Poètes et romanciers modernes de la France/Charles-Hubert Millevoye



POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

xxiii.

MILLEVOYE.


Quand on cherche, dans la poésie de la fin du xviiie siècle et dans celle de l’empire, des talens qui annoncent à quelque degré ceux de notre temps et qui y préparent, on trouve Le Brun et André Chénier, comme visant déjà, l’un à l’élévation et au grandiose lyrique, l’autre à l’exquis de l’art ; on trouve aussi (pour ne parler que des poètes en vers), dans les tons, encore timides, de l’élégie mélancolique et de la méditation rêveuse, Fontanes et Millevoye. Le poète du Jour des Morts et celui de la Chute des Feuilles sont des précurseurs de Lamartine, comme Le Brun l’est pour Victor Hugo dans l’ode, comme l’est André Chénier pour tout un côté de l’école de l’art. Ce rôle de précurseur, en relevant par la précocité ce que le talent peut avoir eu de hasardeux ou d’incomplet, offre toujours, dans l’histoire littéraire, quelque chose qui attache. S’il se rencontre surtout dans une nature aimable, facile, qui n’a en rien l’ambition de ce rôle et qui ignore absolument qu’elle le remplit ; s’il se produit en œuvres légères, courtes, inachevées, mais sorties et senties du cœur ; s’il se termine en une brève jeunesse, il devient tout-à-fait intéressant. C’est là le sort de Millevoye ; c’est la pensée que son nom harmonieux suggère. Entre Delille qui finit et Lamartine qui prélude, entre ces deux grands règnes de poètes, dans l’intervalle, une pâle et douce étoile un moment a brillé ; c’est lui.

Le Brun qui avait (il n’est pas besoin de le dire) bien autrement de force et de nerf que Millevoye, mais qui était, à quelques égards aussi, simple précurseur d’un art éclatant, Le Brun tente des voies ardues, heurte à toutes les portes de l’Olympe lyrique, et, après plus de bruit que de gloire, meurt, corrigeant et recorrigeant des odes qui n’ont à aucun temps triomphé. Il y a dans cette destinée quelque chose de toujours à côté, pour ainsi dire, et qui ne satisfait pas. Fontanes, connu par des débuts poétiques purs et touchans, s’en retire bientôt, s’endort dans la paresse, et s’éclipse dans les dignités : c’est là une fin non poétique, assez discordante, et que l’imagination n’admet pas. André Chénier, lui, nature gracieuse et studieuse, mais énergique pourtant et passionnée, vaincu violemment et intercepté avant l’heure, a son harmonie à la fois délicate et grande. Millevoye, en son moindre genre, a la sienne également. Chez lui, l’accord est parfait entre le moment de la venue, le talent et la vie. Il chante, il s’égaie, il soupire, et, dans son gémissement, s’en va, un soir, au vent d’automne, comme une de ces feuilles dont la chute est l’objet de sa plus douce plainte ; il incline la tête, comme fait la marguerite coupée par la charrue, ou le pavot surchargé par la pluie. De tous les jeunes poètes qui ne meurent, ni de désespoir, ni de fièvre chaude, ni par le couteau, mais doucement et par un simple effet de lassitude naturelle, comme des fleurs dont c’était le terme marqué, Millevoye nous semble le plus aimé, le plus en vue, et celui qui restera.

Il y a mieux. En nous tous, pour peu que nous soyons poètes, et si nous ne le sommes pourtant pas décidément, il existe ou il a existé une certaine fleur de sentimens, de désirs, une certaine rêverie première, qui bientôt s’en va dans les travaux prosaïques, et qui expire dans l’occupation de la vie. Il se trouve, en un mot, dans les trois quarts des hommes, comme un poète qui meurt jeune, tandis que l’homme survit. Millevoye est au dehors comme le type personnifié de ce poète jeune qui ne devait pas vivre, et qui meurt, à trente ans plus ou moins, en chacun de nous.

Sa vie, aussi simple que courte, n’offre qu’un petit nombre de traits sur lesquels nous courrons. Charles-Hubert Millevoye est né à Abbeville, le 24 décembre 1782, et par conséquent, s’il vivait aujourd’hui, il aurait à peu près le même âge (un peu moins) que Béranger. Il reçut tous les soins affectueux et l’éducation de famille ; son père était négociant ; un oncle, frère de son père, qui logeait sous le même toit, donna à l’enfant les premières notions de latin, et on l’envoya bientôt suivre les classes au collége. Il en profita jusqu’en 94, où ce collége fut supprimé. Deux de ses maîtres, qui s’étaient fort attachés à lui, bons humanistes et hellénistes, lui continuèrent leurs soins. L’enfant avait annoncé sa vocation précoce par de petites fables en vers français, et les dignes professeurs, émerveillés, favorisèrent cette disposition plutôt que de la combattre. Le jeune Millevoye perdit son père à l’âge de treize ans ; dix ans après, il célébrait cette douleur encore sensible, dans l’élégie qui a pour titre l’Anniversaire. Il reporta sur sa mère une plus vive tendresse. Des sentimens de famille naturels et purs, une facilité de talent non combattue, bientôt l’émotion rapide, mobile, du plaisir et de la rêverie, c’est là le fonds entier de sa jeunesse, ce sont les caractères qui, en simples et légers délinéamens, pour ainsi dire, vont passer de l’ame de Millevoye dans sa poésie.

Il vint à Paris âgé de quinze ou seize ans, et suivit, en 1798, le cours de belles-lettres professé à l’école centrale des Quatre Nations par M. Dumas. Il trouva en ce nouveau maître, qui succédait cette année-là à M. de Fontanes, un élève affaibli, mais encore suffisant, de la même école littéraire, un homme instruit et doux, qui s’attacha à lui, et l’entoura de conseils, sinon bien vifs et bien neufs, du moins graves et sains. M. Dumas, dans une notice qu’il a écrite sur Millevoye, nous apprend lui-même qu’il eut à le ramener d’une admiration un peu excessive pour Florian à des modèles plus sérieux et plus solides. Ses études terminées, le jeune homme songea à prendre un état ; il essaya du barreau et entra quelque temps dans une étude de procureur. Il sortit de là pour être commis-libraire dans la maison Treuttel et Würtz, espérant concilier son goût d’étude avec ce commerce des livres. Le pastoral Gessner avait su faire ainsi. Mais un jour que le jeune Millevoye était, au fond du magasin, absorbé dans une lecture, le chef passa et lui dit : « Jeune homme, vous lisez ? vous ne serez jamais libraire. » Après deux ans de cette tentative infructueuse, Millevoye, en effet, y renonça. Il avait d’ailleurs amassé en portefeuille un certain nombre de pièces légères ; il avait composé son Passage du Mont Saint-Bernard, une Satire sur les Romans nouveaux, couronnée par l’académie de Lyon, et sa pièce des Plaisirs du Poëte. Il publia ces essais de 1801 à 1804, et ne vécut plus que de la vie littéraire, et aussi de la vie du monde, tout entier au moment et au caprice.

Parmi les nombreux essais que Millevoye a faits en presque tous les genres de poésie, il en est beaucoup que nous n’examinerons pas ; ce sera assez les juger. On y trouverait de la facilité toujours, mais trop d’indécision et de pâleur. Talent naturel et vrai, mais trop docile, il ne s’est pas assez connu lui-même, et a sans cesse accordé aux conseils une grande part dans ses choix. Ayant commencé très jeune à produire et à publier, dans un temps où le peu de concurrence des talens et un goût vif des lettres renaissantes mettaient l’encouragement à la mode, il a subi l’inconvénient d’achever et de doubler, en quelque sorte, sa rhétorique, en public, dans les concours d’académie. Il y a nombre de ces prix ou de ces accessit sur lesquels la critique de nos jours, qui n’a plus le sentiment de ces fautes et de ces demi-fautes, est tout-à-fait incompétente à prononcer. On a pu trouver ingénieux, dans le temps, cet endroit de son poème d’Austerlitz, où il parle noblement de la baïonnette en vers :

Là, menaçant de loin, le bronze éclate et tonne ;
Ici frappe de près le poignard de Bayonne.

Tel passage du Voyageur, cité par M. Dumas, a pu exciter l’enthousiasme de Victorin Fabre, généreux émule, qui y voyait l’un des beaux morceaux de la langue. Il nous est impossible à nous autres, nés d’autre part, et nourris, si l’on veut, d’autres défauts, d’avoir pour ces endroits, je ne dirai pas un pareil enthousiasme, mais même la moindre préférence. La faible couleur est si passée, que le discernement n’y prend plus. Les Discours en vers de Millevoye, ses Dialogues rimés d’après Lucien, ses tragédies, ses traductions de l’Iliade ou des Églogues selon la manière de l’abbé Delille, nous semblent, chez lui, des thèmes plus ou moins étrangers, que la circonstance académique ou le goût du temps lui imposa, et dont il s’occupait sans ennui, se laissant dire peut-être que la gloire sérieuse était de ce côté. Nous nous en tiendrons à sa gloire aimable, à ce que sa seule sensibilité lui inspira, à ce qui fait de lui le poète de nos mélancolies et de nos romances.

Les poètes particulièrement (notons ceci) sont très sujets à rencontrer d’honnêtes personnes, d’ailleurs instruites et sensées, mais qui ne semblent occupées que de les détourner de leur vrai talent. Les trois quarts des prétendus juges, ne se formant idée de la valeur des œuvres que d’après les genres, conseilleront toujours au poète aimable, léger, sensible, quelque chose de grand, de sérieux, d’important ; et ils seront très disposés à attacher plus de considération à ce qui les aura convenablement ennuyés. La postérité n’est pas du tout ainsi ; il lui est parfaitement indifférent, à elle, qu’on ait cultivé d’une manière estimable, et dans de justes dimensions, les genres en honneur. Elle vous prend et vous classe sans façon pour votre part originale et neuve, si petite que vous l’ayez apportée. Que Millevoye, tenté par l’immense succès des Géorgiques de Delille et par l’espérance d’arriver, avec un grand ouvrage, à l’Académie, ait terminé un chant de plus ou de moins de sa traduction de l’Iliade, elle s’en soucie peu ; et c’est de quoi sans doute, autour de lui, on se souciait beaucoup. Sans croire faire injure au tendre poète, nous sommes déjà ici de la postérité dans nos indifférences, dans nos préférences.

Son premier recueil d’élégies est de 1812 ; il en avait composé la plupart dans les années qui avaient précédé, et sa Chute des Feuilles, par où le recueil commence, avait, un peu auparavant, obtenu le prix aux Jeux floraux. Dans un fort bon discours sur l’élégie, qu’il a ajouté en tête, Millevoye, qui se plaît à suivre l’histoire de cette veine de poésie en notre littérature, marque assez sa prédilection et la trace où il a essayé de se placer. Chez Marot, chez La fontaine, chez Racine, il cite les passages de sensibilité et de plainte qu’il rapporte à l’élégie ; et, quels que soient les éloges sans réserve qu’il donne à Parny, le maître récent du genre, on prévoit qu’il pourra faire entendre, à son tour, quelque nouvel et mol accent. L’élégie chez Millevoye n’est pas comme chez Parny l’histoire d’une passion sensuelle, unique pourtant, énergique et intéressante, conduite dans ses incidens divers avec un art auquel il aurait fallu peu de chose de plus du côté de l’exécution et du style pour garder sa beauté. C’est une variété d’émotions et de sujets élégiaques, selon le sens grec du genre, une demeure abandonnée, un bois détruit, une feuille qui tombe, tout ce qui peut prêter à un petit chant aussi triste qu’une larme de Simonide.

La perle du recueil, la pièce dont tous se souviennent, comme on se souvenait d’abord du Passereau de Lesbie dans le recueil de Catulle, est la première, la Chute des Feuilles. Millevoye l’a corrigée, on ne sait pourquoi, à diverses reprises, et en a donné jusqu’à deux variantes consécutives. Je me hâte de dire que la seule version que j’admette et que j’admire, c’est la première, celle qui a obtenu le prix aux Jeux floraux, et qui est d’ordinaire reléguée parmi les notes. Cette pièce que chacun sait par cœur, et qui est l’expression délicieuse d’une mélancolie toujours sentie, suffit à sauver le nom poétique de Millevoye, comme la pièce de Fontenay suffit à Chaulieu, comme celle du Cimetière suffit à Gray.

Anacréon n’a laissé qu’une page
Qui flotte encor sur l’abîme des temps,

a dit M. Delavigne d’après Horace. Millevoye a laissé au courant du flot sa feuille qui surnage ; son nom se lit dessus ; c’en est assez pour ne plus mourir. On m’apprenait dernièrement que cette Chute des Feuilles, traduite par un poète russe, avait été de là retraduite en anglais par le docteur Bowring, et de nouveau citée en français, comme preuve, je crois, du génie rêveur et mélancolique des poètes du Nord. La pauvre feuille avait bien voyagé, et le nom de Millevoye s’était perdu en chemin. Une pareille inadvertance n’est fâcheuse que pour le critique qui y tombe. Le nom de Millevoye, si loin que sa feuille voyage, ne peut véritablement s’en séparer. Ce bonheur qu’ont certains poètes d’atteindre, un matin, sans y viser, à quelque chose de bien venu, qui prend aussitôt place dans toutes les mémoires, mérite qu’on l’envie, et faisait dire dernièrement devant moi à l’un de nos chercheurs moins heureux : « Oh ! rien qu’un petit roman, qu’un petit poème, s’écriait-il ; quelque chose d’art, si petit que ce fût de dimension, mais que la perfection ait couronné, et dont à jamais on se souvînt ; voilà ce que je tente, ce à quoi j’aspire, et vainement ! Oh ! rien qu’un denier d’or marqué à mon nom, et qui s’ajouterait à cette richesse des âges, à ce trésor accumulé qui déjà comble la mesure !… » Et mon inquiet poète ajoutait : « Oh ! rien que le Cimetière de Gray, la Jeune Captive de Chénier, la Chute des Feuilles de Millevoye ! ».
Millevoye a surtout mérité ce bonheur, j’imagine, parce qu’il ne le cherchait pas avec intention et calcul. Il n’attachait point à ses élégies le même prix, je l’ai dit déjà, qu’à ses autres ouvrages académiques, et ce n’est que vers la fin qu’il parut comprendre que c’était là son principal talent. Facile, insouciant, tendre, vif, spirituel et non malicieux, il menait une vie de monde, de dissipation, ou d’étude par accès et de brusque retraite. Il s’abandonnait à ses amis ; il ne s’irritait jamais des critiques du dehors ; il cédait outre mesure aux conseils du dedans ; dès qu’on lui disait de corriger, il le faisait. D’une physionomie aimable, d’une taille élevée, assez blond, il avait, sauf les lunettes qu’il portait sans cesse, toute l’élégance du jeune homme. Un rayon de soleil l’appelait, et il partait soudain pour une promenade de cheval ; il écrivait ses vers au retour de là, ou en rentrant de quelque déjeuner folâtre. Aucune des histoires romanesques, que quelques biographes lui ont attribuées, n’est exacte ; mais il dut en avoir réellement beaucoup qu’on n’a pas connues. La jolie pièce du Déjeuner nous raconte bien des matinées de ses printemps. Il essayait du luxe et de la simplicité tour à tour ; et passait d’un entresol somptueux à quelque riante chambrette d’un village d’auprès de Paris. Il aimait beaucoup les chevaux, et les plus fringans. Après chaque livre ou chaque prix, il achetait de jolis cabriolets, avec lesquels il courait de Paris à Abbeville, pour y voir sa mère, sa famille, ses vieux professeurs ; il se remettait au grec près de ceux-ci. Il aimait tendrement sa mère ; quand elle venait à Paris, elle l’avait tout entier. Un jour, l’archi-chancelier Cambacérès, chez qui il allait souvent, lui dit : « Vous viendrez dîner chez moi demain. » — « Je ne puis pas, monseigneur, répondit-il, je suis invité. » — « Chez l’empereur donc ? répliqua le second personnage de l’empire. » — « Chez ma mère, » repartit le poète. Ce petit trait rappelle de loin la belle carpe, que Racine, en réponse à une invitation de M. le Duc, montrait à l’écuyer du prince, et qu’il tenait absolument à manger en famille avec ses pauvres enfans, le grand Racine qu’il était.
Il reste plaisant toujours que le personnage qu’était là-bas M. le Duc, se trouve ici devenu le citoyen Cambacérès.
Millevoye, sans ambition, sans un ennemi, très répandu, très vif au plaisir, très amoureux des vers, vivait ainsi. Il n’était pas encore malade et au lait d’ânesse, et certaines historiettes que des personnes, qui d’ailleurs l’ont connu, se sont plu à broder sur son compte, ne sont, je le répète, que des jeux d’imagination, et comme une sorte de légende romanesque qu’on a essayé de rattacher au nom de l’auteur de la Chute des Feuilles et du Poète mourant. Il ne devint malade de la poitrine qu’un an avant sa mort ; jusque-là il était seulement délicat et volontiers mélancolique, bien qu’enclin aussi à se dissiper. On doit croire qu’en avançant dans la jeunesse, et plus près du moment où sa santé allait s’altérer, sa mélancolie augmenta, et par conséquent son penchant à l’élégie. Le premier livre des poésies rangées sous ce titre porte l’empreinte de cette disposition croissante et de ces présages. C’est alors que les beautés attrayantes, volages, passaient et repassaient plus souvent devant ses yeux :

Elles me disaient : « Compose
De plus gracieux écrits,
Dont le baiser, dont la rose,
Soient le sujet et le prix. »

À cette voix adorée
Je ne pus me refuser,
Et de ma lyre effleurée
Le chant n’eut que la durée
De la rose ou du baiser.

Dans le Poète mourant, admirable soupir, qui est toute son histoire, les pressentimens vont à la certitude, et l’on dirait qu’il a écrit cette pièce d’adieux, à la veille suprême, comme Gilbert et André Chénier :

Compagnons dispersés de mon triste voyage,
Ô mes amis, ô vous qui me fûtes si chers !

De mes chants imparfaits recueillez l’héritage,
Et sauvez de l’oubli quelques-uns de mes vers.
Et vous par qui je meurs, vous à qui je pardonne,
Femmes ! etc., etc. ..........

Le poète de Millevoye meurt pour avoir trop goûté de cet arbre, où le plaisir habite avec la mort ; l’extrême langueur s’exhale dans cette voix parfaitement distincte, mais affaiblie ; il n’a pas su dire à temps comme un élégiaque plus récent, qui s’écrie sous une inspiration semblable :

Otez, ôtez bien loin toute grace émouvante,
Tous regards où le cœur se reprend et s’enchante ;
Ôtez l’objet funeste au guerrier trop meurtri !
Ces rencontres, toujours ma joie et mon alarme,
Ces airs, ces tours de tête, ô femmes, votre charme ;
Doux charme par où j’ai péri !

Le service qu’il réclamait de ses amis, pour ses vers à sauver du naufrage, Millevoye le rendait alors même, autant qu’il était en lui, à ceux d’André Chénier. Le premier, il cita des fragmens du poème de l’Aveugle dans les notes de son second livre d’élégies, de même que M. de Châteaubriand avait cité la Jeune Captive. Millevoye ignorait que ce morceau, par lui signalé, d’un poète inconnu, et les autres reliques qui allaient suivre, effaceraient bientôt toutes ses propres tentatives d’élégie grecque, et s’il l’avait su, il n’aurait pas moins cité dans sa candeur : toute jalousie, même celle de l’art, était loin de lui. Ce second livre des élégies de Millevoye reste bien inférieur au premier, quoique l’intention en soit plus grande. Mais, chez Millevoye, l’art en lui-même est faible, et ce poète charmant, mélodieux, correct, a besoin de la sensibilité toujours présente. Comme il a manqué, par exemple, ce beau sujet d’Eschyle désertant Athènes qui lui préfère un rival ! Je cherche, j’attends quelque écho de ce grand vers résonnant d’Eschyle, et je ne trouve que notre alexandrin clair et flûté. Millevoye n’a pas l’invention du style, l’illumination, l’image perpétuelle et renouvelée ; il a de l’oreille et de l’ame, et quand il dit en poète amoureux ce qu’il sent, il touche. Hors de là, il manque sa veine.

Nous avons comparé plus d’une fois la muse d’André Chénier au portrait qu’il fait lui-même d’une de ses idylles, à cette jeune fille, chère à Palès, qui sait se parer avec un art souverain dans ses graces naïves :

De Pange, c’est vers toi qu’à l’heure du réveil
Court cette jeune fille au teint frais et vermeil :
Va trouver mon ami, va, ma fille nouvelle,
Lui disais-je. Aussitôt, pour te paraître belle,
L’eau pure a ranimé son front, ses yeux brillans :
D’une étroite ceinture elle a pressé ses flancs,
Et des fleurs sur son sein, et des fleurs sur sa tête,
Et sa flûte à la main ..........

La muse de Millevoye est bergère aussi, mais sans cet art inné qui se met à tout, et par lequel la fille de Chénier, sous sa corbeille, s’égale aisément aux reines ou aux déesses. Elle, sensible bergère, pour emprunter à son poète même des traits qui la peignent, elle est assez belle aux yeux de l’amant si, au sortir de la grotte bocagère où se sont oubliées les heures, elle rapporte

Un doux souvenir dans son ame,
Dans ses yeux une douce flamme,
Une feuille dans ses cheveux.

Le troisième livre d’élégies de Millevoye se compose d’espèces de romances, auxquelles on en peut joindre quelques autres encadrées dans ses poèmes. J’avais lu la plupart de ces petits chants, j’avais lu ce Charlemagne, cet Alfred, où il en a inséré ; je trouvais l’ensemble élégant, monotone et pâli, et n’y sentant que peu, je passais, quand un contemporain de la jeunesse de Millevoye et de la nôtre encore, qui me voyait indifférent, se mit à me chanter d’une voix émue, et l’œil humide, quelques-uns de ces refrains, auxquels il rendit une vie d’enchantement ; et j’appris combien, un moment du moins, pour les sensibles et les amans d’alors, tout cela avait vécu, combien pour de jeunes cœurs, aujourd’hui éteints ou refroidis, cette légère poésie avait été une fois la musique de l’ame, et comment on avait usé de ces chants aussi pour charmer et pour aimer. C’était le temps de la mode d’Ossian et d’un Charlemagne enjolivé, le temps de la fausse Gaule poétique bien avant Thierry, des Scandinaves bien avant les cours d’Ampère, de la ballade avant Victor Hugo ; c’était le style 1813 ou de la reine Hortense, le beau Dunois de M. Alexandre Delaborde, le Vous me quittez pour aller à la gloire de M. de Ségur. Millevoye paya tribut à ce genre ; il en fut le poète le plus orné, le plus mélodieux. Son fabliau d’Emma et d’Eginhard offre toute une allusion chevaleresque aux mœurs de 1812, sur ce ton. Il nous y montre la vierge au départ du chevalier,

Priant tout haut qu’il revienne vainqueur,
Priant tout bas qu’il revienne fidèle[1].

Il y a loin de là à la Neige, qui est le même sujet traité par M. de Vigny dans un tout autre style, dans un goût rare et, je crois, plus durable, mais qui a aussi sa teinte particulière de 1824.

Parmi les romances de Millevoye, les amateurs distinguent, pour la tendresse du coloris et de l’expression, celle de Morgane (dans le poème de Charlemagne) ; la fée y rappelle au chevalier le bonheur du premier soir :

L’anneau d’azur du serment fut le gage :
Le jour tomba ; l’astre mystérieux
Vint argenter les ombres du bocage,
Et l’univers disparut à nos yeux.

Je recommanderai encore, d’après mon ami qui la chantait à ravir, la romance intitulée le Tombeau du Poète persan, et ce dernier couplet où la fille du poète expire sous le cyprès paternel :

Sa voix mourante à son luth solitaire
Confie encore un chant délicieux ;
Mais ce doux chant, commencé sur la terre,
Devait, hélas ! s’achever dans les cieux.

Il y a certes dans ces accens comme un écho avant-coureur des premiers chants de Lamartine, qui devait dire à son tour en son Invocation :

Après m’avoir aimé quelques jours sur la terre,
Souviens-toi de moi dans les cieux !

En général, beaucoup de ces romances de Millevoye, de ces élégies de son premier livre où il est tout entier, et j’oserai dire sa jolie pièce du Déjeuner même, me font l’effet de ce que pouvaient être plusieurs des premiers vers de Lamartine, de ces vers légers qu’à une certaine époque il a brûlés, dit-on. Mais Lamartine, en introduisant le sentiment chrétien dans l’élégie, remonta à des hauteurs inconnues depuis Pétrarque. Millevoye n’était qu’un épicurien poète, qui avait eu Parny pour maître, quoique déjà plus rêveur.

Si l’on pouvait apporter de la précision dans de semblables aperçus, je m’exprimerais ainsi : pour les sentimens naturels, pour la rêverie, pour l’amour filial, pour la mélodie, pour les instincts du goût, l’ame, le talent de Millevoye est comme la légère esquisse, encore épicurienne, dont le génie de Lamartine est l’exemplaire platonique et chrétien.

En refaisant le Poète mourant dans de grandes proportions lyriques et avec le souffle religieux de l’hymne, l’auteur des secondes Méditations semble avoir pris soin lui-même de manifester toute notre idée et de consommer la comparaison. Si glorieuse qu’elle soit pour lui, disons seulement que l’un n’y éteint pas entièrement l’autre. Le Poète mourant de Millevoye, à distance du chantre merveilleux, garde son accent, garde son timide et plus terrestre parfum ; églantier de nos climats, venu avant l’oranger d’Italie[2].

Millevoye a donné, sous le titre de Dizains et de Huitains, une certaine quantité d’épigrammes d’un tour heureux, d’une pensée fine ou tendre. Le huitain du Phénix et de la Colombe est pour le sentiment une petite élégie. Il a fait quelques épigrammes proprement dites, sans fiel ; de ce nombre une épitaphe qui pourrait bien avoir trait à Suard. Ç’aurait été, au reste, sa seule inimitié littéraire, et elle ne paraît pas avoir été bien vive, pas plus vive que son objet.

Si Millevoye n’avait pas de passions littéraires, il en eut encore moins de politiques. Le bon M. Dumas, son biographe sous la restauration, a essayé de faire de lui un pieux Français dévoué au trône légitime. Un autre biographe, après 1830 il est vrai, a voulu nous le montrer comme un fidèle de l’empire. Millevoye avait chanté l’un, et commençait à fêter l’autre. Il aimait la France, mais il n’avait, de bonne heure, ravi aucune des flammes de nos orages ; le Dieu pour lui, comme dans l’églogue, était le Dieu qui faisait des loisirs : en tout, un poète élégiaque.

Millevoye s’était marié dans son pays vers 1813 ; époux et père, sa vie semblait devoir se poser. Un jour qu’il avait à dîner quelques amis à Épagnette, près d’Abbeville, une discussion s’engagea pour savoir si le clocher qu’on apercevait dans le lointain était celui du Pont-Remi ou de Long, deux prochains villages. Obéissant à l’une de ces promptes saillies comme il en avait, le poète se leva de table à l’instant, et dit de seller son cheval pour faire lui-même cette reconnaissance, cette espèce de course au clocher. Mais à peine était-il en route, que le cheval, qu’il n’avait pas monté depuis long-temps, le renversa. Il eut le col du fémur cassé, et le traitement, la fatigue qui s’ensuivit, déterminèrent la maladie de poitrine dont il mourut, le 12 août 1816. Il avait passé les six dernières semaines à Neuilly, et ne revint à Paris que tout à la fin ; la veille de sa mort, il avait demandé et lu des pages de Fénelon.

Son souvenir est resté intéressant et cher ; ce qui a suivi de brillant ne l’a pas effacé. Toutes les fois qu’on a à parler des derniers éclats harmonieux d’une voix puissante qui s’éteint, on rappelle le chant du cygne, a dit Buffon. Toutes les fois qu’on aura à parler des premiers accords doucement expirans, signal d’un chant plus mélodieux, et comme de la fauvette des bois ou du rouge-gorge au printemps avant le rossignol, le nom de Millevoye se présentera. Il est venu, il a fleuri aux premières brises ; mais l’hiver recommençant l’a interrompu. Il a sa place assurée pourtant dans l’histoire de la poésie française, et sa Chute des Feuilles en marque un moment.


Sainte-Beuve.
  1. Tibulle avait dit, Elégie première, livre ii :
    Vos celebrem cantate Deum, pecorique vocate
    Voce, palàm pecori, clam sibi quisque vocet
    .
  2. Nous retrouvons ce rapport de Millevoye à Lamartine délicatement exprimé dans une page du roman de Madame de Mably, par M. Saint-Valry (tom. i, 315).