Poètes et romanciers modernes de la France/Béranger (1832)


POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES


DE LA FRANCE.

V.



BÉRANGER.

Dans ces esquisses, où nous tâchons de nous prendre à des œuvres d’hier et à des auteurs vivans, où la biographie de l’homme empiète, aussi loin qu’elle le peut, sur le jugement littéraire, où ce jugement toutefois s’entremêle et supplée au besoin à une biographie nécessairement inachevée ; dans cette espèce de genre intermédiaire, qui, en allant au-delà du livre, touche aussitôt à des sensibilités mystérieuses, inégales, non encore sondées, et s’arrête de toutes parts à mille difficultés de morale et de convenance, nous reconnaissons aussi vivement que personne, et avec bien du regret, combien notre travail se produit incomplet et fautif, lors même que notre pensée en possède par devers elle les plus exacts élémens. Le premier devoir, en effet, la première vérité à observer en ces sortes d’études, c’est la mesure et la nuance de ton, la discrétion de détails, le sentiment toujours attentif et un peu mitigé, qui règnent dans le commerce du critique avec les contemporains qu’il honore et qu’il admire. Avant d’être de grands hommes qu’il veut faire connaître, ils sont pour lui des hommes qu’il aime, avec lesquels il vit, et dont les moindres considérations personnelles, les moindres susceptibilités sincères lui sont plus sacrées que la curiosité de tous. La postérité, elle, a moins d’embarras et se crée moins de soucis. Son accent est haut, son œil scrutateur, son indiscrétion inexorable et presque insolente. Le grand homme a rendu l’ame à peine, qu’elle arrive là, au chevet du mort, comme les gens de loi. Elle dépouille, elle verbalise, elle inventorie ; on vide les tiroirs ; les liasses des correspondances sortent de la poussière, les indications abondent, les témoignages ne font faute. Quelquefois un testament olographe, c’est-à-dire les mémoires du grand homme, écrits par lui-même, viennent couper court aux nombreuses versions qui déjà circulent. Tout cela veut dire qu’après la mort des grands hommes, des grands écrivains particulièrement, l’on sait et l’on débite sur leur compte une infinité de détails authentiques ou officieux, qu’eux vivans, on garde pour soi ou que même on ignore. Rien donc ne saurait valoir ni devancer pour l’instruction de la postérité les lumières de ce dépouillement posthume, et telle n’a jamais été notre prétention, relativement aux contemporains dont nous anticipons l’histoire. Mais comme nous croyons aussi que, dans l’inventaire posthume, si les contemporains les plus immédiats et les mieux informés ne s’en mêlent promptement pour y mettre ordre, il s’introduit bien du faux qui s’enregistre et finit par s’accréditer, il nous semble qu’il y a lieu à l’avance, et sous les regards mêmes de l’objet, dans l’observation secrète et l’atmosphère intelligente de sa vie, d’exprimer la pensée générale qui l’anime, de saisir la loi de sa course et de la tracer dès l’origine, ne fût-ce que par une ligne non colorée, avec ses inflexions fidèles toutefois et les accidens précis de son développement. Un jugement même implicite, même privé des motifs particuliers qu’il suppose, mais porté en plein sur un point de caractère par un proche témoin circonspect et véridique, peut démentir décidément et ruiner bien des anecdotes futures, que de gauches récits voudraient autoriser. Quand je me dis combien de manières il y a de mal observer un homme qu’on croit bien connaître, de mal regarder, de mal entendre un fait qui se passe presque sous les yeux ; quand je songe combien d’arrivans béats et de Brossettes apprentis j’ai vu rôder, le calepin en poche, autour de nos quatre ou cinq poètes ; combien d’inconstantes paroles jetées au vent pour combler l’ennui des heures et varier de fades causeries, se sont probablement gravées à titre de résultats sententieux et mémorables ; combien de lettres familières arrachées par l’importunité à la politesse pourront se produire un jour pour les irrécusables épanchemens d’un cœur qui se confie ; quand, allant plus loin, je viens à me demander ce que seraient, par rapport à la vérité, des mémoires sur eux-mêmes élaborés par certains génies qui ne s’en remettraient pas de ce soin aux autres, oh ! j’avoue qu’alors il me prend quelque pitié de ce que la postérité, équitable, je le crois, mais aussi avidement curieuse, court risque d’accepter pour vrai et de recueillir pêle-mêle dans l’héritage des grands hommes. Cette idée-là, légèrement vaniteuse, mais pas du tout chimérique, me rend courage pour ces essais, et me réconcilie avec les avantages incomplets, actuellement réalisables, que le critique et le biographe attentif peut tirer de sa position près des vivans modèles. Ce sont des matériaux scrupuleux dont il fait choix, et qui serviront plus tard à en contrôler d’autres, aux mains de l’historien définitif. J’ai toujours gardé à M. de Valincour la même rancune que lui témoigne l’honnête Louis Racine, pour n’avoir pas laissé quelques pages de renseignemens biographiques et littéraires sur ses illustres amis, les poètes. En échappant de reste pour ma faible part au reproche qu’on a le droit d’adresser à M. de Valincour, je sais qu’il en est un autre tout contraire à éviter. Il serait naïf et d’un empressement un peu puéril de se constituer l’historiographe viager de tout ce qui a un renom, de se faire le desservant de toutes les gloires. Un sentiment plus grave, plus recueilli, a inspiré ces courts et rares essais consacrés à des génies contemporains. Nous n’avons pas indifféremment passé de l’un à l’autre. Un prêtre illustre qui est plus à nos yeux qu’un écrivain, et dont le saint caractère grandit en ce moment dans l’humilité du silence ; un philosophe méconnu qui avait doté notre siècle de naturelles et majestueuses peintures ; puis des poètes admirés du monde et surtout préférés de nous, comme celui que nous abordons en ce moment, ce sont là nos seuls choix jusqu’ici, et désormais nous n’en prévoyons guère d’autres. Soit que des plumes ingénieuses et sagaces nous aient déjà dérobé heureusement ce qui nous eût attiré peut-être, soit que cette prédilection vive que nous apportons dans l’étude des modèles et qu’on a pu blâmer, mais à laquelle nous tenons, ne s’étende pas à l’infini ; soit qu’enfin l’espèce de détails que l’indulgence ou la convenance prescrit de taire, les faiblesses qui enchaînent, les vanités qui rapetissent, ces sentimens mêlés et attristans, nous semblent, dans plusieurs des cas que nous excluons, à la fois trop essentiels et trop impossibles à dévoiler ; par tous ces motifs, nous serons plus que jamais sobre de choix à l’avenir. Jusqu’à présent, du moins, dans le groupe d’élite que nous nous étions composé, et qu’aujourd’hui notre Béranger couronne, il faut le déclarer avec orgueil à l’honneur des premiers esprits de cette époque, nous n’avons rien eu à celer : le goût seul a mesuré nos réticences. Si quelquefois nous avons dû omettre certaines particularités qui eussent mieux fait saillir la figure, ç’a été uniquement parce que la personne voilée du prêtre, ou la modestie du philosophe, ou la simplicité élevée de l’homme ne le permettait pas, ou encore parce que le sage, comme cette fois, nous a dit : « Vous savez ma vie dans ses détails : je ne rougis et n’ai à rougir d’aucun ; je ne me suis donné que bien peu de démentis, ce qui est rare en notre temps. Mais, pour Dieu, mes dernières années ont été bien assez tumultueuses et envahies ; laissez-moi çà et là quelque coin intact de souvenir, où je puisse me retrouver seul ou à peu près seul avec mes pensées d’autrefois ! »

N’ayez nul souci de nous, ô Sage ! ne vous repentez pas d’avoir trop parlé ! Ces coins obscurs dont vous vous réservez l’enceinte, ces bosquets mystérieux dans le champ du souvenir, où vous nous avez introduit une fois et d’où vous ne sortez vous-même chaque soir que les yeux humides de pleurs, nous vous les laisserons, ô Poète ! ils sont inviolables pour tous : nul n’y viendra relancer votre rêverie, pas plus qu’en ces autres bosquets qui en sont l’image, bosquets tout voisins de votre Passy, et où vous vous enfoncez au milieu du jour, à l’abri même des amis, fuyant, selon la saison, ou cherchant le soleil, cherchant surtout l’entretien de la conscience et l’habitude de la Muse !

Pierre-Jean de Béranger, comme sa chanson du Tailleur et de la Fée nous l’apprend, est né à Paris, en l’an 1780 (19 août), chez un tailleur, son pauvre et vieux grand-père du côté maternel. Les père et mère de Béranger comptèrent peu dans sa vie, à ce qu’il semble, du moins comme aide et comme source d’éducation. Son père, né à Flamicour, village près de Péronne, homme vif, mobile, probablement spirituel, d’une imagination entreprenante et peu régulière, assez de l’ancien régime par l’humeur et les défauts, aspira constamment, dans le cours d’une vie pleine d’aventures, à une condition plus relevée que celle dont il était sorti. Il n’eût pas tenu à lui par momens, et à ses lueurs de vanité, que le jeune Béranger ne vît dans le de qui précédait son nom un reste de lustre et la trace d’une distinction ancienne, au lieu de nous chanter, comme plus tard : Je suis vilain et très-vilain. La mère de Béranger, qui fut surtout douce et jolie, paraît n’avoir eu dans l’organisation et les destinées de ce fils unique que la part la moins active, contre l’ordinaire de la loi si fréquemment vérifiée, qui veut que les fils de génie tiennent étroitement de leur mère : témoins Hugo et Lamartine. C’est donc plutôt à ses grands parens paternels et maternels que Béranger se rattache directement, peut-être pour la ressemblance morale originelle (cela s’est vu maintes fois), à coup sûr pour l’impulsion et les principes qu’il en reçut. Il resta à Paris, rue Montorgueil, chez son grand’père le tailleur, jusqu’à l’âge de neuf ans, très-aimé, très-gâté, se promenant, jouant, n’étudiant pas. Présent au 14 juillet, il en a célébré le palpitant souvenir en 1829, sous les barreaux de la Force, après quarante années. La révolution continuant, il quitta Paris pour Péronne, où il fut confié à une tante paternelle, qui tenait là une espèce d’auberge. Cette respectable femme, encore existante et aujourd’hui octogénaire, est pour quelque chose dans une gloire qu’elle a préparée et dont elle apprécie la grandeur. C’est chez elle et sous ses yeux que l’enfant, jusque-là ignorant, lut le Télémaque et des volumes de Racine et de Voltaire qu’elle avait dans sa bibliothèque. Elle y joignait d’excellens avertissemens de morale, à l’appui desquels la dévotion n’était pas oubliée : le jeune Béranger fit sa première communion à onze ans et demi. Nous devons avouer pourtant que dès cette époque, le génie libre et malin de l’enfant se trahissait par des saillies involontaires. Ainsi, à l’âge de douze ans, ayant été atteint d’un coup de tonnerre, au seuil même de la maison, comme on l’avait couché sur un lit sans mouvement et sans apparence de vie, mais non sans connaissance, il endura long-temps les doléances et les soins éperdus des assistans, ne pouvant prendre la parole pour les rassurer : mais le premier mot qui lui échappa fut à sa tante : « Eh bien ! à quoi sert donc ton eau bénite ? » car il l’avait vue jeter, suivant la coutume, force eau bénite au commencement de l’orage.

Vers le même temps, le jeune Béranger versait des larmes au chant de la Marseillaise, ou en entendant le canon des remparts célébrer la reprise de Toulon. À quatorze ans, il entra en apprentissage dans l’imprimerie de M. Laisné, et ce travail le formait aux règles de l’orthographe et de la langue. Mais sa véritable école, celle qui d’abord l’avait développé et à laquelle il devait le plus, était l’École primaire fondée à Péronne par M. Ballue de Bellanglis, député à la Législative. Dans son enthousiasme pour Jean-Jacques, ce représentant imagina un institut d’enfans d’après les maximes du citoyen-philosophe : plusieurs villes de France en créaient alors de semblables. Un établissement à part fut destiné aux jeunes filles. Celui des jeunes garçons offrait l’image d’un club et d’un camp : on portait le costume militaire ; à chaque événement public, on nommait des députations, on prononçait des discours, on votait des adresses : on écrivait au citoyen Robespierre ou au citoyen Tallien. Le jeune Béranger était l’orateur, le rédacteur habituel et le plus influent. Ces exercices, en éveillant son goût de style, en étendant ses notions d’histoire et de géographie, avaient en outre l’avantage d’appliquer de bonne heure ses facultés à la chose publique, de fiancer, en quelque sorte, son jeune cœur à la patrie. Mais, dans cette éducation à la romaine, on n’apprenait pas le latin ; ce qui fit que Béranger ne le sut pas.

À dix-sept ans, muni de ce premier fonds de connaissances et des bonnes instructions morales de sa tante, Béranger revint à Paris, auprès de son père, qui s’y trouvait pour le moment dans une position de fortune très-améliorée. Entièrement émancipé désormais, grâce à la confiance ou à l’insouciance paternelle, ayant sous la main toutes les ressources de dépenses à l’âge des passions et dans une époque licencieuse, il se rend ce témoignage de n’en avoir jamais abusé. Vers dix-huit ans, pour la première fois, l’idée de vers, odes, chansons et comédies, se glissa dans sa tête : il est à croire que cela lui vint à l’occasion des pièces de théâtre auxquelles il assistait. La comédie fut son premier rêve. Il en avait même ébauché une, intitulée les Hermaphrodites, dans laquelle il raillait les hommes fats et efféminés, les femmes ambitieuses et intrigantes. Mais ayant lu avec soin Molière, il renonça, par respect pour ce grand maître, à un genre d’une si accablante difficulté. Molière et Lafontaine faisaient sa perpétuelle étude ; il savourait leurs moindres détails d’observation, de vers, de style, et arrivait par eux à se deviner, à se sentir. Ainsi, en renonçant au théâtre, dès vingt ans, il se dit : « Tu es un homme de style, toi, et non dramatique. » On verra pourtant qu’il garda jusqu’au bout et introduisit dans sa chanson quelque chose de la forme du drame. Le théâtre mis de côté, la satire qui lui traversa l’esprit un moment, repoussée comme acre et odieuse, il prit une grande et solennelle détermination : c’était de composer un poème épique, un Clovis. Il devait en préparer à loisir les matériaux, approfondir les caractères des personnages, de Clotilde, de saint Remy, mûrir les combinaisons principales : quant à l’exécution proprement dite, il l’ajournait jusqu’à trente ans. Cependant des malheurs privés, déjà survenus, contrastaient amèrement avec les grandioses perspectives du jeune homme. Après dix-huit mois environ de pleine prospérité, Béranger avait connu le dénûment et la misère. Il y eut là pour lui quelques années de rude épreuve. Il songea un moment à la vie active, aux voyages, à l’expatriation sur la terre d’Égypte, qui n’était pas abandonnée encore : un membre de la grande expédition, qui en était revenu deux ans auparavant, le détourna de cette idée. La jeunesse pourtant, cette puissance d’illusion et de tendresse dont elle est douée, cette gaieté naturelle qui en formait alors le plus bel apanage et dont notre poète avait reçu du ciel une si heureuse mesure, toutes ces ressources intérieures triomphèrent, et la période nécessiteuse qu’il traversait, brilla bientôt à ses yeux de mille grâces. Ce fut le temps où il se mêla de plus près à toutes les classes et à toutes les conditions de la vie, où il apprit à se sentir vraiment du peuple, à s’y confirmer et à contracter avec lui alliance éternelle ; ce fut le temps où, dépouillant sans retour le factice et le convenu de la société, il imposa à ses besoins des limites étroites qu’ils n’ont plus franchies, trouvant moyen d’y laisser place pour les naïves jouissances. C’était le temps enfin du Grenier, des amis joyeux, de la reprise au revers du vieil habit ; l’aurore du règne de Lisette, de cette Lisette, infidèle et tendre comme Manon, et dont il est dit dans un fragment de lettre qu’on me pardonnera de citer : « Si vous m’aviez donné à deviner quel vers vous avait choquée dans le Grenier, (J’ai su depuis qui payait sa toilette), je vous l’aurais dit. Ah ! ma chère amie, que nous entendons l’amour différemment ; à vingt ans, j’étais à cet égard comme je suis aujourd’hui. Vous avez donc une bien mauvaise idée de cette pauvre Lisette ? elle était cependant si bonne fille I si folle, si jolie ! je dois même dire si tendre ! Eh quoi ! parce qu’elle avait une espèce de mari qui prenait soin de sa garde-robe, vous vous fâchez contre elle : vous n’en auriez pas eu le courage, si vous l’aviez vue alors. Elle se mettait avec tant de goût, et tout lui allait si bien ! D’ailleurs elle n’eût pas mieux demandé que de tenir de moi ce qu’elle était obligée d’acheter d’un autre. Mais comment faire ? moi, j’étais si pauvre : la plus petite partie de plaisir me forçait à vivre de panade pendant huit jours, que je faisais moi-même, tout en entassant rime sur rime, et plein de l’espoir d’une gloire future. Rien qu’en vous parlant de cette riante époque de ma vie, où sans appui, sans pain assuré, sans instruction, je me rêvais un avenir, sans négliger les plaisirs du présent, mes yeux se mouillent de larmes involontaires. Oh ! que la jeunesse est une belle chose, puisqu’elle peut répandre du charme jusque sur la vieillesse, cet âge si déshérité et si pauvre ! Employez bien ce qui vous en reste, ma chère amie. Aimez et laissez vous aimer. J’ai bien connu ce bonheur : c’est le plus grand de la vie, etc. »

Avec l’amour, ce qui préoccupait le plus Béranger à cet âge, c’était la gloire littéraire. Le patriotisme de son adolescence ne l’abandonna jamais : mais ses sentimens ne se tournaient qu’avec réserve vers l’homme de génie qui touchait déjà à l’empire. Au lieu de se précipiter à sa suite dans les camps, Béranger sut se faire oublier de lui dans sa vie infime. Il ne fut jamais conscrit ni jaloux de l’être, et il lui suffit de son obscurité, de son existence naturellement peu saisissable, et aussi de son air facile et non embarrassé, de ce dos bon et rond dont parle Diderot, dans les circonstances qui l’eussent pu trahir, pour gagner l’amnistie du mariage de Marie-Louise. C’est un rapprochement curieux à faire, parmi tant d’autres, entre Paul-Louis Courrier et lui, que ce peu de goût pour les jeux désastreux du conquérant. Le Roi d’Yvetot exprima, dès 1813, cette pensée d’opposition pacifique. Horace, en présence de guerres insensées, ne sentit pas autrement.

L’influence des ouvrages de M. de Chateaubriand sur le jeune Béranger fut prompte et vive. Ils lui indiquaient, par leur sentier quelquefois laborieux, un retour au simple, à l’antique, aux beautés de la Bible et d’Homère. Aussi, quand le poète, dans sa chanson adressée à l’auteur du Génie du Christianisme, s’écrie :

Ta voix résonne, et soudain ma jeunesse
Brille à tes chants d’une noble rougeur !
J’offre aujourd’hui, pour prix de mon ivresse,
Un peu d’eau pure au pauvre voyageur,

il ne fait que rendre témoignage sincère d’une impression éprouvée par lui à cet âge de rêves épiques, lorsque attendant l’heure d’aborder son Clovis, l’auteur futur des Clés du Paradis et du Concordat de 1817, traitait en dithyrambe le Déluge, le Jugement dernier, le Rétablissement du Culte. Nous avons sous les yeux une quarantaine de vers alexandrins intitulés Méditation, datés de 1802, et empreints d’une haute gravité religieuse ; Béranger les avait composés par contraste avec la manière factice de Delille dans son poème de la Pitié. Ce goût du simple et du réel le conduisit à un genre d’idylle qu’il mit à exécution, et dans lequel il visait à reproduire les mœurs pastorales, modernes et chrétiennes, en les reportant vers le seizième siècle, et sans intervention de fausse mythologie. J’ai lu en grande partie un poème idyllique de lui, en quatre chants, intitulé le Pélerinage, et conçu dans cette pensée. Je n’affirmerai pas que le poète ait réussi à faire un tout suffisamment intéressant et neuf ; mais l’intention générale et parfois le bonheur des détails sont manifestes. Un académicien-poète, à qui Béranger, encore inconnu, parlait un jour de ses idylles et du soin qu’il y prenait de nommer chaque objet par son nom sans le secours de la fable, lui objectait : « Mais la mer, par exemple, la mer, comment direz-vous ? — Je dirai tout simplement la mer. — Eh quoi ! reprit l’académicien qui n’en revenait pas, Neptune, Thétis, Amphitrite, Nérée, de gaîté de cœur vous vous retranchez tout cela ? — Effectivement, » ajouta Béranger.

Vers la fin de 1803, Béranger ayant fait un paquet de ses meilleurs vers, idylles, méditations, dithyrambes, etc. etc., les adressa, en les accompagnant d’une lettre fort digne, à un personnage éminent d’alors. Le succès de sa missive dépassa son espérance. Nous prévoyons et réservons de plus amples renseignemens sur cet endroit de sa vie pour l’article que nous consacrerons, d’ici à six semaines, au prochain et dernier recueil de ses chansons. Recommandé à Landon, éditeur du Musée, notre poète fut occupé un ou deux ans (1805-1806) à la rédaction du texte de cet ouvrage. En 1809, grâce à l’appui de M. Arnault, il entra dans les bureaux de l’Université, en qualité de commis-expéditionnaire. Durant les douze années qu’il passa à cet emploi, ses appointemens flottèrent de 1,000 à 2,000 francs. Ce qu’il y a de particulier, c’est que, content de si peu, il ne consentit jamais à avancer, malgré la facilité qu’il en eut et l’offre réitérée qu’on lui en fit. Gardant toutes ses pensées et son travail intellectuel, il ne donnait que son temps et sa main, comme Jean-Jacques quand il copiait de la musique. Béranger ne perdit cette modique place qu’en 1821. Dès 1815, lors de la publication de son premier recueil, on l’avait prévenu, avec une sorte d’indulgence, qu’il prît garde de recommencer, parce qu’on serait, à regret, contraint de sacrifier une autrefois Bacchantes, Gaudrioles, Frétillons et ces Demoiselles, au décorum universitaire : on croyait jusque-là devoir quelque ménagement à l’auteur du Roi d’Yvetot. En 1821, quand Béranger récidiva, il se le tint pour dit, et du jour de la publication du second recueil, il ne remit pas les pieds à son bureau : on accepta cette absence comme une démission.

Dès qu’il s’était vu casé à l’Université, de 1809 à 1814, Béranger avait pu continuer avec lenteur ses essais silencieux. Il paraît, toutefois, qu’il songea encore au théâtre, mais ce n’était plus par goût comme d’abord. La chanson d’ailleurs le gagnait peu à peu, et empiétait chaque jour à petit bruit sur ses plus vastes desseins. Il avait de tout temps fait la chanson par amusement, avec une facilité, dit-il, qu’il n’a plus retrouvée depuis, en d’autres termes, selon moi, avec une négligence qu’il ne s’est plus permise. Maintefois regardant passer dans la rue Désaugiers qu’il connaissait de vue sans être connu de lui, il avait murmuré tout bas : « Va, j’en ferais aussi bien que toi, des chansons, si je voulais, n’était mes poèmes. » Lorsqu’il eut fait pourtant les Gueux, les Infidélités de Lisette, ces petits chefs-d’œuvre de rhythme et de verve, qui datent des dernières années de l’empire, les poèmes durent perdre de leur sel pour lui et les refrains redoubler de piquant et d’attrait. Reçu au Caveau en 1813, condamné à sa part d’écot en couplets, il ne put s’empêcher d’y porter sa curiosité et son imagination de style, sa science de versification, la richesse de son vocabulaire. Mais long-temps il n’osa confier au refrain que sa gaîté et ses sens. C’était comme un esquif trop frêle, une bulle trop volatile, pour qu’il osât y risquer ses autres sentimens plus précieux. Il ne différait des autres chansonniers, ses confrères, que par la perfection de la forme, l’invention colorée des détails et le jet de la veine. Bon convive avec eux, les suivant sur leur terrain en vrai enfant de la rue Montorgueil, hardiment camarade et vainqueur de l’excellent Désaugiers qui ne s’en inquiétait guère, il atteignait déjà au sublime des sens dans la Bacchante, au sublime de l’ivresse rabelaisienne dans la Grande Orgie, à la folie scintillante de la guinguette dans les Gueux. Mais le poète tenait à part toutes ses arrière-pensées de patriotisme, de sensibilité et de religion, tant de germes tendrement couvés, qu’il refoulait bien avant. Le Jour des Morts, la plus grave erreur, et l’une des plus anciennes, de sa première manière, était une concession de faux respect humain à cette gaîté de rigueur qui circule à la ronde, une désobéissance dérisoire et presque sacrilége à la voix de son cœur et de son génie. Béranger devait être le chantre consécrateur des vaincus et des morts : mais il fallut Waterloo pour qu’il osât. En janvier 1814, je le surprends qui fredonne encore à sa jeune maîtresse : Autant de pris sur l’ennemi ; l’année suivante, en juillet 1815, la voix toute émue, et d’un ton qu’il s’efforce en vain d’égayer, il soupire : Rassurez-vous, ma mie. Sans s’abuser un seul instant sur les Bourbons qu’il avait eu de bonne heure occasion de connaître d’après des circonstances fort particulières, sans donner jamais en plein dans la charte, comme Courrier, Béranger attendit les excès de 1815 et 1816 pour se prononcer hautement contre la dynastie restaurée, et en cela il fit preuve de plus de sens que ceux qui lui ont reproché sa chanson du Bon Français, de mai 1814. Il avait refusé d’être censeur durant les cent-jours.

Dans les prisons, où l’on trompe souvent l’ennui des heures obscures par des chants en chœur, les prisonniers interrompant d’ordinaire le coryphée qui leur entonne une gaie chanson, lui demandent autre chose ; ils veulent du triste, une romance comme ils disent. Béranger avait remarqué bien des fois cette disposition mélancolique des hommes assemblés, et en avait conçu l’idée de la chanson doucement sérieuse à l’usage du pauvre, de l’affligé, du peuple. Il fut long avant de céder à son propre désir. Il se sondait scrupuleusement, il hésitait et se trouvait timide ; ses succès dans la chanson, telle qu’il l’avait abordée, l’effrayaient pour sa tentative nouvelle. Il avait bien glissé çà et là au bout de quelque couplet un filet de tendresse grave comme dans Si j’étais petit oiseau. Mais le coup décisif fut le Dieu des Bonnes Gens. Un jour qu’il dînait chez M. Étienne, en nombreuse et spirituelle compagnie, on le pressa au dessert de chanter, selon l’usage : il commença cette fois d’une voix un peu tremblante, mais l’applaudissement fut immense, et le poète sentit à cet instant-là, en tressaillant, qu’il pouvait rester simple chansonnier et devenir tout-à-fait lui-même.

Du moment en effet qu’il y avait jour pour Béranger de faire entrer sa pensée entière en chanson, que lui fallait-il de mieux ? quel bonheur, quelle nouveauté qu’un tel genre ! c’était l’accomplissement de son rêve : le monde, la vie alentour et sous sa main dans leur infinie diversité ; pas d’étiquette apprise, pas de poétique, et tout le dictionnaire. D’un autre côté, Béranger comprit que plus l’espace s’élargissait devant lui, moins il avait à se relâcher des sévérités du rythme. La chanson de Panard, de Collé, Galet, Gouffé, Désaugiers et du Caveau, venait habituellement par le refrain : un refrain semblait heureux, chantant : vite des couplets là-dessus. Ils arrivaient à la file, bon gré mal gré, plus ou moins valides : le refrain couvrait tout. Ici au contraire, pour Béranger, la pensée, le sentiment inspirateur préexistaient : le refrain n’en devait être que l’étincelle, mais étincelle à point nommé en quelque sorte, d’un intervalle et d’un jet déterminés à l’avance. Il faut que toutes les deux ou trois secondes, la pensée revienne faire acte de présence à un coin marqué, jaillir à travers un nœud étroit et fixe, rebondir sur une espèce de raquette inflexible et sonore : elle est à cent lieues, au bout du monde, dans le ciel ; n’importe ; il faut qu’elle revienne et qu’elle touche à point. C’est un inconvénient, une gêne sans doute, un coup de sonnette ou de cordon bien souvent, qui rattire à court l’essor, le saccade et le brusque. Mais Béranger vit à merveille que dans une langue aussi peu rhythmique que la nôtre, le refrain était l’indispensable véhicule du chant, le frère de la rime, la rime de l’air comme l’autre l’est du vers, le seul anneau qui permît d’enchaîner quelque temps la poésie aux lèvres des hommes. Il vit de plus que pour être entendu du peuple, auquel de toute nécessité beaucoup de détails échappent, il fallait un cadre vivant, une image à la pensée dominante, un petit drame en un mot : de là tant de vives conceptions si artistement réalisées, de compositions exquises, non moins parlantes que les jolies fables de Lafontaine ; tant de tableaux si fins de nuances, et si compris de tous par leur ensemble. Car Béranger, ce qui semblerait inutile à rappeler ici, se chante dans les campagnes, au cabaret, à la guinguette, partout, quoi qu’en aient prétendu d’ingénieux contradicteurs, qui auraient voulu faire de M. de Béranger un bel esprit de salon et d’étude comme eux-mêmes. Qu’ils réservent cette chicane à l’ancien Canonnier à cheval, homme de style également, mais de style gaulois et archaïque, je le leur abandonne en partie. Quant à Béranger, il est bien l’homme de sa réputation, le chansonnier populaire de ces quinze années, oui, messieurs, populaire à la lettre, bien autrement que Désaugiers, qu’on lui a opposé sans justice, et qui réussit peut-être mieux auprès des gastronomes ; populaire exactement dans le même sens qu’Émile Debraux et autres que ni vous ni moi ne connaissons.

Cela est tellement vrai que, seul des poètes contemporains, il aurait pu, à la rigueur, se passer de l’impression, du moins pour une bonne moitié de son œuvre. Quand on imprima son premier recueil, le public chantant n’y apprit rien qu’il ne sût à l’avance : c’eût été de même pour les suivans ; quelques copies distribuées de la main à la main auraient suffi ; la tradition vivante, l’harmonieuse clameur l’aurait soutenu et sauvé de toutes parts, comme on le rapporte des anciens poètes. Je veux dire qu’il aurait traversé de la sorte trois générations, de cinq ans chacune ; longévité la plus homérique en notre âge. Cette prise heureuse sur la mémoire des hommes (la source d’inspiration d’ailleurs y poussant), est due au refrain pour les paroles, au cadre pour l’idée.

Un jour, au printemps de 1827, autant qu’il m’en souvient, Victor Hugo aperçut dans le jardin du Luxembourg M. de Châteaubriand, alors retiré des affaires. L’illustre promeneur était debout, arrêté et comme absorbé devant des enfans qui jouaient à tracer des figures sur le sable d’une allée. Victor Hugo respecta cette contemplation silencieuse et se contenta d’interpréter de loin tous les rapprochemens qui devaient naître, dans cette âme orageuse de René, entre la vanité des grandeurs parcourues et ces jeux d’enfans sur la poussière. En rentrant, il me raconta ce qu’il venait de voir et ajouta : « Si j’étais Béranger, je ferais de cela une chanson. » Par ce seul mot, Victor Hugo définissait merveilleusement sans y songer, le petit drame, le cadre indispensable que Béranger anime : qu’on se rappelle Louis xi et l’Orage.

Ce cadre voulu, cette forme essentielle et sensible, cette réalisation instantanée de sa chanson, cet éclair qui ne jaillit que quand l’idée, l’image et le refrain se rencontrent en un, Béranger l’obtient rarement du premier coup. Il a déjà son sujet abstrait, sa matière aveugle et enveloppée ; il tourne, il cherche, il attend ; les ailes d’or ne sont pas venues. C’est après une incubation plus ou moins longue qu’au moment souvent où il n’y vise guère, la nuit surtout, dans quelque court réveil, un mot, inaperçu jusque là, prend flamme et détermine la vie. Alors, suivant sa locution expressive, il tient son affaire et se rendort. Cette parcelle ignée en effet, cet esprit pur qui, à peine éclos, se loge dans une bulle hermétique de cristal que la reine Mab a soufflée, c’est toute sa chanson, c’en est le miroir en raccourci, la brillante monade, s’il est permis de parler ce langage philosophique dans l’explication d’un acte de l’âme, qui certes ne le cède à aucun en profondeur. Le poète mettra ensuite autant de temps qu’il voudra à la confection extérieure, à la rime, à la lime ; peu importe ; il y mettrait deux mois ou deux ans, que ce serait aussi vif que le premier jour : car encore une fois, comme il le dit, il tient son affaire.

Béranger a publié jusqu’ici quatre recueils : le premier à la fin de 1815, le second à la fin de 1821, le troisième en 1826, le quatrième en 1828. Le premier, qui était plus égrillard et gai que politique, et le troisième, qui parut sous le ministère spirituellement machiavélique de M. de Villèle, n’encoururent pas de procès. Le recueil de 1821, incriminé par M. de Marchangy et défendu par M. Dupin aîné, valut à Béranger trois mois de prison ; celui de 1828 (sous le ministère Martignac), incriminé par M. de Charapanhet et défendu par M. Barthe, le fit condamner à neuf mois. Outre ces deux principales affaires, Béranger en eut encore deux autres dans l’intervalle : l’une en mars 1822, à propos de la publication des pièces du premier procès, il fut acquitté ; et plus tard une légère chicane pour contrefaçon, qui n’eut pas de suite. Le cinquième et dernier recueil de Béranger doit paraître dans le courant de janvier prochain.

En tête de ce volume, Béranger portera sur lui-même, sur l’ensemble de son œuvre, sur la nature de son rôle et de son influence durant ces quinze années, un jugement qu’il nous serait téméraire de devancer ici pour notre compte. À partir du Dieu des Bonnes Gens, toutes ses facultés, toutes ses passions tendres ou généreuses, se versèrent dans ce genre unique, qui ne lui avait semblé d’abord qu’une diversion et presque une dérogation à son talent. Ces Petits Poucets de la littérature, comme il les appelle portèrent aussitôt par mille chemins les messages retentissans de sa grande âme. La Sainte-Alliance des Peuples, composée dès 1818, est en quelque sorte un magnifique pavillon dressé au centre et au sommet de cette chaîne de collines dont le Dieu des Bonnes Gens décore le ciel. Hymne humain, pacifique, inaltérable, il nous montre combien dès-lors, dans la fumée de l’engagement libéral, l’horizon de Béranger était le même, aussi vaste et à découvert que son regard l’embrasse aujourd’hui. Et autour, au-dessous de cette dominante pensée, combien d’autres d’une émotion plus circonscrite, mais non moins pénétrante ! La plainte du pays ; la douleur morne, l’espoir opiniâtre de la vieille armée ; l’espoir plus léger, l’impatience et les moqueries de la jeunesse ; la tristesse dans le plaisir ; de l’esprit tour à tour piquant, coloré, attendri, comme il ne s’en trouve que là depuis Voltaire ; de suaves et grâcieuses enveloppes d’une pureté d’art antique, et qui par momens rappellent, ainsi qu’on l’a remarqué avec goût, Simonide, Asclépiade et les érotiques de l’Anthologie. Les Bohémiens et les Souvenirs du Peuple, publiés en 1828, ont manifesté chez Béranger un progrès encore imprévu de grandeur et de pathétique dans la simplicité, et aussi de poésie impartiale, généralisée, s’inspirant de mœurs franches, se prenant à des instincts natifs du prolétaire, et d’une portée non plus politique, mais sociale. Le Juif errant, le Contrebandier, etc., etc., continueront, on le verra, ce genre de ballade philosophique qui touche aux limites extrêmes de la chanson : presque toujours Béranger a pris soin de rattacher ces excursions, assez vagabondes en apparence, à une prophétique pensée d’avenir. On a essayé dans les vers suivans, qui lui sont adressés, de faire saillir cette loi progressive de son génie, et de montrer en même temps combien toutes choses sur la scène du monde étaient disposées pour sa venue. Ce n’est jamais dans la période impétueuse, au début ni au milieu des commotions publiques, que chante le poète dont l’époque saluera la voix ; c’est plutôt au déclin, aux environs des dernières crises, quand la force sociale s’arrête de lassitude, fait trêve à son tumulte et s’entend gémir. L’air est vibrant au loin et embrasé, mille feux s’y croisent : ce qui flotte alors et pèse sur tous, décharge son étincelle sur un seul ; les derniers coups de l’orage allument une âme !

L’être complet dans la nature immense,
Le germe heureux, fils de l’onde ou des airs,
Tout fruit parfait, béni dans sa semence,
Le gland du chêne ou la perle des mers,
Petit ou grand, il est un univers.
Pour qu’il surgisse et que son jour commence,
La terre exprès tourne les élémens ;
Le temps n’est rien ; lenteurs, avortemens,
Par où la vie à lui seul se prépare,
Ne coûtent point à la nature avare.
Non qu’en sa marche et ses nombreuses lois
L’Esprit caché n’ait qu’un but à la fois :
Mais au déclin de plus d’un vaste orage,
Le vœu qui rit à l’éternel dessein,
C’est qu’emportant l’étamine volage
Zéphire ému mène à bien son larcin ;
C’est qu’un nid d’or éclose au vert feuillage,
Ou que la perle, accordée à la plage,
Sombre Océan, jaillisse de ton sein !
En s’enfuyant, la tempête qui gronde,
Purifiée, attiédie et féconde,
Dépose un feu, crée un être en ce monde,
S’émaille en fleurs ou voltige en essaim !

Même ordre encor dans l’histoire vivante ;
Cher Béranger, ne dis pas que j’invente.

La république, aux débuts immortels,
L’éclair au front, la main sur les autels,

Avait, d’un geste, embrasé la fournaise !
Pour chant de guerre, elle eut la Marseillaise,
Vrai talisman ! mais ses fils dévoués
À la chanter s’étaient vite enroués.
Vainqueur à temps de l’Europe enhardie,
Le Consulat réparait l’incendie.
De foudre alors et de fer couronné,
L’Empire, lui, toujours avait tonné :
Sans air joyeux, sans chanson applaudie,
Sous ce dur maître, on avait moissonné.

À rangs égaux, en lignes sourcilleuses,
Dès le matin des luttes fabuleuses,
Aux flancs des monts vaguement éclairés,
Les fiers soldats s’ébranlaient par degrés ;
Dès qu’un rayon aux collines prochaines
Montrait l’aurore, ils saluaient César ;
Puis, tout le jour, à son jeu de hasard,
Silencieux, ils épuisaient leurs veines ;
Tant qu’à la fin, dans l’excès des combats,
Noble immolée, ô France, tu tombas !
Or, des douleurs de la France épuisée,
De sa chère aigle aux mains des rois brisée,
Des morts d’hier, des mânes d’autrefois,
Il s’élevait une profonde voix,
Ame, soupir, émotion guerrière,
Regret aussi de nos antiques droits,
Le tout confus comme un gros de poussière
Que la déroute envoie en tourbillons,
Comme du sang fumant dans les sillons !
C’étaient des ris, des sifflets, juste outrage
Aux faux dévots, rentrés pour convertir,
Aux libertins, prêchant le roi-martyr ;
C’était la plainte, au milieu du naufrage,
Des gais amours si long-temps caressés…
L’immense voix, au déclin de l’orage,
En rassemblait tous les sons dispersés.
Deuil tour à tour, et malice, et colère,
Elle planait, puissante et populaire.
Mais, sous ces bruits qui la venaient former,
On ne savait en masse où l’entamer ;

Nuée errante, elle hésitait encore :
Nul point brillant ; pas de foyer sonore !

Et jusque-là, jusqu’à ce grand moment,
Avant le soir d’héroïque disgrâce,
Du drame entier, dès le commencement,
Témoin caché dont je poursuis la trace,
D’un coup de foudre à douze ans désigné,
Que faisais-tu, Chantre prédestiné ?
En quel réduit fleurissait ta jeunesse ?
Quels bras aimés t’en sauvaient la rigueur ?
Quels traits malins t’aiguisant leur finesse,
Gardaient sa flamme à ton glorieux cœur ?
Vaste en projets qui ne devaient pas naître,
Sans le savoir, ménageant tes retards,
Tu te crus fait pour la flûte champêtre,
Et ta houlette eut de naïfs écarts.
De Marengo pendait alors l’épée ;
Un Charlemagne aspirait au parvis :
Cela, je crois, te rappela Clovis,
Et tu rêvas de classique épopée,
Toi, fils de l’hymne et de la Ménippée !
Ainsi, sans guide et vers des buts lointains,
Chemin faisant, accosté de Lisette,
Entre Clovis et les amours mutins,
Par complaisance égayant ta musette,
Génie heureux, facile aux contre-temps,
Tu te cherchais encore après trente ans ;
Tu te cherchais… quand la France foulée
Te laissa voir deux fois dans la mêlée
Ce sein de feu que Thersite conquit !
Tout était mûr ; les astres s’entendirent ;
Des cieux brûlans quelques pleurs descendirent,
Lente rosée,… et ta chanson naquit !

Elle naquit, abeille au fin corsage,
À l’aiguillon toujours gardien du miel ;
Des bruits épars composant un message,
Orgueil du pauvre et vengeance du sage :
Sots et méchans le trouvèrent cruel.

Près du drapeau que dans l’ombre on replie,
Au fond du verre où l’infortune oublie,
Autour du punch et des jeunes gaietés,
Même au cou nu des folâtres beautés,
Oh ! oui, partout où l’aile bigarrée
De ta chanson diligente et sacrée
Se pose et luit, oh ! notre France est là…
France d’alors, chantant sous le tonnerre
Plus d’un refrain qui depuis s’envola,
Vive et rétive, assez peu doctrinaire,
Encore en sang des caresses des rois ;
Oui, cette France est toute dans ta voix.

Durant quinze ans, unis d’un même zèle,
Seul, vers la fin, pour sauver l’étincelle,
À chaque avril, aux champs, sous les barreaux,
Tu lui tressais les noms de ses héros,
Mêlant aux fleurs le chardon qui harcèle !
Si son oubli délaissait un vengeur,
Tu la couvrais d’une honnête rougeur :
Puis un couplet indulgent la déride…
Pourtant, tout bas, j’ose en glisser l’aveu ;
Deux ou trois fois, sœur de la cantharide[1],
L’abeille ardente outrepassa le jeu.
Pardon, pardon, pour sa courte folie ;
Tant de tendresse ennoblit son retour !
La volupté par la mélancolie
Chez toi ramène à l’éternel amour.
Dans l’action que ton génie épouse,
Si du champ-clos sentinelle jalouse,
Prompt au clairon, et, pour trêve aux assauts,
Ne t’égarant qu’aux plus voisins berceaux,
Tu hantais peu les ombres des vallées,
L’esprit lointain des cimes non foulées,
Silence ! oracle ! encens perpétuel !
Du moins plus haut que les luttes humaines,
Fixant tes yeux sur les places sereines,

L’ame invisible errait souvent au ciel !

Aujourd’hui donc qu’à la France étonnée
Par tant d’efforts la palme enfin gagnée
Ne laisse voir qu’un triste et maigre fruit ;
Quand le combat recommence à grand bruit ;
Toi, sans dégoût, à ton passé fidèle,
Sans repentir (car la cause était belle,
Elle était sainte, et dut nous enflammer),
Toi, désormais, tu sais où te calmer.
Au seuil nouveau déposant ta piqûre
Et n’abjurant nulle ancienne amitié,
Du mal présent que tu prends en pitié
Tu vois le terme, et ton espoir s’épure.
Guéri des uns, tu comptes plus sur tous.
L’humanité chemine au rendez-vous ;
Elle n’a plus de chaîne qui la noue ;
Tu vas devant, la regardant venir.
Si chaque jour entend crier la roue,
Une harmonie embrasse l’avenir.
Ainsi les ans, Poète, te consolent,
Et tes chansons encore une fois volent,
Derniers essaims ; non plus du lourd frelon
Purgeant leur ruche à force d’aiguillon,
Non plus épris du sein pâmé des roses,
Des vins chantans dont tu savais les doses,
Des trois couleurs du siècle adolescent :
L’esprit d’un siècle a ses métempsycoses,
Cher Béranger, ta sagesse y consent.
Mais les chansons cette fois réunies,
Vierges essaims, paisibles colonies,
Loin des lambeaux dans la lutte expirant,
Cherchent l’air libre et l’espace plus grand,
L’orme sacré de la Cité future,
Des horizons, que le dieu d’Épicure
Eût ignorés et que t’ouvrit le tien.
Telles déjà, selon l’oracle ancien,
Au fond d’un bois, les divines abeilles,
Gage choisi de clémentes merveilles,
Symbole heureux des jours renouvelés,
Naissaient aux flancs des taureaux immolés,

Montaient dans l’air… et la grappe enchantée
Réjouissait le regard d’Aristée[2].

La vie de Béranger, durant quinze ans, se lit tout entière dans ses chansons. Le fait intérieur et domestique que j’y remarque le plus, c’est son amitié avec Manuel. Il l’avait connu en 1815, et, dès-lors, tous les deux s’unirent étroitement. Béranger appréciait surtout chez le vétéran d’Arcole l’intelligence ferme et lucide, les sentimens chauds et droits sans rien de factice, la vie naturelle ; l’homme du peuple au complet, dans une organisation perfectionnée. Bras, tête et cœur, tout était peuple en lui, a-t-il dit de son ami. Si quelque chose m’assure que Manuel, s’il avait vécu, serait resté peuple, et eût résisté à la contagion semi-aristocratique qui a infecté tant de nos tribuns parvenus, c’est que Béranger l’a jugé ainsi.

Depuis que Béranger a vu qu’il pouvait devenir poète à sa guise, en demeurant chansonnier, il s’est noblement obstiné à n’être que cela : un goût fin, un tact chatouilleux, une probité haute, l’ont constamment dirigé dans ses nombreux et invincibles refus. Que ce soit une place dans les bureaux de M. Lafitte, un fauteuil à l’académie, une invitation à ce qu’on appelle encore aujourd’hui la Cour, dont il s’excuse, le même sentiment de convenance et de dignité l’inspire. Il comprend son rôle de chantre populaire ; il s’y tient jusqu’au bout ; il a certes le droit d’y placer son orgueil, puisqu’il ne s’en fit jamais un marche-pied vers le but des ambitions mesquines. Plein d’excellens conseils en tous genres, que viennent réclamer des cliens bien divers, consolateur aimable, grâce à cette gaîté, nous dit-il, qui n’offense pas la tristesse, trouvant de crédit ce qu’il en faut pour les bonnes actions non bruyantes, il est peut-être, avec M. Lafitte, et par d’autres moyens, l’homme de France qui a rendu dans sa vie le plus de services efficaces. Pour tout dire, Béranger ne s’est dérobé au-dedans à aucune des charges de sa publique renommée.

Sa conversation est prompte, discursive, abondante, également nourrie sur tous les sujets, initiée aux mœurs des métiers différens, suppléant au manque de voyages par la pratique assidue de la grande ville ; on y reçoit mille traits qui pénètrent avant et se retiennent. On y sent réunis et mélangés le contemporain des conquêtes, le républicain de l’avenir, et le successeur du parisien Villon. Sa littérature, très-étendue, très-fine, très-élaborée, surprend ceux-mêmes qui n’ignorent pas de quelles études secrètes l’artiste consommé a dû partir. Rien de plus mûri, de plus délicat, que la variété de ses jugemens littéraires, tous individuels et de sa propre façon : c’est un rusé ignorant à la manière de Montaigne. Il ne sait pas le latin assurément ; mais à l’entendre parfois discourir du théâtre et remonter de Molière, Racine ou Shakspeare aux tragiques de l’antiquité, je suis tenté de croire qu’il sait le grec, qu’il a été Grec, comme il le dit dans le Voyage imaginaire, tant cet ordre de beauté et de noble harmonie lui est familier. Il pousse même la rancune contre ce pauvre latin qu’il n’entend pas, et que parlait son ancêtre Horace, jusqu’à reprocher avec assez d’irrévérence à notre langue, à notre poésie, d’avoir été élevée et d’avoir grandi dans le latin ; témoins Malherbe et Boileau qui l’ont coup sur coup disciplinée en ce sens. Il ajoute méchamment que cet honnête latin a tout perdu ; que, sans les lisières de ce mentor, il nous resterait bien d’autres allures, plus libres et cadencées : Courier, en son style d’Amyot, ne marquerait pas mieux ses préférences. On ne s’étonnera point, d’après cela, si les questions agitées, il y a peu d’années, dans la poésie et dans l’art, tout en paraissant fort étrangères au genre et aux préoccupations politiques de Béranger, ne l’ont laissé au fond ni dédaigneux ni indifférent. Spectateur préparé, juge équitable, il a même consenti à se croire partie intéressée dans les débats. La guerre déclarée par l’école nouvelle à la classification des genres, lui a paru devoir affranchir le sien de l’infériorité classique, d’où il ne l’avait tiré qu’à la faveur d’un privilége tout personnel. Sa chanson en effet, à laquelle un mot de Benjamin-Constant avait conféré le diplôme d’Ode, était sans doute accueillie avec complaisance et distinction par la littérature de l’Empire ; mais elle n’était pas avec elle sur le pied d’égalité entière et native. On lui faisait honneur, mais par entraînement tour à tour ou condescendance. Enfant gâté du dessert, on lui passait ses crudités, ses goguettes de langage, mille familiarités sans conséquence, à titre de chanson ; dès qu’on l’admirait, c’était d’un visage tout d’un coup sérieux, à titre d’ode. On l’eût reçue de grand cœur, je crois, dans la compagnie des quarante ; mais on se fût armé pour cette grave exception, devant le public, du précédent de M. Laujon. Bref, la chanson de Béranger se sentait un peu la protégée des genres académiques ; depuis la réforme littéraire, elle est devenue légitimement l’égale, la concitoyenne de toute poésie. Par ces raisons diverses qu’il sait lui-même fort agréablement déduire, Béranger est donc allé jusqu’à se croire redevable de quelque chose à la jeune école poétique. Quoi qu’il en soit, et voici le seul point où j’insiste, il a de bonne heure témoigné à ce qui s’annonçait d’heureux et de grand dans les groupes nouveaux, une bienveillance sincère, intelligente, qui, de la part de tout écrivain célèbre, à l’égard des générations qui s’élèvent, n’est pas, j’ose le dire, la moindre marque d’une âme saine et d’un cœur justement satisfait.


Sainte-Beuve.
  1. C’est bien moins de la chanson même intitulée la Cantharide, chaude et pure émeraude où l’idée est figurée à l’antique, qu’on entend ici parler, que de quelques chansons de la première manière.
  2. On pourrait mettre à cette pièce de vers pour épigraphe :


    Ingentes animos angusto in pectore versant.