J’ai dans l’âtre encor vide

J’ai dans l’âtre encor vide
Revue des Deux Mondes4e période, tome 157 (p. 900-905).
POÉSIE


I


J’ai dans l’âtre encor vide et sévère jeté
Des lettres où l’amour mentait, des roses sèches
Hier grâce odorante et fraîche de l’été,
Et d’anciens vers écrits jadis avec fierté.

La flamme, archer rapide, a décoché ses flèches.
Le mur s’est d’un éclat subit ensanglanté,
La chambre a ri du seuil profond aux angles sombres,
Des torches ont paru courir dans les miroirs,
Le feu d’une aile rouge a pourchassé les ombres
Et frotté d’or le bois luisant des meubles noirs.

Mon être s’imprégnait d’une chaleur légère,
Je bénissais la flamme onduleuse.
Et voici, Tout à coup, que le beau brasier s’est obscurci.

Sa cendre en bleuissant palpite sur la pierre,
La nuit tombe, et, morose alors, le cœur transi
Par ce brusque et funèbre adieu de la lumière,
Sous la vitre qui verse un suprême jour gris,

Je reste seul, le front pesant et les mains jointes,
Méditant le destin trop bref de ces esprits
Qui, frères des foyers avarement nourris,
Font de grandes clartés soudaines, vite éteintes.


II


C’est vous, voluptueux Chénier, vous, grand Virgile,
Que j’ouvre aux jours dorés de l’automne, en rêvant,
Le soir, dans un jardin solitaire et tranquille
Où tombent des fruits lourds détachés par le vent.
Je vous lis d’un esprit inquiet et j’envie
Vos amantes, Chénier ! Virgile, vos héros !
Moi que rien de fécond ne tente dans la vie,
La lutte ni l’amour ni les simples travaux,
Et qui trouve, ironique entre les philosophes,
A douter de moi-même une âpre volupté.
Je sens le cœur humain trop large pour mes strophes.
Le vieil air douloureux, d’autres l’ont mieux chanté ;
D’autres emboucheront les clairons de la gloire.
Pour moi qu’un rigoureux destin laisse inconnu,
Je presse entre mes doigts la flûte usée et noire
Des pauvres, des railleurs, et des fous. Son bois nu
Est plus doux qu’un baiser savoureux à ma bouche ;
Elle est ma confidente obscure et mon enfant
Et répond comme une âme à l’âme qui la touche.
Un passant, que mon cœur sait émouvoir, souvent
Au temps des raisins mûrs s’arrête pour l’entendre.
Je suis seul, et je joue, ignorant qu’il est là,
Tour à tour désolé, voluptueux et tendre.
Chaque jour, sur les tons qu’hier elle modula
Ma misère sanglote et demande l’aumône.
Et le passant muet songe et baisse le front ;
Il m’écoute et revient et trouve, chaque automne,
La flûte plus plaintive et mon mal plus profond.

O Virgile, divin poète aimé des sages,
Brûlant Chénier, tandis que je gémis encor,
Le faible vent du soir entr’ouvre seul vos pages
Et la feuille qui tombe y met un signet d’or !


III


La pensée est une eau sans cesse jaillissante.
Elle surgit d’un jet puissant du cœur des mots,
Retombe, s’éparpille en perles, jase, chante,
Forme une aile neigeuse ou de neigeux rameaux,
Se rompt, sursaute, imite un saule au clair de lune,
S’écroule, décroît, cesse. Elle est sœur d’Ariel
Et ceint l’écharpe aux tons changeans de la Fortune
Où l’on voit par instans se jouer tout le ciel.
Et si, pour délasser leurs yeux du jour, des femmes,
Le soir, rêvent devant le jet mobile et vain
Qui pleut avec la nuit dans l’azur du bassin,
L’eau pure les caresse et rafraîchit leurs âmes
Et fait battre leurs cils et palpiter leur sein,
Tandis que la pensée en rejetant ses voiles
Dans un nouvel essor jongle avec les étoiles.


IV


Le sable du ravin est rouge. L’eau s’écoule,
Baiser mobile et doux, sur les cailloux mouvans.
L’air bleuit, et là-bas les villes des vivans
Répandent l’Angélus du soir aux quatre vents.
J’écoute ; le geai crie et le ramier roucoule,
Le pic obstinément martèle un arbre mort.
Je vois rôder dans l’ombre une biche inquiète
Dont le pas, suspendu sur la mousse, s’arrête.
Puis, feuille à feuille et nid à nid, le bois s’endort.
Un jour mystérieux remplit l’ogive ouverte
Au loin sous les arceaux flottans de la nef verte,

Les fleurs brillent d’un feu secret en se fermant
Et l’âme, repliant sa corolle, comme elles,
Bercée entre la terre et le ciel longuement,
Goûte à cacher ses pleurs un pur apaisement
Et ne se distrait plus des choses éternelles,
Lors même que, mêlant les cris et les coups d’ailes,
Quelque nid proche éclate en sonores querelles,
Même lorsque, brisant les branches, apparaît,
Soudain surgi des noirs fourrés et l’œil sauvage,
Un enfant roux coiffé d’un chapeau de feuillage.

Le crépuscule rêve au fond de la forêt.

Alors comme un doux clair de lune dans mon âme
Le fantôme adoré se lève. Je vous vois,
Vous, ma plus sûre amie et la plus noble femme,
Telle qu’abandonnée à mes bras, tendre poids,
Un soir de notre amour vous marchiez dans les bois.
Vous vous penchez, pensive et belle et pâle et lasse,
Les cheveux dénoués et fière de l’émoi
Que répand votre corps voluptueux sur moi.
Une langueur nouvelle ajoute à votre grâce.
Pareille à l’épi mûr qui ploie à se briser,
Vous reposez la tête au creux de mon épaule ;
Vos yeux cherchent mes yeux, vos lèvres mon baiser.
Parfois un oiseau crie, une branche nous frôle,
Mais votre oreille est close aux bruits de la forêt
Et votre âme où je bois demeure taciturne
En livrant son bonheur limpide, comme l’urne,
Quand l’eau de la fontaine y déborde, se tait.

Hélas ! nous avons eu notre heure sur la terre ;
Résignons-nous, ma bien-aimée, et louons Dieu.

Ce soir je reprendrai mon chemin solitaire,
Dans les champs où la nuit traîne son manteau bleu :
J’irai, respirant l’air que l’herbe en fleurs embaume,
Triste et pressant le pas comme ceux qui vont seuls ;
Je verrai les hameaux s’endormir sous le chaume,

Et les amans tresser leurs doigts sous les tilleuls,
Et les femmes filer encore, et les aïeuls
Rêver dans l’ombre au son d’une tardive enclume,
Et me dressant enfin sur un tertre d’où l’œil,
Caressé par le vent nocturne, avec orgueil
Embrasse l’horizon déjà noyé de brume
Et le fleuve qui luit d’un éclat morne et froid
Et la ville assoupie et muette, et le toit
Où ma lampe au moment des étoiles s’allume,
Ivre de larmes, seul, à la chute du jour,
D’un cri désespéré j’appellerai l’amour.


V


La douce nuit d’hiver a l’odeur du printemps.
J’ai pour rêver ouvert ma fenêtre. J’entends
Le vent qui semble fuir sur un voile de soie.
Les pins murmurent, l’air embaume, un chien aboie.
Le silence est une urne où tombe chaque bruit.
Et mon cœur sans amour se gonfle, ô tendre nuit !
Je les bénis, ceux-là qui dans cette même heure
Ont poussé les volets chantans de leur demeure,
Et respirent l’espace et regardent le ciel
Et goûtent à s’aimer un moment éternel.
Leur âme en se mêlant aux étoiles s’enivre :
« Ah ! disent-ils, qu’il est, cette nuit, bon de vivre !… »
Et le vent caressant traverse leurs cheveux.



Sainte mélancolie heureuse où l’on est deux,
Où la vierge sur qui l’amant en pleurs s’appuie
Succombe comme un lys accablé par la pluie !
Je me souviens de vous ce soir amèrement,
De vous, et d’un grand rêve et du pieux serment
Que des lèvres scellaient sur ma bouche tremblante.
L’heure en nous effleurant passait comme une eau lente,

Vous soupiriez, ma triste enfant, et j’étais las.
Nous nous tûmes, l’amour parla longtemps.
Hélas !


VI


Octobre à son manteau d’azur fourré de vair
Arbore ce matin les joyaux de l’hiver.
Le ruisseau fume, un fin brouillard couvre la berge,
Le jardin blanc miroite au soleil, l’herbe fond
Et rit, et ses colliers de perles se défont.
Le givre et l’araignée ouvragent d’argent vierge
Le buis noir et la treille et les rosiers.

Et toi,
Qui foules, attentive au craquement des feuilles,
Le sol éblouissant et dur, pleine d’émoi
Et de pitié, d’un doigt malhabile, tu cueilles
Toute cette rigide et vaine floraison :
L’œillet, charme odorant de l’arrière-saison,
Les dahlias ruches et lourds, les tristes roses
Etreintes par leur froide armure de cristal.
Et te sachant mourir, hélas ! du même mal,
Tu formes un bouquet de tes sœurs et tu poses
Tes lèvres à leur sein glacé, pieusement,
Tandis qu’ivre d’amour et d’un secret tourment,
Mes yeux mêlés aux tiens que la lumière dore,
Je cherche, ô mon enfant trop pensive ! à puiser
Sur ta bouche en un long et sanglotant baiser
Ces parfums qu’une fleur gelée exhale encore.


CHARLES GUERIN.