Poésie (Rilke, trad. Betz)/Élégies de Duino/La deuxième élégie

Traduction par Maurice Betz.
PoésieÉmile-Paul (p. 205-209).

LA DEUXIÈME ÉLÉGIE

Tout ange est terrible. Malheur à moi, pourtant
je vous invoque, oiseaux presque mortels de l’âme,
vous connaissant. Qu’ils sont loin, les jours de Tobie,
où le plus rayonnant de vous pouvait paraître,
à peine déguisé un peu pour le voyage,
au seuil de la maison, sans provoquer l’effroi.
(Jeune homme aux yeux d’un autre, simplement curieux).
Si l’archange, aujourd’hui, menace des étoiles,
ne faisait vers nous qu’un seul pas : dans son sursaut
déjà, notre cœur nous tuerait. Qui êtes-vous ?



Précoces perfections, créatures choyées,
hautes crêtes, arêtes aurorales

de toute création, — divin pollen,
joints de lumière, couloirs, escaliers, trônes,
aires d’essence, boucliers de bonheur, tumultes
d’extase orageuse, et, soudain, isolés,
miroirs dont la beauté retourne, s’épanchant
dans le visage qui s’y réfléchit.



Car sentir est pour nous, hélas, s’évanouir ;
nous exhalons notre être ; et d’une flamme à l’autre
notre odeur s’affaiblit. On nous dit bien, parfois :
« Tu passes dans mon sang, ce printemps, cette chambre
sont pleins de toi. » En vain ! Comment nous retenir ?
Nous nous évaporons. Et ceux que la beauté
éclaire, ah ! qui les retiendra ? Incessamment
dans leur visage l’apparence se dissipe.
Comme de l’herbe matinale, la rosée,
ou la chaleur d’un mets, ce qui est nôtre monte,
se perd… Ô sourire, vers où ? Regard levé,
vague chaude et nouvelle du cœur qui s’échappe.
Hélas, c’est nous pourtant, cela. Ou l’univers,
où nous nous dissolvons, serait-il imprégné

de nous ? Les anges ne reprennent-ils vraiment
que ce qui est émané d’eux ? Ou bien, parfois,
— par mégarde, peut-être, — un peu de nous
se trouve-t-il mêlé parmi leurs traits, ainsi
que le vague aux visages des femmes enceintes ?
Eux n’en soupçonnent rien, pris dans le tourbillon
de leur retour en eux. (Comment le sauraient-ils ?)
Les amants, s’ils savaient, pourraient parler peut-être
dans l’air nocturne, étrangement. Car tout nous cache,
semble-t-il. Voyez, les arbres sont. Les maisons
durent, que nous habitons. Cependant nous seuls
nous passons, échange aérien, auprès de tout.
Et tout conspire pour nous taire, soit par honte,
soit dans on ne sait quel inexprimable espoir.



Amants, vous qui vous suffisez dans votre chaude
étreinte, je vous demande votre secret.
Vous vous touchez l’un l’autre. Auriez-vous des preuves ?
Voyez-vous, il arrive à mes mains de s’étreindre,
à mon visage usé de s’abriter en elles.
Cela me donne un peu conscience de moi-même.

Qui, néanmoins, oserait être pour si peu ?
Mais vous, grandis l’un dans l’extase de l’autre,
— jusqu’à ce que l’un crie : assez ! — vous dont les mains
découvrent l’abondance des années de vin,
vous qui parfois vous dissolvez l’un en faveur
de l’autre, je vous demande votre secret.
Je sais, votre contact n’est aussi bienheureux
que grâce à vos caresses qui retiennent
et qui protègent, tendres, votre durée pure,
car votre étreinte vous promet l’éternité.
Et pourtant, lorsque les premiers regards vous font
frémir, lorsque d’une attente anxieuse à la fenêtre
vous supportez l’effroi, ou d’une promenade :
ces premiers pas qu’au jardin vous faites ensemble…
Amants, est-ce encor vous, lorsqu’ainsi, l’un à l’autre,
vous vous portez aux lèvres, trait sur trait ?
Oh ! comme le buveur alors de l’acte étrangement s’évade.



La prudence du geste humain ne vous a-t-elle
jamais surpris, sur les stèles attiques ?

L’amour, l’adieu n’étaient-ils pas, sur ces épaules,
posés, légers, et comme faits d’une matière
différents d’ici ? Rappelez-vous les mains
qui reposent sans poids, malgré les torses rudes.
Maîtres d’eux-mêmes, ils savaient : ceci, c’est nous,
mais non pas au-delà. Les dieux plus fortement
nous pressent. Mais cela, c’est l’affaire des dieux.
Ah ! puissions-nous à notre tour trouver, étroite
bande de sol fécond, un pur domaine humain
entre rivière et roc. Car notre cœur surpasse
aussi notre être. Et nous ne pouvons plus
le suivre du regard en des images qui l’apaisent,
ou dans les corps divins qui, plus grands, le modèrent.