Poètes et romanciers modernes de la France/M. de Fontanes/01




POÈTES
ET
CRITIQUES LITTÉRAIRES
DE LA FRANCE.

XXXI.
M. DE FONTANES.[1]

PREMIÈRE PARTIE.

On a remarqué dans la suite des familles que souvent le fils ne ressemble pas à son père, mais que le petit-fils rappelle son aïeul, le petit-neveu son grand-oncle, en un mot que la ressemblance parfois saute une ou deux générations pour se reproduire (on ne saurait dire comment) avec une fidélité et une pureté singulière dans un rejeton éloigné. Il en est de même, en grand, dans la famille humaine et dans la suite inépuisable des esprits. Il y a de ces retours à distance, de ces correspondances imprévues. Un siècle illustre disparaît ; le glorieux talent qui le caractérisait le mieux, et dans les nuances les plus accomplies, meurt, en emportant, ce semble, son secret ; ceux qui le veulent suivre altèrent sa trace, les autres la brisent en se jetant de propos délibéré dans des voies toutes différentes ; on est en plein dans un siècle nouveau, qui lui-même décline et va s’achever. Tout d’un coup, après ce long espace et cette interruption qui semble définitive, un talent reparaît, en qui sourit une douce et chaste ressemblance avec l’aïeul littéraire. Il ressemble, sans le vouloir, sans y songer, et par une originalité native. Dans le fond des traits, dans le tour des lignes, à travers la couleur pâlie, on reconnaît plus que des vestiges. C’est le rapport de M. de Fontanes à Racine ; il est de cette famille, et il s’y présente à nous comme le dernier.

Plus la figure littéraire est simple, douce, pure, élégante, sensible sans grande passion, plus il devient précieux d’en étudier de près l’originalité au sein même de cette ressemblance. Si le poète n’a pas fait assez, s’il a trop négligé d’élever ou d’achever son monument, cela s’explique encore et doit sembler tout naturel ; c’est qu’un instinct secret lui disait : « La grande place est remplie, l’aïeul la tient. Il suffit que moi, qui viens tard, je ne sois pas indigne de lui, que je l’honore par mon goût dans un siècle bien différent déjà, et que jamais du moins je n’aie faussé son lointain et supérieur accord par mes accens. »

Dans cette sobriété et cette paresse même du poète, se retrouve donc un sentiment touchant, modeste, et qu’on peut dire pieux. Je n’invente pas : M. de Fontanes le nourrissait en son cœur et l’a exprimé en plus d’un endroit. Dans son ode sur la littérature de l’empire, rappelant les modèles du grand siècle, beaucoup moins méconnus et moins offensés alors par les docrines que par les œuvres du jour, il se borne, lui, pour toute ambition, au rôle de Silius, à celui de Stace disant à sa muse :

 …… Nec tu divinam Æneïda tenta,
Sed longè sequere, et vestigia semper adora !

De Virgile, ainsi, dans Rome,
Quand le goût s’était perdu,
Silius à ce grand homme
Offrait un culte assidu ;
Sans cesse il nommait Virgile ;
Il venait, loin de la ville,
Sur sa tombe le prier ;
Trop faible, hélas ! pour le suivre,
Du moins il faisait revivre
Ses honneurs et son laurier.

Et il avait autrement droit de se rendre ce témoignage, et de se dire ainsi l’adorateur domestique de Racine, que Silius pour Virgile.

Mais rien n’est tout-à-fait simple dans la nature des choses, et il ne faut pas, en tirant du personnage l’idée essentielle, ne voir en lui que cette idée. Dernier parent de Racine, et adorateur du XVIIe siècle, M. de Fontanes est pourtant du sien ; il en est par les genres qu’il accepte, par ceux même qu’il veut renouveler ; il en est par certaines teintes philosophiques et sentimentales qui font mélange à l’inspiration religieuse, par certaines faiblesses et langueurs de son style poétique élégant ; mais, hâtons-nous d’ajouter, il en est surtout par le goût rapide, par le ton juste, par l’expression nette et simple, par tout ce que le XVIIIe siècle avait conservé de plus direct du XVIIe, et que Voltaire y avait transmis en l’aiguisant. De plus, M. de Fontanes n’était pas étranger au nôtre. Contraire aux nouveautés ambitieuses, il ne résistait pourtant pas à celles qui s’appuyaient de quelque titre légitime, de quelque juste accord dans le passé. Sur quelques-uns de ces points d’innovation, il devient lui-même la transition et la nuance d’intervalle, comme il convient à un esprit si modéré. Par ses pièces élégiaques et religieuses, par la Chartreuse et le tour des Morts, il devançait de plus de trente ans et tentait le premier dans les vers français le genre d’harmonieuse rêverie ; il semblait donner la note intermédiaire entre les chœurs d’Esther et les premières Méditations. Mais surtout, à cette époque critique de 1800, par son amitié, par sa sympathique et active alliance avec M. de Châteaubriand, il entrait dans la meilleure part du nouveau siècle ; il s’y mêlait dans une suffisante et mémorable mesure. Le dernier des classiques donnait le premier les mains avec une joie généreuse à la consécration de la Muse enhardie, et lui-même il s’éclairait du triomphe. Tels, durant les étés du pôle, les derniers rayons d’un soleil finissant s’unissent dans un crépuscule presque insensible à la plus glorieuse des nouvelles aurores !

Pour nous, appelé aujourd’hui à parler de M. de Fontanes, nous ne faisons en cela qu’accomplir un désir déjà bien ancien. Quelle qu’ait été l’apparence bien contraire de nos débuts, nous avons toujours, dans notre liberté d’esprit, distingué à la limite du genre classique cette figure de Fontanes, comme une de celles qu’il nous plairait de pouvoir approcher, et, dans le voile d’ombre qui la couvrait déjà à demi, elle semblait nous promettre tout bas plus qu’elle ne montrait. Sensible (par pressentiment) à l’outrage de l’oubli pour les poètes, nous nous demandions si tout avait péri de cette muse discrète dont on ne savait que de rares accens, si tout en devait rester à jamais épars, comme, au vent d’automne, des feuilles d’heure en heure plus égarées. L’idée nous revenait par instans de voir recueillis ces fragmens, ces restes, disjecti membra poetæ, de savoir où trouver enfin, où montrer l’urne close et décente d’un chantre aimable qui fut à la fois un dernier-venu et un précurseur. C’était donc déjà pour nous un caprice et un choix de goût, une inconstance de plus si l’on veut, mais, j’ose dire aussi, une piété de poésie, avant d’être, comme aujourd’hui, un honneur.

Louis de Fontanes naquit à Niort, le 6 mars 1757, d’une famille ancienne, mais que les malheurs du temps et les persécutions religieuses avaient fait déchoir. L’étoile du berceau de Mme de Maintenon semble avoir jeté quelque influence de goût, d’esprit et de destinée sur le sien. La famille Fontanes, autrefois établie dans les Cévennes (comté d’Alais), y avait possédé le fief d’Apennès ou des Appenès, dont le nom lui était resté (Fontanes des Apennès) : un village y portait aussi le nom de Fontanes. Mais, à l’époque où naquit le poète, ce n’étaient plus là que des souvenirs. Sa famille, comme protestante, ne vivait, depuis la révocation de l’édit de Nantes, que d’une vie précaire, errante et presque clandestine. Son grand-père, son père même étaient protestans ; il ne le fut pas. Sa mère, catholique, avait, en se mariant, exigé que ses fils ou filles entrassent dans la communion dominante. Les premières années de cet enfant à imagination tendre et sensible, furent très pénibles, très sombres. Son frère aîné avait étudié au collége des oratoriens de Niort : mais lui, le second, sans doute à cause de la gêne domestique, fut confié d’abord à un simple curé de village ; ancien oratorien, le Père Bory, par malheur outré janséniste. Le digne curé, au lieu de tirer parti de cette jeune ame volontiers heureuse, sembla s’attacher à la noircir de terreurs : il envoyait son élève à la nuit close, seul, invoquer le Saint-Esprit dans l’église ; il fallait traverser le cimetière, c’étaient des transes mortelles. M. de Fontanes y prit le sentiment terrible du religieux ; pourtant l’imagination était peut-être plus frappée que le cœur. Le curé ne se bornait pas aux impressions morales, il y ajoutait souvent les duretés physiques ; et le pauvre enfant, poussé à bout, s’échappait, un jour, pour s’aller faire mousse à La Rochelle ; on le rattrapa. M. de Fontanes, en sauvant l’esprit religieux, conserva toute sa vie l’aversion des dogmes durs qui avaient contristé son enfance. S’il défendit le calvinisme dans son discours qui eut le prix à l’Académie, c’était au nom de la tolérance, par un sentiment de convenance domestique et d’équité civile ; mais il n’en sépara jamais dans sa pensée les longs malheurs que lui avait dus sa famille, de même qu’il associait l’idée de jansénisme au souvenir de ses propres douleurs. Dans son Jour des Morts, il a grand soin de nous dire de son humble pasteur :

Il ne réveille pas ces combats des écoles,
Ces tristes questions qu’agitèrent en vain
Et Thomas, et Prosper, et Pélage et Calvin.

Une telle enfance menait naturellement M. de Fontanes à placer son idéal chrétien dans la religion de Fénelon.

Ses études se firent ainsi de neuf ans à treize, en ce village appelé La Foye-Mongeault entre Niort et La Rochelle. Il ne les termina point pourtant sans suivre ses hautes classes aux Oratoriens de Niort, d’où sortait son frère aîné ; et celui-ci, poète lui-même, dans leurs promenades aux environs de la ville et le long des bords de la fontaine Du Vivier, l’initiait déjà au jeu de la muse. Il perdit ce frère chéri en 1772. Puis, dans l’intervalle de la mort de son père (1774) à celle de sa mère, qui arriva un an après, il alla séjourner en Normandie, aux Andelys, y apprit l’anglais par occasion, y recueillit, dans ses courses rêveuses, de fraîches impressions poétiques, que sa Forêt de Navarre et son Vieux Château nous ont rendues. Venu à Paris vers 1777 il y commença des liaisons littéraires. Je ne parle pas de Dorat, singulier patron, qu’il se trouva tout d’abord connaître et cultiver plus qu’il ne semble naturel d’après le peu d’unisson de leurs esprits. Il aimait à raconter qu’à la seconde année de ce séjour, se promenant avec Ducis, ils rencontrèrent Jean-Jacques, bien près alors de sa fin. Ducis, qui le connaissait, l’aborda, et, avec sa franchise cordiale, réussissant à l’apprivoiser, le décida à entrer chez un restaurateur. Après le repas, il lui récita quelques scènes de son Œdipe chez Admète, et lorsqu’il en fut à ces vers où l’antique aveugle se rend témoignage :

……… Écoutez-moi, grands Dieux !
J’ose au moins sans terreur me montrer à vos yeux.
Hélas ! depuis l’instant où vous m’avez fait naître,
Ce cœur à vos regards n’a point déplu peut-être.
Vous frappiez, j’ai gémi. J’entrerai sans effroi
Dans ce cercueil trompeur qui s’enfuit loin de moi.
Vous savez si ma voix, toujours discrète et pure,
S’est permis contre vous le plus léger murmure
 C’est un de vos bienfaits que, né pour la douleur,
Je n’aie au moins jamais profané mon malheur[2] !

Jean-Jacques, qui avait jusque-là gardé le silence, sauta au cou de Ducis, en s’écriant d’une voix caverneuse : « Ducis, je vous aime ! » M. de Fontanes, témoin muet et modeste de la scène, en la racontant après des années, croyait encore entendre l’exclamation solennelle.

Il ne vit Voltaire que de loin, couronné à la représentation d’Irène ; mais il n’eut pas le temps de lui être présenté. Son frère aîné (Marcellin de Fontanes), mort, je l’ai dit, en 1772, à l’âge de vingt ans, et doué lui-même de grandes dispositions poétiques, avait composé une tragédie qu’il avait adressée à Voltaire, aussi bien qu’une épître de jeune homme, et il avait reçu une de ces lettres datées de Ferney, qui équivalaient alors à un brevet ou à une accolade.

Fontanes eut le temps de voir beaucoup d’Alembert ; laissons-le dire là-dessus : « Tout homme, écrit-il au Mercure à propos de Beaumarchais[3], tout homme qui a fait du bruit dans le monde a deux réputations : il faut consulter ceux qui ont vécu avec lui, pour savoir quelle est la bonne et la véritable. Linguet, par exemple, représentait d’Alembert comme un homme diabolique, comme le Vieux de la Montagne. J’avais eu le bonheur d’être élevé à l’Oratoire par un des amis de ce philosophe, et je l’ai beaucoup vu dans ma première jeunesse. Il était difficile d’avoir plus de bonté et d’élévation dans le caractère. Il se fâchait, à la vérité, comme un enfant, mais il s’apaisait de même. Jamais chef de parti ne fut moins propre à son métier. » Toutes ces relations précoces, ces comparaisons multipliées et contradictoires expliquent bien et préparent la modération de Fontanes dans ses jugemens, sa science de la vie, son insouciance de l’opinion, et ne rendent que plus remarquable le maintien de ses affections religieuses. Il écrivait ce mot sur d’Alembert, et il allait tout à l’heure appuyer M. de Bonald.

L’Almanach des Muses de 1778 nous donne les premières nouvelles littéraires du poète. On y lit de lui une pièce composée à seize ans, qui a pour titre le Cri de mon Cœur, et un fragment d’un Poème sur la Nature et sur l’Homme, qui sort déjà des simples essais juvéniles. Ce Cri de mon Cœur ne serait qu’une boutade adolescente sans conséquence, s’il ne nous représentait assez bien toutes les impressions accumulées de l’enfance douloureuse de Fontanes. La mort de son frère aîné, celles de son père et de sa mère, qui l’ont frappé coup sur coup, achèvent d’égarer son ame. Il s’écrie contre l’existence ; il va presque jusqu’à la maudire :

Monarque universel, que peut-être j’outrage,
Pardonne à mes soupirs ; je connais mon erreur.
Pour un jeune arbrisseau que tourmente l’orage,
Dois-tu suspendre ta fureur ?
D’un pas toujours égal, la nature insensible
Marche, et suit tes décrets avec tranquillité.
Audacieux enfant contre elle révolté,
Je me débats en vain sous le bras inflexible
De la nécessité.

Il s’arrête un moment aux projets les plus sinistres et les envisage sans effroi :

Terre, où va s’engloutir ma dépouille fragile,
Terre, qui t’entretiens de la cendre des morts,
Ô ma mère, à ton fils daigne ouvrir un asile !
Heureux, si dans ton sein doucement je m’endors !
Sous la tombe, du moins, l’infortune est tranquille.

Mais à l’instant la terre s’entr’ouvre, l’ombre de son père en sort et le rappelle à la raison, à la constance, à la vertu, lui montre une sœur chérie qui lui reste, et l’invite aux beaux-arts, à la poésie noblement consolatrice. Ce Cri de mon Cœur semble avoir exhalé en une fois toute cette ferveur troublée de la jeune ame de Fontanes, et on n’en retrouvera plus trace désormais dans son talent pur, tendre, mélancolique, et moins ardent que sensible[4].

L’Almanach des Muses, de 1780, le fit plus hautement connaître, en publiant la Forêt de Navarre. Ce petit poème descriptif, vu à sa date, avait de la fraîcheur et de la nouveauté. L’auteur, en y développant une peinture déjà touchée dans la Henriade, y faisait preuve de son admiration pour Voltaire et de son amour pour Henri IV, deux traits essentiels qui ne le quittèrent jamais. Il y marquait par un vers d’éloge sa déférence à Delille, déjà célèbre depuis 1770 ; mais, même à cette heure de jeunesse première, il semblait plus sobre, plus modéré en hardiesse que ce maître brillant. On remarquait, à travers les exclamations descriptives d’usage, bien des vers heureux et simples, de ces vers trouvés, qui peignent sans effort :

Le poète aime l’ombre, il ressemble au berger…
L’oiseau se tait perché sur le rameau qui dort…
Foulant de hauts gazons respectés du faucheur…
Ils ne sont plus ces jours où chaque arbre divin

Enfermait sa Dryade et son jeune Sylvain,
Qui versaient en silence à la tige altérée
La sève à longs replis sous l’écorce égarée.

Il n’y avait pas abus de coupes, quelques-unes pourtant assez neuves, quelques jets un peu libres, que plus tard son ciseau, en y revenant, supprima :

Quel calme universel ! je marche : l’ombre immense,
L’ombre de ces ormeaux dont les bras étendus
Se courbent sur ma tête en voûtes suspendus,
S’entasse à chaque pas, s’élargit, se prolonge,
Croît toujours ; et mon cœur dans l’extase se plonge.

Enfin, quelque chose de senti inspirait le tout.

Garat, rendant compte de l’Almanach des Muses dans le Mercure (avril 1780), s’arrêta longuement sur le poème de Fontanes, et le critiqua avec une sévérité indirecte et masquée, qui put sembler piquante dans les habitudes du temps. Il fait bien ressortir l’absence de plan, les contradictions entre l’appareil didactique et certaines formes convenues d’enthousiasme : Que de tableaux divers !… À pas lents je m’égare. Oui, à pas lents. Mais il ne va pas au fond. Quand il en vient au style, il frappe encore plus au hasard et souligne quelques-uns des vers que nous citions précisément à titre de beauté. Fontanes fut très sensible à l’article de Garat, et faillit en être découragé à cette entrée dans la carrière. La plus sûre preuve de l’impression profonde qu’il en reçut, c’est que trente-sept ans après, lorsqu’il fixa la rédaction dernière de la Forêt de Navarre, il tint compte dans sa refonte de presque toutes les critiques de détail, même de celles où Garat avait tort. Voilà de la sensibilité de poète, mais bien modeste et docile.

Garat, que nous trouvons ainsi au début de Fontanes, et qui, nonobstant son article sévère, d’ailleurs très convenable, fut et resta lié avec lui dans les années qui précédèrent la révolution, Garat, plus âgé de plusieurs années, nous offre à certains égards, et en fait de destinée littéraire, le pendant du poète dans le camp opposé, dans les rangs philosophiques : grand talent de prosateur, s’essayant d’abord aux éloges académiques, se dispersant en tout temps aux journaux, puis intercepté brusquement par la révolution et désormais lancé à tous les souffles de l’orage ; exemple déplorable et frappant du danger de ne se recueillir sur rien, et, avec des facultés supérieures, de ne laisser qu’une mémoire éparse, bientôt naufragée ! Durant la révolution, soit sous la terreur, soit après fructidor, Fontanes crut avoir beaucoup à se plaindre de lui, et il rompit tout rapport avec un adversaire, au moins indiscret, qui se figurait peut-être, dans son sophisme d’imagination, continuer simplement envers le proscrit politique l’ancienne polémique littéraire. Mais, sans faire injure à aucune mémoire, et dans l’éloignement où l’on est de leur tombe, on ne peut s’empêcher de pousser le rapprochement : Garat, avec plus de verve et bien moins de goût, louant Desaix, et Kléber, comme Fontanes louait Washington ; Garat se flattant toujours d’élever le monument métaphysique dont on ne sait que la brillante préface, comme Fontanes se flattait de l’achèvement de la Grèce sauvée ; mais, avec une imagination trop vive chez un philosophe, Garat n’était pas poète, et l’avantage incomparable de Fontanes, pour la durée, consiste en ce point précis : il lui suffit de quelques pièces qu’on sait par cœur pour sauver son nom.

À leur date, la Chartreuse et le Jour des Morts, déjà un peu passés, mais à maintenir dans la suite des tons et des nuances de la poésie française ; sans date, et de tous les instans, les Stances à une Jeune Anglaise, l’ode à une jeune Beauté, ou celle au Buste de Vénus ! En un mot, le flacon scellé qui contient la goutte d’essence ; voilà ce qui surnage, c’est assez. Les métaphysiciens échoués n’ont pas de ces débris-là.

Dans les premiers temps de son séjour à Paris, Fontanes travailla beaucoup, et il conçut, ébaucha, ou même exécuta dès-lors presque tous les ouvrages poétiques qu’il n’a publiés que plus tard et successivement. Un vers de la première Forêt de Navarre nous apprend qu’il avait déjà traduit à ce moment (1779) l’Essai sur l’homme de Pope, qui ne parut qu’en 1783. Une élégie de Flins, dédiée à Fontanes[5], nous le montre, en 1782, comme ayant terminé déjà son poème de l’Astronomie, qui ne fut publié qu’en 1788 ou 89, et comme poursuivant un poème en six chants sur la Nature, qui ne devait point s’achever. La Chartreuse paraissait en 1783, et on citait presque dans le même temps le Jour des Morts, encore inédit, d’après les lectures qu’en faisait le poète. Ainsi, en ces courtes années, les œuvres se pressent. Tous les témoignages d’alors, les articles du Mercure, une Épître de Parny à Fontanes[6], nous montrent celui-ci dans la situation à part que lui avaient faite ses débuts, c’est-à-dire comme cultivant la grande poésie et aspirant à la gloire sévère. Mais bientôt la vie de Paris et du XVIIIe siècle, la vie de monde et de plaisir le prit et insensiblement le dissipa. Il voyait beaucoup les gens de lettres à la mode, Barthe, Rivarol ; il dînait chaque semaine chez le chevalier de Langeac, son ami (encore aujourd’hui vivant), qui les réunissait. Et qui ne voyait-il pas, qui n’a-t-il pas connu au temps de cette jeunesse liante, de d’Alembert à Linguet, de Berquin à Mercier, de Florian à Rétif ; tous les étages de la littérature et de la vie ? Par momens, soit inquiétude d’ame rêveuse et reprise de poésie, soit blessure de cœur, soit nécessité plus vulgaire, et, comme dit André Chénier,

Quand ma main imprudente a tari mon trésor,
il sentait le besoin de se dérober. Il se retirait à Poissy en hiver ; il se faisait ermite, et se vouait à l’étude entre son Tibulle et son Virgile. Mais cela durait peu. Les amis heureux le désiraient, le rappelaient. Un voyage en Suisse, vers 1787, auparavant un autre voyage de deux mois en Angleterre, ne tardaient point à le leur rendre. La prospérité pourtant ne venait pas. Si c’était la saison des plaisirs, c’était aussi celle des rudes épreuves :
Redis-moi du malheur les leçons trop amères,
a-t-il écrit plus tard parlant à sa muse secrète et en songeant à ce temps. Ainsi se passèrent pour lui, trop au hasard sans doute, les années faciles et fécondes. La révolution le surprit, et dans l’Épître à M. de Boisjolin, en 1792, jetant un regard en arrière, à la veille de plus grands orages, il pouvait dire avec un regret senti :

Tu m’as trop imité : les plaisirs, la mollesse,
Dans un piége enchanteur ont surpris ta faiblesse.
La gloire en vain promet des honneurs éclatans :
Un souris de l’amour est plus doux à vingt ans ;
Mais à trente ans la gloire est plus douce peut-être.
Je l’éprouve aujourd’hui. J’ai trop vu disparaître
Dans quelques vains plaisirs aussitôt échappés
Des jours que le travail aurait mieux occupés.
Oh ! dans ces courts momens consacrés à l’étude,
Combien je chérissais ma docte solitude !…

C’est en cet intervalle de 1780 à 1792, qu’il convient d’examiner dans son premier jour Fontanes : il prend place alors ; sa vraie date est là. On a pour habitude, dans les jugemens vagues et dans les à peu près courans, de faire de lui, à proprement parler, un poète de l’empire. Il ne se jugeait pas tel lui-même ; il n’estimait guère, on le verra, la littérature de cette époque ; il n’y faisait qu’une exception éclatante, et s’y effaçait volontiers. Il fut orateur de l’empire, mais le poète chez lui était antérieur.

La traduction de l’Essai sur l’Homme, si perfectionnée depuis, mais déjà fort estimable, et enrichie de son excellent discours préliminaire, parut pour la première fois en 1783, et valut à l’auteur un article de La Harpe, adressé sous forme de lettre au Mercure[7]. Un article de La Harpe, c’était la consécration officielle d’un talent. Le critique insistait beaucoup, en louant M. de Fontanes, sur la marche imposante et soutenue de sa phrase poétique et cet art de couper le vers sans le réduire à la prose, et de varier le rhythme sans le détruire, deux choses, dit-il, si différentes, et qu’aujourd’hui l’ignorance et le mauvais goût confondent si souvent. Il louait avant tout, dans le traducteur, et recommandait avec raison aux jeunes écrivains l’ensemble et le tissu du style, qu’on sacrifiait dès-lors à l’effet du détail ; il s’élevait à plusieurs reprises contre les métaphores accumulées et les figures nébuleuses : « Ce n’est pas, ajoutait-il, à M. de Fontanes que cet avis s’adresse, il en a trop rarement besoin ; mais les vérités communes ne peuvent pas être perdues aujourd’hui ; il faut bien les opposer aux nouvelles extravagances des nouvelles doctrines :

« Un tronc jadis sauvage adopte sur sa tige
« Des fruits dont sa vigueur hâte l’heureux prodige[8] ; »

« Hâter le prodige des fruits est une métaphore très obscure. C’est peut-être la seule fois que l’auteur s’est rapproché du style à la mode, et Dieu me préserve de le lui passer ! » On cherche à qui peut avoir trait, en somme, cette véhémence de La Harpe ; ce n’est pas même à Delille, c’est tout au plus à quelques-uns de ses imitateurs, à je ne sais quoi d’énorme aux environs de Roucher ou de Dorat. À la distance où nous sommes, au degré d’hérésie où nous ont poussés le temps et l’usage, cela fuit.

Fontanes se tenait sans effort dans les mêmes principes que La Harpe : en traduisant Pope, le sage Pope, il ne l’approuvait pas toujours. Il blâme, dès les premiers vers de son auteur, ces métaphores redoublées, selon lesquelles l’homme est tour à tour un labyrinthe, un jardin, un champ, un désert, et n’y voit que manque de goût, de précision de clarté : — Quand il rencontre ce vers tout pétillant :

In folly’s cup still laughs the bubble, joy,
la joie, cette bulle d’eau, rit dans la coupe de la folie, il le supprime. Il est bien plus que l’abbé Delille de l’école directe de Boileau et de Racine.

Il est mieux que de l’école, il est du sentiment tendre et de l’inspiration émue de ce dernier dans la Chartreuse et dans le Jour des Morts. Racine jeune, Racine déjà revenu d’Uzès et à la veille d’Andromaque, Racine né au XVIIIe siècle, ayant beaucoup lu, au lieu de Théagène et Chariclée, l’Épître de Colardeau, et se promenant, non pas à Port-Royal, mais au Luxembourg, aurait pu écrire la Chartreuse.

La manière littéraire a beau changer ; les formes du style ont beau se renouveler, se vouloir rajeunir, et, même en n’y réussissant pas toujours, faire pâlir du moins la couleur des styles précédens ; les idées, sinon la pratique, en matière de goût et d’art sévère, ont beau s’élever, s’affermir, s’agrandir, je le crois, par une comparaison plus studieuse et plus étendue : il est des impressions heureuses, faciles, touchantes, qui, dans de courtes productions, tirent leur principal intérêt du cœur, et qui durent sous un crayon un peu effacé. La lecture de la Chartreuse, si l’on a l’imagination sensible, et si l’on n’a pas l’esprit barré par un système, cette lecture mélodieuse et plaintive, faite à certaine heure, à demi-voix, produira toujours son effet, émouvra encore et finira par mêler vos pleurs à ceux du poète :

Cloître sombre, où l’amour est proscrit par le Ciel ;
Où l’instinct le plus cher est le plus criminel,
Déjà, déjà ton deuil plaît moins à ma pensée !
L’imagination, vers tes murs élancée,
Chercha leur saint repos, leur long recueillement ;
Mais mon ame a besoin d’un plus doux sentiment.
Ces devoirs rigoureux font trembler ma faiblesse.
Toutefois, quand le temps, qui détrompe sans cesse,
Pour moi des passions détruira les erreurs,
Et leurs plaisirs trop courts souvent mêlés de pleurs ;
Quand mon cœur nourrira quelque peine secrète ;
Dans ces momens plus doux, et si chers au poète,

Où, fatigué du monde, il veut, libre du moins ;
Et jouir de lui-même, et rêver sans témoins ;
Alors je reviendrai, Solitude tranquille,
Oublier dans ton sein les ennuis de la ville,
Et retrouver encor, sous ces lambris déserts,
Les mêmes sentimens retracés dans ces vers.

De tels vers, pour la couleur mélancolique à la fois et transparente, étaient dignes contemporains des belles pages des Études de la Nature.

Le Jour des Morts offre plus de composition que la Chartreuse ; c’est moins une méditation, une rêverie, et davantage un tableau. Il dut plaire plus vivement peut-être aux contemporains ; il a plus passé aujourd’hui. Le XVIIIe siècle y a jeté de ses couleurs de convention. Ce curé de village, rustique Fénelon, qu’on n’ose pas appeler curé, et qui n’est que pasteur, mortel respecté, homme sacré, ce prêtre ami des lois et zélé sans abus, qui n’ose faire parler la colère céleste contre le mal, et qui ne sait qu’adoucir la tristesse par l’espérance, est un de ces chrétiens comme on aimait à se les figurer à la date de la Chaumière indienne. On se demande si le poète partage absolument l’esprit du spectacle qu’il nous retrace avec tant d’émotion. À un endroit de la première version du Jour des Morts, il était question de destin. Plus d’un vers reste en désaccord avec le dogme ; ainsi, lorsqu’il s’agit, d’après Gray, de ces morts obscurs, de ces Turenne peut-être et de ces Corneille inconnus :

Eh bien ! si de la foule autrefois séparé,
Illustre dans les camps ou sublime au théâtre,
Son nom charmait encor l’univers idolâtre,
Aujourd’hui son sommeil en serait-il plus doux ?

dernier vers charmant, imité de La Fontaine avant sa conversion, mais depuis quand la mort, pour le chrétien est-elle un doux sommeil, et le cercueil un oreiller ? En somme, la religion du Jour des Morts est une religion toute d’imagination, de sensibilité, d’attendrissement (le mot revient sans cesse) ; c’est un christianisme affectueux et flatté, à l’usage du XVIIIe siècle, de ce temps même où l’abbé Poulle, en chaire, ne désignait guère Jésus-Christ que comme le législateur des chrétiens. Ici, ce mode d’inspiration, plus acceptable chez un poète, cette onction sans grande foi, et pourtant sincère, s’exhale à chaque vers, mais elle se déclare surtout admirablement dans le beau morceau de la pièce au moment de l’élévation pendant le sacrifice :

Ô moment solennel ! ce peuple prosterné,
Ce temple dont la mousse a couvert les portiques,
Ses vieux murs, son jour sombre, et ses vitraux gothiques ;
Cette lampe d’airain, qui, dans l’antiquité,
Symbole du soleil et de l’éternité,
Luit devant le Très-Haut, jour et nuit suspendue ;
La majesté d’un Dieu parmi nous descendue ;
Les pleurs, les vieux, l’encens, qui montent vers l’autel,
Et de jeunes beautés, qui, sous l’œil maternel,
Adoucissent encor par leur voix innocente
De la religion la pompe attendrissante ;
Cet orgue qui se tait, ce silence pieux,
L’invisible union de la terre et des cieux,
Tout enflamme, agrandit, émeut l’homme sensible ;
Il croit avoir franchi ce monde inaccessible,
Où, sur des harpes d’or, l’immortel séraphin
Aux pieds de Jéhovah chante l’hymne sans fin.
C’est alors que sans peine un Dieu se fait entendre :
Il se cache au savant, se révèle au cœur tendre ;
Il doit moins se prouver qu’il ne doit se sentir.

Il y avait long-temps à cette date que la poésie française n’avait modulé de tels soupirs religieux. Jusqu’à Racine, je ne vois guère, en remontant, que ce grand élan de Lusignan dans Zaïre. M. de Fontanes essayait, avec discrétion et nouveauté, dans la poésie, de faire écho aux accens épurés de Bernardin de Saint-Pierre, ou à ceux de Jean-Jacques aux rares momens où Jean-Jacques s’humilie. Son grand tort est de s’être distrait sitôt, d’avoir récidivé si peu.

Dans le Jour les Morts, il s’était souvenu de Gray et de son Cimetière de Campagne ; il se rapproche encore du mélancolique Anglais par un Chant du Barde[9] ; tous deux rêveurs, tous deux délicats et sobres, leurs noms aisément s’entrelaceraient sous une même couronne. Gray pourtant, dans sa veine non moins avare, a quelque chose de plus curieusement brillant, et de plus hardi, je le crois. Les deux ou trois perles qu’on a de lui luisent davantage. Celles de Fontanes, plus radoucies d’aspect, ne sont peut-être pas de qualité moins fine : le chantre plaintif du Collége d’Éton n’a rien de mieux que ces simples Stances à une jeune Anglaise.

Une affinité naturelle poussait Fontanes vers les poètes anglais : on doit regretter qu’il n’ait pas suivi plus loin cette veine. Il avait, bien plus nettement que Delille le sentiment champêtre et mélancolique, qui distingue la poésie des Gray, des Goldsmith, des Cowper : son imagination, où tout se terminait, en aurait tiré d’heureux points de vue, et aurait importé, au lieu du descriptif diffus d’alors, des scènes bien touchées et choisies. Mais il aurait fallu pour cela un plus vif mouvement d’innovation et de découverte, que ne s’en permettait Fontanes. Il côtoya la haie du cottage, mais il ne la franchit pas. L’anglomanie qui gagnait le détourna de ce qui, chez lui, n’eût jamais été que juste. De son premier voyage en Angleterre, il rapporta surtout l’aversion de l’opulence lourde, du faste sans délicatesse, de l’art à prix d’or, le dégoût des parcs anglais, de ces ruines factices, et de cet inculte arrangé qu’il a combattu dans son Verger. De l’école française en toutes choses, il ne haïssait pas dans le ménagement de la nature les allées de Le Nôtre et les directions de La Quintinie, comme, dans la récitation des vers, il voulait la mélopée de Racine. En se gardant de l’abondance brillante de Delille il négligea la libre fraîcheur des poètes anglais paysagistes, desquels il semblait tout voisin. Son descriptif, à lui, est plutôt né de l’Épître de Boileau à Antoine.

Son étude de Pope et son projet d’un poème sur la Nature le conduisirent aisément à son Essai didactique sur l’Astronomie : M. de Fontanes n’a rien écrit de plus élevé. Je sais les inconvéniens du genre : on y est pressé, comme disait en son temps Manilius, entre la gêne des vers et la rigueur du sujet :

..... Duplici circumdatus æstu
Carminis et rerum
.....

Il faut exprimer et chanter, sous la loi du rhythme, des lois célestes que la prose, dans sa liberté, n’embrasse déjà qu’avec peine. Comme si ces difficultés ne se marquaient pas assez d’elles-mêmes, le poète, dans sa marche logique et méthodique, dans sa pénible entrée en matière et jusque dans ce titre d’Essai, n’a rien fait pour les dissimuler. Mais combien ce défaut peu évitable est racheté par des beautés de premier ordre ! et, d’abord, par un style grave, ferme, soutenu, un peu difficile, mais par là même pur de toute cette monnaie poétique effacée du XVIIIe siècle, par un style de bon aloi, que Despréaux eût contresigné à chaque page, ce qu’il n’eût pas fait toujours, même pour le style de M. de Fontanes. Cette fois, l’auteur, pénétré de la majesté de son sujet, n’a nulle part fléchi ; il est égal par maint détail, et par l’ensemble il est supérieur aux Discours en vers de Voltaire ; il atteint en français, et comme original à son tour, la perfection de Pope en ces matières, concision, énergie :

Vers ces globes lointains qu’observa Cassini,
Mortel, prends ton essor ; monte par la pensée,
Et cherche où du grand tout la borne fut placée.
Laisse après toi Saturne, approche d’Uranus ;
Tu l’as quitté, poursuis : des astres inconnus
À l’aurore, au couchant, partout sèment ta route ;
Qu’à ces immensités l’immensité s’ajoute.
Vois-tu ces feux lointains ? Ose y voler encor :
Peut-être ici, fermant ce vaste compas d’or
Qui mesurait des cieux les campagnes profondes,
L’éternel Géomètre a terminé les mondes.
Atteins-les : vaine erreur ! Fais un pas ; à l’instant
Un nouveau lieu succède, et l’univers s’étend.
Tu t’avances toujours, toujours il t’environne.
Quoi ? semblable au mortel que sa force abandonne,
Dieu, qui ne cesse point d’agir et d’enfanter,
Eût dit : « Voici la borne où je dois m’arrêter ! »

Cette grave et stricte poésie s’anime heureusement, par places, d’un sentiment humain, qui repose de l’aspect de tant de justes orbites et répand une piété toute virgilienne à travers les sphères :

Tandis que je me perds en ces rêves profonds,
Peut-être un habitant de Vénus, de Mercure,
De ce globe voisin qui blanchit l’ombre obscure,
Se livre à des transports aussi doux que les miens.
Ah ! si nous rapprochions nos hardis entretiens !
Cherche-t-il quelquefois ce globe de la terre,
Qui, dans l’espace immense, en un point se resserre ?
A-t-il pu soupçonner qu’en ce séjour de pleurs
Rampe un être immortel qu’ont flétri les douleurs ?

Et tout ce qui suit. — Le style, dans le détail, arrive quelquefois à un parfait éclat de vraie peinture, à une expression entière et qui emporte avec elle l’objet : on compte ces vers-là dans notre poésie classique, même dans Racine, qui en offre peut-être un moins grand nombre que Boileau :

Quand la lune arrondie en cercle lumineux
Va, de son frère absent, nous réfléchir les feux,
Il[10] vous dira pourquoi, d’un crêpé enveloppée,
Par l’ombre de la terre elle pâlit frappée.

En terminant cet Essai qui est devenu un chant ou du moins un tableau, le poète invite de plus hardis que lui à l’étude entière et à la célébration de la nature et des cieux : il se rappelle tout bas ce que Virgile se disait au début du troisième livre des Géorgiques :

Omnia jàm vulgata : quis aut Eurysthea durum,
Aut illaudati nescit Busiridis aras ?
Cui non dictas Hylas puer ? .........
...................
... Tentanda via est, quâ me quoque possim
Tollere humo, victorque virûm volitare per ora
.

Faut-il offrir toujours sur la scène épuisée,
Des tragiques douleurs la pompe trop usée ?
Des sentiers moins battus s’ouvrent devant nos pas[11].

Mais nul poète depuis n’a tenté ces hauts sentiers, et les descriptifs moins que les autres. Cet Essai sur l’Astronomie, qui n’a pas été classé jusqu’ici comme il le mérite, pourrait presque sembler, par sa juste et belle austérité, une critique en exemple, une contre-partie et un contre-poids que Fontanes aurait voulu opposer aux excès et aux abus de l’école envahissante.

Il a laissé du pur descriptif lui-même ; sa Maison rustique (l’ancien Verger refondu) n’est pas autre chose. N’oublions pas pourtant que ce Verger qui parut en 1788, fort court et un peu pressé entre notes et préface, était encore une protestation indirecte contre la manie du jour, un sous-amendement respectueux au poème des Jardins. Fontanes se sauvait dans le verger pour faire de là opposition, pour jeter en quelque sorte son caillou de derrière les saules. Il s’élevait fort contre ces colifichets soi-disant champêtres, contre cette négligence acquise à grands frais,

Où la simplicité n’est qu’un luxe de plus.
Ermenonville, avec son Temple de la Philosophie et sa Tour de Gabrielle, ne trouvait pas grace absolument devant son goût sans fadaise. L’ouvrage d’un Allemand, Hirschfeld, sur les jardins et les paysages, lui fournissait surtout matière à gaieté. Le professeur d’esthétique avait conseillé au bout du verger un étang, d’où monterait en chœur le cri des grenouilles, effectivement si harmonieux de loin le soir, dans la tranquillité des airs. Mais cette harmonie qui sentait trop Aristophane, et que Jean-Baptiste Rousseau n’avait pas réhabilitée, ne revenait guère à Fontanes, non plus que l’étang bourbeux. Il prenait de là occasion pour se jeter sur le germanisme en littérature, et il en prévoyait dès-lors, il en combattait les conséquences en tout genre, avec une vivacité qui prouve encore moins sa prévention extrême que sa promptitude de coup d’œil et d’avant-goût. Quand vint Mme de Staël, elle le trouva tout armé à l’avance et très averti.

On voit que M. de Fontanes n’était pas un homme de révolution ; aussi la nôtre de 89 ne l’enleva point d’un entier élan. À trente ans passés, sa situation restée si précaire semblait le pousser en avant : sa modération d’esprit le retint. Il partagea pourtant avec presque toute la France le premier mouvement et les espérances de l’aurore de 89 ; l’on a même un chant de lui sur la fête de la fédération en 90. Mais, ce fut sa limite extrême. Dès le commencement de 90, il participait avec son ami Flins à la rédaction d’un journal, le Modérateur, qui remplissait son titre. On distingue difficilement les articles de Fontanes dans cette feuille, qui d’ailleurs a peu vécu, et comme il n’y a que l’esprit général qui en soit remarquable, il importe peu de les distinguer. Le Modérateur suit avec moins de verve et d’audace la ligne d’André Chénier. J’aime à y voir[12] le chevalier de Pange, cet autre André, loué pour ses Réflexions sur la Délation et sur le Comité des Recherches. On y devine, à quelques mots jetés çà et là, combien Fontanes jugeait le moment peu favorable aux vers ; et il n’était pas homme à s’armer de l’ïambe. Des ébauches de tragédies qu’il conçut alors, Thrasybule, Thamar, Mazaniel, n’eurent pas de suite et n’aboutirent qu’à quelques scènes. Il quitta Paris peu après, et, retiré à Lyon, il adressait de là cette gracieuse et un peu jeune Épître à Boisjolin[13]. Un grand calme, un sourire d’imagination y règne. Il a retrouvé les champs, il a repris l’étude, et le voilà qui resonge à la belle gloire. Dans les conseils qu’il donne, lui-même il se peint, et à cette lenteur de poésie qu’il exprime si merveilleusement, on reconnaît son propre talent d’abeille :

Comme on voit, quand l’hiver a chassé les frimas,
Revoler sur les fleurs l’abeille ranimée,
Qui six mois dans sa ruche a langui renfermée,
Ainsi revole aux champs, Muse, fille du ciel !
De poétiques fleurs compose un nouveau miel ;
Laisse les vils frelons qui te livrent la guerre
À la hâte et sans art pétrir un miel vulgaire ;
Pour toi, saisis l’instant : marque d’un œil jaloux
Le terrain qui produit les parfums les plus doux ;
Reposant jusqu’au soir sur la tige choisie,
Exprime avec lenteur une douce ambroisie,
Épure-la sans cesse, et forme pour les cieux
Ce breuvage immortel attendu par les Dieux.

Je suis porté à placer alors la première inspiration de la Grèce sauvée ; je conjecture que l’Anacharsis de l’abbé Barthélemy, dont l’impression sur lui fut si vive, et qu’il célébra dans une Épître, lui en donna idée par contre-coup. Son poème de la Grèce sauvée, en effet, eût été pour la couleur le contemporain du Voyage d’Anacharsis, comme, sa Chartreuse et son Jour des Morts étaient bien des élégies contemporaines des Études de la Nature. Arrivé à trente cinq ans et songeant à se recueillir enfin dans une œuvre, Fontanes se disait sans doute un peu pour lui-même, ce qu’il écrivait à l’abbé Barthélemy :

Tandis que le troupeau des écrivains vulgaires
Se fatigue à chercher des succès éphémères,
Et dans sa folle ambition,
Prête une oreille avide à tous les vents contraires
De l’inconstante opinion,
Le grand homme, puisant aux sources étrangères,
Trente ans médite en paix ses travaux solitaires ;
Au pied du monument qu’il fut lent à finir
Il se repose enfin, sans voir ses adversaires,
Et l’œil fixé sur l’avenir.

Mais au moment où il reportait son regard vers l’idéal avenir, les orages s’amoncelaient et ne laissaient plus d’horizon. Fontanes se maria à Lyon en 93. Cette union, dans laquelle il devait constamment trouver tant de vertu, de dévouement et de mérite, fut presque aussitôt entourée des plus affreuses images ! Le siége de Lyon commença. Mme Fontanes accoucha de son premier enfant dans une grange, au moment où elle fuyait les horreurs de l’incendie. Les bombes des assiégeans tombaient souvent près du berceau, que le père dut plus d’une fois changer de place. Il revint à Paris en novembre 93, pour y vivre oublié, lorsque les députés de Lyon, de Commune affranchie, chargés de dénoncer à la convention de Robespierre les horreurs de Collot-d’Herbois et de Fouché qui avaient fait regretter Couthon, lui vinrent demander d’écrire leur discours. Il l’écrivit dans la matinée du 20 décembre ; le brave Changeux le lut le jour même à la barre d’une voix sonore.

L’effet sur la convention fut grand. M. Villemain a comparé cet énergique langage à celui du paysan du Danube en plein sénat romain. L’art pourtant, qui se dérobait, y était d’autant moins étranger. Fontanes avait adroitement emprunté et prodigué les formes sacramentelles du jour : « Une grande commune a mérité l’indignation nationale : mais qu’avec l’aveu de ses égaremens, vous parvienne aussi l’expression de ses douleurs et de son repentir ! Ce repentir est vrai, profond, unanime ; il a devancé le moment de la chute des traîtres qui nous ont égarés. » Mais toute cette phraséologie obligée de peuple magnanime et de traîtres n’était qu’une précaution oratoire pour amener la convention à entendre face à face ceci :

« Les premiers députés (après la prise de Lyon) avaient pris un arrêté, à la fois juste, ferme et humain : ils avaient ordonné que les chefs conspirateurs perdissent seuls la tête, et qu’à cet effet on instituât deux commissions qui, en observant les formes, sauraient distinguer le conspirateur du malheureux qu’avaient entraîné l’aveuglement, l’ignorance et surtout la pauvreté. Quatre cents têtes sont tombées dans l’espace d’un mois, en exécution des jugemens de ces deux commissions. De nouveaux juges ont paru et se sont plaints que le sang ne coulât point avec assez d’abondance et de promptitude. En conséquence, ils ont créé une commission révolutionnaire, composée de sept membres, chargée de se transporter dans les prisons et de juger, en un moment, le grand nombre de détenus qui les remplissent. À peine le jugement est-il prononcé, que ceux qu’il condamne sont exposés en masse au feu du canon chargé à mitraille. Ils tombent les uns sur les autres frappés par la foudre, et, souvent mutilés, ont le malheur de ne perdre, à la première décharge, que la moitié de leur vie. Les victimes qui respirent encore après avoir subi ce supplice, sont achevées à coups de sabres et de mousquets. La pitié même d’un sexe faible et sensible a semblé un crime : deux femmes ont été traînées au carcan pour avoir imploré la grace de leurs pères, de leurs maris et de leurs enfans. On a défendu la commisération et les larmes. La nature est forcée de contraindre ses plus justes et ses plus généreux mouvemens, sous peine de mort. La douleur n’exagère point ici l’excès de ses maux ; ils sont attestés par les proclamations de ceux qui nous frappent. Quatre mille têtes sont encore dévouées au même supplice ; elles doivent être abattues avant la fin de frimaire. Des supplians ne deviendront point accusateurs : leur désespoir est au comble, mais le respect en retient les éclats ; ils n’apportent dans ce sanctuaire que des gémissemens et non des murmures. »

Les murmures, les frémissemens éclatèrent : ce furent un moment ceux de la pitié. Il est vrai qu’ils durèrent peu. En vain Camille Desmoulins hasarda dans son Vieux Cordelier quelques maximes tardives d’humanité. Collot-d’Herbois accourut de Lyon et se justifia. On mit en arrestation les envoyés lyonnais ; on se demandait qui les avait inspirés, qui avait pu faire à la convention, par leur bouche, cette étrange et pathétique surprise. Garat eut le bon goût de deviner et la légèreté de nommer Fontanes[14].

Celui-ci ne fut pas arrêté, ou du moins il ne le fut que durant trois fois vingt-quatre heures, et par mégarde, comme s’étant trouvé dans la voiture de M. de Langeac, son ami, à qui on en voulait. Il put obtenir d’être relâché avant qu’on insistât sur son nom. Il quitta Paris et passa le reste de la terreur caché à Sevran, près de Livry, chez Mme Dufresnoy, et aussi aux Andelys, qu’il revit alors, comme nous l’attestent les vers touchans, et un peu faibles, de son Vieux Château.

Dans ce petit poème et dans quelques autres pièces qui le suivent en date, comme les Pyrénées, le style de M. de Fontanes, il faut le dire, se détend sensiblement, ne se tient plus à cette ferme hauteur qu’avait marquée l’Essai sur l’Astronomie. La facilité fâcheuse du XVIIIe siècle l’emporte. Chaque manière (même la bonne, la meilleure, si l’on veut) est voisine d’un défaut. Quand les poètes de l’école classique n’y prennent garde, ils deviennent aisément prosaïques et languissans, comme les autres de l’école contraire tendent très vite, s’ils ne se soignent, au boursouflé, au bigarré, ou à l’obscur. L’Art poétique de Boileau, bien autrement poétique par l’exécution que par les préceptes, les préceptes et la pratique courante de Voltaire, à force de soumettre la poésie à la même raison que la prose et au pur bon sens, allaient à remplacer l’inspiration et l’expression poétique par ce qui n’en doit être que la garantie et la limite. On s’est jeté aujourd’hui dans un excès tout contraire, et l’image tient le dez du style poétique, comme c’était la raison précédemment. Mais ni la raison, à proprement parler, ni l’image, en ceci, ne doivent régir. L’expression en poésie doit être incessamment produite par l’idée actuelle, soumise à l’harmonie de l’ensemble, par le sentiment ému, s’animant, au besoin, de l’image, du son, du mouvement, s’aidant de l’abstrait même, de tout ce qui lui va, se créant, en un mot, à tout instant sa forme propre et vive ; ce que ne fait pas la pure raison. Mais, cela dit, et même dans ce poème du Vieux Château, où le style de Fontanes est si peu ce que le style poétique devrait être toujours, une création continue ; même là, de douces notes se font entendre ; ces négligences, ces répétitions d’aimé, d’amour, d’amant, qui reviennent tant de fois à la dernière page, ont leur grace touchante : le secret de l’ame se trahit mieux en ces temps de langueur du talent. Or, ce qu’on suit dans cette série, aujourd’hui complète, des poésies de Fontanes, soit durant les terreurs de 93 et de 97, soit plus tard aux années de sa pompe et de ses grandeurs, c’est le courant d’une ame d’honnête homme, d’une ame affectueuse et excellente, qui se conserve jusqu’au bout et ne tarit pas ; les poésies qu’on publie, même les moins vives, en sont la biographie la plus intime, trop long-temps dérobée. Elles me semblent une source couverte, discrète, familière, trop rare seulement, qui bruissait à peine sous le marbre des degrés impériaux, qui cherchait par amour les gazons cachés, et qui, depuis la Forêt de Navarre jusqu’à l’ode sur la Statue d’Henri IV, dans tout son cours voilé ou apparent, ne cessa d’être fidèle à certains échos chéris.

On a donc publié de lui le Vieux Château, le poème des Pyrénées, en vue de sa biographie d’ame, sinon de leur mérite même, et quoique ce soit un peu comme si l’on publiait pour la première fois le Voyageur de Goldsmith après que Byron est venu.

La terreur passée, Fontanes put reparaître, et son nom le désigna aussitôt à d’honorables choix dans l’œuvre de reconstruction sociale qui s’essayait. Il se trouva compris sur la liste de l’Institut national dès la première formation[15], et fut nommé, comme professeur de belles-lettres, à l’École centrale des Quatre-Nations. Dans deux discours de lui, prononcés en séance publique au nom des autres professeurs, on trouve déjà l’exemple de cette manière qui lui est propre, comme orateur, de savoir insinuer ses opinions sous le couvert solennel. Dans la séance d’installation, parlant des législateurs de l’antiquité et de l’importance qu’ils attachaient à l’éducation, il s’exprimait ainsi : « Les législateurs anciens regardaient cet art comme le premier de tous, et comme le seul en quelque sorte. Ils ont fait des systèmes de mœurs plus que des systèmes de lois. Quand ils avaient créé des habitudes et des sentimens dans l’esprit et dans l’ame de leurs concitoyens, ils croyaient leur tâche presque achevée. Ils confiaient la garde de leur ouvrage au pouvoir de l’imagination plutôt qu’à celui du raisonnement, aux inspirations du cœur humain plutôt qu’aux ordres des lois, et l’admiration des siècles a consacré le nom de ces grands hommes. Ils avaient tant de respect pour la toute puissance des habitudes, qu’ils ménagèrent même d’anciens préjugés peu compatibles en apparence avec un nouvel ordre de choses. La Grèce et Rome, en passant de l’empire des rois sous celui des archontes ou des consuls, ne virent changer ni leur culte, ni le fond de leurs usages et de leurs mœurs. Les premiers chefs de ces républiques se persuadèrent, sans doute, qu’un mépris trop évident de l’autorité des siècles et des traditions affaiblirait la morale en avilissant la vieillesse aux yeux de l’enfance ; ils craignirent de porter trop d’atteinte à la majesté des temps et à l’intérêt des souvenirs.

« La marche de l’esprit moderne a été plus hardie. Les lumières de la philosophie ont donné plus de confiance aux fondateurs de notre république. Tout fut abattu ; tout doit être reconstruit. »

Dans un autre discours de rentrée, il maintenait, contrairement, au préjugé régnant, la prééminence du siècle de Louis XIV, et des grands siècles du goût en général, non seulement à titre de goût, mais aussi à titre de philosophie :

« Chez les Latins, si vous exceptez Tacite, les auteurs qu’on appelle du second âge, inférieurs pour l’art de la composition, les convenances, l’harmonie et les graces, ont aussi bien moins de substance et de vigueur, de vraie philosophie et d’originalité, que Virgile, Horace, Cicéron et Tite-Live. La France offre les mêmes résultats. À l’exception de trois ou quatre grands modernes qui appartiennent encore à demi au siècle dernier, vous verrez que Racine, Corneille, La Fontaine, Boileau, Molière, Pascal, Fénelon, La Bruyère et Bossuet, ont répandu plus d’idées justes et véritablement profondes que ces écrivains à qui on a donné l’orgueilleuse dénomination de penseurs, comme si on n’avait pas su penser avant eux avec moins de faste et de recherche. »

La théorie littéraire de Fontanes est là ; son originalité, comme critique, consiste, sur cette fin du XVIIIe siècle, à déclarer fausse l’opinion accréditée, « si agréable, disait-il, aux sophistes et aux rhéteurs, par laquelle on voudrait se persuader que les siècles du goût n’ont pas été ceux de la philosophie et de la raison. » C’était proclamer au nom des Écoles centrales précisément le contraire de ce que Garat venait de prêcher aux Écoles normales. Il devançait dans sa chaire et préparait honorablement la critique littéraire renouvelée, que le Génie du Christianisme devait bientôt illustrer et propager avec gloire. Ainsi, en parlant un jour des mœurs héroïques de l’Odyssée, il les comparait aux mœurs des patriarches, et rapprochait Éliézer et Rebecca de Nausicaa. Vite on le dénonça là-dessus dans un journal comme contre-révolutionnaire, et on l’y accusa de recevoir des rois de grosses sommes pour professer de telles doctrines.

Fontanes ne se renfermait pas, à cette époque, dans son enseignement ; il prenait par sa plume une part plus active et plus hasardeuse au mouvement réactionnaire et, selon lui, réparateur, dont M. Fiévée, l’un des acteurs lui-même, nous a tracé récemment le meilleur tableau[16]. Nous le trouvons, avec La Harpe et l’abbé de Vauxcelles, l’un des trois principaux rédacteurs du journal le Mémorial ; et, dans sa mesure toujours polie, il poussait comme eux au ralliement et au triomphe des principes et des sentimens que le 13 vendémiaire n’avait pas intimidés, et qu’allait frapper tout à l’heure le 18 fructidor.

C’était, durant les mois qui précédèrent cette journée, une grande polémique universelle, dans laquelle se signalaient, parmi les monarchiens, La Harpe Fontanes Fiévée, Lacretelle, Michaud, écrivant soit dans le Mémorial, soit dans la Quotidienne, dans la Gazette française ; et parmi les républicains, Garat, Chénier, Daunou, dans les journaux intitulés la Clé du Cabinet, le Conservateur ; Roederer dans le Journal de Paris ; Benjamin Constant déjà dans des brochures. Le rôle de Fontanes, au milieu de cette presse animée, devient fort remarquable : la modération ne cesse pas d’être son caractère et fait contraste plus d’une fois avec les virulences et les gros mots de ses collaborateurs. Il est pour l’accord des lois et des mœurs, des principes religieux et de la politique, pour le retour des traditions conservatrices, et (ce qui était rare, ce qui l’est encore) il n’en violait pas l’esprit en les prêchant. À part les jacobins, il ne hait ni n’exclut personne ! « Des gens qui ne se sont jamais vus, dit-il (28 août 1797), se battent pour des opinions et croient se détester ; ils seraient bien étonnés quelquefois, en se voyant, de ne trouver aucune raison de se haïr. Tel adversaire conviendrait mieux au fond que tel allié. » En fait de croyances religieuses, il exprime partout l’idée qu’elles sont nécessaires aux sociétés humaines comme aux individus, qu’elles seules remplissent une place qu’à leur défaut envahissent mille tyrans ou mille fantômes et à propos des superstitions des incrédules, il rappelle de belles paroles que Bonnet lui adressait en sa maison de Genthod, lorsqu’il l’y visitait en 1787 : « Il faut laisser des alimens sains à l’imagination humaine si on ne veut pas qu’elle se nourrisse de poisons[17]. » Je trouve, dans ce même Mémorial, un parfait et incontestable jugement de Fontanes sur Mirabeau[18], et un autre, bien impartial, sur Lafayette, qu’on croyait encore prisonnier à Olmutz[19] : s’il exprime simplement une honorable compassion pour le général, il n’a que des paroles d’admiration pour son héroïque épouse ; de même qu’en un autre endroit il sait allier à une expression peu flattée sur l’ancien ministre Roland un hommage rendu à l’esprit supérieur et aux graces naturelles de Mme Roland, avec laquelle il avait eu occasion de passer quelques jours près de Lyon, en 1791. Enfin, nous trouvons Fontanes (sa ligne de parti étant donnée) aussi sage, aussi juste, aussi parfait de goût qu’on le peut souhaiter envers les personnes, envers toutes… excepté une seule : je veux parler de Mme de Staël. Car il la toucha malicieusement bien avant les fameux articles du Mercure en 1800. À plusieurs reprises, dans le Mémorial, elle revient sous sa plume : en s’attaquant à une brochure de Benjamin Constant[20], il n’hésite pas à la reconnaître aux endroits les plus vifs, les plus heureux, et c’est pour l’en louer avec une ironie cavalière que dorénavant, à son égard, il ne désarmera plus. Le piquant des premières escarmouches fut tel, dès ce temps du Mémorial[21], que plusieurs lettres de réclamations anonymes lui arrivèrent. En déclarant le tort de M. de Fontanes, on sent le besoin de se l’expliquer.

Fontanes, comme Racine, comme beaucoup d’écrivains d’un talent doux, affectueux, tendre, avait tout à côté l’épigramme facile, acérée. Chez lui la goutte de miel lent et pur était gardée d’un aiguillon très vigilant. S’il ne montrait d’ordinaire que de la sensibilité dans le talent, il portait de la passion dans le goût. Il était, ai-je dit, de l’école française en tout point : et en effet, tout ce qui, à quelque degré, tenait au germanisme, à l’anglomanie, à l’idéologie, à l’économisme, au jansénisme, tout ce qui sentait l’outré, l’obscur, l’emphatique, se liait dans son esprit par une association rapide et invincible ; il voyait de très loin et très vite : son imagination faisait le reste. En somme, toutes les antipathies qu’on se figure que Voltaire aurait eues si vives durant la révolution et de nos jours, Fontanes les a eues et nous les représente, et non par routine ni par tradition, mais bien vives, bien senties, bien originales aussi ; il était né tel. De la famille de Racine par le cœur et par les vers, il touchait à Voltaire par l’esprit et par le ton courant. Très aisément son tact fin tressaillait offensé, irrité : son accent se faisait moqueur ; et, en même temps, sa veine de poète sensible, et son imagination plutôt riante, n’en souffraient pas. Qu’on approuve ou non, il faut convenir que tout cela constitue en M. de Fontanes un ensemble bien varié et qui se tient, une nature, un homme enfin.

Or, il n’aimait pas les femmes savantes, les femmes politiques, les femmes philosophes. S’il ne faisait dès-lors que prévoir et redouter ce qui s’est émancipé depuis, il doit sembler, comme, au reste, en un bon nombre de ses jugemens, beaucoup moins étroit que prompt. En admirateur du XVIIe siècle, il permettait sans doute à Mme de Sévigné ses lettres, à Mme de Lafayette ses tendres romans ; il aurait passé à Mme de Staël ses Lettres sur Jean-Jacques, comme probablement il tolérait ses vers d’élégie chez Mme Dufresnoy ; mais c’était là l’exception et l’extrême limite. Une célébrité plus active, l’influence politique surtout, et l’expression métaphysique, le révoltaient chez une femme, et lui paraissaient tellement sortir du sexe, qu’à lui-même il lui arriva, cette fois, de l’oublier. Mme de Staël ne se vengea qu’en retrouvant à l’instant son rôle de femme qu’on l’accusait d’abandonner, et en le marquant par la bonne grace supérieure et inaltérable de ses réponses[22].

Pour revenir au Mémorial, l’ensemble de la rédaction de Fontanes dans cette feuille nous montre un esprit dès-lors aussi mûr en tout que distingué, qui ne reviendra plus sur ses impressions, et qui, dans la science de la vie, est maître de ses résultats. La connaissance de cette rédaction est précieuse en ce qu’elle nous le révèle, à cette époque d’entière indépendance, essentiellement tel, au fond, qu’il se développera plus tard dans ses rôles publics et officiels ; avec tous ses principes, ses sentimens, ses aversions même ; journaliste louant déjà Washington[23], dans le sens où, orateur, il le célébrera devant le premier Consul ; attaquant déjà Mme de Staël, avant qu’on le puisse soupçonner par là de vouloir complaire à quelqu’un.

Mais le pressentiment le plus notable de Fontanes, à cette date, est son goût déclaré pour le général Bonaparte, alors conquérant de l’Italie. Le 15 août 1797, il lui adresse, dans le Mémorial, une lettre trop piquante de verve et trop perçante de pronostic, pour qu’on ne la reproduise pas. C’est un de ces petits chefs-d’œuvre de la presse politique, comme il s’en est tant dépensé et perdu en France depuis la Satyre Ménippée jusqu’à Carrel : sauvons du moins cette page-là. Le bruit venait de se répandre dans Paris qu’une révolution républicaine avait éclaté à Rome et y avait changé la forme du gouvernement :


À BONAPARTE.
« Brave général,

« Tout a changé et tout doit changer encore, a dit un écrivain politique de ce siècle, à la tête d’un ouvrage fameux. Vous hâtez de plus en plus l’accomplissement de cette prophétie de Raynal. J’ai déjà annoncé que je ne vous craignais pas, quoique vous commandiez quatre-vingt mille hommes, et qu’on veuille nous faire peur en votre nom. Vous aimez la gloire, et cette passion ne s’accommode pas de petites intrigues, et du rôle d’un conspirateur subalterne auquel on voudrait vous réduire. Il me paraît que vous aimez mieux monter au Capitole, et cette place est plus digne de vous. Je crois bien que votre conduite n’est pas conforme aux règles d’une morale très sévère ; mais l’héroïsme a ses licences : et Voltaire ne manquerait pas de vous dire que vous faites votre métier d’illustre brigand comme Alexandre et comme Charlemagne. Cela peut suffire à un guerrier de vingt-neuf ans.

« Je me promènerais, je le répète, avec la plus grande sécurité, dans votre camp peuplé de braves comme vous, et je conviens qu’il serait fort agréable de vous voir de près, de suivre votre politique, et même de la deviner quand vous garderiez le silence.

« Savez-vous que dans mon coin je m’avise de vous prêter de grands desseins ? Ils doivent, si je ne me trompe, changer les destinées de l’Europe et de l’Asie.

« Toute mon imagination fermente depuis qu’on m’annonce que Rome a changé son gouvernement. Cette nouvelle est prématurée sans doute ; mais elle pourra bien se réaliser tôt ou tard.

« Vous aviez montré pour la vieillesse et le caractère du chef de l’église des égards qui vous avaient honoré. Mais peut-être espériez-vous alors que la fin de sa carrière amènerait plus vite le dénouement préparé par vos exploits et votre politique. Les Transtévérins se sont chargés de servir votre impatience, et le pape, dit-on, vient de perdre toute sa puissance temporelle ; je m’imagine que vous transporterez le siége de la nouvelle république lombarde au milieu de cette Rome pleine d’antiques souvenirs, et qui pourra s’instruire encore sous vous à l’art de conquérir le reste de l’Italie.

« On prétend qu’à ce propos le ministre Acton disait naguère au roi de Naples : — Sire, les Français ont déjà la moitié du pied dans la botte. Encore un coup, et ils l’y feront entrer tout entier. — Acton pourrait bien avoir raison. Qu’en dites-vous ?

« Mais je soupçonne encore de plus vastes combinaisons. Le théâtre de l’Italie est déjà trop étroit pour la grandeur de vos vues. Je rêve souvent à vos correspondances avec les anciens peuples de la Grèce, et même avec leurs prêtres, avec leur papa ; car, en habile homme, vous avez soin de ne pas vous brouiller avec les opinions religieuses.

« Une insurrection des Grecs contre les Turcs qui les oppriment est un évènement très probable, si on vous laisse faire, et si Aubert Dubayet[24] vous seconde. L’insurrection peut se communiquer facilement aux janissaires, et l’histoire ottomane est déjà pleine des révolutions tragiques dont ils furent les instrumens.

« Ainsi, je ne serais point étonné que vous eussiez conçu le projet hardi de planter à la fois l’étendard français sur les murs du Vatican et sur les tours du sérail, dans la capitale des états chrétiens et dans celle de Mahomet. Ce serait, il faut en convenir, une étrange manière de renouveler l’empire d’Orient et celui d’Occident. Mais vous m’avez accoutumé aux prodiges ; et ce qu’il y a de plus invraisemblable est toujours ce qui s’exécute le plus facilement depuis l’origine de la révolution française.

« Que dire alors du ministre ottoman et de celui de sa sainteté, qui sont reçus le même jour au directoire, qui se visitent fraternellement, et qui s’amusent à l’Opéra français, à nos jardins de Bagatelle et de Tivoli, tandis qu’on s’occupe en secret du sort de Rome et de Constantinople ?

« En vérité, brave général, vous devez bien rire quelquefois, du haut de votre gloire, des cabinets de l’Europe et des dupes que vous faites.

« Vous préparez de mémorables évènemens à l’histoire. Il faut l’avouer, si les rentes étaient payées, et si on avait de l’argent, rien ne serait plus intéressant au fond que d’assister aux grands spectacles que vous allez donner au monde. L’imagination s’en accommode fort, si l’équité en murmure un peu.

« Une seule chose m’embarrasse dans votre politique. Vous créez partout des constitutions républicaines. Il me semble que Rome, dont vous prétendez ressusciter le génie, avait des maximes toutes contraires. Elle se gardait d’élever autour d’elle des républiques rivales de la sienne. Elle aimait mieux s’entourer de gouvernemens dont l’action fût moins énergique, et fléchît plus aisément sous sa volonté. Souvenons-nous de ces vers d’une belle tragédie :

Ces lions, que leur maître avait rendus plus doux,
Vont reprendre leur rage et s’élancer sur nous ;
.................
Si Rome est libre enfin, c’est fait de l’Italie, etc.

« Mais peut-être avez-vous là-dessus, comme sur tout le reste, votre arrière-pensée, et vous ne me la direz pas.

« J’ai cru pouvoir citer des vers dans une lettre qui vous est adressée : vous aimez les lettres et les arts. C’est un nouveau compliment à vous faire. Les guerriers instruits sont humains ; je souhaite que le même goût se communique à tous vos lieutenans qui savent se battre aussi bien que vous. On dit que vous avez toujours Ossian dans votre poche, même au milieu des batailles. C’est, en effet, le chantre de la valeur. Vous avez, de plus, consacré un monument à Virgile dans Mantoue, sa patrie. Je vous adresserai donc un vers de Voltaire, en le changeant un peu :

J’aime fort les héros, s’ils aiment les poètes.

« Je suis un peu poète ; vous êtes un grand capitaine. Quand vous serez maître de Constantinople et du sérail, je vous promets de mauvais vers que vous ne lirez pas, et les éloges de toutes les femmes, qui vaudront mieux que les vers pour un héros de votre âge. Suivez vos grands projets, et ne revenez surtout à Paris que pour y recevoir des fêtes et des applaudissemens.

F. »


Si Bonaparte lut la lettre (comme c’est très possible), son goût pour Fontanes doit remonter jusque-là.

Le 18 fructidor, en frappant le journaliste, eut pour effet, par contre-coup, de réveiller en Fontanes le poète, qui se dissipait trop dans cette vie de polémique et de parti. Laissant Mme de Fontanes à Paris, il se déroba à la déportation par la fuite, quitta la France, passa par l’Allemagne en Angleterre, et y retrouva M. de Châteaubriand, qu’il avait déjà connu en 89. C’est à l’illustre ami de nous dire en ses Mémoires (et il l’a fait) cette liaison étroitement nouée dans l’exil, ces entretiens à voix basse au pied de l’abbaye de Westminster, ces doubles confidences du cœur et de la muse ; et puis les longs regards ensemble vers cette Argos dont on se ressouvient toujours, et qui, après avoir été quelque temps une grande douceur, devient une grande amertume. Fontanes n’hésita pas un seul instant à reconnaître l’étoile à ce jeune et large front. Quand d’autres spirituels émigrés, le chevalier de Panat et ce monde léger du XVIIIe siècle, paraissaient douter un peu de l’astre prochain du jeune officier breton, tout rêveur et sauvage, Fontanes leur disait : « Laissez, messieurs, patience ! il nous passera tous. » Et à son jeune ami il répétait : « Faites-vous illustre. » M. de Châteaubriand, à son tour, lui rendait en conseils et en encouragemens ce qu’il en recevait ; et quand Fontanes, après avoir repris vivement à la Grèce sauvée, semblait en d’autres momens s’en distraire, son ami l’y ramenait sans cesse : « Vous possédez le plus beau talent poétique de la France, et il est bien malheureux que votre paresse soit un obstacle qui retarde la gloire. Songez, mon ami, que les années peuvent vous surprendre, et qu’au lieu des tableaux immortels que la postérité est en droit d’attendre de vous, vous ne laisserez peut-être que quelques cartons. C’est une vérité indubitable qu’il n’y a qu’un seul talent dans le monde : vous le possédez cet art qui s’assied sur les ruines des empires, et qui seul sort tout entier du vaste tombeau qui dévore les peuples et les temps. Est-il possible que vous ne soyez pas touché de tout ce que le Ciel a fait pour vous, et que vous songiez à autre chose qu’à la Grèce sauvée ? » Ainsi au poète mélancolique, délicat, pur, élevé, noble, mais un peu désabusé, parlait l’ardent poète avec grandeur.

Ces paroles, tombant dans les heures fécondes du malheur, faisaient une vive et salutaire impression sur Fontanes, et, durant le reste de sa proscription, on le voit tout occupé de son monument. Son imagination se passionnait en ces momens extrêmes ; il ressaisissait en idée la gloire. Il quitta l’Angleterre pour Amsterdam, revint à Hambourg, séjourna à Francfort-sur-le-Mein : ses lettres d’alors peignent plus vivement son ame à nu et ses goûts, du fond de la détresse. Il manquait des livres nécessaires, n’avait pour compagnon qu’un petit Virgile qu’il avait acheté près de la Bourse à Amsterdam ; il lui arrivait de rencontrer chez d’honnêtes fermiers du Holstein les Contes moraux de Marmontel, mais il n’avait pu trouver un Plutarque dans toute la ville de Hambourg (que n’allait-il tout droit à Klopstock ?), et dans ces pays où son genre d’études était peu goûté Il s’estimait comme Ovide au milieu d’une terre barbare. Tant de souffrance était peu propre à le réconcilier avec l’Allemagne. À travers les mille angoisses, il travaillait à sa Grèce sauvée ; et, comme il l’écrit, s’y jeta à corps perdu. Enviant le sort de Lacretelle et de La Harpe, qui du moins vivaient cachés en France (et La Harpe l’avait été quelque temps chez Mme de Fontanes même), il songeait impatiemment à rentrer : « Je viens de lire une partie du décret ; quelque sévère qu’il soit, je persiste dans mes idées. Je me cacherai et je travaillerai au milieu de mes livres. Je n’ai plus qu’un très petit nombre d’années à employer pour l’imagination ; je veux en user mieux que des précédentes. Je veux finir mon poème. Peut-être me regrettera-t-on quand je ne serai plus, si je laisse quelque monument après moi… » Son cri perpétuel, en écrivant à Mme de Fontanes et à son ami Joubert, était : « Ne me laissez point en Allemagne ; un coin et des livres en France… Je ne veux que terminer dans une cave, au milieu des livres nécessaires, mon poème commencé. Quand il sera fini, ils me fusilleront, si tel est leur bon plaisir. » Un jour, apprenant qu’au nombre des lieux d’exil pour les déportés, on avait désigné l’île de Corfou, ce ciel de la Grèce tout d’un coup lui sourit « J’ai été vivement tenté d’écrire à cet effet au Directoire : je ne vois pas qu’il pût refuser à un poète déporté, qui mettrait sous ses yeux plusieurs chants (il y avait donc dès-lors plusieurs chants) d’un poème sur la Grèce, un exil à Corfou, puisqu’il y veut envoyer d’autres individus frappés par le même décret. Ceci vous paraît fou. Mais songez-y bien : qu’est-ce qui n’est pas cent fois mieux que Hambourg ? » Durant toute cette proscription, Fontanes luttant contre le flot et cherchant à tirer son épopée du naufrage, me fait l’effet de Camoëns qui soulève ses Lusiades d’un bras courageux : par malheur la Grèce sauvée ne s’en est tirée qu’en lambeaux.

Mais, oserai-je le dire ? ce furent moins ces rudes années de l’orage qui lui furent contraires, que les longs espaces du calme retrouvé et des grandeurs.

Au plus fort de sa lutte et de sa souffrance, et chantant la Grèce en automne, le long des brouillards de l’Elbe, ou en hiver, enfermé dans un poêle, comme dit Descartes, Fontanes écrivait à son ami de Londres qu’il ne serait heureux que lorsque, rentré dans sa patrie, il lui aurait préparé une ruche et des fleurs à côté des siennes ; et l’ami poète lui répondait : « Si je suis la seconde personne à laquelle vous ayez trouvé quelques rapports d’ame avec vous (l’autre personne était M. Joubert), vous êtes la première qui ayez rempli toutes les conditions que je cherchais dans un homme. Tête, cœur, caractère, j’ai tout trouvé en vous à ma guise, et je sens désormais que je vous suis attaché pour la vie… Ne trouvez-vous pas qu’il y ait quelque chose qui parle au cœur dans une liaison commencée par deux Français malheureux loin de la patrie ? Cela ressemble beaucoup à celle de René et d’Outougami : nous avons juré dans un désert et sur des tombeaux. » Ainsi se croisaient dans un poétique échange les souvenirs de l’Atlantique et ceux de l’Hymette, les antiques et les nouvelles images.

Le 18 brumaire trouva Fontanes déjà rentré en France, et qui s’y tenait d’abord caché. Je conjecture que la Maison rustique, transformation heureuse de l’ancien Verger, est le fruit aimable de ce premier printemps de la patrie. Il ne tarda pourtant pas à vouloir éclaircir sa situation, et il adressa au Consul la lettre suivante, dont la noblesse, la vivacité, et, pour ainsi dire, l’attitude, s’accordent bien avec la lettre de 1797, et qui ouvre dignement les relations directes de Fontanes avec le grand personnage.

À BONAPARTE.

« Je suis opprimé, vous êtes puissant, je demande justice. La loi du 22 fructidor m’a indirectement compris dans la liste des écrivains déportés en masse et sans jugement. Mon nom n’y a pas été rappelé. Cependant j’ai souffert, comme si j’avais été légalement condamné, trente mois de proscription. Vous gouvernez et je ne suis point encore libre. Plusieurs membres de l’Institut, dont j’étais le confrère avant le 18 fructidor, pourront vous attester que j’ai toujours mis dans mes opinions et mon style, de la mesure, de la décence et de la sagesse. J’ai lu, dans les séances publiques de ce même Institut, des fragmens d’un long poème qui ne peut déplaire aux héros, puisque j’y célèbre les plus grands exploits de l’antiquité. C’est dans cet ouvrage, dont je m’occupe depuis plusieurs années, qu’il faut chercher mes principes, et non dans les calomnies des délateurs subalternes qui ne seront plus écoutés. Si j’ai gémi quelquefois sur les excès de la révolution, ce n’est point parce qu’elle m’a enlevé toute ma fortune et celle de ma famille[25], mais parce que j’aime passionnément la gloire de ma patrie. Cette gloire est déjà en sûreté, grace à vos exploits militaires. Elle s’accroîtra encore par la justice que vous promettez de rendre à tous les opprimés. La voix publique m’apprend que vous n’aimez point les éloges. Les miens auraient l’air trop intéressés dans ce moment pour qu’ils fussent dignes de vous et de moi. D’ailleurs, quand j’étais libre, avant le 18 fructidor, on a pu voir, dans le journal auquel je fournissais des articles, que j’ai constamment parlé de vous comme la renommée et vos soldats. Je n’en dirai pas plus. L’histoire vous a suffisamment appris que les grands capitaines ont toujours défendu contre l’oppression et l’infortune les amis des arts, et surtout les poètes, dont le cœur est sensible et la voix reconnaissante. »

12 nivôse an VIII.


On ne s’étonne plus, quand on connaît cette lettre, qu’un mois après, le premier Consul ait songé à Fontanes pour le charger de prononcer l’éloge funèbre de Washington aux Invalides (20 pluviôse, 8 février 1800).

Fontanes le composa en trente-six heures, dans toute la verve de sa limpide manière. Ce noble discours remplit-il toutes les intentions du Consul ? À coup sûr, l’orateur y remplit ses propres intentions les plus chères. Une parole modérée, pacifique, compatissante, pieuse au sens antique, s’y faisait entendre devant les guerriers. C’était, dans ce temple de Mars, quelque chose de ce bienfaisant esprit de Numa, dont parle Plutarque, qui allait s’insinuant comme un doux vent à travers l’Italie, et s’ouvrant les cœurs, le lendemain des jours sauvages de Romulus : « Elles ne sont plus enfin ces pompes barbares, aussi contraires à la politique qu’à l’humanité, où l’on prodiguait l’insulte au malheur, le mépris à de grandes ruines et la calomnie des tombeaux. » Attestant les ombres du grand Condé, de Turenne et de Catinat, présentes sous ce dôme majestueux, l’orateur les réunissait en idée à celle du héros libérateur : « Si ces guerriers illustres n’ont pas servi la même cause pendant leur vie, la même renommée les réunit quand ils ne sont plus. Les opinions, sujettes aux caprices des peuples et des temps, les opinions, partie faible et changeante de notre nature, disparaissent avec nous dans le tombeau : mais la gloire et la vertu restent éternellement. » Il insistait sur Catinat ; il faisait ressortir l’estime plus forte encore que la gloire ; la modération, la simplicité, le désintéressement, toutes les vertus patriarcales, couronnant et appuyant le triomphe des armes en Washington. En face de ces hommes prodigieux qui apparaissent d’intervalle en intervalle avec le caractère de la grandeur et de la domination, il proclamait, comme non moins utile au gouvernement des états qu’à la conduite de la vie, le bon sens trop méprisé, cette qualité que nous présente le héros américain dans un degré supérieur, et qui donne plus de bonheur que de gloire à ceux qui la possèdent comme à ceux qui en ressentent les effets. « Il me semble que des hauteurs de ce magnifique dôme, Washington crie à toute la France : Peuple magnanime, qui sais si bien honorer la gloire, j’ai vaincu pour l’indépendance ; mais le bonheur de ma patrie fut le prix de cette victoire. Ne te contente pas d’imiter la première moitié de ma vie : c’est la seconde qui me recommande aux éloges de la postérité. » — Une allusion délicate, rapide, naturellement amenée, allait jusqu’à offrir aux mânes de Marie-Antoinette, devant tous ces témoins qu’il y associait, un commencement d’expiation.

Si, d’ailleurs, on voulait chercher dans ce discours à inspiration généreuse et clémente, qui remplit éloquemment son objet, une étude approfondie de Washington, et le détail creusé de son caractère, on serait moins satisfait ; on ne demandait pas cela alors ; l’orateur, dans sa justesse qui n’excède rien, s’est tenu au premier aspect de la physionomie connue : et puis Washington, dans sa bouche, n’est qu’un beau prétexte. Si l’on voulait même y chercher aujourd’hui de ces traits de forme qui devinent et qui gravent le fond, ce génie d’expression qui crée la pensée, cette nouveauté qui demeure, on courrait risque de n’être plus assez juste pour la rapidité, le goût, la mesure, la netteté, l’élévation sans effort, l’éclat suffisant, le nombre, tout cet ensemble de qualités appropriées, dont la réunion n’appartient qu’aux maîtres.

Cette noble harangue de bien-venue, qui ouvrait, pour ainsi dire, le siècle sous des auspices auxquels il allait si tôt mentir, ouvrait définitivement la seconde moitié de la carrière de M. de Fontanes. S’il avait été contrarié sans cesse et battu par le flot montant de la révolution, il arriva haut du premier jour avec le reflux. Nous n’avons plus qu’un moment pour le trouver encore simple homme de lettres : il est vrai que ce court moment ne fut pas perdu et va nous le montrer sous un nouveau jour. M. de Fontanes, que nous savons poète, devient un critique au Mercure.


Sainte-Beuve.
  1. Les œuvres de M. de Fontanes vont paraître, enfin recueillies ; elles seront en vente d’ici à quelques semaines, chez Hachette, libraire de l’Université. L’intérêt de M. le ministre de l’instruction publique s’est marqué tout d’abord par un nombre considérable de souscriptions. Une préface de M. de Châteaubriand inaugure cette publication : ce sont des pages de génie qui ont passé par le cœur. La notice que voici, de M. Sainte-Beuve, devra intéresser par avance à l’édition. M. Sainte-Beuve a été heureux cette fois, par l’abondance des matériaux et des communications qu’il a reçus, de pouvoir se livrer avec étendue à son goût pour la biographie littéraire : il a tâché de faire, une fois du moins, puisque l’occasion et la bienveillance le servaient, quelque chose de complet en ce genre. On voudra donc bien entrer avec lui dans ce détail prolongé en divers sens, lequel ici a été son but même. Quelques biographies développées, dans ce genre-là, éclaireraient, ce semble, et reconstitueraient, pour ainsi dire, l’histoire littéraire d’une époque dans des parties très connues des contemporains, trop oubliées après eux, et bientôt recouvertes d’ombre à jamais. Nous tâcherons de suivre cette idée et cette manière en l’appliquant encore à d’autres noms.
  2. Acte III, scène IV.
  3. Mercure, fructidor an VIII.
  4. Je veux être tout-à-fait exact : outre cette même pièce du Cri de mon Cœur, le Journal des Dames, de 1777 (par conséquent un peu antérieur à l’Almanach des Muses de 1778), contenait une lettre de Fontanes à Dorat, toujours dans ce ton exalté qui contraste singulièrement avec les idées désormais attachées en sens divers à ces deux noms de Dorat et de Fontanes. En voici quelques passages :

    « Monsieur, je m’étais promis de cacher avec soin les faibles essais de mon enfance, et de ne cultiver les lettres que pour me consoler de mes malheurs. C’était au fond d’un désert, et non dans le sein de la capitale, que j’avais résolu de vivre. La solitude convient mieux à l’infortune qui veut au moins se plaindre en liberté, que ces prisons fastueuses où des esclaves imitent les travers et les vices d’autres esclaves, où le vrai sage ne peut faire un pas sans colère ou sans pitié… Je me suis dit de bonne heure : Tu es malheureux, tu es sans appui ; tu es trop fier pour ramper ; végète donc dans une retraite ignorée. Paris n’est pas fait pour toi.

    « Si l’amour de la poésie me forçait, malgré moi, de lui sacrifier quelques heures, je ne peignais que mes douleurs ou les tableaux de la campagne que j’avais sous les yeux. Je me contentais de répandre mes plaintes dans des vers toujours dictés par mon cœur… J’ai eu pour atelier le bord des mers, les forêts, le sommet des montagnes. Je n’ai tracé que des scènes lugubres, analogues à ma situation. Ma poésie doit avoir des traits un peu sauvages et peut-être barbares… Quand je portais les yeux sur Paris, j’étais effrayé des périls où je m’exposerais en m’y montrant. Un homme de dix-huit ans, ignorant l’art de l’intrigue et de l’adulation, pouvait-il espérer, en effet, d’être accueilli dans la république des lettres ?… Ainsi, me disais-je, coulons dans le silence des jours déjà trop agités, et dont (ma faible santé l’annonce) le terme heureusement sera court.

    « Tel était le plan que je m’étais formé. Je vous vis alors, et je compris qu’il y avait plusieurs classes dans la littérature, etc. »

    Ce titre sentimental de la pièce, le Cri de mon Cœur, fut donné par Dorat lui-même ; Fontanes, quand il y resongeait depuis, en rougissait toujours.

  5. Almanach des Muses.
  6. Almanach des Muses, 1782.
  7. Septembre 1783.
  8. Essai sur l’Homme, dans la première édition.
  9. Almanach des Muses, 1783. — Fontanes, dans son voyage à Londres, d’octobre 1785 à janvier 1786, vit beaucoup le poète Mason, ami et biographe de Gray. Les filles d’un ministre, chez qui il logeait, lui chantaient d’anciens airs écossais : « Il est très vrai, écrit-il dans une lettre de Londres à son ami Joubert, que plusieurs hymnes d’Ossian ont encore gardé leurs premiers airs. On m’a répété son apostrophe à la lune. La musique ne ressemble à rien de ce que j’ai entendu. Je ne doute pas qu’on ne la trouvât très monotone à Paris : je la trouve, moi, pleine de charme. C’est un son lent et doux, qui semble venir du rivage éloigné de la mer et se prolonger parmi des tombeaux. »
  10. Cassini.
  11. On pourrait aussi croire que le poète s’est ressouvenu de Manilius, qui exprime la même pensée en maint endroit de son poème des Astronomiques, et s’y complaît particulièrement au début du livre ii. Après avoir énuméré les différens genres de poésie, ce successeur, souvent rival, de Lucrèce, ajoute :

    Omne genus rerum doctæ cecinere sorores :
    Omnis ad accessus Heliconis semita trita est,
    Et jam confusi manant de fontibus amnes,
    Nec capiunt haustum turbamque ad nota ruentem :
    Integra quæramus rorantes prata per herbas.

    Pourtant Fontanes semble s’être tenu uniquement à Virgile, à Lucrèce, et n’avoir pas assez pris en considération le poème de Manilius, duquel il eût pu s’inspirer pour agrandir et féconder son Essai. Une fois seulement il s’est rencontré directement avec lui, mais peut-être par identité d’objet plutôt que par imitation :

    Soleil, ce fut un jour de l’année éternelle,
    Aux portes du chaos Dieu s’avance et t’appelle !
    Le noir chaos s’ébranle, et, de ses flancs ouverts,

    Tout écumant de feux, tu jaillis dans les airs.
    De sept rayons premiers ta tête est couronnée :
    L’antique Nuit recule, et par toi détrônée,
    Craignant de rencontrer ton œil victorieux,
    Te cède la moitié de l’empire des cieux.

    Et Manilius, au livre ier, passant en revue les différentes origines possibles du monde, soit l’absence d’origine, l’éternité, soit la création du sein du chaos, dit avec une précision qui certes a aussi sa beauté :

    Seu permixta cahos rerum primordia quondam
    Discrevit partu, mundumque enixa nitentem
    Fugit in infernas caligo pulsa tenebras
    .

    En feuilletant ces livres de Manilius, où les noms des constellations amènent d’intéressans épisodes, comme celui d’Andromède, et où les rêveries astrologiques n’étouffent pas tant de beaux passages inspirés par le panthéisme, par l’idée de la parenté de l’homme avec le ciel et par la conscience sublime des hauts mystères, on conçoit un grand poème dont, en effet, celui de Fontanes ne serait que l’essai.

  12. Numéro du 15 février 1790.
  13. M. de Boisjolin, traducteur de la Forêt de Windsor dans sa jeunesse, et rédacteur du Mercure avant 89, long-temps sous-préfet à Louviers, mais qui n’a pas cessé d’aimer les lettres. Il est proche parent de nos poètes Deschamps du Cénacle, l’aimable Émile et le grave Antony.
  14. Il le nomma au sein du comité de sûreté générale. — On peut voir, au tome XXX de l’Histoire parlementaire de la Révolution française, pages 381, 382, 392 et suivantes, les détails des deux séances de la convention, 20 et 21 décembre, et la discussion du chiffre vrai des mitraillés.
  15. Il le dut surtout à la proposition et à l’instance généreuse de Marie-Joseph Chénier, qui, dans un camp politique opposé, sut toujours être juste pour un écrivain qui honorait la même école littéraire.
  16. Dans l’Introduction qui précède sa Correspondance avec Bonaparte.
  17. Mémorial du 1er juillet 1797, article sur les francs-maçons et les illuminés. — Fontanes, dans son voyage à Genève, avait été introduit naturellement prés de Bonnet par M. de Fontanes pasteur et professeur, qui était d’une branche de sa famille restée calviniste et réfugiée.
  18. 11 et 12 août.
  19. 13 juillet.
  20. 20 juin.
  21. Article du 22 juillet et numéro du 1er septembre.
  22. Elle prit soin, par exemple, de citer un vers du Jour des Morts, au liv. IV, chap. III, de Corinne.
  23. Mémorial, 22 août 1797.
  24. Ambassadeur à Constantinople.
  25. La fortune de Mme de Fontanes fut perdue dans le siége et l’incendie de Lyon : une maison qu’elle possédait fut écrasée par les bombes ; des recouvremens qui lui étaient dus ne vinrent jamais.