POÈTES ET ROMANCIERS
DE
LA GRANDE-BRETAGNE.

II.

MATURIN[1].


En feuilletant les histoires antiques, je me suis bien souvent demandé pourquoi la biographie, c’est-à-dire l’élément individuel, le portrait et l’analyse de l’âme humaine aux prises avec les mille obstacles de la vie familière et quotidienne, y tenait si peu de place ; pourquoi Xénophon et Thucydide, Tite-Live et Tacite lui-même accordaient tant aux choses et si peu à l’humanité ; pourquoi, malgré les lueurs éclatantes qui se projettent sur les caractères mystérieux de Néron et de Tibère, le plus hardi penseur de la Rome impériale répugne si obstinément aux peintures d’intérieur. Plutarque lui-même, qui s’intitule biographe des hommes illustres, ne laisse échapper qu’à regret de sa plume de rhéteur les détails naïfs et simples, plus instructifs cent fois que ces solennels parallèles entre les généraux d’Athènes et de Lacédémone, dont il a légué le modèle aux pédans de collège.

N’est-ce pas que le polythéisme, en plaçant les dieux eux-mêmes sous la domination du destin, enlevait à l’homme son plus beau privilège, le libre arbitre ? N’est-ce pas que dans une société où Thémistocle invoquait le sens obscur d’un oracle, pour décider une expédition, où les plus lointaines campagnes dépendaient de l’ignorance ou de la fourberie d’un aruspice, l’homme n’avait qu’un rôle secondaire, et n’était qu’un instrument au lieu d’être une volonté ? N’est-ce pas que, dans le monde antique, les générations, au lieu d’être livrées au gouvernement de la raison, n’étaient, aux yeux du philosophe, qu’un océan docile, sillonné douloureusement selon le caprice qu’ils appelaient fatum ?

Avec le christianisme, quel que soit d’ailleurs le jugement que l’on porte sur les destinées ultérieures de la loi nouvelle, l’homme a conquis dans l’histoire l’importance individuelle que les biographies païennes lui refusaient. Avec la liberté sa douleur est devenue plus auguste et sa joie plus sainte : Napoléon à Sainte-Hélène est plus grand que Marius à Minturnes ; la fortune féerique du général d’Italie nous frappe plus vivement que les aventures militaires du tribun.

Tous ceux qui ont réfléchi deux jours aux différences des deux civilisations s’expliquent facilement la diversité des impressions : Marius suivait le flot populaire, Bonaparte le gouvernait.

Les hommes qui ont reçu le don de la parole, qui dirigent l’opinion par le charme de leur pensée, dont les lèvres éloquentes ne sont ni moins dangereuses ni moins puissantes que le tranchant de l’épée, les orateurs et les poètes ne sont pas mieux traités de l’antiquité que les rois et les guerriers. Pourquoi ? si le défenseur d’Archias, l’accusateur de Catilina avait eu son Boswell, si nous savions la vie familière de Virgile à la cour d’Auguste, comme celle du lauréat de Guillaume iv, que d’énigmes insolubles aujourd’hui dans l’histoire littéraire du paganisme se résoudraient d’elles-mêmes !

Il faut donc reconnaître que la formule religieuse qui a résumé sous un symbole populaire les préceptes d’une morale élevée a rendu à l’humanité un double service en agrandissant la sphère de ses actions et le cercle de ses études.

Et ce prologue, je l’espère, explique suffisamment pourquoi je me complais si délibérément dans le récit des biographies d’artistes, pourquoi j’essaie si souvent d’interpréter les œuvres qu’ils nous ont laissées par le tableau de leur destinée sociale.

Charles-Robert Maturin, qui fait le sujet de ces nouvelles études est né en 1782, à Dublin. Son père exerçait alors un emploi modique, mais honorable. Dans ses exercices universitaires, le jeune Robert se distingua de bonne heure par une conception rapide, une parole harmonieuse et soudaine, mais plus encore par son indolence et sa mélancolie. En quittant l’université, il entra dans les ordres, et devint vicar of a curate, c’est-à-dire qu’il suppléa dans ses fonctions ecclésiastiques un ministre de campagne. Comme il arrive d’ordinaire aux âmes tristes, il sentit, à son début dans la vie, le besoin de consolation, de confiance, d’intimité, de sympathies sans réserve. À de pareilles âmes l’amitié ne suffit pas.

Maturin se prit d’amour pour Henriette Kingsburg, sœur de l’archidiacre de Killala, et petite-fille du docteur Kingsburg, qui recueillit des lèvres de Swift les dernières paroles intelligibles et sensées que le doyen de Saint-Patrick ait prononcées ; il eut le bonheur d’épouser son Henriette, et, confiant dans l’avenir, se résigna doucement à la médiocrité de son existence. La vie de famille, entremêlée des travaux paisibles de sa place, suffisait à ses desirs. Son intelligence, malgré sa souplesse et son agilité, ne s’employait qu’à mieux comprendre le bonheur modeste qui lui était départi, sans s’élever ou sans descendre, comme on voudra, jusqu’aux rêves soucieux de l’avarice et de l’ambition. Si les choses fussent demeurées en cet état, Maturin aurait continué de vivre au milieu de joies ignorées, entouré d’amour et de caresses, lisant le soir la prière à ses enfans réunis, bénissant Dieu des journées qu’il lui accordait, et s’endormant dans les bras de son Henriette pour rêver à la veille ou au lendemain, à des jours sereins et pareils.

Il y a long-temps qu’on l’a dit, et jamais parole plus vraie ni plus douloureuse ne s’est prononcée : « le bonheur n’a pas d’histoire. » Le père de Robert perdit l’emploi qu’il exerçait avec bonheur depuis quarante-sept ans ; dès ce moment, le mari d’Henriette fut obligé de chercher ailleurs que dans les modiques émolumens de son vicariat la subsistance de sa famille. Comme Milton, qui fut maître d’école avant d’être le secrétaire du Protecteur, il ouvrit une classe, prit des pensionnaires, et cette nouvelle industrie, bien que peu lucrative, ne démentit pas ses espérances. Mais il eut l’imprudence de répondre pour les dettes d’un ami ; au jour de l’échéance, le débiteur prit la fuite, et souffrit lâchement qu’on menaçât de la prison ceux qui lui avaient servi de caution. Olivier Goldsmith avait pris gaîment une pareille aventure ; mais il n’était pas marié. Il n’avait pas, comme le dit quelque part François Bacon, donné des otages à la fortune. Le poète insouciant du Village abandonné était parti n’emportant avec lui que sa flûte pour défrayer en voyage son sommeil et son souper, et il avait pu continuer librement son aventureux pélerinage. Mais Robert Maturin avait une femme et des enfans. Il resta, comme il le devait, demanda conseil à la réflexion, et après avoir vendu son école pour acquitter une partie de la dette, il chercha dans sa plume de nouvelles ressources pécuniaires. Il publia successivement la Famille Montorio, le Jeune Irlandais et le Milésien, sans trop de gloire ni de profit ; car la plus avantageuse de ces trois publications, the Milesian, fut acquise en 1811 par M. Colburn pour la modique somme de 80 liv. sterl., 2,000 fr. de notre monnaie.

Dans les rares intervalles de ses leçons de grammaire anglaise et latine, il avait composé une tragédie, Bertram ; les succès récens de Shiel l’encouragèrent à présenter sa tragédie au théâtre de Dublin. Bertram fut refusé. Instruit que l’auteur de Marrmion avait parlé avec éloge de Montorio, il partit pour Londres où se trouvait alors l’illustre poète, et lui soumit le manuscrit de sa tragédie. Walter Scott le recommanda à lord Byron, qui était alors membre du comité de Drury-Lane, et en 1816 Bertram, refusé deux ans auparavant, en 1814, par le directeur de Dublin, fut joué devant un nombreux auditoire, et Kean, à qui était confié le principal rôle de la pièce, enleva les applaudissemens de toute la salle.

Le succès de Bertram semblait ouvrir à Maturin le chemin de la fortune ; à la demande de Kean, il écrivit Manuel et Fredolfo, qui furent damnés et qui le méritaient. La voix publique étant unanime, il dut renoncer au théâtre pour toujours, et il ne résista pas à l’avis de la critique.

Les principales situations de Bertram avaient attiré sur Maturin les censures de l’église anglicane. Le succès de cette première tragédie, loin de servir à l’avancement de l’auteur, s’opposa irrévocablement à sa fortune ecclésiastique, comme le Conte du tonneau avait arrêté celle de l’auteur de Gulliver.

Loin de perdre courage, Maturin se remit à écrire des romans. Pour et contre, ou les Femmes, Melmoth, et les Albigeois se rapportent à cette époque de sa vie, et complètent, avec ses sermons et un poème sur l’univers, la série de ses œuvres. Maturin est mort à Dublin en 1825, à l’âge de quarante-trois ans.

Ou le voit, les évènemens ne se pressent pas dans la biographie de Maturin. Nous ne sommes plus au temps de Camoens et de Cervantes. Il n’est plus de mode aujourd’hui d’avoir couru les aventures, d’avoir passé par toutes les chances de la guerre et des voyages, d’avoir dans ses souvenirs un naufrage au retour du Nouveau-Monde ou une captivité en Afrique, pour écrire un roman, ou un poème. Comme l’a très justement remarqué un critique érudit et spirituel, dont je ne fais que rappeler ici la pensée, le talent littéraire qui, au seizième siècle, à Lisbonne et à Madrid, n’était qu’un accident, une aventure ajoutée à mille autres, plus périlleuses et plus pénibles, est devenu parmi nous, depuis la fin du dernier siècle surtout, une profession régulière, capable de remplir tous les instans et de suffire à tous les besoins.

Toutefois, pour compléter ce tableau biographique, et avant d’aborder l’analyse et la discussion des titres, je dois mentionner deux fragmens de Maturin, qui servent à dessiner la franchise de son caractère et l’élévation de son jugement. Dans la préface de Pour et contre, voici ce qu’il dit de lui-même : « Aucun de mes précédens ouvrages n’a été populaire, et la meilleure preuve, c’est qu’aucun d’eux n’est parvenu à une seconde édition ; Montorio a bien eu quelque succès, mais un succès de cabinets de lecture ; c’était tout ce qu’il méritait. Ce genre de roman était passé de mode dès mon enfance, et je n’avais pas assez de talent pour le ressusciter. Quand je pense à ces ouvrages maintenant, je ne suis nullement surpris de leur obscure destinée ; car, outre l’absence d’intérêt, ils me semblent manquer de vraisemblance et de réalité. Les caractères, les situations et le langage n’appartiennent qu’à l’imagination. J’ignorais alors le monde, et ne pouvais le peindre. »

À coup sûr, un homme qui estime aussi nettement la valeur de ses premières œuvres, n’est pas un esprit vulgaire. Autant la fausse modestie est ridicule et banale, autant l’aveu public et sincère de ses défauts est digne d’éloges et de sympathie.

Ailleurs, dans la préface de Melmoth, en réponse aux récriminations soulevées par ses romans chez les gens du monde et les membres du haut clergé, il n’hésite pas à proclamer, sans bassesse comme sans vanterie, que si son ministère suffisait à soutenir sa famille, il s’abstiendrait d’écrire des ouvrages d’imagination. Il ne rougit pas de sa pauvreté ! Loin de là, convaincu que le travail, c’est-à-dire l’emploi persévérant des forces personnelles dont on peut disposer, n’est qu’une lutte honorable, et vaut mieux cent fois que l’adulation et le mensonge escomptés par de hautains protecteurs, il confesse qu’il ajoute ses poèmes à ses prières, parce qu’il n’a pas d’autre moyen de faire face aux difficultés de la vie.

Il y a dans ces deux fragmens une preuve éclatante de clairvoyance et de probité.

Maturin n’est guère connu en France comme un écrivain littéraire. Son livre le plus célèbre, Melmoth, bien que traduit deux fois, ne l’a pas encore été pour les lecteurs sérieux. L’un des deux traducteurs est une jeune femme, à qui le savoir et l’esprit ne manquent pas ; mais son travail, fait avec une excessive précipitation, est fort incomplet : un tiers au moins est supprimé. M. J. Cohen, ancien censeur royal, a été moins prodigue de mutilations ; mais il déclare lui-même qu’il a traduit librement, c’est-à-dire qu’il a passé à côté de l’original toutes les fois que les propriétés du style gênaient le galop de sa plume. Le Milésien, le Jeune Irlandais ont été plus heureux, et sont échus à l’esprit fin et délicat d’une femme du noble faubourg. Ces deux livres sont mieux et plus fidèlement rendus que Melmoth. Mais ils n’avaient pas en eux-mêmes le germe de la popularité. Les Femmes, Montorio et les Albigeois, traduits ou trahis, selon le proverbe italien, par des plumes anonymes, sont à-peu-près ignorés de ceux qui ne croient pas, avec Gray, que le paradis consiste dans un bon fauteuil et un roman pendant l’éternité.

Pour prévenir ce désastre qui n’épargne aucune gloire, si haute qu’elle soit, il n’y a qu’un moyen, c’est de flétrir sans relâche l’ignorance du public et l’avarice des libraires. Le mot de Lintot devient plus vrai de jour en jour : « quand ils ont faim, ils savent toutes langues. » La traduction des ouvrages étrangers est aujourd’hui une industrie comme le commerce de l’indigo, du coton ou du colza ; elle a ses commis-voyageurs, ses maisons de correspondance, ses entrepôts ; elle soumissionne pour l’exploitation d’un roman de Vienne ou d’Édimbourg, comme Ouvrard ou Séguin pour les fourrages et les chaussures de l’armée. On ne ferait pas copier lisiblement une liasse de factures ou une correspondance pour le prix attribué aux traducteurs. Qu’ils ignorent ou qu’ils sachent, peu importe. Le libraire va d’abord au meilleur marché ! la besogne se découpe et se partage, et le malheureux auteur, livré comme les prisonniers romains, dentibus ferarum, devient ce qu’il peut ; le plus souvent il y perd un membre ou deux, quelquefois même, comme les matrones de la ville éternelle ne sont pas là pour demander grâce et lever le pouce, il expire au milieu d’horribles convulsions. Un jour, c’est un membre de l’Institut qui dépèce Aristophane, et qui, dans la lecture naïve d’un latin mal imprimé, prend un manteau pour une courtisane. Le lendemain, c’est un interprète qui met son esprit à la place du texte, qui oublie le dauphin de la fable, et donne l’étymologie anglaise d’un mot qui n’a jamais existé que dans le latin universitaire.

Il faut donc que le public, instruit par les révélations et les vives réprimandes de la critique, fasse une fois justice de ces scandaleuses spéculations ; qu’il renvoie aux écoles de langue et de grammaire ces forbans littéraires qui naviguent sans lettres de marque ; il faut tuer ces vers qui se logent au cœur des plus beaux fruits pour les ronger ; il faut dessécher cette nouvelle mer morte qui réduit en cendres les plus riches campagnes.

Par malheur la critique est trop souvent complice de ces gaspillages ; elle répugne à publier les secrets d’une industrie dont elle-même a tiré profit. Les exemples abondent ; je choisis celui que j’ai sous la main. Les amis de M. Amédée Pichot, dont M. Paulin Paris a relevé plus d’une fois les étranges bévues, indiquent à plusieurs reprises, et toutes les fois que l’occasion s’en présente, son voyage historique et littéraire comme renfermant les détails les plus précieux sur les mœurs et la littérature de la Grande-Bretagne, et notamment, ont-ils soin d’ajouter, sur sir W. Scott. Ceci ne ressemble pas mal à un traité de géographie qui promettrait la description de l’Europe et notamment de la France. Quelques pages, attribuées à l’auteur d’Ivanhoë et traduites par une plume anonyme, renvoient au voyage historique pour Maturin. J’ouvre le livre, j’y trouve deux pages très lestes où le voyageur veut bien croire que sans le talent de Kean, le public de Londres n’aurait pas été assez fou pour applaudir Bertram. De ses romans il n’est pas dit un mot. Maturin est proposé au pinceau des peintres comme le type de la frénésie ; il faut le représenter l’écume à la bouche. Dans sa verve de bon goût, M. Amédée Pichot va jusqu’à dire qu’il éprouve, à la lecture de Maturin, le même et pénible sentiment qu’en présence d’un mendiant qui se donne une attaque d’épilepsie pour obtenir une misérable aumône. Je transcris littéralement. — Conclusion : « Si Maturin n’eût été le plus extravagant des auteurs, il serait le plus grand génie de la littérature anglaise. » — Accorde qui pourra ces deux propositions. J’aimerais autant dire : La Norwége serait aussi chaude que le Congo, si elle n’était située un peu plus au nord.

Mais comment expliquer le silence du critique sur les mutilations que Maturin a subies ? Le voyage est cité comme un chef d’œuvre d’érudition et de sagacité dans les mêmes volumes où le poète anglais se débat entre deux adversaires également terribles, l’ignorance et la hâte. Est-ce que par hasard le traducteur et le critique ne seraient qu’une seule et même personne ? Nous livrons ces conjectures à la pénétration des hommes sérieux.

Il est temps de commencer une réaction vigoureuse contre le torrent de la bibliopée. Puisque la littérature se réduit à la librairie et veut rivaliser avec les machines de Watt, il faut en décrire le mécanisme pour rendre la partie égale.

Au train que suivent les choses, la réhabilitation de Maturin, ne saurait tarder long-temps. Les mille voix de la presse auront bientôt mis à nu les injustices et les ignorances, et les hommes vraiment littéraires accorderont à l’auteur de Melmoth l’estime et l’admiration qu’il n’a pas même obtenues dans sa patrie.

Mais, comme une admiration solide et durable ne repose que sur la connaissance impartiale et complète des ouvrages de l’artiste, il importe de rechercher le caractère général et la valeur poétique de ces ouvrages. Or, on ne saurait le nier sans aveuglement, ce qui frappe d’abord dans les plus belles pages de Maturin, c’est une sorte d’exubérance fastueuse, particulière à son pays ; car l’Irlande est dans la Grande-Bretagne la même chose à-peu-près que la Provence pour nous. Elle se distingue de l’Angleterre et de l’Écosse par l’emphase des images et par le goût des paralogismes : on connaît le mot d’un paysan irlandais, qui se plaignait de ce que ses jambes couraient plus vite que lui. Au parlement et au barreau, l’éloquence irlandaise conserve encore la même exagération. Les plus anciens monumens de la littérature d’Erin révèlent d’une façon éclatante ce génie emphatique et imagé qui s’est perpétué parmi ses enfans. Les pages les plus heureuses des Mélodies ne sont souvent que des pastiches des Irish relics, comme Lalla Rookh une mosaïque assez habile de William Jones et d’Herbelot.

Ce caractère particulier à l’imagination et à la poésie irlandaises, et qui rappelle assez bien la grandeur efféminée des poèmes persans, a reçu le surnom ironique de luxe. Ce défaut se retrouve jusque dans la prononciation, et c’est ce qui explique l’opposition anglaise contre le talent dramatique de miss Smithson : le public de Londres ne peut lui pardonner son accent.

L’Irlande est aussi riche que l’Armorique en traditions merveilleuses, en origines, en généalogies que la plus patiente sagacité ne saurait éclaircir. Quelques-uns de ses bardes font descendre sa population d’une colonie milésienne. Le Milésien de Maturin est fondé tout entier sur cette tradition. C’est un livre où étincellent çà et là des pages magnifiques. Il faut même reconnaître que l’intérêt romanesque se soutient assez bien ; mais les caractères manquent de réalité.

Montorio, comme le Moine de Lewis, appartient à l’école d’Anne Radcliffe. Il est de la même famille que les Mystères d’Udolphe. Malgré les éloges indulgens de sir Walter, je me range à l’avis que Maturin lui-même a exprimé dans la préface des Femmes.

Le Jeune Irlandais, quoique le dernier en date, n’est assurément pas le meilleur des six romans de l’auteur. Le style en est plus pur, plus châtié ; mais la composition tout entière manque d’ordonnance et de logique.

Les Albigeois renferment de belles parties ; mais il n’est permis qu’aux prospectus de librairie de comparer cette excursion dans le genre historique à l’épopée si dramatique et si vive d’Old Mortality. Simon de Montfort est loin d’égaler en énergie la grande figure de Balfour.

De ces quatre livres il n’y en a pas un seul qui pût sortir d’une plume médiocre. Mais, si Maturin n’eût pas écrit autre chose dans sa vie, son nom ne devrait pas espérer de vaincre l’oubli. Ce qui manque à ces romans, c’est la forme, c’est-à-dire l’enveloppe conservatrice. Les plus beaux élans de poésie, les plus riches images, ne suffisent pas à la durée d’une œuvre. Ces qualités ne se laissent apercevoir qu’au petit nombre d’esprits curieux qui se plaisent aux études difficiles, et qui se réjouissent de la découverte d’un talent ignoré comme de la rencontre d’un filon inattendu.

Mais ces titres ne défraieraient pas la persévérance du nouvel Addisson, qui tenterait, dans un demi-siècle, de remettre en lumière et en honneur ce nouveau Milton, méconnu de ses contemporains comme son illustre aïeul.

Les Femmes, où se révèle une grâce exquise qu’on ne soupçonnait pas dans l’auteur de Montorio, où la figure angélique d’Eva se détache avec la pure suavité des meilleures toiles de Metzu, est un poème plus réel et plus riche d’observations sociales que les autres ouvrages de Maturin. La critique anglaise a proclamé, avec une louable impartialité, la ressemblance de Zaïre avec la Corinne de madame de Staël. Il est très vrai, comme l’a remarqué l’auteur de Rob-Roy, que cette Sapho irlandaise ne s’inspire pas aux mêmes paysages et aux mêmes passions que l’improvisatrice italienne. À parler le langage de l’enseignement universitaire, il y a plus de sagesse et de sobriété dans les Femmes que dans les autres inventions de Maturin. C’est aussi celui de ses livres qui a obtenu le succès le plus unanime.

Après cette énumération sévère des travaux de Maturin, nous sommes loin, à ce qu’il semble, de pouvoir compter sur la gloire de son nom, comme Homère et Tasso comptaient sur la prise de Troie et de Jérusalem, après le dénombrement de la flotte grecque et de l’armée croisée. Pourtant, il faut bien le dire, un jour la postérité placera Melmoth et Bertram entre Faust et Manfred.

Melmoth et Bertram, tels sont en effet les deux titres qui consacrent littérairement le génie de Maturin. C’est dans ce roman et dans cette tragédie que nous devons chercher le secret et la portée de ses inspirations. C’est là qu’il a déposé les plus riches trésors de sa fantaisie ; Bertram et Melmoth résument toute sa pensée. Ses autres ouvrages ne seront connus dans cinquante ans que des bibliographes érudits. Mais un drame, sur trois, et un roman, sur six, graveront le nom de Maturin dans l’histoire de la poésie anglaise. MM. Taylor et Nodier ont donné, il y a quelques années, une traduction élégante, mais incomplète de Bertram. L’ingénieux auteur de Trilby a fait précéder ce travail de considérations remarquables par leur tolérance. Mais, quoiqu’il m’en coûte de contredire un nom comme celui de Nodier, je ne puis pas me ranger à son avis, ne lui pardonne pas plus d’avoir émondé le luxe irlandais de Bertram que je ne pardonne à John Dryden d’avoir modernisé pour les beaux-esprits de son temps, les contes joyeux et satiriques de Geoffrey Chaucer. Ce n’était pas sage au Juvénal anglais, à l’auteur de l’Annus mirabilis, de refaire, pour les roués de la restauration, les peintures naïves, composées pour la cour de Richard ii ; il n’est pas juste à l’auteur de Thérèse Aubert de corriger, même habilement, le désordre poétique de Maturin.

Coleridge, qui a critiqué sévèrement, mais avec une grande justesse de goût, la fable et le style de Bertram, regrette à ce propos l’importation de la métaphysique germanique dans la littérature anglaise. Il reproche à Sheridan d’avoir traduit le Pizarre de Kotzebue. Je suis volontiers de son avis, mais pour une raison différente, c’est que la pièce de Kotzebue est médiocre. Il retrouve dans les Brigands de Schiller l’idée mère de Bertram. Tout en reconnaissant quelques analogies de pensée, entre ces deux ouvrages, je préfère la tragédie anglaise au drame allemand, précisément parce que la métaphysique explicite y est plus rare, plus adroitement déguisée, parce qu’il y a dans Bertram plus de terreur et moins de déclamations. S’il est vrai que Schiller se soit repenti, vers la fin de sa vie, d’avoir écrit les Brigands, il a bien fait ; car cette pièce, malgré sa popularité épidémique, n’a pas de valeur poétique, et se place même fort au-dessous de l’Intrigue et l’amour. Celui qui a écrit Don Carlos, Wallenstein et Marie Stuart, ne devait pas faire grande estime de ces deux mélodrames.

Mais les mêmes idées, qui dans Schiller ressemblent à une dissertation, prennent dans Maturin la forme vivante et animée d’une légende surnaturelle, et cette différence suffirait pour établir la supériorité de Bertram sur les Brigands. Le style de Bertram n’a peut-être pas toujours le naturel et la simplicité qui conviennent au théâtre ; mais ce défaut est amplement racheté par l’éclat et l’élévation des images, par les lueurs éblouissantes dont le poète éclaire presque à chaque instant les replis les plus mystérieux de la conscience humaine. Pour la marche de l’action, c’est plutôt celle d’une épopée du moyen âge que la déduction rapide et pressée d’un drame conçu selon les exigences du goût moderne ; mais il y a des scènes dignes d’Hamlet et de Macbeth.

Quant aux craintes manifestées par Coleridge, et partagées, à ce qu’il paraît, par plusieurs de ses compatriotes, je ne les crois pas très fondées. La contagion de la poésie et de la philosophie allemandes n’est à redouter pour personne ; Londres et Paris n’ont rien à craindre du génie de Wieland ou de Kant. Les idées et les sentimens se communiquent de peuple à peuple, mais ne se greffent pas comme les fruits ; chacun n’en prend que ce qu’il veut. Quant aux imitateurs, ils ne sont pas dangereux ; c’est une race impuissante, et qui meurt sans qu’on ait besoin de la frapper. Les romans de M. de Mortonval ne sont écossais que pour son libraire, et n’acclimateront pas les digressions prolixes que repousse la précision de l’esprit français.

Pour ce qui concerne en particulier Bertram, je ne sais rien de moins allemand dans la forme. Il n’y a qu’une imagination d’origine milésienne qui puisse inventer le monologue où le héros raconte son entrevue avec le démon. Une pareille scène écrite par Schiller aurait eu un tout autre caractère.

Quoi qu’on fasse, le projet de Leibnitz ne se réalisera pas plus que le projet de l’abbé philanthrope. Une langue universelle est aussi introuvable que la paix perpétuelle. On pourra constituer l’esprit européen, mais on n’arrivera jamais à rendre uniforme l’expression de la pensée ou de la fantaisie. L’Europe aura toujours plusieurs langues et plusieurs littératures.

Ainsi Bertram n’est pas plus contagieux pour la France que Schiller ne peut l’être pour l’Angleterre.

Mais au moment où, depuis un siècle bientôt, la patrie de Shakespeare appelle vainement la renaissance de son théâtre, il était digne d’un public lettré, n’en déplaise au goût chatouilleux de M. Pichot, d’envisager hautement une tentative comme Bertram. La régénération dramatique n’est réservée ni à Milman, ni à Knowles, ni à Joanna Baillie : il est fâcheux que Manuel et Fredolfo n’aient pas répondu au début de Maturin.

On a rapproché de Marlowe, de Goethe et de Byron, Melmoth, qui, en effet, touche par plusieurs côtés aux créations de ces trois poètes ; dans Melmoth, comme dans les deux Faust, comme dans Manfred, le génie du mal joue un grand rôle. Mais entre toutes les œuvres de la littérature moderne, je n’en sais pas qui ait avec Melmoth une aussi prochaine parenté que l’Élixir du Diable d’Hoffmann, qu’un traducteur ignorant a mis, je ne sais pourquoi, sur le compte de Spindler. Dans les deux récits, il y a la même puissance d’évocation ; car je ne puis mieux caractériser la physionomie poétique de ces deux romans qu’en les comparant à des opérations cabalistiques. Paracelse et Raymon Lulle, dans leurs études mystérieuses, n’ont jamais éprouvé de plus vives terreurs que les lecteurs de Melmoth et de l’Élixir du Diable.

Pourtant ici encore la diversité des nations a produit la diversité des poésies ; et puis, quelle différence dans les deux biographies ! quel immense intervalle entre le joyeux buveur des tavernes de Berlin et le ministre de Dublin, entre le conteur à moitié ivre, qui fut tour à tour juge, directeur de spectacle et chef d’orchestre, qui voulut rivaliser avec Fidelio après avoir lutté avec les caricatures de Callot, et le mari pauvre et paisible d’Henriette Kingsburg !

Il y a dans les premiers chapitres de Melmoth une peinture admirablement vraie de la mort d’un avare, et qui prépare le lecteur aux effrayans épisodes qui vont suivre. Quoique, à parler nettement, il n’y ait pas d’exposition dans ce poème surnaturel, cependant la mort du vieil oncle ouvre bien le premier acte du drame.

Dans le cours du récit, Maturin trouve moyen de mêler aux touches les plus sombres les tons les plus frais et les plus jeunes. À chaque pas que nous faisons dans l’enfer, en le suivant, il entr’ouve le ciel, et, comme les archanges déchus de Milton, nous marchons au milieu de ténèbres visibles.

Mais les plus belles pages de Melmoth, et aussi, je veux bien l’avouer, les plus désespérantes, sont celles où il retrace, en traits profonds et ineffaçables, les dernières luttes de l’amour contre les angoisses de la faim. Un pareil thème sous la plume vulgaire de Rétif de la Bretonne n’exciterait que le dégoût ; sous le pinceau tout puissant de Maturin, comparable en cette occasion à celui de Salvator, il acquiert une grandeur incalculable. L’esprit se refuse à discuter les limites qui séparent l’horreur de la poésie. Une pareille lecture frappe l’âme de stupeur, comme le Prométhée ou la mort d’Ugolin

Le caractère saillant de Melmoth, c’est la poésie élevée à l’effroi le plus poignant. Le désordre qui règne dans la succession, en apparence fortuite, des aventures, a donné, à une femme d’esprit, l’idée d’appeler Maturin l’Arioste du crime. Ce n’est qu’un jeu de mots très puéril. Un critique, qui niait la justesse de la comparaison, mais qui voulait en trouver une autre, a nommé l’auteur de Melmoth le Dante des romanciers. À mon avis, il n’a pas été plus heureux, car la Divine Comédie est avant tout une épopée satirique ; bien que le poète florentin prenne pour guide et pour conseil l’ami et le courtisan d’Auguste, le récit de ses voyages n’est pourtant qu’une magnifique et immense vengeance. Jamais le plaisir des dieux n’a été plus largement savouré sur la terre.

Maturin, à qui le temps et la fortune ont manqué pour révéler complètement les mystères de son génie, ne ressemble ni à Dante ni à l’Arioste. La pauvreté, qui a mis la plume dans sa main, n’a pas permis à sa pensée de germer à son heure, ni de pousser ces moissons dorées à qui la prospérité sert de soleil et de rosée. Déshérité de la gloire qu’il revendiquait, il se consolait dans la société de quelques amis, dans la conversation des jeunes femmes que son affabilité réunissait autour de lui. Il aimait les plaisirs simples ; et ceux qui l’ont connu croyaient voir revivre le digne ministre dont le pinceau de Newton nous a récemment donné un si délicieux portrait : Maturin semblait l’ombre ou le wraith du docteur Primrose.

Que de grandes choses n’eût-il pas faites, s’il avait eu devant lui le monde ouvert, comme le poète illustre qui l’introduisit dans la chambre verte de Drurylane ; s’il avait pu librement promener sa fantaisie de Ravenne à Venise, et voir, comme il savait voir, Lisbonne et Madrid, Séville et Cadiz ! Pourquoi Dieu n’a-t-il pas permis que l’auteur de Melmoth pût, comme l’auteur de Lara, accomplir en Europe et en Asie un poétique pèlerinage pour renouveler sa pensée par le spectacle de l’Adriatique et du Bosphore, du Tage et du Guadalquivir ?

Il est donc vrai que la douleur éveille la pensée, mais que l’indigence arrête l’essor de la fantaisie ? Tandis que les oisifs des trois royaumes voyagent, comme leurs malles, dans les capitales du continent, rapportent au retour quelques phrases françaises ou italiennes pour donner à leurs billets du matin un ton de bonne compagnie, n’était-il pas juste que Maturin pût admirer dans sa vie autre chose que Saint-Patrick et Westminster, qu’il récréât ses yeux du palais ducal des doges ou de la coupole de Sainte-Sophie ?


Thomas Roscoe.

  1. Voy. la livraison du 1er juin 1832 de la 1re série.