Poètes et romanciers modernes de la France/M. de Fontanes/02




POÈTES
ET
CRITIQUES LITTÉRAIRES
DE LA FRANCE.

XXXI.
M. DE FONTANES.[1]

SECONDE PARTIE.

M. de Fontanes, que nous savons poète (disions-nous en terminant la première partie), devient un critique au Mercure.

Il l’était déjà par le discours qui précède l’Essai sur l’Homme ; mais, ici il ne se renfermera plus dans un jugement formé à loisir sur des œuvres passées et déjà classées : c’est à la critique actuelle, polémique, irritable, qu’il met la main. Dans ce rapide détroit de l’entrée du siècle, il se lance avec décision : d’une part il nie, de l’autre il accueille ; il va proclamer avec éclat M. de Châteaubriand, il repousse d’abord Mme de Staël.

Dans le premier numéro du Mercure régénéré parut son premier extrait contre le livre de la Littérature : on vient de voir sa disposition de longue date envers l’auteur. J’ai moi-même analysé en détail et apprécié, dans un travail sur Mme de Staël[2], cette polémique de Fontanes. Ne voulant pas imiter un estimable, et du reste excellent, biographe, qui, dans la Vie de Fénelon, est pour Fénelon contre Bossuet, et qui, dans la Vie de Bossuet, passe à celui-ci contre Fénelon, je n’ai rien à redire ni à modifier. Seulement, tout ce qui précède explique mieux, de la part de Fontanes, cette spirituelle et éclatante malice de 1800 ; en étendant le tort sur un plus grand espace, je l’allége d’autant en ce point-là. Qu’y faire d’ailleurs ? On relira toujours, en les blâmant, les deux articles de Fontanes contre Mme de Staël, comme on relit les deux petites lettres de Racine contre Port-Royal : et Racine a de plus contre lui ce que M. de Fontanes n’a pas, l’ingratitude.

Dès la fin de son premier extrait sur le livre de Mme de Staël, Fontanes y opposait et citait quelques fragmens du Génie du Christianisme, non encore publié, que son ami lui avait adressés de Londres. M. de Châteaubriand arrivait lui-même en France au mois de mai 1800, et s’apprêta à publier. Fontanes, dont les conseils retardèrent l’apparition de tout l’ouvrage et déterminèrent le courageux auteur à une entière retouche, soutint de son présage heureux l’avant-courrière Atala[3] ; il appuya surtout, par deux extraits[4], le Génie du Christianisme qui se lançait enfin : son suffrage frappait juste plutôt que fort, comme il convient à un ami. La critique, en une main habile et puissante, à ce moment décisif de la sortie, est comme ce dieu Portunus des anciens, qui poussait le vaisseau hors du port :

Et pater ipse manu magnâ Portunus euntcm
Impulit

On a relu depuis long-temps les articles de Fontanes, recueillis à la suite du Génie du Christianisme : pareils encore à ces barques de pilote, qui, après avoir guidé le grand vaisseau à la sortie périlleuse, sont ensuite repris à son bord et traversent par lui l’Océan.

Je trouve quelques renseignemens bien précis sur ce moment littéraire décisif où parut le Génie du Christianisme. L’attention publique était grandement éveillée par les fragmens donnés au Mercure, puis, en dernier lieu, par Atala. Le parti philosophique, irrité, se tenait à l’affût ; le parti religieux se serrait, s’étendait, s’animait comme à une victoire. M. de Bonald venait au corps de bataille, M. de Châteaubriand ne se considérait qu’à l’avant-garde ; La Harpe, vieilli, était en tête de l’artillerie ; mais on craignait tout bas que, pour le cas présent, ses lingots, d’un trop gros calibre, ne portassent pas très loin. Fontanes servit la pièce en sa place, le coup porta. Dans une seule journée le libraire Migneret vendait pour mille écus, et il parlait déjà d’une seconde édition, la première était tirée à quatre mille exemplaires. La Harpe ne connut d’abord le livre que par le premier extrait de Fontanes ; il envoya aussitôt chercher l’auteur par Migneret. Il était hors de lui : « Voilà de la critique, voilà de la littérature ! Ah messieurs les philosophes, vous avez affaire à forte partie ! voici deux hommes : le jeune homme (c’était Fontanes) est mon élève, c’est moi qui l’ai annoncé. » Et il ajoutait que Fontanes finissait l’antique école, et que Châteaubriand en commençait une nouvelle. Il était même de l’avis de celui-ci contre Fontanes en faveur du merveilleux chrétien réprouvé par Boileau. Il passait, sans marchander, sur les hardiesses, sur les incorrections premières : « Bah ! bah ! ces gens-là ne voient pas que cela tient à la nature même de votre talent. Oh ! laissez-moi faire, je les ferai crier, je serre dur ! » La passion enlevait ainsi le vieux critique au-dessus de ses propres théories ; sa personnalité pourtant, son moi revenait à travers tout, et perçait dans sa trompette. Il s’échauffa si fort à son monologue, qu’il tomba à la fin en une espèce d’étourdissement.

Outre les articles de critique active, Fontanes donna au Mercure[5] un morceau sur Thomas, dans lequel l’élégance la plus parfaite exprime les plus incontestables jugemens. Il n’y a rien de mieux en cette manière ; c’est du La Harpe fini et perfectionné, et plus que cela ; pour une certaine rapidité de goût, c’est du Voltaire. Ainsi, voulant dire de Thomas qu’il savait rarement saisir dans un sujet les points de vue les plus simples et les plus féconds, le critique ajoute : « Il pensait en détail, si l’on peut parler ainsi, et ne s’élevait point assez haut pour trouver ces idées premières qui font penser toutes les autres. »

Mais Fontanes n’était déjà plus un homme privé. Quelque temps employé sous Lucien au ministère de l’intérieur, puis nommé député au corps législatif, il fut bientôt désigné par les suffrages de ses collègues au choix du Consul pour la présidence. Poète d’avant 89, critique de 1800, il va devenir orateur impérial. La même distinction le suit partout : son nom y gagne et s’étend. Toutefois ces palmes entrecroisées se supplantent un peu et se nuisent. Ce qui augmenta sa considération de son vivant, ne saurait servir également sa gloire.

J’irais plus haut peut-être au temple de Mémoire,
Si dans un genre seul j’avais usé mes jours,

a dit La Fontaine, lequel pourtant n’était ni recteur ni président d’aucun conseil sous Louis XIV.

Un avantage demeure, et il est grand : le caractère historique remplace à distance l’intérêt littéraire pâlissant. Il n’est pas indifférent, devant la postérité, d’avoir figuré au premier rang dans le cortége impérial, et d’y avoir compté par sa parole. Ces discours, présentés dans de sobres échantillons, suffisent à marquer l’époque qu’ils ornèrent, et où ils parurent d’accomplis témoignages de contenance toujours digne, de flatterie toujours décente, et de réserve parfois hardie. M. de Fontanes n’avait nullement partagé les idées de la fin du XVIIIe siècle sur la perfectibilité indéfinie de l’humanité, et la révolution l’avait plus que jamais convaincu de la décadence des choses, du moins en France. Il l’a dit dans une belle ode :

Hélas ! plus de bonheur eût suivi l’ignorance !
Le monde a payé cher la douteuse espérance
D’un meilleur avenir ;
Tel mourut Pélias, étouffé par tendresse
 Dans les vapeurs du bain dont la magique ivresse
Le devait rajeunir.

Après le bain de sang, après les triumvirs et leurs proscriptions, que faire ? qu’espérer ? Le siècle d’Auguste eût été l’idéal ; mais, pour la gloire des lettres, ce siècle d’Auguste, en France, était déjà passé avec celui de Louis XIV. Ainsi désormais, c’était, au mieux, un siècle d’Auguste sans la gloire des lettres ; c’était un siècle des Antonins, qui devenait le meilleur espoir et la plus haute attente de Fontanes. Son imagination, grandement séduite par le glorieux triomphateur, y comptait déjà. L’assassinat du duc d’Enghien lui tua son Trajan. Il continua pourtant de servir, enchaîné par ses antécédens, par ses devoirs de famille, par sa modération même. Il était monarchiste par goût, par principe : « Un pouvoir unique et permanent convient seul aux grands états, » disait-il ; sa plus grande peur était l’anarchie. Il resta donc attaché au seul pouvoir qui fût possible alors, s’efforçant en toute occasion, et dans la mesure de ses paroles, ou même de ses actes, de lui insinuer, à ce pouvoir trop ensanglanté d’une fois, mais non pas désespéré, la paix, l’adoucissement, de l’humaniser par les lettres, de le spiritualiser par l’infusion des doctrines sociales et religieuses

Græcia capta ferum victorem cepit…


Quand on lit aujourd’hui cette suite de vers où se décharge et s’exhale son arrière-pensée, l’ode sur l’Assassinat du duc d’Enghien, l’ode sur l’Enlèvement du Pape, on est frappé de tout ce qu’il dut par momens souffrir et contenir, pour que la surface officielle ne trahît rien au-delà de ce qui était permis. Si l’on ne voyait ses discours publics que de loin, on n’en découvrirait pas l’accord avec ce fond de pensée, on n’y sentirait pas les intentions secrètes et, pour ainsi dire, les nuances d’accent qu’il y glissait, que le maître saisissait toujours, et dont il s’irrita plus d’une fois ; on serait injuste envers Fontanes, comme l’ont été à plaisir plusieurs de ses contemporains, qui, serviteurs aussi de l’empire, n’ont jamais su l’être aussi décemment que lui[6].

Pour nous, qui n’avons jamais eu affaire aux rois ni aux empereurs de ce monde, mais qui avons eu mainte fois à nous prononcer devant ces autres rois, non moins ombrageux, ou ces prétendans de la littérature, nous qui savons combien souvent, sous notre plume, la louange apparente n’a été qu’un conseil assaisonné, nous entrerons de près dans la pensée de M. de Fontanes, et, d’après les renseignemens les plus précis, les plus divers et les mieux comparés, nous tâcherons de faire ressortir, à travers les vicissitudes, l’esprit d’une conduite toujours honorable, de marquer, sous l’adresse du langage, les intentions d’un cœur toujours généreux et bon.

M. de Fontanes fut président du corps législatif depuis le commencement de 1804 jusqu’au commencement de 1810 ; en tout, six fois porté par ses collègues, six fois nommé par Napoléon ; mais, comme tel, il cessa de plaire dès 1808, et son changement fut décidé. Déjà, tout au début, la mort du duc d’Enghien avait amené une première et violente crise. Le 21 mars 1804, de grand matin, Bonaparte le fit appeler, et, le mettant sur le chapitre du duc d’Enghien, lui apprit brusquement l’évènement de la nuit. Fontanes ne contint pas son effroi, son indignation. « Il s’agit bien de cela, lui dit le Consul : « Fourcroy va clore après-demain le corps législatif ; dans son discours il parlera, comme il doit, du complot réprimé ; il faut, vous, que, dans le vôtre, vous y répondiez ; il le faut. » — « Jamais ! s’écria Fontanes, et il ajouta que, bien loin de répondre par un mot d’adhésion, il saurait marquer par une nuance expresse, au moins de silence, son improbation d’un tel acte. À cette menace, la colère faillit renverser Bonaparte ; ses veines se gonflaient, il suffoquait : ce sont les termes de Fontanes, racontant le jour même la scène du matin à M. Molé, de la bienveillance de qui nous tenons le détail dans toute sa précision[7]. En effet, deux jours après (3 germinal), Fourcroy, orateur du gouvernement, alla clore la session du corps législatif, et, dans un incroyable discours, il parla des membres de cette famille dénaturée « qui auraient voulu noyer la France dans son sang pour pouvoir régner sur elle ; mais, s’ils osaient souiller de leur présence notre sol, s’écriait l’orateur, la volonté du Peuple français est qu’ils y trouvent la mort ! » Fontanes répondit à Fourcroy dans son discours, il n’est question d’un bout à l’autre que du Code civil qu’on venait d’achever, et de l’influence des bonnes lois : « C’est par là, disait-il (et chaque mot, à ce moment, chaque inflexion de voix portait), c’est par là que se recommande encore la mémoire de Justinien, quoiqu’il ait mérité de graves reproches. » Et encore : « L’épreuve de l’expérience va commencer : qu’ils (les législateurs du Code civil) ne craignent rien pour leur gloire : tout ce qu’ils ont fait de juste et de raisonnable demeurera éternellement ; car la raison et la justice sont deux puissances indestructibles qui survivront à toutes les autres[8]. » Il y a plus : le lendemain (4 germinal), Fontanes, à la tête de la députation du corps législatif, porta la parole devant le Consul, à qui l’assemblée, en se séparant, venait de décerner une statue, comme à l’auteur du Code civil (singulière et sanglante coïncidence) ; il disait : « Citoyen premier Consul, un empire immense repose depuis quatre ans sous l’abri de votre puissante administration. La sage uniformité de vos lois en va réunir de plus en plus tous les habitans. » Le discours parut dans le Moniteur, et, au lieu de la sage uniformité de vos lois, on y lisait de vos mesures. Qu’on n’oublie toujours pas le duc d’Enghien fusillé quatre jours auparavant : le Consul espérait, par cette fraude, confisquer à la mesure l’approbation du corps législatif et de son principal organe. Fontanes, indigné, courut au Moniteur, et exigea un erratum qui fut inséré le 6 germinal, et qu’on y peut lire imprimé en aussi petit texte que possible. Cela fait, il se crut perdu ; de même qu’il avait de ces premiers mouvemens qui sont de l’honnête homme avant tout, il avait de ces crises d’imagination qui sont du poète. En ne le jugeant que sur sa parole habile, on se méprendrait tout-à-fait sur le mouvement de son esprit et sur la vivacité de son ame. Quoi qu’il en soit, il avait quelque lieu ici de redouter ce qui n’arriva pas. Mais Bonaparte fut profondément blessé, et, depuis ce jour, la fortune de Fontanes resta toujours un peu barrée par son milieu. Nous sommes si loin de ces temps, que cela aura peine à se comprendre ; mais, en effet, si comblé qu’il nous paraisse d’emplois et de dignités, certaines faveurs impériales, alors très haut prisées, ne le cherchèrent jamais. Que sais-je ? dotation modique, pas le grand cordon ; ce qu’on appelait les honneurs du Louvre, qu’il eut jusqu’à la fin à titre de sénateur, mais que ne conserva pas Mme de Fontanes, dès qu’il eut cessé d’être président du corps législatif : l’errata du Moniteur, au fond, était toujours là.

Un autre errata s’ajouta ensuite au premier, nous le verrons ; et, même en plein empire, à dater d’un certain moment, il pouvait dire tout bas à sa muse intime dans ses tristesses de l’Anniversaire :

De tant de vœux trompés fais rougir mon orgueil !

Pourtant Fontanes continua, durant quatre années, de tenir sans apparence de disgrace la présidence du corps législatif. Proposé à chaque session par les suffrages de ses collègues, il était choisi par l’empereur. La situation admise, on avait en lui par excellence l’orateur bienséant. Les discours qu’il prononçait à chaque occasion solennelle tendaient à insinuer au conquérant les idées de la paix et de la gloire civile, mais enveloppées dans des redoublemens d’éloges qui n’étaient pas de trop pour faire passer les points délicats. Napoléon avait un vrai goût pour lui, pour sa personne et pour son esprit ; et lui-même, à ces époques d’Austerlitz et d’Iéna, avait, malgré tout, et par son imagination de poète, de très grands restes d’admiration pour un tel vainqueur. Mais un orage se forma : Napoléon était en Espagne, et de là il eut l’idée d’envoyer douze drapeaux conquis sur l’armée d’Estramadure au corps législatif, comme un gage de son estime. Fontanes, en tête d’une députation, alla remercier l’impératrice : celle-ci, prenant le gage d’estime trop au sérieux, répondit qu’elle avait été très satisfaite de voir que le premier sentiment de l’empereur, dans son triomphe, eût été pour le corps qui représentait la nation. Là-dessus une note, arrivée d’Espagne, comme une flèche, et lancée au Moniteur, fit une manière d’errata à la réponse de l’impératrice, un errata injurieux et sanglant pour le corps législatif qu’on remettait à sa place de consultatif[9]. Fontanes sentit le coup, et dans la séance de clôture du 31 décembre 1808, c’est-à-dire quinze jours après l’offense, au nom du corps blessé, répondant aux orateurs du gouvernement, et n’épargnant pas les félicitations sur les trophées du vainqueur de l’Èbre, il ajouta : « Mais les paroles dont l’empereur accompagne l’envoi de ses trophées méritent une attention particulière : il fait participer à cet honneur les colléges électoraux. Il ne veut point nous séparer d’eux, et nous l’en remercions. Plus le corps législatif se confondra dans le peuple, plus il aura de véritable lustre ; il n’a pas besoin de distinction, mais d’estime et de confiance… » Et la phrase, en continuant, retournait vite à l’éloge ; mais le mot était dit, le coup était rendu. Napoléon le sentit avec colère, et dès-lors il résolut d’éloigner Fontanes de la présidence. L’établissement de l’université, qui se faisait, en cette même année, sur de larges bases, lui avait déjà paru une occasion naturelle d’y porter Fontanes comme grand-maître, et il songea à l’y confiner ; car, si courroucé qu’il fût à certains momens, il ne se fâchait jamais avec les hommes que dans la mesure de son intérêt et de l’usage qu’il pouvait faire d’eux. Il dut pourtant, faute du candidat qu’il voulait lui substituer[10], le subir encore comme président du corps législatif durant toute l’année 1809. Fontanes, toujours président et déjà grand-maître, semblait cumuler toutes les dignités, et il était pourtant en disgrace positive.

Il s’y croyait autant et plus que jamais, lorsque, dans l’automne de 1809, une lettre du maréchal Duroc lui notifia que l’empereur l’avait désigné pour le voyage de Fontainebleau ; c’était, à une certaine politesse près, comme les Fontainebleau et les Marly de Louis XIV, et le plus précieux signe de la faveur souveraine. Il se rendit à l’ordre, et, dans la galerie du château, après le défilé d’usage, l’empereur, repassant devant lui, lui dit : Restez ; et quand ils furent seuls, il continua : « Il y a longtemps que je vous boude, vous avez dû vous en apercevoir ; j’avais bien raison. » Et comme Fontanes s’inclinait en silence, et de l’air de ne pas savoir : « Quoi ? vous m’avez donné un soufflet à la face de l’Europe, et sans que je pusse m’en fâcher… Mais je ne vous en veux plus ;… c’est fini. »

Durant cette année 1809, Fontanes, comme grand-maître, avait eu à lutter contre toutes sortes de difficultés et de dégoûts : de perpétuels conflits, soit avec le ministre de l’intérieur, duquel il se voulait indépendant, soit avec Fourcroy, resté directeur de l’instruction publique et qui ne pouvait se faire à l’idée d’abdiquer, allaient rendre intolérable une situation dans laquelle la bienveillance impériale ne l’entourait plus. Il offrait vivement sa démission : « D’un côté, écrivait-il, je vois un ministre qui surveille l’instruction publique, de l’autre un conseiller d’état qui la dirige ; je cherche la place du grand-maître, et je ne la trouve pas. » Il récidiva cette offre pressante de démission jusqu’à trois fois. La troisième (c’était sans doute après le voyage de Fontainebleau), l’empereur lui dit : « Je n’en veux pas, de votre démission ; s’il y a quelque chose à faire, exposez-le dans un mémoire, j’en prendrai connaissance moi-même ; j’y répondrai. » La rentrée ouverte de Fontanes dans les bonnes graces du chef aplanit dès-lors beaucoup de choses.

Dès septembre 1808, et aussitôt qu’il avait été nommé grand maître, Fontanes avait songé à faire de l’université l’asile de bien des hommes honorables et instruits, battus par la révolution, soit membres du clergé, soit débris des anciens ordres, des oratoriens, par exemple, pour lesquels il avait conservé une haute idée et une profonde reconnaissance. Ces noms, suivant lui (et il les présentait de la sorte à l’empereur), étaient des garanties pour les familles, des indications manifestes de l’esprit social et religieux qu’il s’agissait de restaurer. À cette idée générale se joignait chez lui une inspiration de bonté et d’obligeance infinie pour les personnes, qui faisait dans le détail sa direction la plus ordinaire. Il penchait donc pour un conseil de l’université très nombreux, et il aurait voulu tout d’abord en remplir les places avec des noms que désignaient d’autres services. Ce n’était pas l’avis de l’empereur, toujours positif et spécial. Nous possédons là-dessus une précieuse note, qui rend les paroles mêmes prononcées par Napoléon dans une conversation avec M. de Fontanes à Saint-Cloud, le lundi 19 septembre 1808 : nous la reproduisons religieusement. Patience ! le côté particulier de la question va vite s’agrandir en même temps que se creuser sous son coup d’œil. Ce n’est pas seulement de l’administration en grand, c’est de la nature humaine éclairée par un Machiavel ou un La Rochefoucauld empereur.

« Dans une première formation, tous les esprits diffèrent. Mon opinion est qu’il ne faut pas nommer pendant plusieurs années les conseillers ordinaires.

« Il faut attendre que l’université soit organisée comme elle doit l’être.

« Trente conseillers dans une première formation ne produiraient que désordre et qu’anarchie.

« On a voulu que cette tête opposât une force d’inertie et de résistance aux fausses doctrines et aux systèmes dangereux.

« Il ne faut donc composer successivement cette tête que d’hommes qui aient parcouru toute la carrière et qui soient au fait de beaucoup de choses.

« Les premiers choix sont en quelque sorte faits comme on prend des numéros à la loterie.

« Il ne faut pas s’exposer aux chances du hasard. Dans les premières séances d’un conseil ainsi nommé, je le répète, tous les esprits diffèrent ; chacun apporte sa théorie et non son expérience.

« On ne peut être bon conseiller qu’après une carrière faite.

« C’est pourquoi j’ai fait moi-même voyager mes conseillers d’état avant de les fixer auprès de moi. Je leur ai fait amasser beaucoup d’observations diverses avant d’écouter les leurs.

« Les inspecteurs, dans ce moment, sont donc vos ouvriers les plus essentiels. C’est par eux que vous pouvez voir et toucher toute votre machine. Ils rapporteront au conseil beaucoup de faits et d’expérience, et c’est là votre grand besoin. Il faut donc les faire courir à franc étrier dans toute la France, et leur recommander de séjourner au moins quinze jours dans les grandes villes. Les bons jugemens ne sont que la suite d’examens répétés.

« Souvenez-vous que tous les hommes demandent des places.

« On ne consulte que son besoin, et jamais son talent.

« Peut-être même vingt conseillers ordinaires, c’est beaucoup, cela compose la tête du corps d’élémens hétérogènes. Le véritable esprit de l’université doit être d’abord dans le petit nombre. Il ne peut se propager que peu à peu, que par beaucoup de prudence, de discrétion et d’efforts persévérans.

« … Fontanes, savez-vous ce que j’admire le plus dans le monde ?… C’est l’impuissance de la force pour organiser quelque chose.

« Il n’y a que deux puissances dans le monde, le sabre et l’esprit.

« J’entends par l’esprit les institutions civiles et religieuses… À la longue, le sabre est toujours battu par l’esprit. »

Est-il besoin de faire ressortir tout ce qu’a de prophétique, dans une telle bouche, cet aveu, ce cri éclatant, soudain, jeté là comme en postscriptum, sans qu’on nous en donne la liaison avec ce qui précède, sans qu’il y ait eu d’autre liaison peut-être : vraies paroles d’oracle !

Ô vous tous, puissans, qui vous croiriez forts sans l’esprit, rappelez-vous toujours qu’en ses heures de miracle, entre Iéna et Wagram, c’est ainsi que le sabre a parlé[11].

M. de Fontanes, en vue des générations survenantes, tendait à faire entrer dans l’université l’esprit moral, religieux, conservateur, et la plupart de ses choix furent en ce sens. Il proposa ainsi M. de Bonald à l’empereur comme conseiller à vie, et, durant plus d’un an, il eut à défendre la nomination devant l’empereur impatient, et presque contre M. de Bonald lui-même qui ne bougeait de Milhaud. Il eut moins de peine à faire agréer l’excellent M. Émery de Saint-Sulpice. Il fit nommer conseiller encore le P. Ballan oratorien, son ancien professeur de rhétorique ; M. de Sèze, frère du défenseur de Louis XVI, fut recteur d’académie à Bordeaux. Ces noms en disent assez sur l’esprit des choix. Ceux de M. de Fontanes n’étaient pas d’ailleurs exclusifs ; sa bienveillance, par instans quasi naïve, les étendait à plaisir, et lui-même proposa deux fois à la signature de l’empereur la nomination de M. Arnault, assez peu reconnaissant : « Ah ! c’est vous, vous, Fontanes, qui me proposez la nomination d’Arnault, fit l’empereur à la seconde insistance ; allons, à la bonne heure[12] ! » Quand M. Frayssinous vit interdire ses conférences de Saint-Sulpice, et se trouva momentanément sans ressources, M. de Fontanes, sur la demande d’une personne amie, le nomma aussitôt inspecteur de l’Académie de Paris. Sa générosité n’eut pas même l’idée qu’il pût y avoir inconvénient pour lui-même à venir ainsi en aide à ceux que l’empereur frappait. La vie de M. de Fontanes est pleine de ces traits, et cela rachète amplement quelques faiblesses publiques d’un langage, lequel encore, si l’on veut bien se reporter au temps, eut toujours ses réserves et sa décence.

Un jour, à propos des choix trop religieux et royalistes de M. de Fontanes dans l’université, l’empereur le traita un peu rudement devant témoins, comme c’était sa tactique, puis il le retint seul et lui dit en changeant de ton : « Votre tort, c’est d’être trop pressé ; vous allez trop vite ; moi, je suis obligé de parler ainsi pour ces régicides qui m’entourent. Tenez, ce matin, j’ai vu mon architecte ; il est venu me proposer le plan du Temple de la Gloire. Est-ce que vous croyez que je veux faire un Temple de la Gloire ?…. dans Paris ?… Non ; je veux une église, et dans cette église il y aura une chapelle expiatoire, et l’on y déposera les restes de Louis XVI et de Marie Antoinette. Mais il me faut du temps, à cause de ces gens (il disait un autre mot) qui m’entourent. » Je donne les paroles ; les prendra-t-on maintenant pour sincères ? La politique de Bonaparte était là : tenir en échec les uns par les autres. Le dos tourné à Berlier et au côté de la révolution, il jetait ceci à l’adresse de Fontanes et des monarchiens.

En 1811, dans cet intervalle de paix, il s’occupa beaucoup d’université. Un jour, dans un conseil présidé par l’empereur, Fontanes, en présence de conseillers-d’état qu’il jugeait hostiles, eut une prise avec Regnault de Saint-Jean-d’Angely, et il s’emporta jusqu’à briser une écritoire sur la table du conseil. L’empereur le congédia immédiatement : il rentra chez lui, se jugeant perdu et songeant déjà à Vincennes. La soirée se passa en famille dans des transes extrêmes, dont on n’a plus idée sous les gouvernemens constitutionnels. Mais, fort avant dans la soirée, l’empereur le fit mander et lui dit en l’accueillant d’un air tout aimable : « Vous êtes un peu vif, mais vous n’êtes pas un méchant homme. » — Il se plaisait beaucoup à la conversation de Fontanes, et il lui avait donné les petites entrées. Trois fois par semaine, le soir, Fontanes allait causer aux Tuileries. Au retour dans sa famille, quand il racontait la soirée de tout à l’heure, sa conversation si nette, si pleine de verve, s’animait encore d’un plus vif éclat[13]. Il ne pouvait s’empêcher pourtant de trouver, à travers son admiration, que, dans le potentat de génie, perçait toujours au fond le soldat qui trône ; et il en revenait par comparaison dans son cœur à ses rêves de Louis XIV et du bon Henri, au souvenir de ces vieux rois qu’il disait formés d’un sang généreux et doux.

Ce que nous tâchons là de saisir et d’exprimer dans son mélange en pur esprit de vérité, ce que Napoléon tout le premier sentait et rendait si parfaitement lorsqu’il écrivait de Fontanes à M. de Bassano : « Il veut de la royauté, mais pas la nôtre : il aime Louis XIV et ne fait que consentir à nous, » la suite des vers qu’on possède aujourd’hui le dit et l’achève mieux que nous ne pourrions. Car le haut dignitaire de l’empire ne cessa jamais d’être poète, et, comme ce berger à la cour, que la fable a chanté, et à qui il se compare, il eut toujours sa musette cachée pour confidente. Eh bien ! qu’on lise, qu’on se laisse faire ! l’explication, l’excuse naturelle naîtra. Dans ses vers, si les griefs exprimés contre Bonaparte restèrent secrets, les éloges, prodigués tout à côté, ne devinrent pas publics. S’il se garda bien de divulguer l’Ode au duc d’Enghien, il s’abstint aussi de publier l’Ode sur les Embellissemens de Paris. C’est une consolation pour ceux qui jugent les éloges de ses discours exagérés, de les retrouver dans ses poésies, où ils ont certes deux caractères parfaitement nobles, la conviction et le secret. Fontanes, sous son manteau d’orateur impérial, n’était pas une nature de courtisan et de flatteur, comme on l’a tant cru et dit. Un jour, l’empereur lui demandait de lui réciter des vers, il désirait la pièce sur les Embellissemens de Paris dont il avait entendu parler : Fontanes lui récita des vers de la Grèce sauvée qui étaient plutôt républicains. — Un affidé de l’empereur vint un jour et lui dit : « Vous ne publiez rien depuis longtemps, publiez donc des vers, des vers où il soit question de l’empereur : il vous en saurait gré, il vous enverrait 100,000 francs, je gage ! » Ces sortes de gratifications étaient d’usage sous l’empire, et elles ne venaient jamais hors de propos à cause des frais énormes de représentation qui absorbaient les plus gros appointemens. Fontanes raconta l’insinuation à une personne amie, qui lui dit : « Vous pourriez publier les vers sur les Embellissemens de Paris ; ils sont faits, et l’éloge porte juste. » — « Oh ! je m’en garderais bien, s’écria-t-il en se frottant les mains comme un enfant ; ils seraient trop heureux dans les journaux de pouvoir tomber sur le grand-maître en une occasion qui leur serait permise. » — Il ne publia donc pas les Embellissemens de Paris, mais il fit imprimer les stances à M. de Châteaubriand, lequel était peu en agréable odeur[14].

Au milieu des affaires et de tant de soins, Fontanes pensait toujours aux vers ; la paresse chez lui, en partie réelle, était aussi, en partie, une réponse commode et un prétexte : il travaillait là-dessous. À diverses reprises, avant ses grandeurs, il avait songé à recueillir et à publier ses œuvres éparses ; il s’en était occupé en 89, en 96, et de nouveau en 1800. Les volumes même ont été vus alors tout imprimés entre ses mains ; mais un scrupule le saisit : il les retint, puis les fit détruire. Si ce fut par pressentiment de sa fortune politique, bien lui en prit. Il n’eût peut-être jamais été grand-maître, s’il eût paru poète autant qu’il l’était. Son beau nom littéraire le servit mieux, sans trop de pièces à l’appui.

Son poème de la Grèce sauvée, qu’il avait poussé si vivement durant les années de la proscription, ne lui tenait pas moins à cœur dans les embarras de sa vie nouvelle. Forcé de renoncer à une gloire poétique plus prochaine par des publications courantes, il se rejetait en imagination vers la grande gloire, vers la haute palme des Virgile et des Homère, et y fondait son recours. Il parlait sans cesse, dans l’intimité, de ce poème qu’il avait fait, presque fait, disait-il ; qu’il faisait toujours ! Il en hasardait parfois des fragmens à l’Institut. Il en expliquait à ses amis le plan, par malheur trop peu fixé dans leur mémoire. Une fois, après avoir passé six semaines presque sans interruption à Courbevoie, il écrivit à une personne amie d’y venir, si elle avait un moment : celle-ci accourut. Fontanes lui lut un chant tout entier terminé. Comme c’était au matin et qu’il n’était coiffé ni poudré, sa tête parut plus dépouillée de cheveux, et on le lui dit « Oh ! répondit Fontanes, j’en ai encore perdu depuis quinze jours ; quand je travaille, ma tête fume ! » Contraste à relever entre ce feu poétique ardent et ce que de loin on s’est figuré de la veine pure et un peu froide de Fontanes ! — Fontanes avait l’imagination vive, ardente, primesautière, sous son talent poétique élégant, comme, sous son habileté d’orateur et sa dignité de représentation, il avait une expérience d’enfant en beaucoup de choses, une vraie bonhomie et candeur et même brusquerie de caractère, le contraire du compassé, comme encore il avait de l’épicurien tout à côté de son respect religieux et de son affection chrétienne ; il était plein de ces contrastes, le tout formant quelque chose de naïf et de bien sincère.

En composant il n’écrivait jamais ; il attendait que l’œuvre poétique fût achevée et parachevée dans sa tête, et encore il la retenait ainsi en perfection sans la confier au papier. Ses brouillons, quand il s’y décidait, restaient informes, et ce qu’on a de manuscrits n’est le plus souvent qu’une dictée faite par lui à des amis, et sur leur instante prière ; plusieurs de ses ouvrages n’ont jamais été écrits de sa main. Je ne connaissais Fontanes que d’après les quelques vers d’ordinaire reproduits, et je me rappelle encore mon impression étonnée lorsque j’entendis, pour la première fois, ses odes inédites et d’éloquentes tirades de la Grèce sauvée, récitées de mémoire, après des années, par une bouche amie et admiratrice, comme par un rhapsode passionné. Cette dernière tentative des épopées classiques élégantes et polies m’arrivait oralement et toute vive, un peu comme s’il se fût agi, avant Pisistrate, d’un antique chant d’Homère.

On s’explique pourtant ainsi comment il a dû se perdre bien des portions de la Grèce sauvée. Et puis, dans son imagination volontiers riante et prompte, Fontanes se figurait peut-être en avoir achevé plus de chants qu’il n’en tenait en effet. La manière de travailler, dans l’école classique, ressemblait assez, il faut le dire, à la toile de Pénélope : on défaisait, on refaisait sans cesse ; on s’attardait, on s’oubliait aux variantes, au lieu de pousser en avant. On a réparé cela depuis : les immenses poèmes humanitaires gagnent aujourd’hui de vitesse les simples odes d’autrefois. Quoique les idées sur l’épopée proprement dite et régulière aient fort mûri dans ces derniers temps, et quoique le résultat le plus net de tant de dissertations et d’études soit qu’il n’en faut plus faire, on a fort à regretter que Fontanes n’ait pas donné son dernier mot dans ce genre épique virgilien. Les beautés mâles et chastes qui marquent son second chant sur Sparte et Léonidas, les beautés mythologiques, mystiques et magnifiquement religieuses du huitième chant, sur l’initiation de Thémistocle aux fêtes d’Éleusis, se seraient reproduites et variées en plus d’un endroit. Mais, telle qu’elle est, cette épopée inachevée renouvelle le sort et le naufrage de tant d’autres. Elle est allée rejoindre, dans les limbes littéraires, les poèmes persiques de Simonide de Céos, de Chœrilus de Samos[15]. De longue main, Eschyle, dans ses Perses, y a pourvu : c’est lui qui a fait là, une fois pour toutes, l’épopée de Salamine.

Properce, s’adressant en son temps au poète Ponticus, qui faisait une Thébaïde et visait au laurier d’Homère, lui disait (liv. I, élég. VII) :

Cùm tibi Cadmeæ dicuntur, Pontice, Thebæ
Armaque fraternæ tristia militiæ ;
Atque, ità sim felix, primo contendis Homero,
Sint modò fata tuis mollia carminibus…

ce que je traduis ainsi : « Ô Ponticus ! qui seras, j’en réponds, un autre Homère, pour peu que les destins te laissent achever tes grands vers ! » Et Properce oppose, non sans malice, ses modestes élégies qui prennent les devants pour plus de sûreté, et gagnent les cœurs.

Par bonheur, ici, Fontanes est à la fois le Properce et le Ponticus. Bien qu’on n’ait pas retrouvé les quatre livres d’odes dont il parlait à un ami un an avant sa mort, il en a laissé une suffisante quantité de belles, de sévères, et surtout de charmantes. Il peut se consoler par ses petits vers, comme Properce, de l’épopée qu’il n’a pas plus achevée que Ponticus. Quatre ou cinq des sonnets de Pétrarque me font parfaitement oublier s’il a terminé ou non son Afrique.

Un jour donc que, sur sa terrasse de Courbevoie, Fontanes avait tenté vainement de se remettre au grand poème, il se rabat à la muse d’Horace ; et, comme il n’est pas plus heureux que d’abord, il se plaint doucement à un pêcheur qu’il voit revenir de sa pêche, les mains vides aussi :

Pêcheur, qui des flots de la Seine
Vers Neuilly remontes le cours,
À ta poursuite toujours vaine
Les poissons échappent toujours.

Tu maudis l’espoir infidèle
Qui sur le fleuve t’a conduit,
Et l’infatigable nacelle
Qui t’y promène jour et nuit.

Des deux pêcheurs de Théocrite
Ton sommeil t’offrit le trésor ;
Hélas ! désabusé trop vite,
Tu vois s’enfuir le songe d’or.

Ici, rêvant sur ma terrasse,
Je n’ai pas un sort plus heureux :
J’invoque la muse d’Horace,
La muse est rebelle à mes vœux,

Jouet de son humeur bizarre,
Je dois compâtir à tes maux ;
Tiens, que ce faible don répare
Le prix qu’attendaient tes travaux.

La nuit vient : vers le toit champêtre
D’un front gai reprends ton chemin,
Dors content : tes filets peut-être
Sous leur poids fléchiront demain.

Demain peut-être, en cet asile,
Au chant de l’oiseau matinal,
Mon vers coulera plus facile
Que les flots purs de ce canal.

Ainsi, au moment où il dit que la muse d’Horace le fuit, il la ressaisit et la fixe dans l’ode la plus gracieuse. Il dit qu’il ne prend rien, et la manière dont il le dit devient à l’instant cette fine perle qu’il a l’air de ne plus chercher. De même, dans une autre petite ode exquise, lorsqu’au lieu de se plaindre, cette fois, de son rien-faire, il s’en console en le savourant :

Au bout de mon humble domaine,
Six tilleuls au front arrondi,

Dominant le cours de la Seine,
Balancent une ombre incertaine
Qui me cache aux feux du midi.

Sans affaire et sans esclavage,
Souvent j’y goûte un doux repos ;
Désoccupé comme un sauvage
Qu’amuse auprès d’un beau rivage
Le flot qui suit toujours les flots.

Ici, la rêveuse Paresse
S’assied les yeux demi-fermés,
Et, sous sa main qui me caresse,
Une langueur enchanteresse
Tient mes sens vaincus et charmés.

Des feuillets d’Ovide et d’Horace
Flottent épars sur ses genoux ;
Je lis, je dors, tout soin s’efface,
Je ne fais rien, et le jour passe ;
Cet emploi du jour est si doux !

Tandis que d’une paix profonde
Je goûte ainsi la volupté,
Des rimeurs dont le siècle abonde
La muse toujours plus féconde
Insulte à ma stérilité.

Je perds mon temps s’il faut les croire,
Eux seuls du siècle sont l’honneur,
J’y consens : qu’ils gardent leur gloire,
Je perds bien peu pour ma mémoire,
Je gagne tout pour mon bonheur.


Mais ne peut-on pas lui dire comme à Titus ? Il n’est pas perdu, ô poète, le jour où tu as dit si bien que tu le perdais !

Dans l’ode au Pêcheur, un trait touchant et délicat sur lequel je reviens, c’est le faible don que le poète déçu donne à son pauvre semblable, plus déçu que lui : cette obole doit leur porter bonheur à tous deux. Cet accent du cœur dénote dans le poète ce qui était dans tout l’homme chez Fontanes, une inépuisable humanité, une facilité plutôt extrême. Jamais il ne laissa une lettre de pauvre solliciteur sans y répondre : et il n’y répondait pas seulement par un faible don, comme on fait trop souvent en se croyant quitte ; il y répondait de sa main avec une délicatesse, un raffinement de bonté : haud ignara mali. — On aime, dans un poète virgilien, à entremêler ces considérations au talent, à les en croire voisines.

Les petites pièces délicieuses, à la façon d’Horace, nous semblent le plus précieux, le plus sûr de l’héritage poétique de Fontanes. Elles sont la plupart datées de Courbevoie, son Tibur : moins en faveur (somme toute et malgré le pardon de Fontainebleau) depuis 1809, plus libre par conséquent de ses heures, il y courait souvent et y faisait des séjours de plus en plus goûtés. Les stances à une jeune Anglaise, qui se rapportaient à un bien ancien souvenir, ne lui sont peut-être venues que là, dans cette veine heureuse. Pureté, sentiment, discrétion, tout en fait un petit chef-d’œuvre, à qui il ne manque que de nous être arrivé par l’antiquité. C’est comme une figure grecque, à lignes extrêmement simples, une virginale esquisse de la Vénusté ou de la Pudeur, à peine tracée dans l’agate par la main de Pyrgotèle. Il en faut dire autant de l’ode : Où vas-tu, jeune Beauté ; tout y est d’un Anacréon chaste, sobre et attendri. Fontanes aimait à la réciter aux nouvelles mariées, lorsqu’elles se hasardaient à lui demander des vers :

Où vas-tu, jeune Beauté ?
Bientôt Vesper va descendre ;
Dans cet asile écarté
La nuit pourra te surprendre ;
Du haut d’un tertre lointain,
J’ai vu ton pied clandestin
Se glisser sous la bruyère :
Souvent ton œil incertain
Se détournait en arrière.

Mais ton pas s’est ralenti,
Il s’arrête, et tu chancelles ;
Un bruit sourd a retenti,
Tu sens des craintes nouvelles
Est-ce un faon qui te fait peur ?
Est-ce la voix de ta sœur
Qui t’appelle à la veillée ?
Est-ce un faune ravisseur
Qui soulève la feuillée ?

Dieux ! un jeune homme paraît,
Dans ces bois il suit ta route,
T’appelant d’un doigt discret
Au plus épais de leur voûte ;
Il s’approche, et tu souris ;

Diane sous ces abris
Dérobe son front modeste
Un doux baiser t’est surpris,
Les bois m’ont caché le reste.

Pan, et la Terre, et Sylvain,
En ont pu voir davantage ;
Jamais ne s’égare en vain
Une nymphe de ton âge ;
Les zéphirs ont murmuré,
Philomèle a soupiré
Sa chanson mélodieuse ;
Le ciel est plus azuré,
Vénus est plus radieuse.

Nymphe aimable, ah ! ne crains pas
Que mon indiscrète lyre
Ose flétrir tes appas
En publiant ton délire ;
J’aimai : j’excuse l’amour ;
Pars sans bruit : qu’à ton retour
Nul écho ne te décèle,
Et que jusqu’au dernier jour
Ton amant te soit fidèle !

Si, perfide à ses sermens,
Hélas ! il devient volage,
Du cœur je sais les tourmens,
Et ma lyre les soulage ;
Je chanterai dans ces lieux :
Des pleurs mouilleront tes yeux
Au souvenir du parjure,
Mais ces pleurs délicieux
D’amour calment la blessure.


Dans cette adorable pièce, comme le rhythme sert bien l’intention, et tout à la fois exprime le malin, le tendre et le mélancolique ! Comme cette strophe de neuf vers déjoue à temps et dérobe vers la fin la majesté de la strophe de dix, et la piquant, l’excitant d’une rime redoublée, la tourne soudain et l’incline d’une chute aimable à la grace ! Fontanes sentait tout le prix du rhythme ; il le variait curieusement, il l’inventait. Dans la touchante pièce intitulée : Mon Anniversaire[16], il fait une strophe exprès conforme à la marche attristée, résignée et finalement tombante de sa pensée. Il aimait à employer ce rhythme de cinq vers de dix syllabes, depuis si cher à Lamartine, et qui n’avait qu’à peine été traité encore, soit au XVIIe siècle[17], soit même au XVIe. Sur les rimes, il a les idées les plus justes ; il en aime la richesse, mais sans recherche opiniâtre « Une affectation continue de rimes trop fortes et trop marquées donnerait, pense-t-il[18], une pesante uniformité à la chute de tous les vers. » On dirait qu’il entend de loin venir cette strophe magnifique et formidable, trop pareille au guerrier du moyen-âge qui marche tout armé et en qui tout sonne. En garde contre le relâchement de Voltaire, il est, lui, pour l’excellent goût de Racine et de Boileau, qui font naître une harmonie variée d’un adroit mélange de rimes, tantôt riches et tantôt exactes. André Chénier sur ce point ne pratique pas mieux.

À Courbevoie, dans un petit cabinet au fond du grand, il avait le boudoir du poète, le lectulus des anciens : tout y était simple et brillant (simplex munditiis). Les murs se décoraient d’un lambris en bois des îles, espèce de luxe alors dans sa nouveauté. Une glace sans tain faisait porte au grand cabinet ; la fenêtre donnait sur les jardins, et la vue libre allait à l’horizon saisir les flèches élancées de l’abbaye de Saint-Denis. En face d’un canapé, seul meuble du gracieux réduit, se trouvait un buste de Vénus : elle était là, l’antique et jeune déesse, pour sourire au nonchalant lecteur quand il posait son Horace au Donec gratus eram, quand il reprenait son Platon entr’ouvert à quelque page du Banquet. Or, une fois par semaine, le dimanche, M. de Fontanes avait à dîner l’université, recteurs, conseillers, professeurs, et il faisait admirer sa vue, il ouvrait sans façon le pudique boudoir. Mais le buste de Vénus ! et dans le cabinet d’un grand maître ! Quelques-uns, vieux ou jeunes, encore jansénistes ou déjà doctrinaires, se scandalisèrent tout bas, et on le lui redit. De là sa petite ode enchantée :

Loin de nous, Censeur hypocrite
Qui blâmes nos ris ingénus !
En vain le scrupule s’irrite,
Dans ma retraite favorite
J’ai mis le buste de Vénus.
 

Je sais trop bien que la volage
M’a sans retour abandonné ;
Il ne sied d’aimer qu’au bel âge ;
Au triste honneur de vivre en sage
Mes cheveux blancs m’ont condamné.

Je vieillis ; mais est-on blâmable
D’égayer la fuite des ans ?
Vénus, sans toi rien n’est aimable ;
Viens de ta grace inexprimable
Embellir même le bon sens.

L’illusion enchanteresse
M’égare encor dans tes bosquets ;
Pourquoi rougir de mon ivresse ?
Jadis les Sages de la Grèce
T’ont fait asseoir à leurs banquets.

Aux graves modes de ma lyre
Mêle des tons moins sérieux ;
Phébus chante, et le ciel admire ;
Mais, si tu daignes lui sourire,
Il s’attendrit et chante mieux.

Inspire-moi ces vers qu’on aime,
Qui, tels que toi, plaisent toujours ;
Répands-y le charme suprême
Et des plaisirs, et des maux même,
Que je t’ai dus dans mes beaux jours.

Ainsi, quand, d’une fleur nouvelle,
Vers le soir l’éclat s’est flétri,
Les airs parfumés autour d’elle
Indiquent la place fidèle
Où le matin elle a fleuri.


Nous saisissons sur le fait la contradiction naïve chez Fontanes le lendemain de cette ode toute grecque, il retrouvait les tons chrétiens les plus sérieux, les mieux sentis, en déplorant avec M. de Bonald la Société sans la Religion[19]. Je l’ai dit, l’épicurien dans le poète était tout à côté du chrétien, et cela si naturellement, si bonnement ! il y a en lui du La Fontaine. Ce cabinet favori nous représente bien sa double vue d’imagination : tout près le buste de Vénus, là-bas les clochers de Saint-Denis !

Ce parfum de simplicité grecque, cet extrait de grace antique, qu’on respire dans quelques petites odes de Fontanes, le rapproche-t-il d’André Chénier ? Ce dernier a, certes, plus de puissance et de hardiesse que Fontanes, plus de nouveauté dans son retour vers l’antique ; il sait mieux la Grèce, et il la pratique plus avant dans ses vallons retirés ou sur ses sauvages sommets. Mais André Chénier, en sa fréquentation méditée, et jusqu’en sa plus libre et sa plus charmante allure, a du studieux à la fois et de l’étrange ; il sait ce qu’il fait, et il le veut ; son effort d’artiste se marque même dans son triomphe. Au contraire, dans le petit nombre de pièces par lesquelles il rappelle l’idée de la beauté grecque (les Stances à une jeune Anglaise, l’ode à une jeune Beauté, au Buste de Vénus, au Pêcheur), Fontanes n’a pas trace d’effort ni de ressouvenir ; il a, comme dans la Grèce du meilleur temps, l’extrême simplicité de la ligne, l’oubli du tour, quelque chose d’exquis et en même temps d’infiniment léger dans le parfum. Par ces cinq ou six petites fleurs, il est attique comme sous Xénophon, et pas du tout d’Alexandrie. Si, dans la comparaison avec Chénier à l’endroit de la Grèce, Fontanes n’a que cet avantage, on en remarquera du moins la rare qualité. Il y a pourtant des endroits où il s’essaie directement, lui aussi, à l’imitation de la forme antique : il y réussit dans l’ode au Jeune Pâtre et dans quelques autres. Mais les habitudes du style poétique du XVIIIe et même du XVIIe siècle, familières à Fontanes, vont mal avec cette tournure hardie, avec ce relief heureux et rajeunissant, ici nécessaire, qu’André Chénier possède si bien et qu’atteignit même Ronsard.

Malgré tout, je veux citer, comme un bel échantillon du succès de Fontanes dans cette inspiration directe et imprévue de l’antique à travers le plein goût de XVIIIe siècle, la fin d’une ode contre l’Inconstance, qu’une convenance rigoureuse a fait retrancher à sa place dans la série des œuvres. Cette petite pièce est de 89. Le poète se suppose dans la situation de Jupiter, qui, après maint volage égarement, revient toujours à Junon. En citant, je me place donc avec lui au pied de l’Ida, et le plus que je puis sous le nuage d’Homère :

Que l’homme est faible et volage !
 Je promets d’être constant,
Et du nœud qui me rengage
Je m’échappe au même instant !

Insensé ! rougis de honte,

Quels faux plaisirs t’ont flatté !
Les jeux impurs d’Amathonte
Ne sont pas la Volupté.

Cette nymphe demi-nue
En secret reçut le jour
De la Pudeur ingénue
Qu’un soir atteignit l’Amour…

Ce n’est point une Ménade
Qui va, l’œil étincelant,
Des Faunes en embuscade
Braver l’essaim pétulant.

C’est la Vierge aimable et pure
Qui, loin du jour ennemi,
Laisse échapper sa ceinture
Et ne cède qu’à demi.

Si quelquefois on l’offense,
On la calme sans effort
Et sa facile indulgence
Fait toujours grace au remord…

Tu sais qu’un jour l’Immortelle
Qu’Amour même seconda
Vers son époux infidèle
Descendit au mont Ida.

Jupiter la voit à peine
Que les désirs renaissans,
Comme une flamme soudaine,
Ont couru dans tous ses sens :

« Non, dit-il, jamais Europe,
Io, Léda, Sémélé,
Cérès, Latone, Antiope,
D’un tel feu ne m’ont brûlé !

« Viens… » Il se tait, elle hésite,
Il la presse avec ardeur :
Au Dieu qui la sollicite
Elle oppose la pudeur.

Un nuage l’environne
Et la cache à tous les yeux :
De fleurs l’Ida se couronne,
Junon cède au roi des Dieux !
 

Leurs caresses s’entendirent,
L’écho ne fut pas discret :
Tous les antres les redirent
Aux nymphes de la forêt.

Soudain, pleurant leur outrage,
Elles vont, d’un air confus,
S’ensevelir sous l’ombrage
De leurs bois les plus touffus.
 


La galanterie spirituelle et vive de Parny, et sa mythologie de Cythère, n’avaient guère accoutumé la muse légère du XVIIIe siècle à cette plénitude de ton, à cette richesse d’accent. Au sein d’un zéphyr qui semblait sortir d’une toile de Watteau, on sent tout d’un coup une bouffée d’Homère :

De fleurs l’Ida se couronne,
Junon cède au roi des Dieux !

Fontanes avait aussi ses retours d’Hésiode : il vient de peindre la Vénus-Junon ; il n’a pas moins rendu, dans un sentiment bien richement antique, la Vénus-Cérés, si l’on peut ainsi la nommer ; c’est au huitième chant de la Grèce Sauvée :

Salut ! Cérès, salut ! tu nous donnas des lois ;
Nos arts sont tes bienfaits : ton céleste génie
Arracha nos aïeux au gland de Chaonie ;
Et la Religion, fille des Immortels,
Autour de ta charrue éleva ses autels.
Par toi changea l’aspect de la nature entière.
On dit que Jasion, tout couvert de poussière,
Premier des laboureurs, avec toi fut heureux :
La hauteur des épis vous déroba tous deux ;
Et Plutus, qui se plaît dans les cités superbes,
Naquit de vos amours sur un trône de gerbes.

Ce sont là de ces beautés primitives, abondantes, dignes d’Ascrée, comme Lucrèce les retrouvait dans ses plus beaux vers : l’image demi-nue conserve chasteté et grandeur.

Vers 1812, Fontanes vieillissant, et enfin résigné à vieillir, eut dans le talent un retour de sève verdissante et comme une seconde jeunesse :

Ce vent qui sur nos ames passe
Souffle à l’aurore, ou souffle tard.

Ces années du déclin de la vie lui furent des saisons de progrès poétique et de fertilité dans la production : signe certain d’une nature qui est forte à sa manière. Qu’on lise son ode sur la Vieillesse : il y a exprimé le sentiment d’une calme et fructueuse abondance dans une strophe toute pleine et comme toute savoureuse de cette douce maturité :

Le temps, mieux que la science,
Nous instruit par ses leçons ;
Aux champs de l’expérience
J’ai fait de riches moissons ;
Comme une plante tardive,
Le bonheur ne se cultive
Qu’en la saison du bon sens ;
Et, sous une main discrète
Il croîtra dans la retraite
Que j’ornai pour mes vieux ans.

S’il n’a pas plus laissé, il en faut moins accuser sa facilité, au fond, qui était grande, que sa main trop discrète et sa vue des choses volontiers découragée. Ce qui met M. de Fontanes au-dessus et à part de cette époque littéraire de l’empire, c’est moins la puissance que la qualité de son talent, surtout la qualité de son goût, de son esprit ; et par là il était plus aisément retenu, dégoûté, qu’excité. On le voit exprimer en maint endroit le peu de cas qu’il faisait de la littérature qui l’environnait. Sous Napoléon, il regrette qu’il n’y ait eu que des Chérile comme sous Alexandre ; sous les descendans de Henri IV, il regrette qu’il n’y ait plus de Malherbe : cette plainte lui échappe une dernière fois dans sa dernière ode. Dans celle qu’il a expressément lancée contre la littérature de 1812, il ne trouve rien de mieux pour lui que d’être un Silius, c’est-à-dire un adorateur respectueux, et à distance, du culte virgilien et racinien qui se perd. Les soi-disant classiques et vengeurs du grand siècle le suffoquent ; Geoffroy, dans ses injures contre Voltaire et sa grossièreté foncière de cuistre, ne lui paraît, avec raison, qu’un violateur de plus. Cette idée de décadence, si habituelle et si essentielle chez lui, honore plus son goût qu’elle ne condamne sa sagacité ; et, si elle ne le rapproche pas précisément de la littérature qui a suivi, elle le sépare avec distinction de celle d’alors, dans laquelle il n’excepte hautement que le chantre de Cymodocée.

Je ne puis m’empêcher, en cherchant dans notre histoire littéraire quelque rôle analogue au sien, de nommer d’abord le cardinal Duperron. En effet, Duperron aussi, poète d’une école finissante (de celle de Desportes), eut le mérite et la générosité d’apprécier le chef naissant d’une école nouvelle, et, le premier, il introduisit Malherbe près de Henri IV. Bayle a appelé Duperron le procureur-général du Parnasse de son temps, comme qui dirait aujourd’hui le maître des cérémonies de la littérature. Fontanes, dont on a dit quelque chose de pareil, lui ressemblait par son vif amour pour ce qu’on appelait encore les lettres, par sa bienveillance active qui le faisait promoteur des jeunes talens. C’est ainsi qu’il distingua avec bonheur et produisit la précocité brillante de M. Villemain. M. Guizot lui-même, qui commençait gravement à percer, lui dut sa première chaire[20]. Duperron, comme Fontanes, était, en son temps, un oracle souvent cité, un poète rare et plus regretté que lu ; après avoir brillé par des essais trop épars, lui aussi il parut à un certain moment quitter la poésie pour les hautes dignités et la représentation officielle du goût à la cour. Il est vrai que Fontanes, grand-maître, n’écrivit pas de gros traités sur l’Eucharistie, et qu’il lui manque, pour plus de rapport avec Duperron, d’avoir été cardinal comme l’abbé Maury. Celui-ci même semble s’être véritablement chargé de certains contrastes beaucoup moins dignes de ressemblance. Pourtant il y a cela encore entre l’hôte de Bagnolet et celui de Courbevoie, que la légèreté profane et connue de quelques-uns de leurs vers ne nuisit point à la chaleur de leurs manifestations chrétiennes et catholiques. Le cardinal Duperron avait, dans sa jeunesse, écrit de tendres vers, tels que ceux-ci, à une infidèle :

................
M’appeler son triomphe et sa gloire mortelle,
Et tant d’autres doux noms choisis pour m’obliger,
Indignes de sortir d’un courage[21] fidèle,
Où, si soudain après, l’oubli s’est vu loger !
................
Tu ne me verras plus baigner mon œil de larmes
Pour avoir éprouvé le feu de tes regards ;
Le temps contre tes traits me donnera des armes,
Et l’absence et l’oubli reboucheront tes dards.
................
Adieu, fertile esprit, source de mes complaintes,

Adieu, charmes coulans dont j’étais enchanté :
Contre le doux venin de ces caresses feintes
Le souverain remède est l’incrédulité.

Et le théologien vieilli, en les relisant avec pleurs, regrettait aussi, je le crains, la déesse aux douces amertumes :

......Non est dea nescia nostrî
Quæ dulcem curis miscet amaritiem
.

Ce qui revient à l’ode de Fontanes :

Répands-y le charme suprême
Et des plaisirs et des maux même
Que je t’ai dus dans mes beaux jours.

Mais c’est bien assez pousser ce parallèle pour ceux qui ont un peu oublié Duperron. Pour ceux qui s’en souviendraient trop, ne fermons pas sans rompre. Le Courbevoie de Fontanes se décorait de décence, s’ennoblissait par un certain air de voisinage avec le séjour de Rollin, par un certain culte purifiant des hôtes de Bâville, de Vignai et de Fresne.

Plus loin encore que Duperron, et à l’extrémité de notre horizon littéraire, je ne fais qu’indiquer comme analogue de Fontanes pour cette manière de rôle intermédiaire, Mellin de Saint-Celais, élégant et sobre poète, armé de goût, qui, le dernier de l’école de Marot, sut se faire respecter de celle de Ronsard, et se maintint dans un fort grand état de considération à la cour de Henri II.

M. Villemain, d’abord disciple de M. de Fontanes dans la critique qu’il devait bientôt rajeunir et renouveler, l’allait visiter quelquefois dans ces années 1812 et 1813. La chute désormais trop évidente de l’empire, l’incertitude de ce qui suivrait, redoublaient dans l’ame de M. de Fontanes les tristesses et les rêveries du déclin :

Majoresque cadunt altis de montibus umbræ.

Sous le lent nuage sombre, l’entretien délicat et vif n’était que plus doux. M. de Fontanes avait souvent passé sa journée à relire quelque beau passage de Lucrèce et de Virgile, à noter sur les pages blanches intercalées dans chacun de ses volumes favoris quelques réflexions plutôt morales que philologiques, quelques essais de traduction fidèle : « J’ai travaillé ce matin, disait-il ; ces vers de Virgile, vous savez :

Et varios ponit fœtus autumnus, et altè
Mitis in apricis coquitur vindemia saxis ;

« ces vers-là ne me plaisent pas dans Delille : les côtes vineuses, les grappes paresseuses ; voici qui est mieux, je crois :

Et des derniers soleils la chaleur affaiblie
Sur les coteaux voisins cuit la grappe amollie. »

Il cherchait par ces sons en i (cuit la grappe amollie) à rendre l’effet mûrissant des désinences en is du latin. Sa matinée s’était passée de la sorte sur cette douce note virgilienne, dans cet épicuréisme du goût. Ou bien, la serpe en main, soignant ses arbustes et ses fleurs, il avait peut-être redit, refait en vingt façons ces deux vers de sa Maison Rustique :

L’enclos où la serpette arrondit le pommier,
Où la treille en grimpant rit aux yeux du fermier,

et ce dernier vers enfin, avec ses r si bien redoublés et rapprochés, lui avait, à son gré, paru sourire.

Ou encore, dans ce verger baigné de la Seine, au bruit de la vague expirante, il avait exprimé amoureusement, comme d’un seul soupir, la muse de l’antique idylle,

Enflant près de l’Alphée une flûte docile ;

et ce doux souffle divinement trouvé lui avait empli l’ame et l’oreille presque tout un jour, comme tel vers du Lutrin à Boileau[22].

Insensiblement on parlait des choses publiques. M. Villemain avait été chargé d’un éloge de Duroc qui devait le produire près de l’empereur. Il s’y trouvait un portrait de l’aide-de-camp, piquant, rapide, brillamment enlevé ; l’autre jour, le délicieux causeur, avec une pointe de raillerie, nous le récitait encore ; rien que ce portrait-là portait avec lui toute une fortune sous l’empire ; mais y avait-il encore un empire ? Et si M. Villemain qui déjà, dans sa curiosité éveillée, lisait Pitt, Fox, venait à en parler, et se rejetait à l’espoir d’un gouvernement libre et débattu comme en Angleterre : « Allons, allons, lui disait M. de Fontanes, vous vous gâterez le goût avec toutes ces lectures. Que feriez-vous sous un gouvernement représentatif ? Bédoch vous passerait ! » Mot charmant, dont une moitié au moins reste plus vraie qu’on n’ose le dire ! N’est-ce pas surtout dans les gouvernemens de majorité, si excellens à la longue pour les garanties et les intérêts, que le goût souffre et que les délicats sont malheureux.

La parole vive, spirituelle, brillante, y a son jeu, son succès, je le sais bien ; mais, tout à côté, la parole pesante y a son poids. Qu’y faire ? On ne peut tout unir On avance beaucoup sur plusieurs points, on perd sur un autre ; l’utile dominant se passe aisément du fin et le Bédoch (puisque Bédoch il y a) ne se marie que de loin avec le Louis XIV.

Nous en conviendrons d’ailleurs, M. de Fontanes n’aimait point assez sans doute les difficultés des choses ; il n’en avait pas la patience ; et l’on doit regretter pour son beau talent de prose qu’il ne l’ait jamais appliqué à quelque grand sujet approfondi. L’Histoire de Louis XI qu’il avait commencée est restée imparfaite : une Histoire de France, dont il parlait beaucoup, n’a guère été qu’un projet. Lui-même cite quelque part Montesquieu, lequel, à propos des lois ripuaires, visigothes et bourguignonnes, dont il débrouille le chaos, se compare à Saturne qui dévore des pierres. L’estomac de son esprit, à lui, n’était pas de cette force-là. Son ami Joubert, en le conviant un peu naïvement à la lecture de Marculphe avait soin toutefois de ne lui conseiller que la préface. Son imagination l’avait fait, avant tout, poète, c’est-à-dire volage.

On est curieux de savoir, dans ce rôle important et prolongé de Fontanes au sein de la littérature, soit avant 89, soit depuis 1800, quelle était sa relation précise avec Delille. Était-il disciple, était-il rival ? — Ayant débuté en 1780, c’est-à-dire dix ans après le traducteur des Géorgiques, Fontanes le considérait comme maître, et en toute occasion il lui marqua une respectueuse déférence. Mais il est aisé de sentir qu’il le loue plus qu’il ne l’adopte, et que, depuis la traduction des Géorgiques, il le juge en relâchement de goût. D’ailleurs, il appuya l’homme des Champs dans le Mercure[23] ; lorsqu’il s’agit de rétablir l’absent boudeur sur la liste de l’institut, il prit sur lui de faire la démarche, et, sans avoir consulté Delille, il se porta garant de son acceptation. Les choses entre eux en restèrent là dans une mesure parfaitement décente, plus froide pourtant que ces témoignages ne donneraient à penser. Delille n’avait qu’un médiocre empressement vers Fontanes. En poésie et en art, on est dispensé d’aimer ses héritiers présomptifs, et Fontanes a pu parfois sembler à Delille un héritier collatéral, qui aurait été quelque peu un assassin, si l’indolent avait voulu. Mais sa poésie craignait le public, et la vitre des libraires plus encore que celle du brillant descriptif ne les cherchait.

On peut se faire aujourd’hui une autre question dont nul ne s’avisait dans le temps : quelle fut la relation de Fontanes à Millevoye ? — Fontanes est un maître, Millevoye n’est qu’un élève. Venu aux écoles centrales peu après que la proscription de fructidor en eut éloigné Fontanes, Millevoye ne put avoir avec lui que des rapports tout-à-fait rares et inégaux. Mais la considération, qui est tant pour les contemporains, compte bien peu pour la postérité ; celle-ci ne voit que les restes du talent ; en récitant la Chute des Feuilles, elle songe au Jour des Morts, et elle marie les noms.

Millevoye n’eût jamais été pour personne un héritier présomptif bien vivace et bien dangereux : mais Lamartine naissant !… qu’en pensa Fontanes ? Il eut le temps, avant de mourir, de lire les premières Méditations : je doute qu’il se soit donné celui de les apprécier. Dénué de tout sentiment jaloux, il avait ses idées très arrêtées en poésie française et très négatives sur l’avenir. Il admettait la régénération par la prose de Châteaubriand, point par les vers : « Tous les vers sont faits, répétait-il souvent avec une sorte de dépit involontaire, tous les vers sont faits ! » c’est-à-dire, il n’y a plus à en faire après Racine. Il s’était trop redit cela de bonne heure à lui-même dans sa modestie pour ne pas avoir quelque droit, en finissant, de le redire sur d’autres dans son impatience.

Mais nous avons anticipé. Les évènemens de 1813 remirent politiquement en évidence M. de Fontanes. Au sénat où il siégeait depuis sa sortie du corps législatif, il fut chargé, d’après le désir connu de l’empereur, du rapport sur l’état des négociations entamées avec les puissances coalisées, et sur la rupture de ce qu’on appelle les conférences de Châtillon. C’était la première fois que Napoléon consultait ou faisait semblant. Le rapport concluait, après examen des pièces, en invoquant la paix, en la déclarant possible et dans les intentions de l’empereur, mais à la fois en faisant appel à un dernier élan militaire pour l’accélérer. Ceux qui avaient toujours présent le discours de 1808 au corps législatif, ceux qui partageaient les sentimens de résistance exprimés concurremment par M. Lainé, purent trouver ce langage faible : Bonaparte dut le trouver un peu froid et bien mêlé d’invocations à la paix ; dans le temps en général, il parut digne[24]. 1814 arriva avec ses désastres. M. de Fontanes souffrait beaucoup de cet abaissement de nos armes ; il n’aimait guère plus voir en France les cocardes que la littérature d’outre-Rhin[25]. Sa conduite dans tout ce qui va suivre fut celle d’un homme honnête, modéré, qui cède, mais qui cède au sentiment, jamais au calcul.

Il avait, je l’ai dit, un grand fonds d’idées monarchiques, une horreur invincible de l’anarchie, un amour de l’ordre, de la stabilité presque à tout prix, et de quelque part qu’elle vînt. Le premier article de sa charte était dans Homère :

.......εἶς κοὶρανος ἔστω
εἶς βασιλεὺς........
Le pire des états, c’est l’état populaire.

Il disait volontiers comme ce sage satrape dans Hérodote : Puissent les ennemis des Perses user de la démocratie ! Il croyait cela vrai des grands états modernes, même des états anciens et de ces républiques grecques qui n’avaient acquis, selon lui, une grande gloire que dans les momens où elles avaient été gouvernées comme monarchiquement sous un seul chef, Miltiade, Cimon, Thémistocle, Périclès. Mais, ce point essentiel posé, le reste avait moins de suite chez lui et variait au gré d’une imagination aisément enthousiaste ou effarouchée, que, par bonheur, fixait en définitive l’influence de la famille. La réputation officiellement souvent ; il l’a remarqué lui même, et cela peut surtout s’appliquer à lui. Ce serait une illusion de perspective que de faire de M. de Fontanes un politique : encore un coup, c’était un poète au fond. Son dessous de cartes, le voulez vous savoir ? comme disait M. de Pomponne de l’amour de Mme de Sévigné pour sa fille. En 1805, président du corps législatif, il ne s’occupe en voyage que du poème des Pyrénées et des stances à l’ancien manoir de ses pères. En 1815, président du collége électoral à Niort, il fait les stances à la fontaine du Vivier et aux mânes de son frère. Voilà le dessous de cartes découvert : peu de politiques en pourraient laisser voir autant. En 1814, au sénat, il signa la déchéance, mais ce ne fut qu’avec une vive émotion, et en prenant beaucoup sur lui ; il fallut que M. de Talleyrand le tînt quelque temps à part, et, par les raisons de salut public, le décidât. On l’a accusé, je ne sais sur quel fondement, d’avoir rédigé l’acte même de déchéance, et je n’en crois rien[26]. Mais il n’en est peut-être pas ainsi d’autres actes importans et mémorables d’alors, sous lesquels il y aurait lieu à meilleur droit, et sans avoir besoin d’apologie, d’entrevoir la plume de M. de Fontanes. Cela se conçoit : il était connu par sa propriété de plume et sa mesure ; on s’adressait à lui presque nécessairement, et il rendait à la politique, dans cette crise, des services de littérateur, services anonymes, inoffensifs, désintéressés, et auxquels il n’attachait lui-même aucune importance. Mais voici à ce propos une vieille histoire. On était en 1778 ; deux beaux-esprits qui voulaient percer, M. d’Oigny et M. de Murville, concouraient pour le prix de vers à l’Académie française. Quelques jours avant le terme de clôture fixé pour la réception des pièces, M. d’Oigny va trouver M. de Fontanes et lui dit : « Je concours pour le prix, mais ma pièce n’est pas encore faite, il y manque une soixantaine de vers ; je n’ai pas le temps, faites-les moi. » Et M. de Fontanes les lui fit. M. de Murville, sachant cela, accourt à son tour vers M. de Fontanes : « Ne me refusez pas, je vous en prie, le même service. » Et le service ne fut pas refusé. On ajoute que les passages des deux pièces, que cita avec éloge l’Académie, tombèrent juste aux vers de Fontanes. Ce que M. de Fontanes, poète, était en 1778, il l’était encore en 1814 et 1815 ; l’anecdote, au besoin, peut servir de clé[27]. — Les sentimens, en tout temps publiés ou consignés dans ses vers, font foi de la sincérité avec laquelle, au milieu de ses regrets, il dut accueillir le retour de la race de Henri IV. Encore grand-maître lors de la distribution des prix de 1814, il put, dans son discours, avec un côté de vérité qui devenait la plus habile transition, expliquer ainsi l’esprit de l’université sous l’empire. « Resserrée dans ses fonctions modestes, elle n’avait point le droit de juger les actes politiques ; mais les vraies notions du juste et de l’injuste étaient déposées dans ces ouvrages immortels dont elle interprétait les maximes. Quand le caractère et les sentimens français pouvaient s’altérer de plus en plus par un mélange étranger, elle faisait lire les auteurs qui les rappellent avec le plus de grace et d’énergie. L’auteur du Télémaque et Massillon prêchaient éloquemment ce qu’elle était obligée de taire devant le génie des conquêtes, impatient de tout perdre et de se perdre lui-même dans l’excès de sa propre ambition. En rétablissant ainsi l’antiquité des doctrines littéraires, elle a fait assez voir, non sans quelque péril pour elle-même, sa prédilection pour l’antiquité des doctrines politiques. « Elle s’honore même des ménagemens nécessaires qu’elle a dû garder pour l’intérêt de la génération naissante ; et, sans insulter ce qui vient de disparaître, elle accueille avec enthousiasme ce qui nous est rendu. » Mais, en parlant ainsi, le grand-maître était déjà dans l’apologie et sur la défensive ; les attaques, en effet, pleuvaient de tous côtés. Nous avons sous les yeux des brochures ultra-royalistes publiées à cette date, et dans lesquelles il n’est tenu aucun compte à M. de Fontanes de ses efforts constamment religieux et même monarchiques au sein de l’université. Enfin, le 17 février 1815, une ordonnance émanée du ministère Montesquiou détruisit l’université impériale, et, dans la réorganisation qu’on y substituait, M. de Fontanes était évincé. Il l’était toutefois avec égard et dédommagement ; on y rendait hommage, dans le préambule, aux hommes qui avaient sauvé les bonnes doctrines au sein de l’enseignement impérial, et qui avaient su le diriger souvent contre le but même de son institution. L’ordonnance fut promulguée le 21 février, et Napoléon débarquait le 5 mars. Il s’occupait de tout à l’île d’Elbe, et n’avait pas perdu de vue M. de Fontanes. En passant à Grenoble, il y reçut les autorités et le corps académique, qui en faisait partie ; il dit à chacun son mot, et au recteur il parla de l’université et du grand-maître : — « Mais, sire, répondit le recteur, on a détruit votre ouvrage, on nous a enlevé M. de Fontanes ; » et il raconta l’ordonnance récente. — Eh bien ! dit Napoléon pour le faire parler, et peut-être aussi n’ayant pas très haute idée de son grand-maître comme administrateur, vous ne devez pas le regretter beaucoup, M. de Fontanes : un poète, à la tête de l’université ! » Mais le recteur se répandit en éloges[28]. Napoléon crut volontiers que M. de Fontanes, frappé d’hier et mécontent, viendrait à lui. Installé aux Tuileries, il songea à son absence ; il en parla. Une personne intimement liée avec M. de Fontanes fut autorisée à l’aller trouver et à lui dire : « Faites une visite aux Tuileries, vous y serez bien reçu, et le lendemain vous verrez votre réintégration dans le Moniteur. — Non, répondit-il en se promenant avec agitation ; non, je n’irai pas. On m’a dit courtisan, je ne le suis pas. À mon âge,… toujours aller de César à Pompée, et de Pompée à César, c’est impossible ! » — Et, dès qu’il le put, il partit en poste pour échapper plus sûrement au danger du voisinage. Il n’alla pas à Gand, c’eût été un parti trop violent, et qu’il n’avait pas pris d’abord : mais il voyagea en Normandie, revit les Andelys, la forêt de Navarre, regretta sa jeunesse, et ne revint que lorsque les cent jours étaient trop avancés pour qu’on fît attention à lui. Toute cette conduite doit sembler d’autant plus délicate, d’autant plus naturellement noble, que, sans compter son grief récent contre le gouvernement déchu, son imagination avait été de nouveau séduite par le miracle du retour et, comme quelqu’un devant lui s’écriait, en apprenant l’entrée à Grenoble ou à Lyon : « Mais c’est effroyable ! c’est abominable ! » — Eh ! oui, avait-il riposté, et ce qu’il y a de pis, c’est que c’est admirable ! » Nous avons franchi les endroits les plus difficiles de la vie politique de M. de Fontanes, et nous avons cherché surtout à expliquer l’homme, à retrouver le poète dans le personnage, sans altérer ni flatter. La pente qui nous reste n’est plus qu’à descendre. Il alla voir à Saint-Denis Louis XVIII revenant, qui l’accueillit bien, comme on le peut croire. Diverses sortes d’égards et de hauts témoignages, le titre de ministre d’état et d’autres ne lui manquèrent pas. Il ne fit rien d’ailleurs pour reconquérir la situation considérable qu’il avait perdue. Il fut, à la chambre des pairs, de la minorité indulgente dans le procès du maréchal Ney. Les ferveurs de la chambre de 1815 ne le trouvèrent que froid : monarchien décidé en principe, mais modéré en application, il inclina assez vers M. Decazes, tant que M. Decazes ne s’avança pas trop. Quand il vit le libéralisme naître, s’organiser, M. de Lafayette nommé à la chambre élective, il s’effraya du mouvement nouveau qu’il imputait à la faiblesse du système, et revira légèrement. On le vit, à la chambre des pairs, parler, dans la motion Barthélemy, pour la modification de la loi des élections qu’il avait votée en février 1817, et bientôt soutenir, comme rapporteur, la nouvelle loi en juin 1820. Tout cela lui fait une ligne politique intermédiaire, qu’on peut se figurer, en laissant à gauche le semi-libéralisme de M. Decazes, et sans aller à droite jusqu’à la couleur pure du pavillon Marsan. En 1819, une grande douleur le frappa. M. de Saint-Marcellin, jeune officier, plein de qualités aimables et brillantes, mais qui ne portait pas dans ses opinions politiques cette modération de M. de Fontanes, et de qui M. de Châteaubriand a dit que son indignation avait l’éclat de son courage, fut tué dans un duel, à peine âgé de vingt-huit ans. La tendresse de M. de Fontanes en reçut un coup d’autant plus sensible qu’il dut être plus renfermé. M. de Châteaubriand, à l’époque où il forma, avec le duc de Richelieu, le premier ministère Villèle, avait voulu rétablir la grande maîtrise de l’université, en faveur de M. de Fontanes. Au moment où il partait pour son ambassade de Berlin, il reçut ce billet, le dernier que lui ait écrit son ami : « Je vous le répète : je n’ai rien espéré, ni rien désiré, ainsi je n’éprouve aucun désappointement. « Mais je n’en suis pas moins sensible aux témoignages de votre amitié : ils me rendent plus heureux que toutes les places du monde. » Les deux amis s’embrassèrent une dernière fois, et ne se revirent plus. M. de Fontanes fut atteint, le 10 mars 1821, dans la nuit du samedi au dimanche, d’une attaque de goutte à l’estomac, qu’il jugea aussitôt sérieuse. Il appela son médecin, et fit demander un prêtre. Le lendemain, il semblait mieux ; après quelques courtes alternatives, dans l’intervalle desquelles on le retrouva plus vivant d’esprit et de conversation que jamais, l’apoplexie le frappa le mercredi soir. Le prêtre vint dans la nuit : le malade, en l’entendant, se réveilla de son assoupissement, et, en réponse aux questions, s’écria avec ferveur : « Ô mon Jésus ! mon Jésus ! » Poète du Jour des Morts et de la Chartreuse, tout son cœur revenait dans ce cri suprême. Il expira le samedi, 17 mars, à sept heures sonnantes du matin. À deux reprises, dans la première nuit du samedi au dimanche, et dans celle du mardi au mercredi, il avait brûlé, étant seul, des milliers de papiers. Peut-être des vers, des chants inachevés de son poème, s’y trouvèrent-ils compris. Il était bien disciple de celui qui vouait au feu l’Énéide. On doit regretter que les œuvres de M. de Fontanes n’aient point pu se recueillir et paraître le lendemain de sa mort : il semble que c’eût été un moment opportun. Ce qu’on a depuis appelé le combat romantique n’était qu’à peine engagé, et sans la pointe de critique qui a suivi. Dans la clarté vive, mais pure, des premières Méditations, se serait doucement détachée et fondue à demi cette teinte poétique particulière qui distingue le talent de M. de Fontanes, et qui en fait quelque chose de nouveau par le sentiment en même temps que d’ancien par le ton. Sa strophe, accommodée à Rollin, aurait déploré tout haut la ruine du Château de Colombe, et noté à sa manière la Bande noire, contre laquelle allait tonner Victor Hugo. Les chants de la Grèce sauvée auraient pris soudainement un intérêt de circonstance, et trouvé dans le sentiment public éveillé un écho inattendu. Aujourd’hui, au contraire, il est tard ; plusieurs de ces poésies, qui n’ont jamais paru, ont eu le temps de fleurir et de défleurir dans l’ombre : elles arrivent au jour pour la première fois dans une forme déjà passée ; elles ont manqué leur heure. Mais, du moins, il en est quelques-unes pour qui l’heure ne compte pas, simples graces que l’haleine divine a touchées en naissant, et qui ont la jeunesse immortelle. Celles-ci viennent toujours à temps, et d’autant mieux aujourd’hui que l’ardeur de la querelle littéraire a cessé, et qu’on semble disposé par fatigue à quelque retour. Quoi qu’il en soit, ce recueil s’adresse et se confie particulièrement à ceux qui ont encore de la piété littéraire. C’est une urne sur un tombeau : qu’y a-t-il d’étonnant que quelques-unes des couronnes de l’autre hier y soient déjà fanées ? J’y vois une harmonie de plus, un avertissement aux jeunes orgueils de ce qu’il y a de si tôt périssable dans chaque gloire. M. de Fontanes représente exactement le type du goût et du talent poétique français dans leur pureté et leur atticisme, sans mélange de rien d’étranger, goût racinien, fénelonien, grec par instans, toutefois bien plus latin que grec d’habitude, grec par Horace, latin du temps d’Auguste, voltairien du siècle de Louis XIV. Je crois pouvoir le dire : celui qui n’aurait pas en lui de quoi sentir ce qu’il y a de délicat, d’exquis et d’à peine marqué dans les meilleurs morceaux de Fontanes, le petit parfum qui en sort, pourrait avoir mille qualités fortes et brillantes, mais il n’aurait pas une certaine finesse légère, laquelle jusqu’ici n’a manqué pourtant à aucun de ceux qui ont excellé à leur tour dans la littérature française. Le temps peut-être est venu où de telles distinctions doivent cesser, et nous marchons, des voix éloquentes nous l’assurent, à la grande unité, sinon à la confusion, des divers goûts nationaux, à l’alliance, je le veux croire, de tous les atticismes. En attendant, M. de Fontanes nous a semblé intéressant à regarder de très près. Il était à maintenir dans la série littéraire française comme la dernière des figures pures, calmes et sans un trait d’altération, à la veille de ces invasions redoublées et de ce renouvellement par les conquêtes. Qu’il vive donc à son rang désormais, paisible dans ce demi-jour de l’histoire littéraire qui n’est pas tout-à-fait un tombeau ! Qu’un reflet prolongé du XVIIe siècle, un de ces reflets qu’on aime, au commencement du XVIIIe, à retrouver au front de Daguesseau, de Rollin, de Racine fils et de l’abbé Prévost, se ranime en tombant sur lui, poète, et le décore d’une douce blancheur !

Sainte-Beuve.


(Sans parler des personnes dont les noms, cités en passant dans l’article, indiquent assez les obligations que je leur ai pour les renseignemens biographiques, je dois remercier tout particulièrement M. de Langeac, un des plus anciens, des plus utiles amis de M. de Fontanes avant 1789, et qui, par un retour de fortune, lui dut ensuite de devenir conseiller ordinaire et chef du secrétariat-général de l’université ; et aussi M. Rousselle, aujourd’hui inspecteur général des études, long-temps attaché au cabinet de M. de Fontanes et assidu dans son intimité.)
  1. Voyez la livraison de 1er décembre.
  2. Voir Critiques et Portraits, tom. III, pag. 296-302.
  3. Mercure, germinal an IX.
  4. Mercure, floréal et fructidor an X.
  5. Germinal an X.
  6. Ils ont été odieux sous le couvert d’autrui, et avec tout le fiel de la haine, dans l’histoire dite de l’abbé de Montgaillard : on ne craint pas d’indiquer de telles injures, que détruit l’excès même du venin et que leur grossièreté flétrit.
  7. Ceci confirme et complète sur un point l’essentielle notice de M. Roger, qui nous complète nous-même sur beaucoup d’autres points.
  8. À la façon dont les auteurs de l’Histoire Parlementaire de la Révolution Française parlent de ce discours (tom. XXXIX, pag. 59), on voit qu’au sortir des couleurs fortes et tranchées des époques antérieures ils n’ont pas pris la peine d’entrer dans les nuances, ni de les vouloir distinguer.
  9. Mais il faut donner le texte même, l’incomparable texte de cette note insérée au Moniteur du 15 décembre 1808, et qui résume, comme une charte, toute la théorie politique de l’empire :

    « Plusieurs de nos journaux ont imprimé que S. M. l’impératrice, dans sa réponse à la députation du corps législatif, avait dit qu’elle était bien aise de voir que le premier sentiment de l’empereur avait été pour le corps législatif, qui représente la nation.

    « S. M. l’impératrice n’a point dit cela ; elle connaît trop bien nos constitutions, elle sait trop bien que le premier représentant de la nation, c’est l’empereur : car tout pouvoir vient de Dieu et de la nation.

    « Dans l’ordre de nos constitutions, après l’empereur est le sénat ; après le sénat, est le conseil d’état ; après le conseil d’état, est le corps législatif ; après le corps législatif viennent chaque tribunal et fonctionnaire public dans l’ordre de ses attributions ; car, s’il y avait dans nos constitutions un corps représentant la nation, ce corps serait souverain ; les autres ne seraient rien, et ses volontés seraient tout.

    « La convention, même le corps législatif, ont été représentans. Telles étaient nos constitutions alors. Aussi le président disputa-t-il le fauteuil au roi, se fondant sur ce principe, que le président de l’assemblée de la nation était avant les autorités de la nation. Nos malheurs sont venus en partie de cette exagération d’idées. Ce serait une prétention chimérique, et même criminelle, que de vouloir représenter la nation avant l’empereur.

    « Le corps législatif, improprement appelé de ce nom, devrait être appelé conseil-législatif, puisqu’il n’a pas la faculté de faire les lois, n’en ayant pas la proposition. Le conseil législatif est donc la réunion des mandataires des colléges électoraux. On les appelle députés des départemens, parce qu’ils sont nommés par les départemens… »

    Le reste de la note ne fait que ressasser les mêmes idées, la même logique, et dans le même ton. Cet injurieux bulletin arriva à travers le vote de je ne sais quelle loi fort innocente (une portion du Code d’instruction criminelle, je crois), qui essuya du coup plus de quatre-vingts boules noires ; ce qui, de mémoire de corps législatif, ne s’était guère vu.

  10. M. de Montesquiou, qui ne fut nommé qu’en 1810.
  11. Contradiction et illusion ! En même temps qu’il proclamait cette victoire définitive de l’esprit, Napoléon méconnaissait l’esprit dans sa propre essence, et il croyait que, pour le produire, il suffit de le commander. Je trouve dans les papiers de Fontanes la note suivante, dictée par l’empereur à Bordeaux, le 12 avril 1808, et adressée au ministre de l’intérieur. M. Halma, bibliothécaire de l’impératrice, avait demandé, par une note à l’empereur, d’être nommé le continuateur de Velly, Villaret et Garnier ; il s’était proposé, en outre, pour continuer l’Abrégé Chronologique du président Hénault. L’empereur avait renvoyé cette proposition au ministre de l’intérieur. M. Cretet avait répondu que la demande de M. Halma ne pouvait être accueillie, par la raison que ce n’était pas au gouvernement à intervenir dans une semblable entreprise ; qu’il fallait la laisser à la disposition des gens de lettres, et qu’il convenait de réserver les encouragemens pour des objets d’un plus vaste intérêt. Informé de cette réponse, l’empereur prend feu, et dicte la note secrète que voici :

    « Je n’approuve pas les principes énoncés dans la note du ministre de l’intérieur. Ils étaient vrais il y a vingt ans, ils le seront dans soixante ; mais ils ne le sont pas aujourd’hui. Velly est le seul auteur un peu détaillé qui ait écrit sur l’histoire de France ; l’Abrégé chronologique du président Hénault est un bon livre classique : il est très utile de les continuer l’un et l’autre. Velly finit à Henri IV, et les autres historiens ne vont pas au-delà de Louis XIV. Il est de la plus grande importance de s’assurer de l’esprit dans lequel écriront les continuateurs. La jeunesse ne peut bien juger les faits que d’après la manière dont ils lui seront présentés. La tromper en lui retraçant des souvenirs, c’est lui préparer des erreurs pour l’avenir. J’ai chargé le ministre de la police de veiller à la continuation de Millot, et je désire que les deux ministres se concertent pour faire continuer Velly et le président Hénault. Il faut que ce travail soit confié non-seulement à des auteurs d’un vrai talent, mais encore à des hommes attachés, qui présentent les faits sous leur véritable point de vue, et qui préparent une instruction saine, en prenant ces historiens au moment où ils s’arrêtent et en conduisant l’histoire jusqu’en l’an VIII.

    « Je suis bien loin de compter la dépense pour quelque chose. Il est même dans mon intention que le ministre fasse comprendre qu’il n’est aucun travail qui puisse mériter davantage ma protection.

    « Il faut faire sentir à chaque ligne l’influence de la cour de Rome, des billets de confession, de la révocation de l’édit de Nantes, du ridicule mariage de Louis XIV avec Mme de Maintenon, etc. Il faut que la faiblesse qui a précipité les Valois du trône, et celle des Bourbons, qui ont laissé échapper de leurs mains les rênes du gouvernement, excitent les mêmes sentimens.

    « On doit être juste envers Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV, mais sans être adulateur. On doit peindre les massacres de septembre et les horreurs de la révolution du même pinceau que l’inquisition et les massacres des seize. Il faut avoir soin d’éviter toute réaction en parlant de la révolution. Aucun homme ne pouvait s’y opposer. Le blâme n’appartient ni à ceux qui ont péri, ni à ceux qui ont survécu. Il n’était pas de force individuelle capable de changer les élémens et de prévenir les évènemens qui naissaient de la nature des choses et des circonstances.

    « Il faut faire remarquer le désordre perpétuel des finances, le chaos des assemblées provinciales, les prétentions des parlemens, le défaut de règle et de ressorts dans l’administration ; cette France bigarrée, sans unité de lois et d’administration, étant plutôt une réunion de vingt royaumes qu’un seul état ; de sorte qu’on respire en arrivant à l’époque où l’on a joui des bienfaits dus à l’unité de lois, d’administration et de territoire. Il faut que la faiblesse constante du gouvernement sous Louis XIV même, sous Louis XV et sous Louis XVI, inspire le besoin de soutenir l’ouvrage nouvellement accompli et la prépondérance acquise. Il faut que le rétablissement du culte et des autels inspire la crainte de l’influence d’un prêtre étranger ou d’un confesseur ambitieux, qui pourraient parvenir à détruire le repos de la France.

    « Il n’y a pas de travail plus important. Chaque passion, chaque parti, peuvent produire de longs écrits pour égarer l’opinion ; mais un ouvrage tel que Velly, tel que l’Abrégé chronologique du président Hénault, ne doivent avoir qu’un seul continuateur. Lorsque cet ouvrage, bien fait et écrit dans une bonne direction, aura paru, personne n’aura la volonté et la patience d’en faire un autre, surtout quand, loin d’être encouragé par la police, on sera découragé par elle. — L’opinion exprimée par le ministre, et qui, si elle était suivie, abandonnerait un tel travail à l’industrie particulière et aux spéculations de quelques libraires, n’est pas bonne et ne pourrait produire que des résultats fâcheux.

    « Quant à l’individu qui se présente, la seule question à examiner consiste à savoir s’il a le talent nécessaire, s’il a un bon esprit et si l’on peut compter sur les sentimens qui guideraient ses recherches et conduiraient sa plume. »

    Tout ce qu’il y a de profondément vrai et de radicalement faux dans cette note mémorable serait matière à longue méditation. Napoléon décrète l’esprit de l’histoire ; c’est heureux qu’il ne décrète pas aussi le talent et la capacité de l’historien. Qu’en dirait Tacite ? Il faut… il faut… Ce Tacite aurait été découragé par la police. On a souvent cité une réponse de Napoléon à Fontanes, quand celui-ci recommandait un jeune homme de haute promesse, en disant : « C’est un beau talent dans un si beau nom. » — « Eh ! pour Dieu ! monsieur de Fontanes, aurait reparti Napoléon, laissez-nous au moins la république des lettres ! » Je ne sais si le mot a été dit ; il a été mainte fois répété, et avec variantes : ce sont de ces citations commodes. Mais de quel côté donc (cela fait sourire) la république des lettres était-elle en danger, je vous en prie ?

  12. M. Arnault, conseiller de l’université et à la fois secrétaire du conseil, fut à même de desservir de très près le grand-maître et de prêter secours sous main à la résistance de Fourcroy. Il faut dire pourtant que, dans les cent jours, devenu président du conseil, il se conduisit bien et avec égards pour les amis de M. de Fontanes dans l’université. Il a parlé de lui, un peu du bout des lèvres, mais avec convenance, dans ses Souvenirs d’un Sexagénaire, tom. I, pag. 291-292.
  13. L’empereur, dans ces libres entretiens, aimait fort à parler littérature, théâtre, et il attaquait volontiers Fontanes sur ces points. Un jour qu’on vantait Talma dans un rôle : « Qu’en pense Fontanes ? dit l’empereur ; il est pour les anciens, lui ! » — « Sire, repartit le spirituel contradicteur, Alexandre, Annibal et César ont été remplacés, mais Lekain ne l’est pas. » Cette sévérité pour Talma est caractéristique chez Fontanes, et tient à l’ensemble de ses jugemens ; il ne voulait pas qu’on brisât trop le vers tragique, non plus que les allées des jardins. Il avait vu Lekain dans sa première jeunesse, et en avait gardé une impression incomparable. Il convenait pourtant que, dans l’Oreste et l’Œdipe de Voltaire, Talma était supérieur à Lekain ; ce qui, de sa part, devenait le suprême aveu. Faut-il ajouter qu’il en voulait à Talma d’être l’objet de je ne sais quelle phrase de Mme de Staël, où elle disait qu’il avait dans les yeux l’apothéose du regard ? Et puis Talma s’est beaucoup varié sur les dernières années et a grandi dans des rôles modernes. M. de Fontanes, qui s’en tenait aux anciens, s’irritait surtout qu’on en vînt à causer comme de la prose le beau vers racinien un peu chanté. — Souvent, dans ces conversations du soir, l’empereur indiquait à Fontanes et développait à plaisir d’étonnans canevas de tragédies historiques ; le poète en sortait tout rempli.
  14. Lors du fameux discours de réception que M. de Châteaubriand ne put prononcer à l’Académie, la contenance de Fontanes fut d’un ami ferme et fidèle. On peut lire, au tome II du Mémorial de Sainte-Hélène, la scène dont il fut l’objet à cette occasion, car c’est de lui qu’il s’agit, bien qu’on ne le nomme pas. Dans la suite du Mémorial, l’auteur a jugé à propos d’en venir à l’injure ; mais, comme preuve, il ne trouve à citer qu’un trait généreux. Esménard, qui avait eu, disait-on, de graves torts envers Fontanes, visait à l’Académie. Un académicien ami court chez celui qu’on croyait offensé pour s’assurer du fait, déclarant qu’en ce cas Esménard n’aurait pas sa voix : « Tout ce que je puis vous dire, c’est que je lui donne la mienne, » répondit Fontanes. Il a plu à l’auteur du Mémorial de voir là-dedans une preuve de servilité : « On peut juger de cet homme, dit-il, par le fait suivant. » À la bonne heure ! — Pour compléter cet ensemble des relations de Fontanes avec l’empereur, il y aurait encore à relever les divers traits honorables que M. le chevalier Artaud a consignés avec un zèle d’admirateur et d’ami dans son Histoire de Pie VII, les courageux et persévérans conseils qui poussaient à restaurer civilement la religion, et à honorer ses ministres devant les peuples ; ce mot échappé à Napoléon dans l’affaire du sacre : « Il n’y a que vous ici qui ayez le sens commun. » Oserons-nous croire pourtant avec M. Artaud (tom. II, pag. 391) que l’ode sur l’Enlèvement du Pape ait été lue à l’empereur ?
  15. Ce Chœrilus de Samos disait, au début de son poème sur les guerres persiques, se plaignant dès-lors de venir trop tard :

    O fortunatus quicumque erat illo tempore peritus cantare
    Musarum famulus, cùm intonsum erat adhuc pratum
     !

    Ce contemporain de la guerre du Péloponèse pensait déjà comme La Bruyère la première ligne de ses Caractères ; il sentait tout le poids d’un grand siècle, de plusieurs grands siècles, comme Fontanes. Il y a long-temps que la roue tourne et que le cercle toujours recommence.

  16. L’idée en est prise d’une épigramme d’Archias de Mitylène, mais combien embellie !
  17. Je trouve, au XVIIe siècle, une pièce de vers dans ce rhythme, par un abbé de Villiers, Stances sur la vieillesse (et tout-à-fait séniles) qu’on lit au tome II de la Continuation des Mémoires de Sallengre.
  18. Notes de l’Essai sur l’homme.
  19. Cette belle ode, dans l’intention du poète, devait être, en effet, dédiée à l’illustre penseur.
  20. C’est ainsi encore qu’il poussa très vivement, par un article au Journal de l’Empire (8 janvier 1806), et par ses éloges en tout lieu, au succès du début tout-à-fait distingué de M. Molé.
  21. Courage, cœur.
  22. On peut dire de ces vers, comme de tant de vers bien frappés de Boileau, ce que Fontanes a dit lui-même quelque part dans son Commentaire (imprimé) sur J.-B. Rousseau : « Il n’y a pas là ce qu’on appelle proprement harmonie imitative ; mais il existe un rapport très sensible entre le choix des expressions et le cactère de l’image. » On confond un peu tout cela maintenant.
  23. Fructidor an VIII. On trouve encore un article de lui sur la nouvelle édition des Jardins, fructidor an IX.
  24. On a, au reste, sur les circonstances de ce rapport, plus que les conjectures. La Revue Rétrospective du 31 octobre 1835 a publié la dictée de Napoléon par laquelle il traçait à la commission du sénat et au rapporteur le sens de leur examen et presque les termes mêmes du rapport. Les derniers mots de l’indication impérieuse sont : « Bien dévoiler la perfidie anglaise avant de faire un appel au peuple. — Cette fin doit être une philippique. » Malgré l’ordre précis, la philippique manque dans le rapport de M. de Fontanes, et la conclusion prend une toute autre couleur, plutôt pacifique : l’empereur ne put donc être content. La Revue Rétrospective, qui fait elle-même cette remarque, n’en tient pas assez compte. Après tout, le rapporteur, dans le cas présent, ne manœuvra pas tout-à-fait comme le maître le voulait ; en obéissant, il éluda.
  25. Le trait est essentiel chez Fontanes : au temps même où il attaquait le plus vivement le Directoire dans le Mémorial, il a exprimé en toute occasion son peu de goût pour les armes des étrangers et pour leur politique : on pourrait citer particulièrement un article du 19 août 1797, intitulé : Quelques vérités au Directoire, à l’Empereur et aux Vénitiens. Par cette manière d’être Français en tout, il restait encore fidèle au Louis XIV.
  26. On croit savoir, au contraire, que la rédaction de cet acte est de Lambrechts.
  27. Fontanes, littérateur, aimait l’anonyme ou même le pseudonyme. Il publia la première fois sa traduction en vers du passage de Juvénal sur Messaline sous le nom de Thomas, et, pour soutenir le jeu, il commenta le morceau avec une part d’éloges. Je trouve (dans le catalogue imprimé de la bibliothèque de M. de Châteaugiron) une brochure intitulée : Des Assassinats et des Vols politiques, ou des Proscriptions et des Confiscations, par Th. Raynal (1795), avec l’indication de Fontanes, comme en étant l’auteur sous le nom de Raynal ; mais ici il y a erreur : l’ouvrage est de Servan. Dans les petites Affiches ou feuilles d’annonces du 1er thermidor an VI, se trouvent des vers sur une violette donnée dans un bal :

    Adieu, violette chérie,
    Allez préparer mon bonheur…

    La pièce est signée Senatnof, anagramme de Fontanes. Dans le Journal littéraire, où il fut collaborateur de Clément, il signait L, initiale de Louis. Il deviendrait presque piquant de donner le catalogue des journaux de toutes sortes auxquels il a participé, tantôt avec Dorat (Journal des Dames), tantôt avec Linguet (Journal de Politique et de Littérature), tantôt, je l’ai dit, avec Clément. Avant d’être au Mémorial avec La Harpe et Vauxcelles, il fut un moment à la Clé du Cabinet avec Garat. On n’en finirait pas, si l’on voulait tout rechercher : il serait presque aussi aisé de savoir le compte des journaux où Charles Nodier a mis des articles, et il y faudrait l’investigation bibliographique d’un Beuchot. On comprend maintenant ce que veut dire cette paresse de Fontanes, laquelle n’était souvent qu’un prêt facile, et une dispersion active. Rien d’étonnant, quand il eût cessé d’écrire aux journaux, que son habitude de plume le fasse soupçonner derrière plus d’un acte public, dans un temps où M. de Talleyrand, avec tout son esprit, ne sut jamais rédiger lui-même deux lignes courantes

  28. Bien que M. de Fontanes ne fût pas précisément un administrateur, l’université, sous sa direction, ne prospéra pas moins, grace à l’esprit conciliant, paternel et véritablement ami des lettres, qu’il y inspirait. En face de l’empereur, et particulièrement dans les conseils d’université que celui-ci présida en 1811, et auxquels assistait concurremment le ministre de l’intérieur, M. de Fontanes arrivant à la lutte bien préparé, tout plein des tableaux administratifs qu’on lui avait dressés exprès et représentés le matin même, étonna souvent le brusque interrogateur par le positif de ses réponses et par l’aisance avec laquelle il paraissait posséder son affaire. Son esprit facile et brillant, peu propre au détail de l’administration, saisissait très vite les masses, les résultats ; et c’était justement, dans la discussion, ce qui allait à l’empereur.