Poètes et romanciers modernes de la France/Mme De Duras


XII. — Mme de Duras

POÈTES
ET ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

xii.


Mme DE DURAS.


La Restauration, qui, dans son cercle de quinze années, enferme une époque bien circonscrite et un champ-clos si défini, offre à l’œil certains accidens, certains groupes d’opinions et de personnes, certaines figures, qui ont pu se produire avec avantage sous les conditions d’alors, et que, même sans en adopter le cadre, on se surprend fréquemment à regretter, comme tout ce qui a eu son brillant ingénieux, son harmonie passagère. Nous avons eu plus d’une fois occasion de montrer en quelles circonstances favorables, et par quelle combinaison de sentimens divers, put se former cette école de poésie et d’art, fruit propre des dernières années de la Restauration, et qui, à ne la prendre que dans son origine, indépendamment de ce que fourniront désormais les principaux membres dispersés, ne restera pas sans honneur. En histoire, en philosophie, en critique, il y eut aussi une formation essentielle à cette époque, y trouvant son progrès, son accroissement, sa culture. Je n’entends parler ici que de ce qui, dans l’ordre de l’esprit, n’était pas hostile au principe de la Restauration, de ce qui ne se plaçait pas en dehors, l’attaquant avec audace ou la minant avec ruse, mais de ce qui se développait en elle tout en essayant de la modifier, de ce qui pouvait lui devenir un ornement et un appui, si elle-même, la première, n’avait pas, un matin, mis le feu aux poudres. Dans le monde et la haute société, ce mouvement d’esprit, si fécond alors et si imposant en promesses, avait pour centre et pour foyers deux ou trois salons dits doctrinaires. Le ton qui y régnait était avant tout sérieux ; celui de la discussion en général, de la discussion longue, suivie, politique ou littéraire, avec des à-parte psychologiques ; une certaine allure d’étude jusque dans l’entretien, et de prédication dans le délassement. Il faudrait, au reste, apporter à ceci bien des nuances correctives, si l’on songe que la zone doctrinaire s’étendait, à partir de M. Royer-Collard, à travers les salons de MM. Guizot, de Broglie, de Barante, et allait expirer à M. de Saint-Aulaire. Mais la Restauration devait amener dans le monde élevé, et à la surface de la société qu’elle favorisait, d’autres combinaisons moins simples que celles-là. Il y avait entre les cercles doctrinaires studieux, raisonneurs, bien nobles alors assurément, mais surtout fructueux, et les cercles purement aristocratiques et frivoles, il y avait un intervalle fort marqué, un divorce obstiné et complet ; d’un côté les lumières, les idées modernes, de l’autre le charme ancien, séparés par des prétentions et une morgue réciproque. En quelque endroit pourtant la conciliation devait naître et s’essayer. De même que du sein des rangs royalistes une voix éloquente s’élevait par accès, qui conviait à une chevaleresque alliance la légitimité et la liberté, et qui, dans l’ordre politique, invoquait un idéal de monarchie selon la charte, de même, tout à côté, et avec plus de réussite, dans la haute compagnie, il se trouvait une femme rare, qui opérait naturellement autour d’elle un compromis merveilleux entre le goût, le ton d’autrefois et les puissances nouvelles. Le salon de Mme de Duras, sa personne, son ascendant, tout ce qui s’y rattache, exprime, on ne saurait mieux, l’époque de la Restauration par un aspect de grande existence encore et d’accès à demi aplani, par un composé d’aristocratie et d’affabilité, de sérieux sans pesanteur, d’esprit brillant et surtout non vulgaire, semi-libéral et progressif insensiblement, par toute cette face d’illusions et de transactions dont on avait ailleurs l’effort et la tentative, et dont on ne sentait là que la grâce. Ç’a été une des productions naturelles de la Restauration, comme ces îles de fleurs formées un moment sur la surface d’un lac, aux endroits où aboutissent, sans trop se heurter, des courans contraires. On a comparé toute la construction un peu artificielle de l’édifice des quinze ans à une sorte de terrasse de Saint-Germain, au bas de laquelle passait sur la grande route le flot populaire, qui finit par la renverser ; il y eut sur cette terrasse un coin, et ce ne fut pas le moins attrayant d’ombrage et de perspective, qui mérite de garder le nom de Mme de Duras ; il a sa mention assurée dans l’histoire détaillée de ces temps. Ce salon n’a guère eu d’influence, sans doute, qu’une influence passagère, immédiate, et celle-là, il l’a eue incontestable par M. de Chateaubriand, qui en était comme le représentant politique ; mais il a peu agi et laisse peu de traces pour ce qui a suivi, bien moins, par exemple, que les salons doctrinaires dont nous parlions, et qui étaient un centre de prédication et une école. Cette société offrait donc plutôt dans son ensemble, et malgré ses gloires récentes, un beau et dernier ressouvenir, un des reflets qui accompagnaient les espérances subsistantes de la Restauration, une lueur du couchant qui avait besoin de mille circonstances de nuages et de soleil, et qui ne devait plus se retrouver. Il n’y avait guère d’ailleurs que Mme de Duras qui put convenir à cette position mixte par sa qualité, les charges et le crédit du duc de Duras, ses manières à elle, son esprit délicat et simple, sa générosité qui la portait vers tout mérite, et jusque par ce sang ami de la liberté, ce sang de Kersaint qui coulait dans ses veines, et qui, à certains momens irrésistibles, colorait son front ; — et puis tout cela ramené vite au ton conciliant et modérateur par l’empire suprême de l’usage.

Ce serait bien incomplètement connaître Mme de Duras que de la juger seulement un esprit fin, une âme délicate et sensible, comme on le pourrait croire d’après son influence modératrice dans le monde et d’après une lecture courante des deux charmantes productions qu’elle a publiées. Elles était plus forte, plus grande, plus passionnément douée que ce premier aspect ne la montre ; il y avait de puissans ressorts, de nobles tumultes dans cette nature, que toutes les affections vraies et toutes les questions sérieuses saisissaient vivement ; comme l’époque qu’elle représente pour sa part et qu’elle décore, elle cachait sous le brillant de la surface, sous l’adoucissement des nuances, plus d’une lutte et d’un orage.

La duchesse de Duras naquit à Brest dix années environ avant que la révolution éclatât. Son père, le comte de Kersaint, était un des plus habiles hommes de mer, en attendant que cette révolution fit de lui un citoyen illustre et l’un de ses martyrs. La jeune Claire fut admise dès l’âge de sept ans dans la société familière de ses parens ; Mme de Duras disait volontiers qu’elle n’avait pas eu d’enfance, ayant été tout d’abord raisonnable et sérieuse. Ses sentimens affectifs trouvèrent à s’employer sans contrainte dans le foyer domestique ; les évènemens de la révolution commencèrent bientôt de les distraire et d’y introduire des émotions nouvelles. On conçoit l’intérêt passionné avec lequel cette jeune âme devait suivre de loin les efforts et les dangers de son père. L’effet de douleur que lui causa la mort de Louis xvi fut le premier coup porté à cette sensibilité profonde : la mort de M. de Kersaint suivit de près. Il fallut quitter la France. Mlle de Kersaint s’embarqua pour l’Amérique avec sa mère dont la santé était détruite, et même la raison affaiblie, par tant de malheurs. Elle fut à Philadelphie d’abord, puis à la Martinique où elle géra les possessions de sa mère avec une prudence et une autorité bien au-dessus de son âge. Devenue tout-à-fait orpheline, et riche héritière malgré les confiscations d’Europe, elle passa en Angleterre où elle épousa le duc de Duras. Les souvenirs de cette émigration, du séjour en Angleterre, de la mort du roi, composaient en elle un fond de tableau, elle y revenait souvent et aimait à les retracer. M. de Chateaubriand, dans ses mémoires inédits, après une vive peinture de cette même époque d’émigration en Angleterre, et des diverses personnes qu’il y rencontra, ajoute : « Mais très certainement à cette époque, Mme la duchesse de Duras, récemment mariée, était à Londres ; je ne devais la connaître que dix ans plus tard. Que de fois on passe dans la vie, sans le deviner, à côté de ce qui en ferait le charme, comme le navigateur franchit les eaux d’une terre aimée du ciel qu’il n’a manquée que d’un horizon et d’un jour de voile ! »

Rentrée en France à l’époque du Consulat, et apportant pour soin principal et aliment de tendresse ses deux filles, seuls enfans qu’elle ait jamais eus, elle vécut isolée sous l’Empire, sans jamais paraître à cette cour, le plus souvent retirée à un château en Touraine, toute à l’éducation de ses filles, à la bienfaisance pour ce qui l’entourait, et à la vie de ménage. Simple comme elle était, il semble qu’elle aurait pu s’ignorer toujours. Elle avait un don singulier de se proportionner à chaque chose, à chaque personne, et cela naturellement, sans effort et sans calcul ; elle était très simple avec les simples, peu spirituelle avec les insignifians, non par dédain, mais parce qu’il ne lui venait alors rien de plus vif. Elle racontait qu’on disait souvent d’elle toute jeune : « Claire est très bien, c’est dommage qu’elle ait si peu d’esprit ! » L’absence de prétention était son trait le plus distinctif. Elle ne songeait nullement alors à écrire. Elle lisait peu, mais les bons livres en divers genres, de science quelquefois ou autres ; les poètes anglais lui étaient familiers, et quelques vers d’eux la faisaient rêver. Mariant ainsi cette culture d’esprit aux soins les plus réguliers de sa famille et de sa maison, elle prétendait que cela s’entr’aide, qu’on sort d’une de ces occupations mieux préparé à l’autre, et elle allait jusqu’à dire en plaisantant que d’apprendre le latin sert à faire les confitures. Cependant les plus nobles et les plus glorieuses amitiés se formaient autour d’elle. M. de Chateaubriand lui consacrait des heures, et elle écrivait fréquemment sous sa dictée les grandes pages futures. Dès lors, je crois, elle entretenait avec Mme de Staël un commerce de lettres et des relations qui plus tard, au retour de l’exilée illustre, devaient encore se resserrer. Pour ceux qui n’ont vu que les portraits, il est impossible de ne pas trouver entre ces deux femmes, dont les œuvres sont si différentes de caractère, une grande ressemblance de physionomie, ne serait-ce que dans le noir des yeux et dans la coiffure. Mais l’âme ardente, la faculté d’indignation généreuse et de dévouement, l’énergie de sentir, voilà surtout ce qu’elles avaient de commun, et ce par quoi l’auteur d’Édouard était sœur au fond, sœur germaine de l’auteur de Delphine.

Si j’osais hasarder le contraste, je nommerais encore pour terme de ressemblance un autre nom, un nom girondin aussi, mais tout plébéien, celui de Mme Roland. Dans ces soins de ménage et de simplicité domestique, alternant avec les emplois d’une pensée élevée, comment ne pas entrevoir un commencement de similitude ? Sous les différences d’éducation et de fortune, on découvrirait peut-être chez toutes deux d’autres rapports. L’esprit de Mme de Duras était plus délicat assurément, et moins mâle, moins étendu peut-être, que celui de la compagne d’échafaud de Kersaint : mais là non plus, pour l’âme et le cœur, elle ne le cédait en rien.

Mme de Duras fut ramenée en 1815 et comme fixée davantage à Paris par le mariage de sa fille aînée, mariage qui l’occupait beaucoup ; car elle portait l’entraînement jusque dans les maternelles tendresses. La Restauration lui causa une grande joie, mais elle la concevait à sa manière, et elle dut en souffrir bientôt et violemment, comme d’un objet qui échappe et qu’on aime. Sa société pourtant, grâce à ce séjour plus habituel à Paris, s’augmenta et s’embellit de plus en plus. C’étaient, sans parler de tous les personnages purement aristocratiques et diplomatiques, sans parler de M. de Chateaubriand qui s’y montrait peu les soirs, c’étaient MM. de Humboldt, Cuvier, Abel Rémusat ; Molé, de Montmorency, de Villèle, de Barante ; c’était M. Villemain vers qui elle se sentait portée, tant à cause de son prodigieux esprit de conversation qu’en faveur de ses opinions politiques modérées, aux confins du seul libéralisme qu’elle pût admettre. M. de Talleyrand retrouvait là, avec plus de jeunesse, une image des cercles de la maréchale de Luxembourg et de la maréchale de Beauveau ; mais il se plaignait galamment de ce trop de jeunesse, et qu’il lui fallût attendre quinze ans au moins encore, disait-il, pour que cela ressemblât tout-à-fait. Cependant au milieu de cet éclat extérieur du monde, la santé de Mme de Duras était depuis plusieurs années altérée, sans qu’elle changeât sa vie ; mais vers 1820 elle dut cesser à peu près de sortir. Son ame avait gardé une fraîcheur de sensibilité, une pureté de passion qu’elle portait dans tout ; elle accrut cette constante ardeur en présence de la maladie et des souffrances, elle s’appliqua à les subir, elle les voulut, elle les aima. Mais nous reviendrons tout-à-l’heure à cette belle partie d’elle-même.

Il n’y a pas trace jusqu’ici dans la vie de Mme de Duras d’essai littéraire ni d’intention d’écrire. Ce fut pur hasard en effet, si elle devint auteur. En 1820 seulement, ayant un soir raconté avec détail l’anecdote réelle d’une jeune négresse élevée chez la maréchale de Beauveau, ses amis, charmés de ce récit (car elle excellait à raconter), lui dirent : « Mais pourquoi n’écririez-vous pas cette histoire ? » Le lendemain, dans la matinée, la moitié de la nouvelle était écrite. Édouard vient ensuite ; puis deux ou trois autres petits romans non publiés, mais qui le seront avant peu, nous avons lieu de le croire. Elle s’efforçait ainsi de se distraire des souffrances du corps en peignant celles de l’ame ; elle répandait en même temps sur chacune de ces pages tendres un reflet des hautes consolations vers lesquelles, chaque jour, dans le secret de son cœur elle s’acheminait.

L’idée d’Ourika, d’Édouard, et probablement celle qui anime les autres écrits de Mme de Duras, c’est une idée d’inégalité, soit de nature, soit de position sociale, une idée d’empêchement, d’obstacle entre le désir de l’ame et l’objet mortel ; c’est quelque chose qui manque et qui dévore, et qui crée une sorte d’envie sur la tendresse ; c’est la laideur et la couleur d’Ourika, la naissance d’Édouard ; mais dans ces victimes dévorées et jalouses, toujours la générosité triomphe. L’auteur de ces touchans récits aime à exprimer l’impossible et à y briser les cœurs qu’il préfère, les êtres chéris qu’il a formés : le ciel seulement s’ouvre à la fin pour verser quelque rosée qui rafraîchit. Tandis que dans l’extérieur du monde Mme de Duras ne se présentait que par l’accord convenable et l’accommodement des opinions, là, dans ses écrits, elle se plaît à retracer l’antagonisme douloureux et le déchirement. C’est qu’au fond tout était lutte, souffrance, obstacle et désir dans cette belle ame, ardente comme les climats des tropiques où avait mûri sa jeunesse, orageuse comme les mers sillonnées par Kersaint ; c’est qu’elle était une de celles qui ont des instincts infinis, des essors violens, impétueux, et qui demandent en toute chose à la terre ce qu’elle ne tient pas ; qui, ingénument immodérées qu’elles sont, se portent, comme a dit quelque part l’abbé Prévost, d’une ardeur étonnante de sentimens vers un objet qui leur est incertain pour elles-mêmes ; qui aspirent au bonheur d’aimer sans bornes et sans mesure ; en qui chaque douleur trouve une proie facile ; une de ces ames gênées qui se heurtent sans cesse aux barreaux de la cage dans cette prison de chair.

Les romans d’Ourika et d’Édouard ne sont donc, selon nous, que l’expression délicate et discrète, une peinture détournée et adoucie pour le monde, de ce je ne sais quoi de plus profond qui fermentait au sein de Mme de Duras. Ourika rapportée du Sénégal, comme Mlle Aïssé l’avait été de Constantinople, reçoit, comme en son temps cette jeune Circassienne, une éducation accomplie ; mais, moins heureuse qu’elle, elle n’a pas la blancheur. Aussi tandis que Mlle Aïssé, aimée du chevalier d’Aydie, refuse de l’épouser pour ne pas le faire descendre, jouant ainsi quelque chose du rôle d’Édouard, la pauvre Ourika, méconnue de Charles qui ne croit qu’à de l’amitié, se dévore en proie à une lente passion qu’elle-même ne connaît que tard. Rien n’est mieux pris sur le fait que le mal et l’idée fixe d’Ourika, une fois éclairée sur sa couleur : « J’avais ôté de ma chambre tous les miroirs, je portais toujours des gants ; mes vêtemens cachaient mon cou et mes bras, et j’avais adopté, pour sortir, un grand chapeau avec un voile que souvent même je gardais dans la maison. Hélas ! je me trompais ainsi moi-même : comme les enfans je fermais les yeux et je croyais qu’on ne me voyait pas. » Le salon de la maréchale de Beauveau est caractérisé à ravir par l’héritière de son goût et de ses traditions ; les souvenirs de la terreur y revivent d’après des empreintes fidèles. Inégalité de rang, passion méconnue, gêne du monde, émigration ou terreur, les idées favorites de Mme de Duras se retrouvent là, les principaux points du cercle sont touchés. Et quand Ourika, sœur grise, dans ce couvent où tout-à-l’heure, par mégarde, il lui arrivait de citer Galatée, s’écrie, en parlant de l’image obstinée qui la poursuivait : « C’était celle des chimères dont je me laissais obséder ! Vous ne m’aviez pas encore appris, ô mon Dieu ! à conjurer ces fantômes ; je ne savais pas qu’il n’y a de repos qu’en vous ; » quand on entend ce simple élan interrompre le récit, on sent que l’auteur lui-même s’y échappe et s’y confond, et qu’il dit sa propre pensée par la bouche de cette martyre.

Édouard, plus développé qu’Ourika, est le titre littéraire principal de Mme de Duras. La scène se passe vers le même temps que pour Eugène de Rothelin ; les personnages sont également simples, purs, d’une compagnie parfaitement élégante, et du plus gracieux type d’amans qu’on ait formé. Mais ici ce n’est plus comme dans la charmante production de Mme de Souza, un idéal de conduite et de bonheur, et, ainsi que je crois l’avoir dit, une espèce de petit Jehan de Saintré ou de Galaor du XVIIIe siècle,. Il y a souffrance, désaccord ; le sentiment d’inégalité sociale est introduit. On en voit trace aussi dans Eugène, lorsque le héros au début s’éprend d’Agathe, la fille de sa bonne nourrice ; mais la convenance intervient aussitôt et triomphe, et elle a raison de triompher pour le plus grand bonheur de tous. Dans Édouard, c’est autrement grave et déchirant ; c’est le jeune plébéien qui se produit devant la noble et modeste Nathalie dans toute la séduction de sa timidité, de son instruction solide, de sa sensibilité vierge, de son front d’homme qui sait rougir ; c’est celui qui, quelques années plus tard, sera Barnave ou Hoche. Dans Édouard on voit deux siècles, deux sociétés aux prises, et le malheur qui frappe les amans devient le présage d’un avènement nouveau. L’effet des mêmes catastrophes sociales, qui ont leur retentissement dans les écrits de Mme de Souza et dans ceux de Mme de Duras, est curieux à constater par la différence. L’une perdit son premier mari, l’autre son père sur l’échafaud ; toutes deux subirent l’émigration ; mais les idées de l’une de ces personnes distinguées étaient déjà faites, pour ainsi dire ; ses impressions, la plupart, étaient prises. Si elle a peint dans la suite cette émigration avec ses malheurs, ça été uniquement au point de vue de l’ancienne société. Adèle de Sénange, composée avant la révolution, paraissait en 95 ; mais les romans qui succédèrent ne diffèrent pas notablement de ton ; une teinte mélancolique et funèbre ne les attriste pas. Eugène de Rothelin et Athénaïs sourient au bonheur, comme si la révolution n’avait pas dû les saisir à quelques années de là. Sauf Eugénie et Mathilde, les romans de Mme de Souza appartiennent au XVIIIe siècle vu de l’Empire. Les romans de Mme de Duras, au contraire, sont bien de la Restauration, écho d’une lutte non encore terminée, avec le sentiment de grandes catastrophes en arrière. Une de ses pensées habituelles était que pour ceux qui ont subi jeunes la Terreur, le bel âge a été flétri, qu’il n’y a pas eu de jeunesse, et qu’ils porteront jusqu’au tombeau cette mélancolie première. Ce mal qui date de la Terreur, mais qui sort de bien d’autres causes, qui s’est transmis à toutes les générations venues plus tard, ce mal de Delphine, de René, elle l’a donc, elle le peint avec nuance, elle le poursuit dans ses variétés, elle tâche de le guérir en Dieu. L’usage qu’elle fait des couvens et du prêtre la différencie surtout d’une manière bien tranchée d’avec Mme de Souza ; il y a entre elles deux, comme séparation sur ce point, tout le mouvement religieux qui a produit le Génie du Christianisme et les Méditations. Le couvent chez Mme de Duras est un vrai cloître, rude, austère, pénitent ; le prêtre est redevenu un vrai confesseur, et, comme dit Ourika, un vieux matelot qui connaît les tempêtes des ames.

Analyser Édouard marquerait bien peu de goût, et nous ne l’essaierons pas. On ne peut rien détacher d’un tel tissu, et il n’est point permis de le broder en l’admirant. S’il est quelques livres que les cœurs oisifs et cultivés aiment tous les ans à relire une fois, et qu’ils veulent sentir refleurir dans leur mémoire comme le lilas ou l’aubépine en sa saison, Édouard est un de ces livres. Entre toutes les scènes si finement assorties et enchaînées, la principale, la plus saillante, celle du milieu, quand, un soir d’été, à Faverange, pendant une conversation de commerce des grains, Édouard aperçoit Mme de Nevers au balcon, le profil détaché sur le bleu du ciel, et dans la vapeur d’un jasmin avec laquelle elle se confond, cette scène de fleurs données, reprises, de pleurs étouffés et de chaste aveu, réalise un rêve adolescent qui se reproduit à chaque génération successive ; il n’y manque rien ; c’est bien dans ce cadre choisi que tout jeune homme invente et désire le premier aveu ; sentiment, dessin, langue, il y a là une page adoptée d’avance par des milliers d’imaginations et de cœurs, une page qui, venue au temps de la Princesse de Clèves, en une littérature moins encombrée, aurait certitude d’être immortelle.

Le style de Mme de Duras, qui s’est mise si tard et sans aucune préméditation à écrire, ne se sent ni du tâtonnement ni de la négligence. Il est né naturel et achevé ; simple, rapide, réservé pourtant ; un style à la façon de Voltaire, mais chez une femme ; pas de manière, surtout dans Édouard ; un tact perpétuel, jamais de couleur équivoque et toutefois de la couleur déjà, au moins dans le choix des fonds et dans les accompagnemens ; enfin des contours très purs. En tout, des passions plus profondes que leur expression, et jamais d’emportement ni d’exubérance, non plus qu’en une conversation polie.

Pendant que Mme de Duras écrivait dans ses matinées ces gracieux romans où la qualité de l’écorce déguisait la sève amère, elle continuait de recevoir et de charmer le monde autour d’elle, malgré une santé de plus en plus altérée. Elle prenait même, on peut le soupçonner, une part assez active à la politique d’alors par ses amitiés et ses influences. Durant le congrès de Vérone, M. de Chateaubriand lui écrivait presque chaque jour ce qui s’y passait et les détails de ce grand jeu. Mais vers le même temps il se faisait en elle, tout au-dedans, un grand travail de soumission religieuse et de piété ; elle n’avait jamais été ce qu’on appelle dévote dans le courant de la vie ; elle arrivait aux sources élevées par réflexion, par refoulement solitaire, en vertu de toutes les puissances douloureuses qui l’oppressaient. Le jour où quelque personne intime, en 1824, la surprenait la plus vive contre les projets de M. de Villèle, tenant en main la brochure du comte Roy sur le 3 pour 0/0, s’en animant comme en connaissance de cause, et présageant par cette noble faculté d’indignation, qui était restée vierge au milieu du monde, la rupture inévitable de son éloquent ami, ce jour-là peut être, elle avait médité le matin sur l’une des réflexions chrétiennes qu’elle s’efforçait de mûrir. Elle avait gardé dans sa politique instinctive beaucoup du sang girondin, un élan généreux, dévoué, inutile, qui se brisait. Comme, à propos d’une de ces saillies de premier mouvement, un de ses amis lui faisait remarquer qu’elle avait bien droit d’être ainsi libérale, fille qu’elle était de M. de Kersaint : « Oh ! oui, mon pauvre père ! s’écria-t-elle, il aimait la liberté, il l’aimait comme il fallait ; il n’est pas allé trop loin dans la révolution, non, il a voulu défendre Louis xvi. » Elle distinguait soigneusement les idées libérales des idées révolutionnaires, ayant l’horreur des unes et le culte des autres. Ceci joint à l’habitude de se réprimer en dehors et à l’aisance de la femme du grand monde qui reprenait vite le dessus la ramenait tout-à-fait au type adouci de la restauration.

Cette nature trop franche devait percer toutefois et choquer à cette époque de partis irrités et dans une société d’étiquette ; on ne lui épargna l’envie ni la haine. On lui en voulait en certains cercles fanatiques pour l’éclat de son salon, pour ses opinions libérales, pour l’espèce de gens, disait-on, qu’elle voyait : ses amis recevaient quelquefois d’odieuses lettres anonymes. Elle ne put ignorer ces manèges, et elle en souffrait, et elle travaillait à se détacher en esprit d’un monde où les inimitiés sont si actives, où les amitiés deviennent trop souvent plus lentes et infidèles. Toutes ces passions humainement si nobles, ces zèles excessifs, soit politiques, soit maternels, ces préférences, ces fougues d’une ame qui aspire à trop étreindre, commencèrent de s’abattre peu à peu en prière et en larmes de paix devant Dieu. Ses souffrances physiques étaient devenues par momens atroces, insupportables ; elle les acceptait patiemment, elle s’appliquait de tout son cœur à souffrir, elle y mettait presque de la passion, si l’on ose dire, une passion dernière et sublime. Dans cette ruine successive des organes, son cœur sembla redoubler jusqu’au bout d’ardeur et de jeunesse. Presque séparée du monde alors, entourée des soins les plus constamment pieux par sa fille Mme la duchesse de Rauzan, tantôt à Paris, tantôt à Saint-Germain, finalement à Nice, où elle mourut en janvier 1829, elle fut toute aux pensées graves et immortelles qu’accompagnaient et nourrissaient encore des soins assidus de bienfaisance. Parmi les courtes Réflexions chrétiennes tracées de sa main, il en est sur les passions, la force, l’indulgence. Dans la première qui a pour titre Veillez et priez, on lit[1] : « Presque toutes ces douleurs morales, ces déchiremens de cœur qui bouleversent notre vie, auraient été prévenus si nous eussions veillé ; alors nous n’aurions pas donné entrée dans notre âme à ces passions qui toutes, même les plus légitimes, sont la mort du corps et de l’âme. Veiller, c’est soumettre l’involontaire… » Quel sens mélancolique et profond les simples paroles suivantes n’empruntent-elles pas sur les lèvres de Mme de Duras ? « À mesure qu’on avance, les illusions s’évanouissent, on se voit enlever successivement tous les objets de ses affections. L’attrait d’un intérêt nouveau, le changement des cœurs, l’inconstance, l’ingratitude, la mort, dépeuplent peu à peu ce monde enchanté dont la jeunesse faisait son idole… Aimer Dieu, c’est adorer à leur source les perfections que nous espérions trouver dans les créatures et que nous y avons vainement cherchées. Ce peu de bien qui se rencontre quelquefois dans l’homme, c’est en Dieu que nous eussions dû l’aimer ! » Plus loin elle implore la crainte de Dieu comme un aiguillon de la paresse et de la langueur ; elle demande la force, car, dit-elle, ce manque de force est un des grands dangers des conversions tardives. Mais on se fera idée surtout de sa manière de moraliste chrétien et de cette subtilité tendre, qui va jusqu’au dernier repli d’un sentiment, par la méditation sur l’indulgence :

L’INDULGENCE.
Pardonnez-leur, mon Dieu, car ils ne savent ce qu’ils font !
(Évangile.)


« Cette parole donne à la fois le précepte et la raison de l’indulgence. Il y a plusieurs manières de pardonner, toutes sont bonnes parce que toutes sont chrétiennes ; mais ces pardons diffèrent entre eux comme les vertus qui les ont produits. On pardonne pour être pardonné ; on pardonne parce qu’on se reconnaît digne de souffrir, c’est le pardon de l’humilité ; on pardonne pour obéir au précepte de rendre le bien pour le mal : mais aucun de ces pardons ne comprend l’excuse des peines qu’on nous a faites. Le pardon de Jésus-Christ est le vrai pardon chrétien ; « Ils ne savent ce qu’ils font. » Il y a dans ces touchantes paroles l’excuse de l’offenseur et la consolation de l’offensé, la seule consolation possible de ces douleurs morales, où le mal qu’on nous a fait n’est, pour ainsi dire, que secondaire. Ce qui met le comble au chagrin, c’est de trouver des torts sans excuse à ceux qu’on aime ; là il y a une excuse : « Ils ne savent ce qu’ils font ! » Ils nous ont déchiré le cœur, mais ils ne savaient ce qu’ils faisaient. Ils étaient aveuglés, leurs yeux étaient fermés ; vos propres souffrances sont le gage de leur ignorance. La pitié est dans le cœur de l’homme ; de grands torts viennent toujours d’un grand aveuglement. Comment croire qu’on puisse causer de sang-froid et volontairement ces chagrins déchirans qui font souffrir mille morts avant de mourir ? Comment croire qu’on voudrait briser un cœur qui, peut-être pendant des années entières, vous a chéri, adoré, excusé, qui avait fait de vous son idole ? Car telle est l’ingratitude, source des plus grands chagrins ; elle consiste à méconnaître les sentimens dont on est l’objet, parce que le cœur est incapable de les payer de retour et d’en produire de semblables : il y a là cette impuissance, cette ignorance qui font l’excuse. Donner l’affection à ceux qui ne la sentent pas, c’est vouloir donner la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds. Pardonnez-leur, mon Dieu, ils ne savent ce qu’ils font ; pardonnez-leur sans qu’ils aient à faire retour sur eux-mêmes, sans que ce pardon me soit compté pour une vertu, puisqu’il n’est qu’une justice ; mais ayez pitié de moi, et enseignez-moi à n’aimer que vous, et donnez-moi le repos ! Ainsi soit-il. »

Il n’y a rien à ajouter à de telles paroles. Mais ces différens degrés dans le pardon chrétien, ce premier degré où l’on pardonne pour être pardonné, c’est-à-dire par crainte ou par espoir, cet autre degré où l’on pardonne parce qu’on se reconnaît digne de souffrir, c’est-à-dire par humilité, celui enfin où l’on pardonne par égard au précepte de rendre le bien pour le mal, c’est-à-dire par obéissance, ces trois manières qui ne sont pas encore le pardon tout à fait supérieur et désintéressé, m’ont remis en mémoire ce qu’on lit dans l’un des pères du désert, traduit par Arnauld d’Andilly : « J’ai vu une fois, dit un saint abbé du Sinaï, trois solitaires qui avaient reçu ensemble une même injure et dont le premier s’était senti piqué et troublé, mais néanmoins, parce qu’il craignait la justice divine, s’était retenu dans le silence ; le second s’était réjoui pour soi du mauvais traitement qu’il avait reçu, parce qu’il en espérait être récompensé, mais s’en était affligé pour celui qui lui avait fait cet outrage ; et le troisième, se représentant seulement la faute de son prochain, en était si fort touché, parce qu’il l’aimait véritablement, qu’il pleurait à chaudes larmes. Ainsi l’on pouvait voir en ces trois serviteurs de Dieu trois différens mouvemens, en l’un la crainte du châtiment, en l’autre l’espoir de la récompense, et dans le dernier le désintéressement et la tendresse d’un parfait amour. » Et n’admirez-vous pas comment l’esprit chrétien se maintient fidèle en ceux qui l’ont, à travers les siècles, et arrive à peu près dans le vieil abbé du Sinaï ou dans la grande dame de nos jours aux mêmes distinctions morales et aux mêmes éclaircissemens ?

Ainsi se couronne une des vies les plus brillantes, les plus complètes, les plus décemment mélangées qu’on puisse imaginer, où concourent la révolution et l’ancien régime, où la naissance, et l’esprit, et la générosité forment un charme ; une vie de simplicité, de grand ton, de monde, et d’ardeur sincère ; une vie passionnée et pure, avec une fin admirablement chrétienne, comme on en lit dans les histoires de femmes illustres au xviiie siècle ; un harmonieux reflet des talens délicats, naturels, et des morts édifiantes de ce temps-là, mais avec un caractère nouveau qui tient aux orages de nos jours, et qui donne un prix singulier à tout l’ensemble[2].

Sainte-Beuve.
  1. Les ouvrages manuscrits laissés par Mme de Duras doivent être publiés, d’après l’intention qu’elle a marquée elle-même, par M. Valéry, dont le goût fin est si propre à les sentir. Nous avons cru toutefois pouvoir donner idée des Réflexions chrétiennes dont nous avions sous les yeux une copie, ces Réflexions ne devant pas être comprises dans la publication littéraire.
  2. Parmi les personnes que nous avons dû consulter pour cette notice, il est impossible de ne pas nommer M. Villemain à qui nous avons souvent dérobé des jugemens ou des impressions.