Poésie (Rilke, trad. Betz)/Dernières poésies/La grande nuit
LA GRANDE NUIT
Souvent je m’étonnais, debout à ma nouvelle
fenêtre, et t’admirais. Cette ville inconnue
m’était encor comme interdite, et le paysage,
sourd aux paroles, peu à peu s’obscurcissait,
comme si je n’étais pas là. Les choses proches
négligeaient d’être comprises. Le réverbère
levait un pan de rue. Elle était étrangère.
Une chambre, soudain, là-bas, claire, sensible…,
mais les volets en se fermant me rejetaient.
Puis un enfant pleurait. Dans les maisons, partout,
je savais le pouvoir des mères, mais aussi
je savais les causes des pleurs intarissables.
Ou c’était une voix, un chant : morceau d’attente,
ou bien un vieux toussait en bas, comme un reproche
qui veut avoir raison contre un monde plus doux.
Puis une heure sonnait, mais je comptais trop tard,
et je l’avais manquée. Un enfant étranger,
enfin admis au jeu, laisse échapper de même
la balle et, malhabile à tous les jeux des autres,
est là, debout, et regarde : — où ? Ainsi j’étais
debout et comprenais qu’avec moi, grande nuit,
tu jouais, toi aussi, et m’en émerveillais.
Où le destin étrange et les tours courroucées
et tous les monts impénétrables d’une ville
se levaient contre moi, cependant que, plus près,
des faims inconnues entouraient le flamboiement
hasardeux de mon cœur : ce n’était pas, ô haute
nuit, honteux pour toi que de me reconnaître.
Ton haleine passait sur moi, et ton sourire,
de tant de gravités lointaines familier,
entrait en moi.