Poésie (Rilke, trad. Betz)/Élégies de Duino/La huitième élégie

Traduction par Maurice Betz.
PoésieÉmile-Paul (p. 213-217).

LA HUITIÈME ÉLÉGIE

à Rudolf Kassner

De tous ses yeux la créature voit l’ouvert.
Mais nos yeux seuls sont comme retournés
et posés tels des pièges autour de cette issue.
Ce qui est au dehors nous ne le connaissons
que par la vue de l’animal.
Car dès l’enfance on nous retourne
et nous contraint à regarder
le monde des formes, en arrière, et non
ce libre espace qui, dans le visage de l’animal,
est si profond. Quitte de mort.
Mais nous ne voyons qu’elle ; l’animal libre
a toujours dépassé sa fin ;
il va vers Dieu, et lorsqu’il marche,
c’est vers l’éternité, comme coule une source.

Mais nous, jamais nous n’avons un seul jour
le pur espace devant nous, où les fleurs s’ouvrent
infiniment. Toujours le monde,
jamais l’absence sans limite,
le pur insurveillé que l’on respire,
que l’on sait infini et jamais ne désire.
Un enfant silencieux parfois s’y perd,
mais on le secoue et on l’en tire. Ou tel mourant,
est sur le point de devenir cela.
Car près de mourir nous ne voyons plus la mort :
dans nos yeux fixes s’ouvre alors, peut-être,
le grand regard de l’animal.
Les amants — n’était l’autre qui masque la vue, —
en sont tout proches et s’étonnent…
Ainsi que par hasard, cela s’entr’ouvre
derrière l’autre… Mais l’autre, comment
le franchir ? Le monde déjà se referme en lui.
Tournés toujours vers la création,
nous ne voyons que le reflet, par nous-même obscurci,
de cette liberté. À moins qu’un animal
lève les yeux, muet, nous traversant,
de son calme regard. Voilà ce qui se nomme

Destin : être en face du monde.
Cela, rien que cela : toujours en face.



Si l’animal tranquille que nous rencontrons
avait conscience comme nous,
il nous rebrousserait, nous entraînant
dans le sens de sa marche. Mais son être
est infini pour lui, sans frein et sans regard
sur son état aussi pur que sa vue.
Car il voit tout où nous ne voyons qu’avenir,
se voit lui-même en tout, et guéri pour toujours.
Et pourtant en l’animal chaud et vigilant
sont le poids, le souci d’une langueur profonde.
En lui aussi demeure ce qui nous accable :
le souvenir, comme si ce vers quoi
nous tendons, autrefois déjà, avait été
plus proche, plus fidèle et au toucher plus doux.
Tout ici est distance ; c’était là-bas
haleine. Ah, comme après la première patrie,
celle-ci lui paraît incertaine, éventée !
Oh ! bienheureuse, la petite créature
qui toujours reste dans le sein qui la créa.

Bonheur du moucheron, qui saute encore
intérieurement, même à ses noces.
Oui, le sein est tout. L’oiseau, regarde-le,
et sa demi-sécurité, car par son origine
il participe à l’un et l’autre,
comme s’il était l’âme d’un Étrusque
issue d’un mort qu’un cercueil enferma,
mais dont l’image reposait sur le couvercle.
Et vois, le trouble de celui qui doit voler,
issu du sein. Comme effrayé par soi,
il fend le ciel, tasse fêlée. Ainsi la trace
de la chauve-souris raye le soir en porcelaine.



Et nous : spectateurs, partout et toujours,
tournés vers tout, mais n’ayant nulle issue.
Comblés, nous ordonnons, mais tout s’effrite.
Nous ordonnons encore, et nous-mêmes passons.
Qui nous a retournés ainsi, afin
que nous soyons dans l’attitude du départ,
quoi que nous fassions ? Comme celui qui part,
s’arrête encor sur la colline extrême,

d’où sa vallée entière s’offre à lui,
comme il s’attarde et se retourne, — ainsi
nous vivons en prenant congé sans cesse.