Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne - Alfred Tennyson

Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne - Alfred Tennyson
Revue des Deux Mondes, période initialetome 18 (p. 417-437).

POETES


ET ROMANCIERS MODERNES


DE LA GRANDE-BRETAGNE.




VIII.

ALFRED TENNYSON.

Poems, 2 vols. – London. Edw. Moxon.




Jamais la critique n’est plus en peine que lorsqu’elle doit faire comprendre et s’efforcer de faire apprécier un de ces talens raffinés, subtils, auxquels les variations, les hasards, les progrès du goût national, donnent une valeur particulière, à certain moment, chez tel ou tel peuple étranger. De nos jours surtout, l’influence souveraine du génie individuel, plus indépendant, plus capricieux qu’il ne l’a jamais été, tend à subdiviser de plus en plus le domaine poétique, à y multiplier les exceptions, les tentatives isolées. Les idiomes européens, remaniés par des mains savantes et hardies, se particularisent et se cantonnent pour ainsi dire de plus en plus. Chaque peuple se forge un langage plus riche, d’une part, avec les trésors archéologiques mis en œuvre par les savans, de l’autre avec les innovations hardies des inventeurs en fait de style. On fouille et on crée tout à la fois. On exhume et on imagine. Encore ce double travail se fait-il sans unité, sans but philosophique, chaque nation, chaque individu même, interprétant son rôle intellectuel selon ses croyances, ses idées, son tempérament, et le remplissant comme il lui convient.

Au sein d’une confusion incroyable, de subdivisions infinies, de systèmes sans nombre, des œuvres ambiguës se produisent, mystérieuses filles du hasard. Elles sortent de l’abîme où fermentent pêle-mêle les traditions, les espérances, les théories, les souvenirs, sans qu’on puisse très nettement préciser leur origine, retrouver leur filiation, analyser leurs beautés, se rendre compte de leur puissance. A quelle foi les rattacher, à quelle école appartiennent-elles ? Qui expliquera l’énigme de leur avènement ? Elles ne laissent pas même entrevoir, dans leurs traits indécis, les contours du moule où l’alliage bizarre dont elles sont faites prit sa forme, sa sonorité métallique, sa valeur tout à coup reconnue. Et pourtant nierez-vous ces qualités fortuites, nierez-vous l’action inexplicable de cette harmonie dont les élémens constitutifs vous échappent ? Vous le pouvez, sans doute ; mais à quoi bon ? La force méconnue n’en est pas moins une force ; l’influence niée ne laisse pas de s’exercer, en dépit de la raison qui se révolte. Le charme vainqueur peut se passer de votre aveu s’il est reconnu par toute une génération. C’est donc folie que de se cabrer ainsi. Mieux vaut étudier, et, par une étude assidue, sérieuse, pénétrer une partie du mystère d’abord incompréhensible.

Pour expliquer le poète dont nous allons parler, il faut remonter à la grande querelle de l’école satanique et des lakistes. A quiconque garde souvenir de ces combats où les grands noms de Byron et de Wordsworth servirent long-temps de drapeaux, nous n’aurons pas besoin d’expliquer longuement en quoi consistaient les dogmes opposés des deux écoles. Tout le monde sait aujourd’hui que Byron, préconisé ou honni chez nous comme novateur et romantique, fut en réalité le sévère partisan des règles anciennes, le savant champion de la poésie régulière, le défenseur d’Addison et de Pope attaqués par Coleridge et ses amis. Chacun sait qu’en fin de compte il combattit, de concert avec la Revue d’Édimbourg, — vieux ennemis réconciliés, — contre les novateurs qui prétendaient affranchir de ses entraves la poésie nationale, la purifier de tout mélange exotique, lui rendre toute sa liberté, toute sa naïveté originelles. Ce qu’on sait moins, c’est l’issue de la bataille engagée.

Pendant plusieurs années, la victoire sembla rester aux règles anciennes ; lord Byron écrasa de son génie railleur les lakistes déconcertés. La naïveté de Wordsworth, — cette naïveté parfois si puissante, — resta comme entachée de ridicule. Southey, plus brillant, plus érudit, moins exclusif dans l’application de ses dogmes poétiques, ne garda qu’un rang secondaire sur ce Parnasse nouvellement inauguré, où il se tenait prudemment à mi-côte. Coleridge se perdit dans les nuages du mysticisme philosophique. On eût dit que cette phalange vaincue n’avait un moment soulevé la poussière de la lice que pour y ménager un éclatant triomphe à l’ironie de Byron, aux anathèmes de la critique écossaise. Le servile troupeau des imitateurs copiait et recopiait sans cesse la figure altière de Childe-Harold, le sombre désespoir de Manfred, et pour avoir voulu, dans ce moment mal choisi, appliquer à sa guise les théories si violemment refoulées, John Keats, — génie incomplet et inopportun, — subit un véritable martyre.

Arrêtons-nous à ce dernier, si nous voulons nous expliquer Tennyson.

Keats, dont la renommée doit demeurer à jamais, comme celle de Shelley et de quelques autres, une tradition critique plutôt qu’une réalité populaire, un murmure plutôt qu’un bruit, l’ombre d’un rêve plutôt que le reflet d’un astre, fut cependant, — disons mieux, aurait pu être, — un digne fils de Shakespeare et de Milton. Ses poèmes, déparés par l’affectation des formes anciennes, portaient cette empreinte particulière à laquelle ne se trompent pas de bonne foi les ames douées de sympathies poétiques, celles-là même que l’exercice habituel de la dialectique et les glaces de l’érudition mettent en garde contre toute illusion décevante ; mais l’heure n’était pas venue de rendre justice aux tentatives de Keats. De plus, il eût le malheur de trouver, dans les organes de la presse libérale, ses premiers prôneurs, ce qui déchaîna contre lui naturellement l’hydre aux cent têtes du journalisme ministériel. Le protégé de l’Examiner, que la Revue d’Édimbourg avait traité avec quelque indulgence, devint aussitôt, et par cela même, le plastron de tous les critiques tories. C’était trop d’une telle tempête pour une frêle bouture de poésie, pour un jeune homme obscur et sans appuis. Keats descendit au tombeau, courbant sous l’injure un front humilié, doutant de ce génie qui brûlait en lui, et n’espérant guère que, par un singulier retour de fortune, il se survivrait dans une longue lignée de glorieux successeurs.

Est-ce à dire qu’il ait été directement imité, imité comme lord Byron, par exemple ? Non, sans doute, il ne pouvait pas l’être ; mais de lui, de Shelley, de Coleridge, émane la poésie anglaise contemporaine, ou plutôt ces trois remarquables écrivains ont montré aux Taylor, aux Browning, aux Tennyson, qu’en dehors de la poésie régulière et savante, polie et sceptique, précise et correcte, il en existait une autre dont les modèles se devaient chercher, pour la forme extérieure, dans les écrits du temps où la littérature anglaise était le plus complètement isolée de toute influence étrangère ; pour le fonds des idées, dans ce monde surnaturel, ce microcosme intérieur que chaque imagination se crée, et où à toute heure elle s’isole si volontiers. Les preuves abonderaient, si nous voulions les multiplier, pour établir cette espèce de généalogie poétique ; nous pourrions même les chercher dans cette multitude de productions que Barry Cornwall, Leigh-Hunt, Felicia Hemans, etc., ont léguées aux patientes investigations de la critique ? Il est plus simple de constater par un seul rapprochement l’affinité qui nous a frappé en relisant Keats, après avoir lu Tennyson.

Suivez l’Endymion de Keats dans cette grotte fantastique où il surprend le tête-à-tête d’Alphée et d’Aréthuse, descendez ensuite avec lui sous les voûtes liquides de l’Océan qui le reçoit dans son sein, et contemplez le tableau frappant de ces abîmes inconnus :

… Far had he roam’d
With nothing save the hollow vast that foam’d
Above, around, and at his feet, etc.

« Et les vastes profondeurs écumaient au-dessus, autour de lui. A ses pieds, rien de plus, — sauf des débris plus morts que la mort elle-même : vieilles ancres rouillées, heaumes remplis de sable, larges cuirasses de vaillans hommes de mer, devenues la proie des flots ; — proues et targes de bronze ; — gouvernails qui, depuis cent ans, ne subissaient plus l’impérieuse direction du pilote ; — vases d’or où restait, en reliefs durables, quelque histoire d’autrefois, effacée de la mémoire des hommes, et où nul joyeux buveur n’a posé ses lèvres, depuis qu’ils s’emplissaient de vendange saturnienne ; — rouleaux moisis de cuir ou de papyrus, où les premières ames qui pensèrent et souffrirent ici-bas ont écrit, dans la langue du ciel, des traditions perdues ; — sculptures grossièrement taillées dans le marbre massif, et qui jetteraient quelques rayons dans la nuit du passé ; — puis des squelettes humains, et les ossemens prodigieux de Béhémoth et de Léviathan, de l’éléphant et de l’aigle ; — et la tête puissante de quelque monstre sans nom. »


Lisez maintenant le Merman et la Mermaid de Tennyson ; vous y sentez passer le même souffle d’inspiration, la même fantaisie y préside à l’arrangement des tableaux. Seulement le poète moderne fait vivre et se jouer sous les flots une foule d’êtres animés et voluptueux. Tant que dure le jour, les syrènes demeurent sur leur trône, la couronne d’or en tête, et remplissant les grottes marines de leurs puissans accords ; mais, à minuit, les folâtres et coquettes divinités, couronnées de blanches fleurs et laissant flotter leurs ondoyantes chevelures, courent sous les obscurs bosquets de la mer, loin de la lune et des étoiles, agacer les hardis mermen. Leurs mains sont armées de coquillages étoilés qu’elles lancent, invisibles comme Galatée et poursuivies comme elle, à ces impétueux nageurs. Celle qui se laisse atteindre, saisie par ses humides tresses et la tête ramenée en arrière, sera livrée sans défense aux baisers du vainqueur : —

Soft are the moss beds under the sea
We would live merrily, merrily.


Mais, après tout, s’il est le plus beau, le roi des mermen, la syrène n’en sera pas inconsolable, la syrène, qui déjà songe à leur hymen sous les berceaux de jaspe : -

In the branching jaspers under the sea.

Il n’est pas besoin d’insister, après ces citations, sur l’analogie d’inspiration et de manière que nous devions signaler entre les deux poètes. Nous revenons aux aperçus généraux que cette comparaison aura servi à préparer. Nous avons noté deux tendances bien distinctes : un retour marqué vers les vieux poètes du temps d’Élisabeth, une ferme confiance dans l’inspiration individuelle et une grande latitude donnée à ses caprices. Voilà, si nous ne nous abusons pas, les traits les plus généralement caractéristiques de la poésie contemporaine en Angleterre. Maintenant, — car, en pareille matière, les malentendus sont très faciles, — nous ne voudrions pas voir omettre une foule d’influences secondaires qui modifient, selon le savoir et les penchans de chacun, ces tendances générales. Celui-ci sera plus ou moins atteint par le contrecoup de nos agitations littéraires ; celui-là, plus religieux ou plus savant, imprégnera ses vers des parfums bibliques, ou se couronnera des lauriers de l’Eurotas, des roses de Poestum ; un troisième préférera l’auréole mélancolique empruntée à Novalis et aux candides rêveurs de l’Allemagne. Telle est cependant la puissance du génie national rendu à son libre essor, que, malgré les rapports des peuples entre eux, la substance poétique, résultat de cet amalgame, devient de plus en plus anglaise, de plus en plus rebelle à toute interprétation, de moins en moins transmissible et catholique, s’il est permis d’employer ce dernier mot dans son sens le plus précis.

À ce sujet, un phénomène doit être noté : c’est que, de jour en jour, la littérature de nos voisins, depuis une vingtaine d’années, se refuse davantage à la traduction. Nous parlons, — cela va sans dire, — des œuvres où le style joue un rôle essentiel. Lord Byron, Southey, Crabbe, Coleridge lui-même et Wordsworth, — ces derniers, il est vrai, par fragmens, — ont pu être traduits. Nous défions les plus habiles de faire passer dans notre langue, autrement que mutilé, transfiguré, le beau livre de M. Ruskin, le gradué d’Oxford[1], sur la peinture moderne. Nous nous sommes convaincu, en lisant une récente traduction d’Eothen, que mainte page frappante dans l’original, — citons, pour préciser, la description du sphinx, — n’avait pu se rendre que par des à-peu-près sans valeur. Et tout à l’heure, quand nous voudrons décalquer quelques-uns des poèmes de Tennyson, nous craignons fort de faillir à l’exacte reproduction de toutes ces exquises et vagues nuances qui en font le plus grand mérite.

Est-ce un bien, est-ce un mal que cette direction excentrique des poésies nationales ? Y gagnent-elles en originalité propre ce qu’elles perdent en puissance universelle ? Ces questions sont, je crois, faciles à résoudre, car elles reviennent à peu près à celles-ci : Vaut-il mieux être Voltaire ou Jean-Paul, Walter Scott ou Dickens ? Vaut-il mieux avoir écrit le premier ou le second Faust ? Vaut.-il mieux être Cervantes, l’auteur de Don Quichotte, ou Butler, l’auteur d’Hudibras ? Vaut-il mieux avoir écrit pour un peuple et pour une époque, ou pour tous les temps et pour le monde entier ?

Selon nous donc, toute littérature, toute poésie est dans une mauvaise voie, quand la voie où elle est la conduit à l’isolement. Pour trop particulariser l’observation, pour trop en restreindre le champ, pour l’individualiser trop, la réduire à de véritables minuties, les romanciers anglais cessent de nous donner des types intelligibles et surtout durables. Sans nier en aucune manière la popularité dont leurs créations jouissent aujourd’hui dans toutes les parties du monde où se parle l’idiome britannique, sans déprécier la sagacité particulière qui les a tirés du néant, convenons que ni M. Pickwick, ni M. Squeers, ni l’oncle Ralph, ni M. Pecksniff, ni Sam. Weller, ni Rose Maylie, ni mistriss Gamp, ni Paul Dombey, n’ont encore atteint la célébrité européenne de Roger de Coverley, de Blifil, de Meg-Merrilies, et tenons-nous pour certains que Tom Jones, Edie Ochiltrie, Bradwardine, survivront à ces types éclos d’hier, mais auxquels on sent déjà manquer l’avenir, tant on a peine à bien s’expliquer les préjugés particuliers, les sympathies individuelles ou locales, les opinions transitoires dont ils sont l’expression plus ou moins spirituelle.

Il en est de la poésie, à d’autres égards, comme du roman. Nous ne lui refuserons pas le droit de s’abreuver aux sources qui l’attirent. Que l’infortuné Keats ait composé son roman poétique d’Endymion et généralement tous ses premiers ouvrages d’après la Fidèle Bergère de Fletcher et le Triste Berger de Ben-Jonson, cela sans doute nous importe peu. Endymion n’en sera pas moins une charmante figure qui nous plaît par sa grace rêveuse, bien qu’on n’y reconnaisse guère le héros chanté par les antiques rhapsodes.

A smile was on his countenance ; he seemed
To common lookers on, like one who dreamed
Of idleness in groves Elysian…

Nous l’aimons pour sa prestance de statue grecque, le javelot en main, la peau de tigre sur l’épaule, quand il lance ses meutes bruyantes sur les traces des sangliers haletans. Nous aimons cet air « tristement étrange » que sa sœur Péona lui chante pour endormir ses douleurs. Nous aimons encore, nonobstant leurs ornemens quelque peu bizarres, le palais de Vénus par-delà les cavernes enchantées, Adonis endormi parmi les fleurs, les quatre grands lys penchés sur son front, et les beaux Amours antiques qui éteignent de leurs ailes repliées les frémissemens indiscrets de la lyre pour ne pas troubler ce sommeil protégé par leur mère. Ces tableaux, d’une grace nouvelle, gagnent sans doute quelques teintes, précieuses pour l’érudit, à rappeler la manière et même l’affectation des anciens maîtres. Il y a un certain bonheur, quand on a retrouvé les poses molles de l’Albane et ce naturel abandon des draperies qu’il jette négligemment autour d’une nymphe souriante, à surprendre aussi quelques procédés de couleur qui donnent à votre peinture l’aspect général des siennes. Toutefois, ce mérite ne peut pas, après tout, constituer la suprême excellence. Il faut autre chose que ces finesses de style, et le burin du graveur, impuissant à reproduire les artifices du coloris, doit y trouver encore, s’il vient à passer par là, la vigueur du contour, l’harmonie de la composition, la beauté saisissable des formes et des idées.

Or, Alfred Tennyson, pas plus que John Keats, pas plus que Samuel Coleridge, ne remplit à notre gré ces conditions premières de toute gloire à la fois universelle et durable. Otez à ses vers leur mélodie voluptueuse, leur mérite d’archaïsme savant, vous leur faites déjà un tort irréparable, et cela, parce que Tennyson n’est créateur que dans les détails de style. Trouveur de mots plutôt que d’idées, il emprunte volontiers, et sans trop de choix, le thème vulgaire sur lequel il aime à déployer la richesse de ses combinaisons harmoniques. Soit impuissance, soit dédain véritable, préoccupé par-dessus tout de l’effet lyrique, il laisse à peine entrevoir le drame intime, le fait humain duquel émanent, tristes ou riantes, sympathiques ou méprisantes et amères, les effusions de sa pensée. La réalité se confond, s’amalgame chez lui avec le rêve ; elle en prend les proportions flottantes, le caractère surnaturel. Rien de précis, de palpable. Dans ces poésies éoliennes, les femmes sont des sylphes, les passions, des entités à l’allemande, des abstractions musicales ; la description, — souvent admirable, — un mirage prêt à s’évanouir. De temps à autre, il est vrai, le réalisme anglais se fait jour dans ce chaos vaporeux et d’une façon assez bizarre. Le feu-follet errant devient une lanterne d’omnibus ; à côté de la syrène qui chante, on entend l’oie qui glapit, et vous avez à peine quitté la terre fantastique, l’île enchantée des Lotophages, que vous vous retrouvez sur une route de traverse, en compagnie de simples voyageurs venus à pied pour attendre le passage de la malle-poste : discordances énormes qui ne laissent pas de jeter un certain embarras dans l’esprit du lecteur. Telles sont néanmoins les conditions d’indépendance absolue où, de nos jours surtout, la poésie s’est placée en Angleterre, que ces brusques transitions ne soulèvent aucun étonnement, aucune critique. Nous sommes bien loin du temps où le porte-balle et l’idiot de Wordsworth attiraient sur sa tête les sarcasmes virulens de Byron. Les Ballades lyriques et l’Excursion semblent avoir épuisé le carquois des railleurs, et certains, quoi qu’il arrive, d’être pris au sérieux, les mélancoliques adeptes de la nouvelle foi poétique peuvent affecter hautement, comme le fait Alfred Tennyson, « l’amour de l’amour, la haine de la haine, le mépris du mépris. »

Dower'd with the hate of hate, the scorn of scorn,
The love of love.

Nous n’irons pas, quant à présent, opposer les lois éternelles du goût à ces transitoires succès du génie universel. Tennyson d’ailleurs, ne nous y trompons pas, ne saurait prétendre, même chez nos voisins, à la popularité, à la vogue enthousiaste. Les lettrés, les dilettanti, sont encore aujourd’hui les seuls apôtres de cette renommée si lente à s’étendre. C’en est assez, toutefois, pour que l’attention de la critique se porte sur Tennyson ; pour que, sans reculer même au besoin devant l’espèce d’initiation qu’exige cette poésie délicate et raffinée, on s’efforce d’en marquer ici la valeur réelle et d’en préciser le caractère.

Les premiers poèmes de Tennyson remontent à 1830. Ce sont, pour la plupart, des ébauches où se révèle son culte pour l’idéal, ainsi que son penchant irrésistible vers les curiosités de la forme. Pas une strophe, pas un vers, pas un mot, dans ce petit volume, qui ait une date certaine et trahisse une émotion réelle. Il évoque des fantômes, il note les murmures de la brise, il esquisse le sourire mystérieux de quelque apparition virginale. C’est Claribel couchée sous la pierre moussue ; c’est Lilian, vivant éclat de rire, fée moqueuse et cruelle ; c’est Isabel, sérieuse et chaste madone ; c’est Madeline, l’idéal du caprice amoureux, que le jeune poète appelle tour à tour à poser devant lui. Il dit à l’une :

« Oh ! pleure, je t’en supplie, Lilian folâtre, Lilian de mai. La gaieté sans éclipse est pour moi une fatigue. Il arrive jusqu’à mon cœur, et le traverse comme un stylet aigu, le rire au fausset argentin qui vibre entre des lèvres minces et vermeilles. Lilian de mai, pleure, je t’en prie. »

Il dit à l’autre :

« Fleur altière de la force féminine… les lois de l’hymen sont gravées en lettres d’or sur les blanches tables de ton cœur, et se lisent à la clarté qu’y laisse tomber d’en haut un amour toujours brûlant… - Aux jours de bonheur, sa tendresse presque muette ; quand vient l’infortune, ses conseils prudens, dont la marche ressemble à l’invisible progrès du flot, et qui domptent, sans qu’il s’en doute, les digues de l’orgueil soupçonneux ; sa courageuse résignation, son obéissance plus courageuse, sa haine sincère des vains propos et son horreur du commandement, ont couronné Isabel reine du mariage et la plus parfaite des femmes. »

Nous conservons à dessein ce luxe métaphorique, cette surabondance parfois incohérente d’images diverses, qui sont les traits caractéristiques de la poésie moderne. Nous ne nous arrêtons pas à concilier l’idée de fleur et celle de temple, pas plus que celle de conseils, qui montent comme la marée et couronnent ensuite le front immaculé d’une chaste épouse. Telle n’est pas notre mission, et le poète aurait droit de se plaindre si, pour le rendre plus acceptable à la logique, nous appauvrissions les couleurs dont il se montre aveuglément prodigue. En pareil cas, il nous traiterait sans doute comme il traite ce sophiste auquel il interdit l’accès de son ame.


« Ne trouble pas la pensée du poète avec ton bel esprit futile. Ne trouble pas cette pensée dont tu ne sonderas jamais les profonds abîmes. Il lui faut une transparence constante, il lui faut l’éclat d’un fleuve de cristal ; l’éclat de la lumière même, la transparence du vent.

« Sophiste au front assombri, n’approche point. Tout est ici terre consacrée. Le faux et sardonique sourire n ’y peut pénétrer. Je verserai l’eau sainte sur les lauriers qui défendent l’abord du saint asile. Les fleurs se flétriraient au bruit de ta gaieté cruelle ; la mort est dans tes regards, le souffle glacé de ta bouche rendrait stériles les plantes exposées à le subir. »


Lire cet anathème, le lire dans toute son énergie originale, c’est regarder le portrait de Tennyson, que le pinceau de Samuel Lawrence et le burin d’Armytage ont placé sous nos yeux. Le front du jeune poète est sévère ; son regard a une fermeté menaçante ; les lèvres, closes et pressées, expriment le dédain, l’amertume ; on dirait que l’insulte vient d’en jaillir, si toutefois ce front haut et sérieux n’excluait toute idée de colère et d’agitation manifestées au dehors.

Parmi ces premiers poèmes nous n’en citerons qu’un, le plus simple par le sujet qu’il traite, la plainte d’une jeune fille abandonnée, cette Mariana dont Shakespeare nous a raconté la simple histoire[2]. Tennyson, empruntant cette touchante figure à son illustre devancier, la place, moins vivante peut-être, dans un cadre plus orné. On pourrait du reste comparer avec fruit les deux créations. Voici celle du poète contemporain :


MARIANA.

« Les mousses noires couvraient d’une épaisse enveloppe les plates-bandes autrefois fleuries ; les clous rouillés tombaient, un à un, des nœuds fixés au mur pour y soutenir les rameaux du pêcher ; les appentis brisés avaient un aspect triste et désert ; aucune main ne soulevait plus le loquet sonore ; l’antique chaume, usé, mêlé d’herbes parasites, couvrait mal la vieille ferme ceinte de fossés. — Le malheur est sur ma vie ! disait et répétait Mariana. — Il ne vient pas ! disait-elle. — Elle disait : Je suis lasse, bien lasse, et voudrais être morte.

« Ses pleurs tombaient avec les rosées du soir. Avant qu’elles eussent séché, ses pleurs, au matin, tombaient encore. Elle ne pouvait ni matin, ni soir, regarder le firmament serein. Après que les chauves-souris s’étaient envolées, lorsque la plus noire nuit enveloppait le ciel, elle écartait le rideau de sa fenêtre et jetait un rapide regard à travers les plaines obscures. — Quelle sombre nuit ! disait et répétait-elle. — Il ne vient pas ! disait-elle. — Elle disait : Je suis lasse, bien lasse, et voudrais être morte.

« Éveillée vers la mi-nuit, elle entendait croasser l’oiseau des ténèbres. Le coq chantait une heure avant le jour. Du noir marais arrivait à elle le long mugissement des bœufs. Sans espoir que rien pût changer, on eût dit qu’elle parcourait seule les vagues régions du sommeil jusqu’à l’heure où les vents froids éveillaient autour de la ferme isolée les grises lueurs de l’aube. — Quel sombre jour ! disait et répétait-elle. — Il ne vient pas, disait-elle. — Elle disait : Je suis lasse, bien lasse, et voudrais être morte.

« A un jet de pierre de la muraille dormait un petit étang noirâtre, et sur cet étang, par grappes de menues graines, s’étalaient les mousses d’eau. Tout auprès un peuplier se balançait, pâle feuillage, écorce noueuse ; et pas un autre arbre, à plusieurs lieues de là, ne jetait son ombre sur la plaine aride, aux horizons gris. — Le malheur est sur ma vie, disait et répétait-elle. — Il ne vient pas ! disait-elle. — Elle disait : Je suis lasse, bien lasse, et voudrais être morte.

« Et toujours, lorsque la lune était au déclin, quand la brise aiguë traversait l’air, elle voyait çà et là, sur la blancheur du rideau, passer une ombre chassée par l’orage. Mais quand la lune descendait plus bas encore, lorsque les vents vagabonds rentraient enfin dans leurs cachots, l’ombre du peuplier tombait sur son lit, et venait sillonner son front pâle : — Quelle sombre nuit ! disait et répétait-elle. — Il ne vient pas ! disait-elle. — Elle disait : Je suis lasse, bien lasse, et voudrais être morte.

« Le jour durant, dans cette maison hantée par les rêves, les portes craquaient sur leurs gonds. La mouche bleue bourdonnait contre les vitres ; la souris criait derrière les lambris à demi rongés, appliquant à leurs fentes son œil curieux. Des figures d’autrefois se laissaient entrevoir derrière les portes entr’ouvertes, des pas d’autrefois faisaient craquer les paliers, des voix d’autrefois l’appelaient au dehors. Le malheur est sur ma vie ! disait-elle toujours. — Il ne vient pas ! disait-elle. — Elle disait aussi : Je suis lasse, bien lasse, et voudrais être morte.

« Le moineau chuchotant sur le toit, les lentes oscillations du balancier et le murmure par lequel répondait le peuplier aux amoureux soupirs du vent, accablaient cette ame craintive ; mais par-dessus tout elle détestait l’heure où, chargé de brillans atomes, un rayon de soleil traversait les salles obscures, l’heure où le jour penche vers l’occident. Alors : Je suis bien triste ! disait-elle. — Il ne viendra pas ! disait-elle encore ; et, pleurant : — Je suis lasse, bien lasse. Oh ! Dieu de merci, que ne suis-je morte ! »

On le sait trop, il est des nuances prosodiques et grammaticales qui se perdent nécessairement dans une version, quelque littérale qu’on veuille la rendre. Ce qu’il faut surtout désespérer de reproduire dans la Mariana de Tennyson, c’est la délicatesse du coloris, c’est le caractère mystérieux, la grace fantastique de cette élégie tout allemande. Par exemple, la mouche bleue « bourdonnant contre la vitre, » les cris de la souris derrière la boiserie vermoulue, ces détails, en apparence si prosaïques, empruntent à l’effet du rhythme, à l’harmonie des mots, une singulière valeur. Un sceptique en poésie pourra certainement contester cette impression, bien que bon nombre de lecteurs délicats aient pu la ressentir au même degré ; il demandera ce qu’il y a de plus, dans ces accessoires, que la description pure et simple d’une habitation déserte et mal entretenue. À cette question, un juge compétent trouva naguère une excellente réponse. — La mouche, à son gré, n’était pas une mouche ordinaire ; elle provenait d’un cadavre et, qui plus est, avait conscience de cette funèbre origine. Quant à la souris, il fallait, à coup sûr, voir en elle la misérable nièce de quelque infame sorcière qui, après l’avoir tuée pour ne la plus nourrir, s’en était débarrassée en la métamorphosant de la sorte. — Tels doivent être les commentaires d’une poésie vague, indécise, où l’écrivain suggère certaines idées plutôt qu’il ne les exprime, et n’arrive que par des analogies indirectes à éveiller telle ou telle image dans l’esprit ensorcelé de ses lecteurs.

Mariana peut servir d’échantillon à tout un ordre de compositions où Tennyson se complaît dans le développement d’une seule idée, d’une seule situation. Rien ne remue, rien ne change dans ces bas-reliefs sculptés avec un amour jaloux, où, pour concentrer davantage encore l’énergie de sa pensée, le poète n’admet qu’une figure isolée. C’est ainsi que, s’il veut rendre les joies sans nom de l’ascétisme, le triomphe de l’esprit religieux sur la chair qui souffre, l’enthousiasme fiévreux de la solitude extatique, Tennyson cède la parole à saint Siméon Stylite, qui, du haut de la colonne où il s’est confiné, décrit ses tortures et sa pieuse ivresse : c’est ainsi que sa Fatima (elle s’appelait Sapho dans la première édition) pousse un long cri de désir effréné : c’est encore ainsi que, dans OEnone, une bergère troyenne, déplorant l’infidélité de Pâris, énumère les tourmens d’une ame jalouse, et fait retentir d’une monotone plainte les échos des montagnes ioniennes. L’invocation commence dès les premiers vers :

Oh ! mother Ida, many fountained Ida
Dear mother Ida, harken ere I die.


Et ce funèbre refrain se retrouve au début de la dernière strophe :

O mother ! Hear me yet before I die !

Enfin que trouvons-nous dans cette imprécation à lady Clara Vere de Vere, si ce n’est le mépris amer d’une ame élevée, — celle du poète, — pour la coquette égoïste qui veut l’immoler à sa vanité ? Remarquons dans ce dernier morceau la portée tragique d’une allusion au suicide d’un jeune homme que l’orgueilleuse fille des de Vere a réduit au désespoir après s’être fait aimer de lui.


« Lady Clara Vere de Vere, — vous réveillez en moi d’étranges souvenirs ; — vos tilleuls touffus n’ont pas fleuri trois fois depuis que j’ai vu mort le jeune Laurence. — Oh ! que vos yeux sont doux et que vous parlez bien à voix basse ! — vous êtes sans doute une piperesse merveilleuse. — Mais il avait alors à son cou quelque chose que vous n’eussiez pas vu de bon cœur.

« Lady Clara Vere de Vere, — quand il arriva ainsi sous les yeux de sa mère, — celle-ci sentit frémir ses entrailles ; — elle eut contre vous certains élans de vérité soudaine. — Pour ne rien céler, j’entendis alors une amère parole - qui, répétée, blesserait vos oreilles ; — et ses manières n’avaient pas cette inexorable sérénité qui distingue la race des de Vere. »


Quelquefois, au contraire, Tennyson concentre et précipite l’action, comme dans la ballade intitulée :


LES SOEURS.

« Nous étions deux filles d’un même sang ; — elle était, des deux, la plus belle. — Le vent souffle dans les tours et parmi les arbres. — Ils étaient ensemble, elle succomba ; — donc, la vengeance me revenait bien. — Oh ! le comte, il était si beau !

« Elle mourut, elle alla dans les feux éternels ; — elle avait mêlé la honte au noble sang de ses veines. — Le vent gémit dans les tours et dans les arbres. — Pendant des semaines et des mois, dès le matin et jusqu’à la nuit, — pour gagner son amour, j’attendis patiemment. — Oh ! le comte, il était si beau !

« J’ordonnai une fête ; je l’y attirai. — Je gagnai son cœur ; je l’emmenai triomphante. — Le vent rugit dans les tours et parmi les arbres. — Et après le souper, l’un près de l’autre[3], il posa sa tête sur mes genoux. — Oh ! le comte, il était si beau !

« Je fermai ses paupières sous mille baisers ; — sa fraîche joue resta sur mon cœur. — Le vent ébranle les tours et les arbres. — Je le haïssais d’une haine infernale ; — et pourtant, idolâtre, j’aimais sa beauté. — Oh ! le comte, il était si beau !

« Je me levai dans la nuit silencieuse ; — mon poignard argenté brilla. — Le vent fait rage dans les tours et les arbres. — Et tandis que, sommeillant à moitié, sa poitrine aspirait l’air, — par trois fois j’enfonçai le fer que rien n’arrêtait. — Oh ! le comte, il était si beau !

« Je bouclai, je peignai sa chevelure ondoyante. — Quand il fut mort, comme il semblait grand ! — Le vent souffle dans les tours et dans les arbres. — J’enveloppai son corps dans un linceul, — et j’allai l’étendre aux pieds de sa mère. — Oh ! le comte, il était si beau ! »

Certes, voilà du drame, et tout aussi sanglant qu’on le puisse concevoir. Eh bien ! telle est la nature idéale du talent de Tennyson, que toute cette énergique brièveté, cette précision de faits et de gestes, — non pas même le qu’il semblait grand, lorsqu’il fut mort ! — ne donne l’idée d’une réalité complète. On croirait plus volontiers que cette femme, qui se vante d’une si atroce vengeance, ne l’a point accomplie ; et que, dans une sorte de délire, elle raconte ainsi, non ce qu’elle a fait, mais ce qu’elle aurait voulu faire. À tout prendre, cependant, jamais plus sombre chronique ne fut racontée en moins de mots.

Un des plus longs poèmes de Tennyson est intitulé : les Deux Voix. C’est l’argumentation en règle, ou plutôt la délibération d’un homme avec lui-même, alors que l’ennui de vivre lui suggère l’idée de mourir. L’examen de cette énigme qu’on appelle la vie, les motifs qu’on peut avoir de la croire méprisable ou précieuse, les droits de l’égoïsme, les devoirs et la solidarité de l’individu par rapport à l’espèce, sont autant de thèmes variés avec une certaine puissance par le poète. Bien que rien d’absolument nouveau ne lui restât à dire sur un sujet traité par tant de sublimes intelligences, il lui prête, par les prestiges de la forme, un aspect inattendu ; mais il ne faut pas nous dissimuler que la sécheresse du fond, habilement dissimulée par les richesses du style, reparaîtrait inévitablement si la traduction s’attaquait à ces stances monorimes, qui rappellent un peu celles du Dies iræ.

A life of nothings, nothing-worth
From that first nothing ere his birth
To that last nothing under earth[4].

Comme frappant contraste à cette thèse philosophique, nous aimons à placer ici une idylle du même poète, une idylle tout anglaise, et qui semble écrite par Wordsworth redevenu jeune.

C’est un jour de fête. Les quais étroits sont chargés d’une foule bourdonnante. Pas une chambre vacante dans l’auberge du Taureau blanc ou de la Toison d’or. Deux amis, le poète lui-même et le fils d’un riche fermier, débarqués trop tard sur cette plage envahie, n’ont d’autre parti à prendre que d’aller dîner sur les gazons d’Audley-Court.

« Nous laissâmes la marée déjà mourante caresser mollement le granit rouge de la rive, et, de pelouse en pelouse, gravissant les vertes pentes, nous arrivâmes aux portails surmontés de griffons, à l’ombreuse colonnade de sycomores gémissans. La loge du jardinier nous apparut bientôt : fenêtres, murailles, cheminées enfouies dans les touffes exubérantes de la vigne. »

Là nos amis s’installent : la serviette damassée à sujets de chasse, le pain dont l’odeur rappelle la ferme où il fut pétri, le glorieux flacon de cidre enlevé aux profondeurs de la cave paternelle, rien n’est omis ; mais le poète réserve les honneurs d’une description formelle à certain pâté déjà entamé.

Half-cut-down, a pasty, costly made
Where quail and pigeon, lark and leveret, lay
Like fossils of the rock, with golden yokes
Imbedded and injellied

[5].

La conversation est tout d’abord à l’avenant de la chère, solide, substantielle, terre à terre. On parle chasse et culture, mariages et funérailles, on aborde même les sujets politiques et les lois céréales ; mais tout à coup la discussion menace de s’échauffer : Francis, laissant échapper un éclat de rire, se ravise et commence une chanson écoutée par le merle moqueur qui se balance aux branches du pommier le plus proche. Nous en citons la première strophe :

Voyager, l’arme au poing, de muraille en muraille,
Trépasser pour six sols sur un champ de bataille,
Reposer, inconnu, dans un fossé sanglant,
C’est le sort du soldat : je veux vivre autrement.

Aux refrains philosophiques de son ami, le poète répond par un chant d’amour.


« Dors, Ellen Aubrey, dors et rêve à moi. — Dors, Ellen, dans les bras de ta sœur. — Rêve, s’il se peut, que ces bras sont les miens.

« Dors, Ellen, dans les bras d’Émilie. — Émilie, de toutes, si ce n’est toi, la plus belle ; — car tu es plus belle que tout ce qui est.

« Dors, respirant autour de son cœur la paix et la santé. — Dors, respirant à ses lèvres la franchise et l’amour. — Ce soir, je m’en vais ; demain, je reviendrai dès l’aurore.

« Je m’en vais, mais l’amour me ramène ; je voudrais être - le pilote de ton rêve sur la mer obscure du sommeil. — Dors, Ellen Aubrey, dors, ma bien-aimée, et rêve à moi ! »

Les chansons meurent, le jour finit. Avant la nuit tout-à-fait tombée, les deux amis reviennent au logis, sans presser le pas. La lune, au croissant aminci, laisse pleuvoir sur les arbres les pâles lueurs d’un crépuscule argenté ;

… A moon, that, just
In crescent, dimly rained about the leaf
Twilights of airy silver.

Ils franchissent ainsi les collines ; ils descendent, de roche en roche, vers les quais ténébreux :

« La ville, au-dessous de nous, était assoupie et se taisait. Plus bas encore, la mer unie dormait dans la baie. La verte bouée, jetant au loin, par momens, comme une étincelle phosphorique, s’enfonçait d’elle-même et surnageait ensuite… Et nous avions la joie au cœur. »


Avons-nous besoin d’insister, même après une traduction forcément imparfaite, sur la vérité de ces paysages, de ces impressions, de ces souvenirs, qui, par leur simplicité même, semblaient échapper à la poésie, et que la poésie a cependant élevés, sans déroger elle-même, à la hauteur de sujets plus nobles ?

Ces citations l’auront fait deviner, Tennyson est un paysagiste remarquable, et, sous ce rapport, ses compatriotes, excellens juges, lui rendent une ample justice. Ils lui reconnaissent, avec les qualités idéales de Claude Gelée, le sentiment plus vrai des peintres nationaux, tels que Gainsborough, Calcott, etc. Pour nous, il nous a semblé parfois, en lisant ou la Fille du Meunier, ou la Fille du Jardinier, que nous avions sous les yeux quelque petit chef-d’œuvre de Constable, ses arbres mouillés de rosée, ses bois à demi perdus dans la brume, ses flaques d’eau tapissées de nénuphars, son pâle soleil dont un nuage jaloux va masquer les clartés humides.

Keats, — il faudra toujours parler de Keats quand on dissertera sur la poésie de Tennyson, — est un paysagiste de fantaisie et d’école. Un critique habile a constaté la ressemblance de ses tableaux avec les fonds du Titien ou d’Annibal Carrache. On a remarqué de même la frappante analogie que présentent les peintures éblouissantes de Turner et les descriptions merveilleuses, les horizons impossibles, les palais féeriques, créations gigantesques du cerveau de Shelley. Tennyson est plus modéré, plus vrai, plus précis que ses deux devanciers. Il serre de plus près une nature dont il semble plus réellement épris. Voyez plutôt, dans la Fille du jardinier, cette journée de mai éclairant un site du comté de Kent ou de Surrey :

All the land in flowery squares
Beneath a broad and equal blowing wind
Smelt of the coming summer, etc.

On entend, sur cette plaine aux compartimens fleuris, passer le souffle puissant et continu d’une forte brise ; on sent les parfums printaniers ; on voit ce ciel serein où se balance, penché vers l’horizon, un nuage, un seul, aux larges contours. Comme le poète, on a les oreilles pleines de ces bruits mêlés du matin : le mugissement du bœuf qui, posant son énorme cou sur les claies d’une rustique barrière, appelle, dans le champ voisin, ses compagnons de pâture ; les roucoulemens joyeux des colombes dans les bosquets ; l’alouette et ses gazouillemens que le bonheur semble arrêter au passage ; le rouge-gorge sur les haies ; les coucous plaintifs se répondant d’une colline à l’autre. Auparavant, vous avez vu passer devant vous l’image du jardin tel que le poète le rêve et l’aime :

Not wholly in the busy world, nor quite
Beyond it, blooms the garden that I love.

La cloche y raconte les nouvelles de la ville tumultueuse, et, caché sous les feuillages épais, vous écoutez le vent qui vous apporte la musique des altiers beffrois. Une lieue de prairies vous sépare pourtant de cette cité bourdonnante, gazons veloutés où s’attarde le flot dormant de quelque rivière au lit élargi. C’est à peine si ce flot, quelquefois troublé par le choc d’une rame indolente, fait vaciller sur leurs tiges les lis paresseux qu’il baigne, et il se glisse lentement, chargé de pesans bateaux, vers ce pont à trois arches, dominé par les tours de la cathédrale.

Ces peintures, et vingt autres que nous pourrions citer encore, attestent que Tennyson est un artiste dans le vrai sens du mot : une ame où les aspects de la nature laissent une impression réelle et profonde, une intelligence qui a reçu de Dieu le rare et sublime pouvoir de les transmettre à tout un peuple. C’est à ce titre qu’il nous paraît plus ou moins éminent. Considéré comme penseur, comme philosophe, il retomberait dans la foule. A-t-il ou n’a-t-il pas un but ? ce but est-il dans le ciel ou sur la terre ? cherche-t-il un sens à tous ces phénomènes qui le frappent si vivement ? Nous en doutons, et d’autres en ont douté avant nous. A le prendre au mot, il faudrait le ranger parmi les partisans éclectiques de l’autorité bénigne et forte, de la liberté sage et modérée : l’esprit du christianisme, qui est aussi l’esprit de la philosophie, lui dicte parfois quelques paroles de paix universelle, de charité, de fraternité, de bienveillance pour les faibles, de pitié pour les méchans ; mais cette horreur qu’il professe contre tous les extrêmes, contre toutes les violences, ces sages conseils de résignation, de tolérance mutuelle, de patience évangélique, nous sommes habitués dès long-temps à les retrouver dans une foule d’esprits incomplets, qui ne savent ni ce qu’ils veulent, ni ce qu’ils doivent vouloir, ni ce qu’ils croient, ni ne qu’il faudrait croire. Ce serait peut-être prendre une idée fausse du talent de Tennyson que de ne voir dans ses poèmes que le côté philosophique. Trop souvent on se montre d’autant plus tolérant qu’on ne ressent pas comme on devrait les ressentir les abus contre lesquels il faudrait protester, trop souvent l’équité ne signifie que l’absence des passions même les meilleures et les plus généreuses. Tennyson, au surplus, ne réclame pas un autre rôle que celui d’un interprète presque passif ; d’un miroir inerte et fidèle, d’un sculpteur en strophes, d’un rimeur d’images. La moralité d’une de ses fantaisies exprime clairement cette idée qu’il a de lui-même.


« Lady Flora, prenez ma chanson, — et, si vous ne lui trouvez aucun sens moral, — allez devant un miroir, puis demandez-vous : — Quel est le sens moral de la beauté ? — Faudra-t-il chercher un utile emploi - aux fleurs sauvages, qui simplement jettent leurs parfums ? — Trouverons-nous un sens moral enfermé dans le calice de la rose[6] ? »


Le poète compare ensuite sa poésie « à ces oiseaux de paradis, long tailed birds, — qui planent dans le ciel, incapables de poser nulle part ; » comparaisons ingénieuses à coup sûr, mais qui ne sont admissibles qu’avec de certaines réserves, si l’on ne veut pas ramener la poésie au niveau des arts purement plastiques, ravaler la pensée au rôle du marbre, et les langues humaines à la mission des couleurs que le peintre dispose sur sa palette.

Tennyson est si sincère dans cette manière de considérer le rôle du poète, il croit si fortement à la prédominance de la forme, qu’il lui arrive souvent de prendre pour sujet la conception d’un autre esprit, et de rimer, par exemple, un conte dont la lecture l’a frappé. C’est ainsi qu’un roman (The Inheritance) lui a fourni une ballade intitulée Lady Clare ; c’est encore ainsi qu’il emprunte à l’un des peintres les plus exacts de la vie rustique, miss Mitford, une de ses plus populaires idylles. Ajoutons, pour celle-ci, que les matériaux étrangers y sont admirablement mis en œuvre : Dora est un des morceaux où Tennyson a répandu le plus d’onction et de simplicité.

On trouvera dans Godiva un texte naïf du moyen-âge savamment élaboré par un artiste de nos jours, quelque chose comme une enluminure de missel, qu’Ary Scheffer ou tout autre grand artiste transporterait, agrandie, sur quelque toile solennelle. Nous donnerons ce poème comme le meilleur échantillon des légendes rimées que Tennyson a semées en assez grand nombre dans ses trois recueils, et nous nous garderons bien d’omettre la préface caractéristique dont il l’a couronné.


GODIVA.

« J’attendais le train à Coventry ; — mêlé aux palefreniers et aux porteurs, je m’accoudai sur le pont, — contemplant les trois hautes flèches de la cathédrale, et c’est là que je donnai cette forme nouvelle - à l’ancienne légende de la cité.

« Avant nous, tardive semence du temps, — hommes nouveaux, prompts à décrier le passé, — avant nous, discoureurs abondans sur les droits et les abus, on aimait le peuple et l’on détestait les impôts oppressifs.

« Mais elle fit plus, elle souffrit plus, elle surmonta davantage, cette femme d’il y a mille ans, Godiva, l’épouse du comte farouche qui régnait à Coventry ; car, lorsqu’il eut frappé la ville d’une lourde taxe, — et quand toutes les mères apportèrent leurs enfans au château, criant : — Si nous payons, il faudra mourir, — la comtesse courut vers son époux.

« Elle le trouva seul, avec ses chiens, dans la vaste salle qu’il arpentait à grands pas, sa barbe en avant d’un grand pied, ses cheveux d’un grand pied en arrière. Racontant les pleurs qu’elle avait vu couler : — S’ils paient, disait-elle, ils mourront de faim ! — Sur quoi, fort surpris, presque troublé, ne sachant que répondre : — A coup sûr, s’écria-t-il, vous ne voudriez pas, pour telles gens, endurer le moindre petit mal ? — Je mourrais pour eux, répliqua-t-elle.

« Il se prit à rire, jurant par saint Pierre et saint Paul, puis, d’une chiquenaude, il fit jouer le diamant qui pendait à l’oreille de sa femme : — Bon, bon, vous dites cela ! -Hélas ! répondit-elle, cherchez seulement une épreuve que je ne voulusse subir.

« Et alors, le cœur aussi endurci que l’était la main d’Esaü, il répondit ces mots : — Traversez, nue, à cheval, toute la ville, et la taxe ne sera pas levée. — Puis, branlant la tête en signe de mépris, il partit, à grands pas, entouré de ses chiens.

« Restée seule, les passions de son ame se déchaînèrent, comme les ouragans de tous les points de l’horizon. Une heure entière dura leur conflit, mais la pitié l’emporta.

« La comtesse ordonna qu’un héraut publiât à son de trompe les conditions imposées, — ajoutant qu’elle voulait cependant, et à tout prix, affranchir son peuple, — et qu’ainsi, pour peu qu’on l’aimât de bonne sorte, de ce moment à midi, nul n’eût à mettre le pied dans la rue ni l’œil au dehors, tandis qu’elle passerait, — mais que tous eussent, au contraire, à se tenir enfermés, porte barrée, fenêtre close.

« Puis elle se réfugia dans le plus secret du logis, et, là, dégrafa les deux aigles d’or de sa ceinture, — présent du farouche comte ; mais, au moindre bruit, elle frissonnait et se voilait à demi, telle qu’une lune d’été qui sort du nuage et s’y replonge ; enfin elle secoua sa blonde tête et fit descendre jusqu’à ses genoux, à flots bouclés, sa chevelure En un instant, ses vêtemens tombent ; elle descend à pas furtifs les degrés, et, comme un muet rayon de soleil, glissant de colonne en colonne, elle atteignit la grande porte. Son palefroi l’attendait, harnaché d’un drap pourpre aux armoiries d’or.

« C’est ainsi qu’elle sortit, vêtue de chasteté, par la ville. L’air même semblait faire silence autour d’elle ; les plus invincibles brises osaient à peine se jouer sur son passage ; — mais les masques grimaçans sculptés aux coins de la fontaine publique avaient pour elle des regards moqueurs ; — l’aboiement d’un chien mettait le feu à ses joues ; — le pavé résonnant sous le pied de son palefroi faisait passer dans toutes ses veines un léger frisson de terreur ; — elle voyait aux murs aveugles mille fissures et mille trous chimériques, et les tarasques des toits gothiques lui semblaient, foisonnant sur sa tête, la regarder fixement… Elle cependant, toujours dévouée, n’en continua pas moins son dur voyage, jusqu’au moment où, derrière le portail sculpté à jour, elle entrevit les blanches fleurs du sureau qui émaillait, au dehors des murs, la plaine riante.

« Alors, vêtue de chasteté, elle revint sur ses pas, et comme un vil manant, composé de limon grossier, — l’avenir gardera son odieux surnom[7], — avait, tout tremblant, ouvert une issue maudite à ses regards lascifs, il voulut… mais ses yeux, avait qu’ils eussent péché, se desséchant au fond de leurs orbites, tombèrent soudain à ses pieds.

« Ainsi éteignirent un sens dont on avait abusé les puissances qui président aux actes sublimes. Et la comtesse, protégée à son insu, passa son chemin. Puis, avec un grand bruit, à douze fois répété, l’heure innocente de midi[8] vibra sous le marteau des cent beffrois. Au même moment, la comtesse regagnait son inviolable asile, d’où bientôt elle sortit, couronne en tête et manteau sur l’épaule, pour aller derechef vers son seigneur. Elle avait anéanti le tribut fatal, et conquis pour elle un immortel renom. »

Pour ceux de nos lecteurs auxquels est familier l’idiome énergique assoupli par Tennyson, nous ne pouvons nous empêcher de citer, — dans toute la pureté du texte original, — les vers où le poète décrit l’embarrassante toilette de son héroïne, car nous n’osons espérer d’avoir conservé tout-à-fait intact « le voile de chasteté » qu’il a su étendre autour d’elle :

Then fled she to her inmost bower, and there
Unclasped the wedded eagles of her belt,
The grim Earl’s gift ; but even at a breath
She lingered, looking like a summer moon
Half-dipt in cloud ; anon she shook her head
And showered the rippled ringlets to her knee ;
Unclad herself in haste ; adown the stair
Stole on ; and, like a creeping sunbeam, slid
From pillar unto pillar, until she reached
The gateway, etc.

Avec une bonne foi quelque peu scrupuleuse, il ne nous est guère permis, à nous critique, d’apprécier un poète étranger, sans tenir compte des jugemens portés sur lui par ses contemporains. Les poésies de Tennyson ont été l’objet chez nos voisins d’appréciations très contradictoires.

Tandis que les revues les plus en crédit le proclament comme le poète le plus richement doué qui ait paru depuis lord Byron, d’autres juges, moins indulgens, lui reprochent une certaine affectation, un faire maniéré, une simplicité cherchée et tant soit peu pédante. Bulwer, par exemple, n’admet pas une poésie aussi féminine, aussi énervée. Dickens, en revanche, professe un véritable culte pour l’auteur de Dora et d’Audley Court. Ces dissonances s’expliquent à merveille chez deux écrivains dont l’un, par son érudition, est cosmopolite, dont l’autre, par la nature de ses succès, restera toujours, et très exclusivement, anglais. En certaines occasions, la prose de Dickens et les vers de Tennyson offrent une ressemblance frappante. Les pensées ont un air de famille ; les mots mêmes prennent une physionomie, une harmonie analogues. On pourra s’en convaincre si l’on veut comparer le récit des funérailles de Nelly (Old Curiosity shop) avec le New Year’s Eve, ou le Dirge, ou toute autre élégie où le poète s’est complu dans le spectacle de la mort et du sépulcre. Le rapprochement est ici d’autant plus facile, que Dickens a écrit, en vers blancs irréguliers, le passage auquel nous renvoyons nos lecteurs.

Que si, maintenant, nous changeons notre point de vue, et si nous cherchons à dégager des poésies de Tennyson ce qui pourrait influer sur les littératures étrangères en général, sur la littérature française en particulier, nous verrons que cet élément se réduit à peu de chose. On ne contestera pas, nous le croyons, aux compatriotes de Racine le sentiment de l’harmonie ; ni la puissance du rêve, le goût des abstractions poétiques au peuple qui, tour à tour, s’est épris de Châteaubriand et de ses brillans héritiers ; mais, dans ses plus larges concessions à la flottante fantaisie, à l’indépendance ailée, au caprice mélodieux, l’esprit français gardera toujours cette rectitude, cette précision, cet amour de la pleine lumière et du sens complet par lesquels il échappe aux enivremens vaporeux de la muse allemande ou britannique. Une épithète éblouissante, mais confuse et mal adaptée au mot qu’elle prétend colorer, un accouplement bizarre de vocables disparates, la fausse grandeur de quelque image à demi voilée, le sublime cherché dans l’excès de la naïveté, la disproportion d’un mode solennel avec un sujet trivial, ne feront jamais, chez nous, autant d’illusion que chez nos voisins.

D’ailleurs, en cette voie de raffinemens, de patientes recherches, de ciselure infinie, d’intentions savantes, nous avons été tout aussi loin qu’eux. En tenant compte des inévitables différences d’exécution, nous trouverions soit chez nos poètes, soit chez nos conteurs modernes, des paysages aussi finement touchés, des musiques aussi curieusement notées que les paysages et les musiques du poète anglais. Le Cor, la Fille de Jephté, les Amans de Montmorency, parmi les poésies de M. de Vigny ; parmi celles de M. Sainte-Beuve, le Coteau, plusieurs sonnets des Consolations et des Pensées d’août, et surtout le morceau qui commence ainsi :

Quand de la jeune amante en son linceul couchée…


nous semblent composés dans le même esprit, avec des ressources du même ordre et des aspirations tout-à-fait identiques à ce que nous estimons le mieux chez Tennyson. Ceci soit dit sans vouloir rien ôter à nos poètes de leur originalité propre, et sans méconnaître ce qu’il y a chez eux d’individuel aussi bien que chez le rimeur étranger.

La vie de Tennyson nous est peu connue, et ses poésies, qui ne sont jamais que le reflet très indirect de sa pensée, ne nous fournissent aucuns renseignemens de nature à faciliter pour nous la tâche du biographe. Contentons-nous donc de savoir qu’Alfred Tennyson, fils d’un ecclésiastique du comté de Lincoln, appartient à une famille nombreuse et justement honorée. L’université de Cambridge (Trinity College) l’a compté parmi ses élèves. On le dit fort peu curieux du monde et de ses fêtes, épris au contraire de ces rapports intimes qui donnent aux épanchemens de l’esprit toute leur franchise, à ses distractions toute la tolérance dont elles ont besoin. Son nom figure sur la liste des écrivains pensionnés par le gouvernement, — et l’on sait qu’ils sont en fort petit nombre. C’est sous le ministère Peel que le jeune poète a reçu cette haute marque de distinction. Southey, Wordsworth et Montgomery sont les seuls qui l’eussent obtenue avant lui. Depuis lors, le cabinet whig leur a associé Thomas Moore. Nous ne voyons pas d’autres poètes portés au budget de la Grande-Bretagne[9]. Il est vrai que les encouragemens aux lettres sont chez nos voisins une importation toute récente.


E.-D. FORGUES.


  1. Pseudonyme adopté par M. Ruskin.
  2. Measure for measure, acte III, scène II.
  3. On a bed : naïveté shakespearienne, qui n’est en français ni tolérable ni tolérée.
  4. « Une vie de riens, et qui rien ne vaut, — depuis ce premier rien qui préexiste à la naissance, — jusqu’à ce dernier rien que la terre absorbe. »
  5. Pâté fait à grands frais, où gisaient noblement,
    Fossiles alités dans un jaune ciment,
    Gras, enfouis, perdus au sein de la gelée,
    Alouettes, pigeons, cailles, levraut, etc.

  6. The Day dream, tome II, pages 160 et 164, édit. de 1842.
  7. Peeping Tom, — Tom le Curieux.
  8. Shameless noon, le midi, que rien ne souillait… Allusion à la religieuse observance des ordres donnés par la comtesse. Nous voulons que cet exemple, pris entre mille, atteste l’elliptique liberté de ce style à part.
  9. N’oublions pas cependant une pension de 100 livres sterling faite par le ministère tory à la veuve de Thomas Hood.