Poésie (Rilke, trad. Betz)/Élégies de Duino/La première élégie

Traduction par Maurice Betz.
PoésieÉmile-Paul (p. 199-204).

LA PREMIÈRE ÉLÉGIE

Qui donc, si je criais, parmi les cohortes des anges
m’entendrait ? Et l’un d’eux quand même dût-il
me prendre soudain sur son cœur, ne m’évanouirais-je
pas sous son existence trop forte ? Car le beau
n’est que ce degré du terrible qu’encore nous supportons,
et nous ne l’admirons tant que parce que, impassible, il dédaigne
de nous détruire. Tout ange est terrible.
Et je me contiens donc et refoule l’appeau
de mon sanglot obscur. Hélas, qui
pourrait nous aider ? Ni anges ni hommes,
et le flair des bêtes les avertit bientôt
que nous ne sommes pas très assurés
en ce monde défini. Il nous reste peut-être
un arbre, quelque part sur la pente,

que tous les jours nous puissions revoir, il nous reste
la rue d’hier et l’attachement douillet à quelque habitude
qui se plaisait chez nous et qui demeura.
Oh ! et la nuit, la nuit, quand le vent plein des espaces du monde
nous ronge la face, à qui ne resterait-elle,
tant désirée, tendrement décevante, épreuve
pour le cœur solitaire. Aux amants serait-elle
plus légère ? Hélas, ils ne se cachent
que l’un à l’autre leur sort.
Ne le savais-tu pas ? Hors de tes bras
lance le vide vers les espaces que nous respirons ; peut-être
les oiseaux sentiront-ils l’air élargi d’un vol plus ému.




Oui, les printemps avaient besoin de toi. Maintes étoiles
voulaient être perçues. Vers toi se levait
une vague du fond du passé, ou encore,
lorsque tu passais près d’une fenêtre ouverte,
un violon s’abandonnait. Tout cela était mission.

Mais l’accomplis-tu ? N’étais-tu pas toujours
distrait par l’attente, comme si tout cela t’annonçait
la venue d’une amante ? (Où donc voudrais-tu l’abriter,
alors que les grandes pensées étrangères
vont et viennent chez toi, et souvent s’attardent la nuit ?)
Mais si la nostalgie te gagne, chante les amantes ; il est loin
d’être assez immortel, leur sentiment fameux.
Chante-les — tu les envies presque ! — ces délaissées qui te parurent
tellement plus aimantes que les apaisées.
Reprends infiniment l’inaccessible hommage.
Souviens-toi que le héros reste ; sa chute même n’était
pour lui qu’un prétexte pour être suprême naissance.
Mais les amantes, la nature épuisée les reprend
en elle, comme si les forces lui manquaient
pour accomplir deux fois le même ouvrage.
T’es-tu assez souvenu de Gaspara Stampa
pour qu’une jeune fille quelconque,
délaissée par son amant, songe devant l’exemple
sublime de cette aimante : Que ne suis-je comme elle ?
Ces souffrances lointaines, enfin, vont-elles
devenir plus fécondes ? N’est-il pas temps
que ceux qui aiment se libèrent de l’objet aimé,

et le surmontent, frémissants ? Ainsi le trait
vainc la corde pour être, rassemblé dans le bond,
plus que lui-même. Car nulle part il n’est d’arrêt.




Des voix, des voix. Écoute, mon cœur, comme jadis
seuls des saints écoutaient, au point que l’immense appel
les soulevait du sol, mais eux restaient à genoux,
et, incroyables, n’y prenaient même pas garde,
tant ils étaient concentrés dans l’écoute.
Non que tu puisses supporter la voix de Dieu,
il s’en faut. Mais entends ce souffle :
le message incessant que forme le silence.
Une rumeur de ces morts jeunes monte vers toi.
Partout, dans les églises de Rome, de Naples, où tu entras,
ne rencontras-tu pas leur destin apaisé ?
Ou bien une inscription t’apparaissait, sublime :
l’autre jour, cette stèle à Santa Maria Formosa…
Ce qu’ils veulent de moi ? Avec douceur je dois détacher d’eux

le semblant d’injustice qui gêne un peu,
parfois, le pur élan de leurs esprits.




Sans doute est-il étrange de n’habiter plus la terre,
de n’exercer plus des usages à peine appris,
aux roses et à tant d’autres choses, précisément prometteuses,
de n’accorder plus le sens de l’humain avenir ;
ce que l’on était, entre des mains infiniment peureuses,
de ne l’être plus, et même de lâcher
notre propre nom, ainsi qu’un jouet brisé.
Étrange, de ne pas désirer plus avant nos désirs,
étrange, que dans l’espace, tout ce qui correspondit
voltige, délié. La mort est dure, oui,
et que n’y faut-il rattraper avant
que l’on y sente un peu d’éternité. Mais les vivants
font tous l’erreur de distinguer trop bien.
Les anges (dit-on), eux, ne savent souvent point
s’ils vont parmi des vivants ou des morts. Le courant éternel
entraîne tous les âges par les deux empires.
Ici et là, sa rumeur les domine.




À tout prendre, ils n’ont plus besoin de nous, les élus de la mort précoce ;

on se sèvre des choses terrestres, doucement, comme du sein
maternel on se détache en grandissant. Mais nous
avons besoin de mystères si grands,
pour qui l’heureux progrès si souvent naît du deuil,
sans eux pourrions-nous être ?
Est-ce en vain que jadis la première musique
pour pleurer Linos osa forcer la dureté de la matière inerte ?
Si bien qu’alors, dans l’espace effrayé,
que, jeune et presque dieu, il quittait pour toujours,
le vide, ébranlé, connut soudain la vibration
qui nous devint extase, réconfort, secours.