette jeune fille dont les yeux se déboîtent tout à coup et dont la bouche ne garde plus rien. C’est ce grand abcès qui se lève, « pareil à un soleil qui lui change la face du monde », dans le cerveau d’un inconnu, rencontré quelque part, à Paris. Des hommes qui la subissent, la mort s’échappe, se répand et reflue dans on ne sait quelle dimension intérieure et incommensurable ; avec la liberté des idées fixes, elle s’incorpore aux objets, aux moindres incidents de la vie, à chaque parcelle de l’air. C’est la mèche de ce médecin que dresse, malgré son habitude, devant la mort, un très ancien instinct. Ce sont les mouches qui en automne « couvrent les chambres de leur mort ». Et c’est encore ce cauchemar indicible, cette protubérance imaginaire, la grande chose, qui fait irruption parfois dans l’esprit du jeune Malte.
Peut-on imaginer ce que dut être l’existence d’un homme qui vivait avec cette présence permanente du terrible ? L’angoisse est l’état habituel de sa sensibilité, et les frôlements de tout l’inconnu qu’il entrevoit à chaque minute, déterminent en lui ces resserrements douloureux, ces sursauts de détresse et d’égoïsme qui sont sa seule défense.
« Je me défends, quoique je sache bien que déjà mon cœur est arraché…, qu’en moi aussi quelque chose arrive, qui commence à m’éloigner et à me séparer de tout. Combien toujours il me fut horrible d’entendre dire d’un mourant : il ne reconnaît déjà plus personne. Alors je me représente un solitaire visage qui se soulève de dessus les coussins, qui cherche n’importe quoi de connu, n’importe quoi de déjà vu, et qui ne trouve rien. Si mon angoisse n’était si grande, je me consolerais en me persuadant qu’il n’est pas impossible de voir tout d’un œil différent, et néanmoins de vivre ; mais j’ai peur, j’ai une peur indicible de cette modification. Je ne me suis même pas encore familiarisé avec ce monde qui me paraît bon. Que ferais-je dans un autre ?…
« Durant quelque temps encore, je vais pouvoir écrire tout cela et en témoigner. Mais le jour viendra où ma main me sera distante, et quand je lui ordonnerai d’écrire, elle tracera des mots que je n’aurai pas consentis. »
Mais au moment où les mots vont se dénouer, où les significations déjà commencent à se défaire, Rilke se reprend tout à coup et, à la pointe extrême du possible, avec une lucidité fiévreuse, il se détache et se définit. « Malgré ma peur je suis pourtant pareil à quelqu’un qui se tient devant de grandes choses, et je me souviens qu’autrefois je sentais en moi des lueurs semblables lorsque j’allais écrire. »
Cependant, l’excès même du mal finit par engendrer un remède. La mort, si souvent regardée en face, devient moins redoutable. Comment déterminer l’instant où la crainte, presque insensiblement, se fait désir, où l’œil de l’homme, à force de se laisser aveugler par le soleil, finit par découvrir quelque étrange et matinale contrée où des morts bienheureux circulent parmi les anges ?
« Devance tous les adieux, comme s’ils étaient derrière toi », enseigne le poète :
Car, parmi les hivers il en est un si long
qu’en hivernant ton cœur aura surmonté tout.
Et, dans les Histoires du Bon Dieu, Ewald interroge : « Comment un mort se distingue-t-il donc d’un homme qui devient sérieux, qui renonce au temps, et s’enferme pour méditer tranquillement quelque chose dont la solution depuis longtemps le tourmente ? »
Peut-être les morts ne sont-ils eux-mêmes que des hommes qui se sont retirés pour méditer sur la vie, et ne tient-il qu’à nous, par l’asile tranquille que nous offrons à ces pensées, d’apprivoiser notre propre mort. Ainsi, dans une autre parabole du même recueil, la femme enfouit dans son jardin la semence noire qui devait empoisonner son époux, et lorsque les temps sont révolus, une étrange fleur bleue s’épanouit à cet endroit, parmi les lys, et tous deux se penchent, un matin de printemps, pour respirer un parfum qui est le parfum même de la Mort.
Chanter la mort, les mortes parties trop tôt, tous les morts, être toujours mort en Eurydice, de plus en plus vivant en Orphée, s’acclimater doucement à l’un et à l’autre empire, et dans le sillage invisible des anges, « mortels oiseaux de l’âme », remonter peu à peu dans le « rapport pur », telle est la suprême aspiration de Rilke. Sous la fuyante mélodie des Élégies vibre déjà l’écho de ce détachement presque consommé :
Sans doute est-il étrange de n’habiter plus la terre,
de n’exercer plus des usages à peine appris,
aux roses et à d’autres choses précisément prometteuses
de n’accorder plus le sens de l’humain avenir ;
ce qu’on était, entre des mains infiniment peureuses,
de ne l’être plus, et même de laisser
notre propre nom, ainsi qu’un jouet brisé.
Étrange, de ne pas désirer plus avant nos désirs,
étrange, que dans l’espace, tout ce qui correspondit
si lâchement voltige. La mort est dure, oui,
et que n’y faut-il rattraper, avant
que l’on n’y sente un peu d’éternité. Mais les vivants
font tous l’erreur de distinguer trop bien.
Les anges (dit-on), eux, ne savent souvent point
s’ils vont parmi des vivants ou des morts. Le courant éternel
emporte tous les âges par les deux empires,
et, là comme ici, sa rumeur les couvre…
D’avance acquiesçant à toutes les métamorphoses, le poète a trouvé à se déprendre de soi, à accepter ce cycle de transformations qui n’est qu’une seule mort progressive et continue, une extase puissante et un joyeux apaisement.
Singulier destin que celui de Rilke ! Tout l’oppose à son siècle, et c’est ce contraste même qui, peut-être, le fait si grand. La solitude qui lui est imposée, il l’appelle jusqu’à cet « abus d’intimité avec le silence » dont s’étonnait Paul Valéry. Le temps pur où il s’est enfermé de plus en plus, avait vraiment cette transparence d’une vie trop égale qui, « à travers les jours identiques, laissait distinctement voir la mort ».
Mais cette place qu’il avait faite à la mort dans sa vie, voici que la vie est en train de la reprendre dans sa mort. On n’attache pas à son lit la plus terrible des compagnes, sans à la longue prendre sur elle quelque pouvoir. Deux fois mort, en Eurydice et dans son corps mortel, l’homme se survit plus sûrement dans le chant d’Orphée.
Rilke, l’écho de votre voix n’est pas encore perdu et je n’ai même pas eu le temps d’habituer mon esprit à la pensée de votre absence. Tous ces livres qui témoignent de vous, ils sont là, ouverts sur ma table, à la page de ce vers que je voulais retrouver, de cette phrase où il me semblait mieux reconnaître votre visage.
Cette œuvre, elle n’est donc pas vaine, puisque, en elle, nous retrouvons ce que vous avez craint, désiré, senti, des années durant, cette voix qui est vôtre aussi, mais plus réelle et plus durable que l’autre, — qui est vous-même enfin. Et vous n’eûtes pas tort de penser que la réalité la plus sûre était celle que vous créiez pour durer, en renonçant à celle qui passe.
Cependant que son verbe surmontait l’ici-bas,
Il était déjà là où nous ne suivions point !
La grille de la lyre n’entravait pas ses mains.
Et c’était obéir pour lui que transgresser…