POÈTES
ET
ROMANCIERS DE LA FRANCE.

xxviii.

ANDRÉ CHÉNIER.


On a dit que le nom d’André Chénier était promis à la gloire, et ce mot a passé de bouche en bouche comme l’expression concise d’une idée vraie. La lecture attentive des œuvres d’André Chénier, loin de confirmer l’opinion aujourd’hui accréditée, assigne à l’auteur de l’Aveugle et de la Jeune Captive un rang glorieux et irrévocable. Bien que les poèmes que nous connaissons soient peu nombreux, ils sont empreints d’une telle beauté, d’une si harmonieuse élégance, que l’admiration ne les abandonnera jamais. Toutefois il convient d’ajouter que cette admiration ne se transformera pas en popularité ; car le talent d’André Chénier, exclusivement consacré à la pureté de la forme, n’excite aucune sympathie chez les esprits qui n’ont pas fait de la poésie une étude assidue. Les sentimens qu’il exprime sont généralement vrais ; mais comme ils ne se distinguent ni par l’animation, ni par la nouveauté, comme c’est à la forme surtout qu’ils doivent leur valeur et leur charme, il n’est guère probable que la foule consente à reconnaître et à proclamer un pareil mérite ; pour le comprendre, pour l’apprécier dignement, il lui faudrait se résigner à des études préliminaires. André Chénier s’adresse donc principalement aux hommes lettrés ; mais l’opinion unanime de ses admirateurs voit en lui un homme du premier ordre.

La naissance et l’éducation d’André Chénier s’accordent merveilleusement avec les œuvres qu’il nous a laissées ; sa mère était Grecque, d’une beauté remarquable, et d’un esprit ingénieux ; son père était consul de France à Constantinople. André, troisième fils de la famille, fut amené de bonne heure en France, et resta jusqu’à l’âge de neuf ans confié aux soins d’une tante qui habitait le Languedoc. Après avoir nourri son enfance de promenades, de rêveries et de liberté, il entra au collége de Navarre, et s’y distingua bientôt par son application. À seize ans, il lisait familièrement Homère et Sophocle ; il avait retrouvé par l’étude la patrie de sa mère. À vingt ans il entra comme sous-lieutenant dans le régiment d’Angoumois, en garnison à Strasbourg ; mais bientôt, las de l’oisiveté, il revint à Paris pour reprendre ses études et continuer, sans maître et sans guide, la lecture des modèles sur lesquels il voulait se former. Levé avant le jour, il n’avait d’autre ambition que de parcourir le cercle entier de la science humaine, et semblait croire qu’il ne fût pas permis d’aborder la poésie sans ce noviciat encyclopédique. Il n’avait pas mesuré ses forces, l’étude compromit sa santé ; et les frères Trudaine, liés avec lui d’une étroite amitié, l’emmenèrent en Suisse pour le soustraire aux dangers d’un travail excessif. Il a consigné les différens épisodes de ce voyage dans quelques notes confuses ; mais sa famille, par une discrétion jalouse, a refusé de les publier. Pour notre part, nous regrettons de ne pas les connaître, car lors même qu’elles n’offriraient aucune ordonnance, et qu’elles ne contiendraient aucune description précise des lieux parcourus par André Chénier, ce ne serait pas une raison pour les dédaigner. Il serait curieux d’étudier dans les notes confidentielles du voyageur les germes qui, plus tard, se sont épanouis en idylles, en élégies. Les œuvres que nous possédons forment tout au plus le tiers des manuscrits que l’auteur avait achevés ; et peut-être le voyage en Suisse d’André Chénier a-t-il servi à préparer des œuvres ignorées. Il manquerait alors à ces notes un complément important, le poème dont elles auraient fourni les élémens. Toutefois nous pensons que cette lecture ne serait pas sans profit, car il serait possible d’y découvrir la manière dont André Chénier envisageait la nature. Il a chanté la Grèce qu’il ne connaissait que par les livres ; nous voudrions savoir comment il comprenait le paysage de la Suisse, comment il associait la réalité placée sous ses yeux à la réalité qui lui était révélée par les livres. C’est pourquoi ces notes, confuses ou précises, présenteraient au lecteur un intérêt certain.

Revenu en France, André Chénier interrompit bientôt, pour la seconde fois, les études qu’il venait à peine de reprendre. Il partit pour l’Angleterre avec le comte de la Luzerne, nommé ambassadeur. À Londres, il connut l’isolement dans toute son amertume, et il nous a laissé un éloquent témoignage de sa tristesse. Il a tracé, en quelques pages d’un style négligé, mais poignant, le tableau de ses souffrances. Enfin, en 1790, à l’âge de vingt-huit ans, il revint se fixer à Paris ; et sans doute il se fût voué sans relâche au culte de la poésie, s’il n’eût pensé qu’il devait à son pays autre chose que la gloire. Il abandonna sans hésitation mais non sans regret, la langue harmonieuse qu’il avait si laborieusement étudiée, pour s’engager dans la discussion des intérêts publics. Associé à MM. de Pange, à Roucher, il combattit tour à tour les égaremens de la démocratie et de la cour. Il serait aujourd’hui difficile de reconnaître et de rassembler tout ce qu’il a écrit sur la lutte et les espérances des partis. Mais l’Avis aux Français offre un ensemble assez développé pour nous permettre de caractériser les vues politiques d’André Chénier. En lisant cette brochure, où respire à chaque ligne un amour sincère du bien public, il est impossible de ne pas sentir que l’auteur se fie trop à l’excellence de ses sentimens, et qu’il ne s’est pas préparé par des études suffisantes à la solution des problèmes qu’il discute : il veut le bien, il espère, il appelle de ses vœux la conciliation des partis ; mais il exprime confusément ses vœux et ses espérances ; il marche au hasard, sans aucun plan arrêté. À chaque instant il revient sur ses pas, et il semble oublier la déduction de ses idées pour s’abandonner à des plaintes vertueuses, mais inutiles. Je ne parle pas du style de cette brochure, qui est loin d’égaler en correction les vers de l’auteur ; mais, à ne considérer que la pensée prise en elle-même, il est impossible de ne pas reconnaître que l’intention qui a dicté l’Avis aux Français est plus louable que l’avis lui-même, car cet avis se réduit à prêcher la paix ; et si c’est là l’œuvre d’un philanthrope, assurément ce n’est pas celle d’un publiciste. La lettre adressée par Louis XVI à la Convention trois jours avant sa mort, et rédigée par André Chénier, politiquement jugée, vaut mieux que l’Avis aux Français, car elle est à la fois précise dans son but et dans son expression ; elle est empreinte de résignation et de dignité. Le roi condamné demande à ses juges l’appel au peuple, et il accepte la mort comme un juste châtiment de ses fautes, dans le cas où les nouveaux juges auxquels il se confie, réunis en assemblées primaires, ne casseraient pas la condamnation prononcée contre lui. Cette lettre demeura inutile, et il était facile de le prévoir ; mais du moins elle n’était ni humiliante pour le condamné ni injurieuse pour les juges ; elle exprimait noblement les seules pensées que Louis XVI pût faire entendre.

Le 7 thermidor 1794, André Chénier expiait sur l’échafaud la lettre qu’il avait rédigée pour Louis XVI.

Il est facile de surprendre les transformations laborieuses que le poète a volontairement imposées à son talent. Dans les quelques années qu’il a pu donner au développement et à l’expression de ses pensées, il n’a rien négligé pour atteindre la perfection. La valeur très inégale des œuvres qu’il nous a laissées doit être pour les hommes studieux un sujet d’encouragement et d’émulation ; car il y a entre la pièce adressée au peintre David sur le Serment du Jeu Paume, et les élégies à Camille un intervalle immense, tel qu’il a fallu, pour le franchir, un travail opiniâtre. Envisagée sous ce point de vue, la lecture d’André Chénier est à la fois un exemple et un conseil ; et lors même que l’auteur de la Jeune Captive ne serait pas le précurseur de la nouvelle école poétique dans toutes les questions qui se rattachent à la forme proprement dite, au déplacement de la césure, à l’enjambement, à la richesse de la rime ; lors même que ses œuvres publiées pour la première fois en 1819, c’est-à-dire vingt-six ans après la mort de l’auteur, ne seraient pas la préface naturelle du mouvement littéraire accompli sous la restauration, il serait encore utile de le relire souvent, pour apprendre comment la volonté peut assouplir la parole et faire d’un esprit inexpérimenté un poète consommé. Assurément le serment du jeu de paume offrait à André Chénier un thème riche en développemens de toute sorte. Depuis l’émotion patriotique, depuis l’orgueil du triomphe jusqu’à l’espérance d’un avenir pacifique et glorieux, l’auteur avait à parcourir une route vivante et variée. Mais la première condition d’une pareille entreprise était d’accepter franchement le sujet et de ne pas chercher à l’esquiver. Cet épisode, si populaire et si justement admiré, de la révolution française ne pouvait se prêter aux allusions mythologiques ; toutes les ruses de la diction devaient échouer contre la nature même de cet épisode, si le poète tentait de l’encadrer dans les souvenirs de l’antiquité grecque. Cependant André Chénier, plein de la lecture des poètes antiques, n’a pas craint de tenter ce qui, sans doute, quelques années plus tard, lui eût semblé contraire aux lois du goût et de la raison. Au lieu de célébrer le courage civil, et d’associer au simple récit d’une résistance héroïque les sentimens éveillés dans son ame par le souvenir du serment qu’il voulait chanter, il semble s’être efforcé d’effacer la couleur de son sujet. Il parle de Délos et de Latone, d’Apollon et de Diane, comme si l’histoire n’était pas cent fois plus éloquente et plus riche en émotions que toutes ces comparaisons lointaines et laborieuses. Si le rapprochement était indiqué avec brièveté, je ne le blâmerais pas, et même j’insisterais sur l’ingénieuse opposition des deux termes que le poète a choisis ; encadré dans une multitude de rapprochemens du même ordre, je ne puis l’accepter, et je déclare en toute franchise, malgré la vive admiration que je professe pour André Chénier, qu’il me paraît avoir complètement méconnu le genre d’images qui convenait au serment du jeu de paume.

Le rhythme de cette pièce échappe à toute définition, c’est un mélange singulier de mesures diverses ; mais ce mélange est conçu de telle sorte que l’œil et l’oreille sont à chaque instant déroutés. À proprement parler, il n’y a ni strophes, ni stances ; seulement la pièce est divisée en morceaux de dix-neuf vers, et, sans les chiffres qui marquent cette division, le lecteur ne saurait où faire une pause. Mieux vaudrait assurément l’ampleur monotone de l’alexandrin que ce perpétuel changement de mesure qui ne réussit pas à se régulariser en se répétant vingt-deux fois ; car l’alexandrin, malgré son uniformité apparente, peut, entre les mains d’un poète habile, s’assouplir et se varier. Mais dès que l’auteur tentait autre chose que le récit du serment, le sujet semblait naturellement appeler la strophe pindarique ; car jamais aucune des victoires célébrées par le lyrique Thébain ne s’offrit sous un aspect plus digne et plus majestueux. La strophe était la forme naturelle et nécessaire qu’André Chénier devait adopter. S’il se fût arrété à ce dernier parti, je suis sûr qu’il eût rencontré la clarté, et que toute la pièce eût été inondée d’une lumière pure et abondante. Telle qu’elle est, l’obscurité n’est pas son seul défaut, mais elle est assurément le plus évident de tous. À travers les nombreux ambages du rhythme indéfinissable que l’auteur a choisi, l’esprit trébuche à chaque pas et ne sait où finit, où commence la pensée de l’auteur. Arrivé au deux-centième vers, le lecteur n’est pas plus avancé qu’au premier ; car jusqu’à la fin de la pièce, c’est pour lui une nécessité de renoncer à comprendre complètement ce que le poète a voulu exprimer.

Un autre défaut de cette pièce sur lequel je crois utile d’insister, d’autant plus qu’il se rencontre bien rarement dans les autres œuvres d’André Chénier, c’est l’usage ou plutôt l’abus de la périphrase. Je ne crois pas qu’il y ait dans le poème des Jardins ou de l’Imagination une seule périphrase capable d’exciter autant d’impatience que la façon détournée, je devrais dire inintelligible, dont André Chénier caractérise le Jeu de Paume. Il semble que la paume n’ait pas droit de bourgeoisie dans la versification française, et qu’il soit indispensable de transformer la raquette en réseau noueux, en élastique égide. Il est curieux de voir André Chénier, le plus virgilien et souvent le plus homérique de nos poètes, lutter en cette occasion de gaucherie et de pusillanimité avec l’abbé Delille. Lui qui se distingue habituellement par la franchise et la simplicité hardie de l’expression, il s’épuise en efforts pour déguiser sa pensée, pour envelopper d’un nuage l’objet qu’il n’ose nommer. En vérité, il faut plus que de la bonne volonté pour deviner qu’il s’agit du jeu de paume, et sans le titre de la pièce, un lecteur, même clairvoyant, serait tenté d’abandonner la partie. Il serait permis, sans injustice, de chercher parmi les jeux de la Grèce antique celui qu’André Chénier a voulu désigner.

Abstraction faite du rhythme et du langage, à ne considérer que la nature et le mouvement des pensées qui se succèdent dans cette pièce, il nous est impossible de voir dans cette œuvre rien qui se puisse comparer aux idylles ou aux élégies du même auteur. Lors même en effet que ces pensées seraient clairement exprimées, lors même, que la périphrase serait absente et laisserait voir nettement les objets que le poète a voulu désigner, les sentimens qu’il s’est proposé de traduire, l’émotion éprouvée par le lecteur demeurerait encore assez tiède ; car c’est à peine s’il est permis d’attribuer au poète une émotion sincère. Préoccupé du soin de l’expression qu’il torture laborieusement et qu’il s’efforce de rendre singulière, il n’a guère le temps de ressentir l’enthousiasme qu’il veut chanter. Il a vu dans le serment du jeu de paume le sujet d’une ode, et, dédaignant les routes vulgaires, il a cherché dans le mélange de mesures diverses le moyen d’être majestueux. L’emphase a remplacé l’émotion.

Nous devons regretter qu’André Chénier n’ait pas employé plus souvent la forme de l’iambe, car les quatre pièces auxquelles il a imprimé cette forme se distinguent par une grande franchise, et témoignent clairement que l’auteur maniait l’iambe avec une entière liberté. Quoiqu’il soit possible de noter çà et là quelques mots qui ne sont pas employés dans leur sens vrai, cependant il est juste de reconnaître que ces taches n’obscurcissent pas la splendeur des pièces où l’œil les aperçoit. L’iambe adressé aux Suisses révoltés du régiment de Chateauvieux est empreint d’une puissante ironie. Le poète célèbre le triomphe des soldats fêtés sur la motion de Collot-d’Herbois, avec une joie pleine d’emphase, et paraît d’abord prendre au sérieux la gloire des triomphateurs ; il ne tiendrait qu’au lecteur de croire qu’André Chénier sympathise avec Collot-d’Herbois, et voudrait se mêler à la foule pour applaudir et féliciter les soldats du régiment de Chateauvieux. Mais tout à coup il lance le trait qu’il avait préparé ; il laisse aller la corde qu’il avait tendue, et la flèche va frapper droit au cœur des triompateurs. Il demande quand il lui sera donné de contempler un aussi beau jour ; il interroge l’avenir d’une voix inquiète, et il se répond avec assurance : « Un jour égal au jour que je célèbre sera celui où je verrai Jourdan coupe-tête marcher à la tête de nos armées, et Lafayette monter à l’échafaud. » Certes, ce dernier vœu, cette dernière espérance, expriment nettement l’ironie au nom de laquelle le poète apostrophe les triomphateurs. Peut-être André Chéner eût-il bien fait d’ajouter à cette pièce quelques nouveaux développemens ; peut-être cette raillerie sanglante qui termine cet iambe eût-elle acquis une valeur nouvelle, si l’auteur eût pris soin de prolonger pendant quelques vers de plus les louanges adressées aux Suisses révoltés. Mais telle qu’elle est, cette pièce répond dignement à l’intention dont elle est née. Elle est simple de pensée, hardie dans l’expression, et peut servir de modèle à tous ceux qui voudront flétrir les injustes popularités. Il y a loin du style de cet iambe à la prose indécise et embarrassée de l’Avis aux Français. Autant le poète semble gêné quand il n’a pas la rime à satisfaire, autant il paraît à l’aise quand il est forcé de compter les syllabes de sa phrase et de croiser la rime à des intervalles déterminés. Il parle naturellement la langue des vers, et dès qu’il est libre de toute contrainte, dès qu’il tente la prose, il a l’air de bégayer un idiome étranger.

L’iambe où il se plaint de l’oubli et de l’abandon où le laissent ses amis, et qui se termine par des paroles de résignation, est supérieur au précédent, sinon par la franchise de la pensée, du moins par la continuité des images. Les moutons promis au charnier populaire, parmi lesquels le poète n’hésite pas à se compter, nous emportent bien loin des riantes images que l’auteur a puisées dans la lecture des poètes païens, et qu’il sait si habilement naturaliser dans notre langue. Mais une fois en possession de cette comparaison, il la poursuit, et ne l’abandonne qu’après l’avoir épuisée. Grace à l’emploi laborieux de ce procédé, sa pensée prend un corps et devient véritablement visible, puis, par une transition à peine sentie, l’auteur se demande s’il n’est pas injuste envers ceux qu’il accuse, si l’or n’eût pas été sans pouvoir sur ses geôliers, si l’oubli n’est pas la chance de salut qui lui reste ; il fouille le passé, il interroge ses années de bonheur et de paix. N’a-t-il rien à se reprocher ? n’a-t-il jamais détourné sa vue des malheureux, et l’indifférence dont il se plaint n’est-elle pas un juste châtiment infligé au dédain qu’autrefois il a témoigné aux douleurs d’autrui ? Chacun des sentimens que j’indique est sculpté dans l’iambe d’André Chénier avec une admirable précision. Les vœux qui servent de conclusion à cette pièce, les souhaits de bonheur et de sérénité que le poète adresse à ses amis oublieux, respirent à la fois la tristesse et la résignation. C’est à peine si le prisonnier conserve l’espérance d’une liberté lointaine ; c’est à peine s’il entrevoit la chance d’échapper à la hache qui a déjà tranché tant de têtes. Pourtant il ne maudit pas ceux qui l’abandonnent ; il ne renonce pas à la vie, si amère qu’elle soit pour lui, et il leur dit de vivre dans la paix et la sécurité. Les reverra-t-il jamais ? Qui le sait ? Mais qu’importe ? libre ou prisonnier, réservé à la mort ou promis à l’air pur des champs, le bonheur de ses anciens compagnons de joie est encore pour lui une pensée consolante. Près de quitter la terre, séparé du monde des vivans, il aurait honte de conserver dans son cœur un sentiment d’égoïsme et d’envie ; seul avec ses espérances défaillantes, il n’est pas jaloux du bonheur de ceux qu’il attendait, et qui ne sont pas venus. Loin de là, il se console dans la pensée qu’ils auront encore des jours nombreux et prospères.

L’iambe adressé aux bourreaux barbouilleurs de lois n’a pas toute la pureté de la pièce précédente. Ici les développemens ne manquent pas, mais ils se pressent confusément, et les images entassées par le poète n’ont pas toute la valeur qu’elles pourraient avoir, parce qu’elles n’ont pas assez d’air pour se déployer librement. Cette remarque s’applique surtout à la première partie de la pièce ; car dès que le poète entreprend de prouver que sa plume, vaut une épée, sa pensée s’éclaire rapidement d’un jour abondant, et se dessine avec une grande précision. Son indignation, qui d’abord défendait aux paroles de s’ordonner, se transforme sans se calmer, et trouve moyen de s’exprimer clairement. Le moment vient même où l’entassement des images peut être appelé beauté. Quand le poète s’écrie qu’il ne veut pas mourir sans flétrir, sans percer de ses flèches, sans pétrir dans la fange les bourreaux qui moissonnent les têtes comme les épis d’un champ, sans tracer pour la postérité des portraits qui éternisent l’infamie de ses modèles, personne ne peut songer à lui reprocher la confusion des images qu’il appelle à son secours. L’apostrophe à la Vertu qui termine cette pièce a droit d’être placée parmi les plus beaux mouvemens de la poésie lyrique. Dire à la Vertu : « Pleure si je meurs avant d’avoir achevé mon œuvre de vengeance, avant d’avoir châtié selon leurs mérites les bourreaux qui m’ont condamné, » n’est-ce pas l’expression sublime de l’orgueil et de la colère ? Le poète sent toute la dignité de sa mission ; il n’hésite pas à se proclamer l’interprète de la justice, et il recommande sa vie à la justice, au nom de laquelle il parle. Dans l’exaltation qui le domine, il ne craint pas de nommer sa mort un malheur public, et il dit à la Vertu de pleurer, s’il n’a pas le temps d’achever sa tâche. Un pareil orgueil porte en lui-même son excuse, et se justifie par son évidente sincérité.

Parlerai-je des derniers vers d’André Chénier, de cet iambe inachevé qu’il murmurait sous les verroux, et qui semble compter les minutes qui le séparent du supplice ? Il y aurait plus que de la puérilité à tenter l’analyse d’un tel monologue. Cependant je ne crois pas inutile d’appeler l’attention sur la coquetterie empreinte dans cette pièce. On dirait que le poète essaie de consoler, d’embellir ses derniers momens par la mélodie de ses plaintes ; il retrouve pour ce chant funèbre une grace athénienne. Rien de confus ou d’indécis ; les paroles s’ordonnent avec une merveilleuse précision, et semblent défier le temps qui va leur échapper.

Entre les odes d’André Chénier il en est deux qui ont acquis une popularité méritée, l’ode à Charlotte Corday et la Jeune captive. La dernière est aujourd’hui dans toutes les mémoires, et résume, pour le plus grand nombre des lecteurs, tout le talent du poète. Sans partager cette opinion, nous pensons cependant que nulle part André Chénier n’a montré plus d’élégance et de souplesse, plus d’abondance et de pureté. L’ode à Fanny malade se distingue aussi par une mélancolie vraie et par une grace toute particulière. Le sujet de cette pièce est d’une extrême simplicité ; mais le poète en a su tirer un excellent parti. Sa maîtresse a été malade, et il chante la pâleur de sa maîtresse. Il remercie le ciel d’avoir respecté la beauté de Fanny, et il célèbre en même temps la pieuse charité qui appelle sur sa tête la bénédiction des pauvres. Souvent il l’a vue s’attendrir sur la souffrance et panser les plaies du pauvre ; le ciel, en lui rendant la santé, a voulu, sans doute, récompenser sa pitié généreuse, et l’encourager dans son œuvre sainte. Le poète se réjouit de la guérison de Fanny et va même jusqu’à trouver dans la pâleur de sa maîtresse un charme qu’il préfère à sa beauté première. Puis, par un retour imprévu sur lui-même, par un mouvement d’égoïsme bien pardonnable assurément, il lui demande de garder pour lui une part de la pitié qu’elle accorde à la pauvreté souffrante. Puisqu’elle compatit si tendrement aux douleurs qu’elle n’a pas faites, sera-t-elle moins généreuse pour les souffrances qui sont nées d’elle seule ? Épuisera-t-elle sur les pauvres toute la ferveur de son ame et ne tiendra-t-elle pas en réserve, pour celui qui l’aime et qui la bénit chaque jour, une compassion plus active et plus dévouée ? Refusera-t-elle de récompenser, par une fidélité persévérante, une affection sans limites ? À mon avis, la série des pensées qui se succèdent dans cette pièce est pleine de grace et de naturel. Peut-être faut-il regretter que le rhythme adopté par André Chénier, dans l’ode à Fanny malade, n’ait pas une précision suffisante ; mais ce défaut, qui frappe à une seconde lecture, est à peine aperçu lorsque l’esprit parcourt pour la première fois les idées exprimées par le poète ; une sympathie rapide et involontaire ne permet pas de saisir sur-le-champ ce qu’il y a de vague et d’incomplet dans la forme que l’auteur a choisie ; et si cette ode n’est pas une œuvre accomplie de tout point, il faut reconnaître cependant qu’elle mérite de sincères éloges, car elle est d’une grande vérité.

L’ode à Charlotte Corday respire un enthousiasme qui n’a rien de factice. On sent à chaque strophe que l’auteur, en écrivant, cède à l’irrésistible entraînement de sa pensée, et qu’avant de se préoccuper de la beauté littéraire de son œuvre, il écoute la voix d’un devoir impérieux. Il ne chante pas pour chanter ; pour lui, la tâche du poète ne vient qu’après la tâche du citoyen, et, grace aux sentimens patriotiques dont il est animé, toutes les paroles qu’il adresse à Charlotte Corday ont une signification précise ; la rime obéit, mais ne commande jamais. Les souvenirs de la Grèce antique viennent se fondre heureusement dans le portrait de l’héroïne, et se marient à l’histoire contemporaine d’une façon si naturelle que l’esprit s’aperçoit à peine de la distance qui sépare Charlotte Corday d’Harmodius. C’est ainsi seulement qu’il est permis d’associer à l’histoire moderne les glorieux épisodes de l’histoire antique ; pour que les rapprochemens ajoutent au relief de la pensée, il faut qu’ils se présentent d’eux-mêmes et comme attirés par un aimant irrésistible. Mais pour satisfaire à cette condition impérieuse, il est indispensable que le poète soit familiarisé depuis longtemps avec les souvenirs qu’il évoque, qu’il ait vécu dans l’intimité des hommes dont il emprunte le nom, afin d’éclairer sa pensée. Or, ces études préliminaires sont aujourd’hui trop dédaignées, et lorsqu’il arrive aux poètes contemporains d’associer aux évènemens qu’ils célèbrent le souvenir d’un épisode antique, c’est presque toujours avec une sorte d’ostentation. On dirait qu’ils ont hâte de montrer ce qu’ils savent, et qu’ils craignent de ne pas retrouver l’occasion de mettre leur science en lumière. De là naît souvent une obscurité volontaire ; ils prodiguent les allusions, suppriment à plaisir les idées intermédiaires, et mettent le lecteur dans la nécessité de deviner. Pas une strophe de l’ode à Charlotte Corday ne mérite un pareil reproche. Chénier, en parlant de la Grèce, parle encore de sa patrie, et les noms qu’il choisit, pour honorer le courage viril d’une jeune fille, arrivent sur ses lèvres sans qu’il ait besoin de feuilleter ses souvenirs. Il est permis de reprocher à quelques parties de cette pièce une tension voisine de l’emphase ; la jeunesse de l’auteur explique suffisamment ce défaut ; et je crois même qu’il est difficile de célébrer le dévouement héroïque de Charlotte Corday sans mériter le même reproche qu’André Chénier. Mais lors même qu’il serait possible d’éviter l’emphase, l’ode d’André Chénier serait encore une œuvre digne d’étude ; car elle concilie heureusement la personnalité de la pensée et le respect des traditions ; elle est naturelle avec un air antique.

Louer la Jeune Captive est une tâche qui paraîtra sans doute bien inutile aux admirateurs d’André Chénier. Les sentimens exprimés par Mlle de Coigny sont si vrais, et se succèdent dans un ordre si logique ; les images qui servent de vêtement aux pensées de la jeune captive ont tant de grace et de pureté, qu’il semble superflu d’appeler l’attention sur cet ensemble harmonieux ; cependant je crois devoir signaler dans cette ode si justement populaire un mérite qui jusqu’ici a passé inaperçu. Le germe de cette pièce, qui défie la louange et qui échappe à toute analyse, tant le poète s’est identifié avec son personnage, se trouve dans une élégie de Tibulle ; mais quel autre qu’André Chénier aurait su tirer de ce germe la moisson dorée qui s’appelle la Jeune Captive ? Avec deux vers de Tibulle, André Chénier a composé une œuvre dont personne ne voudra ni ne pourra contester l’originalité. C’est là, si je ne m’abuse, un des secrets du génie. Dérober ainsi que l’a fait l’interprète mélodieux de Mlle de Coigny, ce n’est pas commettre un plagiat ni se parer d’une richesse étrangère, C’est conquérir, et légitimer sa conquête en la fécondant. Je ne crois pas qu’il y ait dans notre langue un morceau d’une mélancolie plus touchante, d’une chasteté plus gracieuse que la Jeune Captive, et pourtant le germe de cette ode est contenu dans deux vers de Tibulle. Mais la lecture de l’élégie latine, loin de diminuer mon admiration pour André Chénier, ajoute encore à ma sympathie pour ce génie heureux et privilégié ; car s’il m’est impossible de méconnaître dans Tibulle l’origine de l’ode française, je suis forcé en même temps d’avouer qu’il y a entre l’élégie latine et l’ode française un immense intervalle, et qu’il fallait, pour le combler, une pénétration et une puissance singulières. Envisagée sous ce point de vue, la Jeune Captive mérite une étude sérieuse ; car il ne faut pas admirer seulement la grace qui respire dans toutes les strophes de cette pièce, mais bien aussi l’habileté persévérante avec laquelle André Chénier a su développer l’idée à peine indiquée par Tibulle. La comparaison attentive de l’idée première et de l’œuvre n’entame pas d’une ligne la valeur de l’ode française, et peut servir à montrer comment les génies originaux comprennent la lecture des poètes antiques, comment ils choisissent et métamorphosent la substance dont ils se nourrissent, comment ils encadrent une parole oubliée dans leurs impressions personnelles, et trouvent dans le rajeunissement du passé un caractère indépendant et nouveau.

Les épîtres d’André Chénier inspirent le même regret que ses iambes ; les quatre que nous connaissons, et qui sans doute ne sont pas les seules qu’il ait écrites, ont toutes les qualités du genre, et concilient, avec une heureuse variété, les épanchemens familiers et les retours vers le passé, que le poète ne perd jamais de vue. La première, adressée à MM. Lebrun et de Brazais, offre un touchant éloge de l’amitié. Quoique plusieurs couplets de cette épître rappellent par la forme les maîtres chéris d’André Chénier, la pièce entière est empreinte d’une sensibilité vraie, et le thème choisi par l’auteur pourra paraître nouveau à bien des lecteurs ; car André Chénier ne se borne pas à célébrer les charmes de l’amitié, il insiste avec une conviction éloquente sur les relations étroites du cœur et de l’intelligence, sur la nécessité d’aimer pour comprendre. L’amitié, telle qu’il la conçoit, telle qu’il la célèbre, n’est pas seulement une consolation pour la tristesse mais une leçon indispensable. Non seulement les affections rendent la vie plus douce, mais il n’y a pas de poésie possible pour l’homme qui vit sans amis. Celui qui vit seul, qui renferme toutes ses pensées dans le cercle étroit de sa destinée individuelle, ne prendra jamais rang parmi les poètes du premier ordre. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il étudie, les paroles lui manqueront lorsqu’il voudra peindre les sentimens qu’il n’a pas éprouvés. Il aura beau graver dans sa mémoire les vers consacrés à l’expression de l’amitié, il n’atteindra jamais à la véritable éloquence ; toutes les fois qu’il voudra parler d’après sa mémoire, le lecteur devinera que l’homme qui lui parle n’a jamais eu d’amis. Le thème choisi par André Chénier nous offre donc l’amitié sous une face toute nouvelle, et peut se résumer en un conseil très significatif : se dévouer pour peindre le dévouement. Ce précepte poétique est aujourd’hui généralement méconnu. La plupart des écrivains, prosateurs ou poètes, qui célèbrent le dévouement, consultent les livres au lieu de consulter leurs souvenirs personnels. Non seulement leur vie est mauvaise, mais les œuvres qu’ils produisent sont nécessairement incomplètes ; le conseil d’André Chénier arrive à propos pour leur montrer qu’ils ont tenté l’impossible, et que la première condition de la véritable éloquence est la sincérité. Parler de l’amitié et vivre seul avec soi-même, c’est décrire une terre inconnue, c’est bégayer au hasard un idiome ignoré. Lors même que l’épître adressée à MM. Lebrun et de Brazais ne se distinguerait pas par une rare éloquence, il serait encore sage d’en recommander la lecture aux hommes qui pratiquent la poésie.

L’épître suivante, où André Chénier raconte sa répugnance pour la satire, peut passer à bon droit pour une satire excellente. Il paraît que, dans les dernières années du xviiie siècle, comme au temps où nous vivons, les salons étaient peuplés de vanités impatientes, et qu’alors comme aujourd’hui nombre de poètes croyaient leur journée perdue s’ils n’avaient recueilli, entre le lever et le coucher du soleil, les applaudissemens d’un auditoire dévoué. Alors comme aujourd’hui, au lieu de consacrer à l’achèvement d’une œuvre long-temps méditée des veilles laborieuses, au lieu de ne solliciter les suffrages qu’après les avoir mérités par leur persévérance, les hommes qui prétendaient vivre pour la gloire ne travaillaient en réalité que pour la vogue. À toute heure de la journée ils étaient prêts à réciter leurs vers pour être applaudis. André Chénier, tout en refusant de traiter la satire, ne peut taire cependant les nombreuses sollicitations qu’il a eu à subir, et il excuse de son mieux la lenteur volontaire, l’apparente stérilité de son imagination. Il n’improvise pas pour le plaisir des salons oisifs ; il n’écrit qu’à son heure, et il ne poursuit pas toujours la même pensée. Il commence à la fois et il mène de front plusieurs compositions. À l’exemple du statuaire qui ébauche dans la même journée un athlète et un dieu, et qui taille tour à tour dans le marbre le front de Jupiter et la jambe d’Ajax, il va d’un poème à un autre, d’une ode à une idylle, et songe à se contenter avant d’espérer les applaudissemens. Peut-être ferait-il mieux de concentrer toutes ses facultés sur une œuvre unique et de ne pas quitter le poème commencé avant de l’avoir achevé. Mais quoi ! il n’a pas toujours pour cette première ébauche la même sympathie, la même ferveur. Il se défie de ses forces, et il n’essaie pas de ramener par une volonté violente son esprit emporté en d’autres régions. Que d’autres achèvent en une semaine des poèmes qui seront oubliés le lendemain du jour où ils auront été applaudis ; il ne partage ni leur impatience, ni leur avide vanité. Il ne lira rien avant d’avoir donné à sa pensée la forme désirée, avant d’avoir dit ce qu’il veut dire. Il attendra la gloire et se passera de la vogue. Cette profession de foi n’est pas seulement un acte de modestie ; car, en présentant son apologie, André Chénier instruit le procès des poètes qu’il n’imite pas, et chacune des excuses qu’il invoque en sa faveur est un grief articulé contre les improvisateurs de son temps et du nôtre. J’ai donc eu raison de voir dans cette épître une satire excellente.

L’épître adressée à M. de Pange, sans mériter la même attention que les deux précédentes, offre cependant une lecture pleine d’intérêt. Le sujet n’est pas neuf, mais l’auteur a su le rajeunir, et c’est précisément ce rajeunissement que j’admire. Il chante le bonheur de l’étude et le bonheur de l’amour, et certes il n’est guère possible de choisir une idée plus vieille. Mais il parle de ses livres et de sa maîtresse avec tant d’élégance et de pureté, il trouve pour les antiques doctrines et pour les yeux de son amie des couleurs si belles et si harmonieuses, que l’idée paraît nouvelle et vous charme comme un spectacle inattendu. En quoi consiste la beauté de cette épître ? Comment l’auteur a-t-il renouvelé une pensée qui a traversé toutes les langues, qui appartient à tout le monde, et qui semble défier la poésie par sa vulgarité ? Il serait vraiment bien difficile de le dire. Mais, à mon avis, rien ne marque mieux que cette épître la ligne qui sépare le vers de la prose ; car chacun des sentimens exprimés dans cette pièce emprunte à la versification la meilleure partie de sa valeur. Dérangez les mots, et chacun de ces sentimens deviendra trivial ; lisez les vers d’André Chénier, et vous avez devant vous un tableau complet. Si la doctrine qui veut estimer les vers en les décomposant, et qui prend la prose comme terme suprême de comparaison, avait besoin d’une réfutation, si les esprits les plus étrangers à l’étude de la poésie ne trouvaient pas dans la lecture des vers un plaisir incontesté, l’épître à M. de Pange démontrerait victorieusement la différence qui sépare le vers de la prose. Il n’y a pas, dans toute l’histoire de notre langue, un poète plus concis qu’André Chénier ; personne ne se complaît moins que lui dans l’éclat et le nombre des mots ; comment donc expliquer le charme de cette épître ? Par le choix sévère des expressions, par l’ordonnance heureuse des images. Il y a dans la forme du vers une vertu singulière, que la critique française du dernier siècle semble avoir complètement méconnue, qui condense la pensée et lui rend à peu près le même service que la trempe au fer rouge qu’elle convertit en acier. De même que certaines figures conviennent au marbre, tandis que d’autres conviennent à la toile, il y a certaines pensées qui exprimées en prose, demeurent à peu près sans valeur, et qui, resserrées dans le moule du vers, étreintes par la rime, acquièrent une beauté, une précision inattendue. C’est surtout dans les maîtres du premier ordre qu’il faut chercher la démonstration de cette vérité ; or, je ne crois pas qu’un seul poète de notre langue, pas même l’auteur d’Athalie, connaisse les ruses et les ressources de la versification française mieux qu’André Chénier.

D’après les fragmens que nous avons, il serait impossible de conjecturer ce qu’auraient été le poème d’Hermès et l’Art d’aimer. Nous savons seulement qu’André Chénier se proposait de refaire l’œuvre de Lucrèce en empruntant le secours de la science moderne. Malgré le talent du poète français, malgré la souplesse de son langage et son ardeur pour l’étude, il est permis de douter que cette entreprise eût été couronnée de succès ; car les récentes divisions de la science, en soumettant à une analyse plus rigoureuse les différens phénomènes de la nature, ont singulièrement compliqué la tâche d’un nouveau Lucrèce. Quant à l’Art d’aimer, c’eût été probablement pour André Chénier l’occasion d’une lutte victorieuse avec Ovide. Le poème de l’Invention, qui nous est parvenu tout entier, offre l’alliance heureuse de l’imagination et de la raison. Rarement est-il arrivé à la langue française de parler plus nettement et en termes plus colorés des devoirs de la poésie. Chacune des idées exprimées par André Chénier a le double mérite d’être vraie, d’être applicable, et de se présenter sous une forme vivante. Parfois la déduction de la pensée est brusquement interrompue par un élan du poète vers l’avenir glorieux qu’il a rêvé ; mais il n’y a pas une de ces interruptions qui ne tourne au profit du lecteur, car l’auteur descend des cimes de son ambitieuse espérance plus libre, plus sûr de sa pensée, plus habile à traduire ce qu’il veut, à formuler les lois qu’il a découvertes en feuilletant studieusement les monumens de l’art antique. Malgré sa prédilection avouée pour la poésie grecque, il s’en faut de beaucoup qu’il circonscrive les devoirs de l’imagination moderne dans l’imitation de Sophocle et d’Homère. Loin de là ; personne n’a jamais distingué l’invention et l’imitation plus franchement qu’André Chénier ; personne n’a senti plus vivement en quoi la liberté diffère de la servitude. Pour marquer comment il comprend l’étude d’Homère et de Virgile, il affirme qu’Homère et Virgile, s’ils fussent nés de nos jours, n’auraient écrit ni l’Iliade, ni l’Énéide. La seule manière de marcher sur leurs traces, de lutter avec eux, est donc de faire ce qu’ils auraient fait, en s’inspirant du génie qui anime leurs ouvrages. Certes un pareil conseil n’a rien de commun avec l’enseignement universitaire, car il ouvre une large voie à toutes les tentatives de l’intelligence, et les déclare d’avance légitimes, pourvu qu’elles demeurent fidèles aux lois éternelles de la beauté.

Entre les idylles d’André Chénier, il en est trois qui méritent une égale admiration, le Mendiant, la Liberté et l’Aveugle. Le charme de ces trois pièces est si étroitement uni à l’élégance continue de l’expression, que l’analyse, en essayant de les faire comprendre, s’exposerait à les obscurcir. Cette remarque s’applique surtout au Mendiant et à l’Aveugle. Quant au dialogue sur la Liberté, outre le mérite d’expression qui le caractérise aussi bien que les deux autres pièces, il possède un mérite moins évident au premier aspect, mais, à mon avis, beaucoup plus précieux, je veux parler de l’enchaînement des idées. Le dialogue des deux bergers se compose de phrases courtes et vives ; mais chacune de ces phrases porte coup. Le poète a trouvé moyen de rajeunir l’éternelle opposition de l’espérance dans la liberté, et du désespoir dans la servitude. Il a montré, avec une délicatesse ingénieuse, comment la souffrance engendre l’injustice, combien la générosité est facile au bonheur. Il n’y a pas une des reparties placées dans la bouche du berger esclave ou du berger libre qui ne renferme une leçon pleine de sagesse. L’idylle ainsi comprise, malgré l’opposition de la vie pastorale et de la vie moderne, n’a rien de factice ni de puéril ; car les pensées exprimées par le poète s’adressent à tous les âges de la biographie humaine. De la région sereine où il s’est placé, il domine toutes les passions, tous les intérêts de la vie actuelle ; et, tout entiers au plaisir de l’écouter, c’est à peine si nous prenons la peine de demander le nom des interlocuteurs qu’il a choisis pour interprètes. Les idylles du Mendiant et de l’Aveugle sont appelées à un succès plus général que l’idylle de la Liberté. Jamais notre langue ne s’est montrée plus mélodieuse et plus riche que dans les périodes qu’André Chénier prête à Homère. Cependant je crois que l’idylle sur la Liberté révèle chez le poète une plus grande maturité de pensée.

Les élégies consacrées aux joies et aux souffrances de l’amour semblent dérobées tantôt à Properce, plus souvent encore à Tibulle. À parler franchement, l’amour, tel que nous le comprenons aujourd’hui, tel que nous le voyons non-seulement dans les romans et au théâtre, mais dans la vie réelle, paraît à peine dans les élégies d’André Chénier. Le poète admire et célèbre la beauté de sa maîtresse ; il lui arrive de redouter l’infidélité, de pleurer l’absence ; mais ses doutes sont les doutes de l’orgueil, et ses pleurs ne s’adressent qu’au plaisir. Rien chez lui ne témoigne l’exaltation et le dévouement qui semblent inséparables de l’amour. Cette manière de comprendre les femmes appartient précisément à l’élégie latine. Properce et Tibulle ne voient dans leurs maîtresses que le plaisir et la beauté ; le dévouement et l’abnégation n’entrent pour rien dans les joies ou dans les souffrances qu’ils expriment. Mais ce qui était naturel et nécessaire sous l’empire du polythéisme nous semble singulier chez un poète né dans la seconde moitié du xviiie siècle. À cette époque, il est vrai, le sentiment religieux était peu développé ; le scepticisme, qui avait envahi la société française, ne permettait guère à la passion de s’élever jusqu’à l’extase. Aussi n’est-ce pas l’absence du sentiment religieux qui nous étonne dans les élégies d’André Chénier, mais bien la sincérité de son paganisme. Jamais il ne lui arrive d’associer l’idée de sa maîtresse à l’idée d’une vie future ; cet oubli s’explique naturellement par le milieu où vivait le poète. Mais jamais non plus il ne raille les croyances qu’il ne partage pas ; et, par cette modération, il se détache de son siècle. Il chante la beauté de sa maîtresse, et le plaisir qu’il goûte dans ses bras ; mais il parle du plaisir et de la beauté comme un païen, et son vers respire une admiration si sincère, une joie si naïve, que son amour, si incomplet qu’il soit, a quelque chose de sérieux. La jeunesse d’André Chénier ne suffit pas à expliquer le caractère païen de ses élégies ; car, de vingt à trente ans, il avait eu sans doute l’occasion de connaître l’amour autrement que par le plaisir. Je crois plutôt que sa prédilection pour l’art antique transformait à son insu les impressions qu’il avait éprouvées. Il ne trouvait ni dans Properce ni dans Tibulle l’expression de l’amour sincère ; et, par respect pour ses modèles, il se bornait à chanter le plaisir. Mais cette soumission touchait à son terme. Maître absolu de la langue qu’il avait étudiée avec une patience monastique, André Chénier s’il eût vécu plus long-temps, aurait trouvé pour l’amour une expression supérieure à l’expression païenne. Cependant ses élégies, telles qu’elles sont, vouées tout entières au plaisir et à la beauté, sont un excellent sujet d’étude, car elles offrent aux poètes de notre temps le modèle accompli de la précision dans l’abondance.


Gustave Planche.